Ludwig von Mises:Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique - chapitre 7

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Ludwig von Mises:Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique - chapitre 7


Anonyme


Chapitre VII — Le conflit sur la théorie de la valeur [1]

En nous réunissant aujourd'hui pour discuter d'un des problèmes de la théorie économique, il nous faut d'abord nous mettre d'accord sur deux principes sans lesquels toute tentative de nous entendre serait d'avance condamnée.

Nous devons d'une part, suivant les traces de Kant, convenir de ne point nous servir de la phrase "Cela peut être vrai en théorie, mais ne vaut rien en pratique." Je ne pense pas qu'il vaille la peine d'insister longtemps sur ce point. Je ne l'aurais pas même évoqué si l'un des orateurs de notre dernière assemblée n'avait pu employer avec une nuance mordante le mot de "théoricien," sans susciter de réactions immédiates.

Ce qui importe bien davantage, c'est que toute notre discussion ne deviendra possible que si nous reconnaissons également un principe que Kant, il est vrai, n'avait pas formulé, mais qu'il a implicitement sous-entendu, comme tous ses prédécesseurs. Ils nous faut poser que la structure logique de la pensée humaine reste pareille à elle-même au cours des temps, et est identique pour toutes les races, tous les peuples et toutes les classes. Sans doute, et la chose nous est bien connue, ce point de vue n'est-il pas en Allemagne celui de la majorité — et tout particulièrement dans les rangs de l'élite cultivée. Je pense que l'on ne se tromperait pas en disant que l'enseignement de l'économie politique, dans la plupart des universités, le repousse entièrement.

Nulle sociologie, nulle économie politique ne seraient possibles si l'on ne commençait par faire justice des théories de tout ordre affirmant que la pensée discursive est inévitablement liée à la classe, à l'époque ou à la race. Mais discuter ainsi ces théories, c'est une chose que nous ne pouvons faire qu'entre nous — je veux dire pour autant que nous sommes tous convaincus de l'indépendance de la logique et de la pensée à l'égard du temps, de la race, du caractère national ou de la classe. Nous pouvons, pour notre part, essayer de discuter les objections que nous opposent ceux qui affirment ces diverses dépendances : nous pouvons en examiner le contenu et les penser jusqu'au bout. Mais ces théoriciens, eux, ne doivent et ne peuvent pas discuter les nôtres : car du même coup ils auraient abandonné leur point de vue.

Ceci est vrai tout autant de l'étude des problèmes particuliers de l'économie politique que de la discussion épistémologique générale sur les fondements de la connaissance sociologique. Notre étude a la prétention d'être science, et non pas affirmation subjective de valeurs, de porter sur des problèmes relevant de la connaissance et non du vouloir, sur ce qui est et non sur ce qui doit être. En examinant la théorie de la valeur, nous ne saurions reconnaître à chacun le droit d'affirmer la justesse de sa conception au nom de son propre point de vue de classe, de race ou de peuple. Et nous saurions encore moins tolérer que l'on fasse reproche à quelqu'un l'appartenance de race, de classe ou de peuple de son point de vue — comme on a, ainsi qu'on le sait, accusé la théorie de l'intérêt de Böhm-Bawerk de reproduire le point de vue de "la Vienne des Phéaciens" ou comme on a fait encore en appelant la théorie subjective de la valeur "l'économie politique du rentier." Libre au marxisme, s'il le peut, de démasquer Böhm-Bawerk comme représentant typique d' "étudiants avides de plaisir" et de "brillants officiers toujours en mal d'argent." [2] Mais, dans ce cas, qu'il n'honore de cette confidence que ceux qu'il tient pour ses "camarades' de classe : qu'il nous l'épargne à nous autres, qui ne sommes à ses yeux que des vivants, des Phéaciens, des rentiers, ou peut-être pis encore.

Un marxiste, — en entendant par là non pas tant un membre des partis politiques qui ne jurent que par Marx, mais plutôt tout esprit s'appuyant sur la doctrine de Marx dans sa réflexion sociologique, — un marxiste qui s'abaisse à discuter une question scientifique avec des gens qui ne sont pas de sa classe, renonce, dès cet instant, au principe premier et fondamental de toute sa théorie. Si la pensée est liée aux conditions de l'existence, comment saurait-il me comprendre, comment saurais-je le comprendre ? S'il existe une logique "bourgeoise" et une logique "prolétarienne," comment pourrais-je, moi, bourgeois, discuter avec lui, prolétaire. Pris aux sérieux, le point de vue marxiste — et la même chose s'applique, mutatis mutandis, à tout point de vue affirmant que la réflexion se détermine par l'appartenance nationale ou raciale — implique que l'on opère la même distinction radicale à l'intérieur de la science elle-même. Il ne saurait se borner à admettre que la séparation des classes se limite au domaine des compétitions sportives, qu'il y ait des Olympiades "prolétariennes" à côté des Olympiades "bourgeoises" : il lui faut au premier chef exiger la même séparation à l'intérieur des études scientifiques.

Si tant de débats de notre Verein für Sozialpolitik ("Ligue pour la Politique sociale") et de la Geselleschaft für Soziologie ("Société de Sociologie") ont eu si peu de résultats, la raison tient au fait que l'on avait oublié de se souvenir de cette maxime. Le point de vue du marxiste dogmatique est erroné, mais le point de vue du marxiste qui consent à une discussion avec un représentant de la pensée bourgeoise est la confusion même. Le marxiste conséquent ne cherche pas à réfuter ses adversaires bourgeois : il cherche à les annihiler physiquement et moralement.

C'est, pour un marxiste, transgresser les limites que lui impose sa profession de foi marxiste que de prendre part à notre discussion sans s'être au préalable assuré que nous sommes ses compagnons de classe. Car l'idée que la pensée est nécessairement déterminée par l'appartenance à une classe est l'âme même de sa doctrine. Or, cette doctrine, on n'est pas en droit de la rengainer de temps à autre pour ne s'en servir qu'à l'occasion, suivant son bon plaisir ou son besoin. Une économie politique marxiste qui renoncerait à la conception matérialiste de l'histoire ne serait qu'un pâle succédané de la doctrine ricardienne. Ceci ne veut pas dire, naturellement, que nous n'ayons pas à discuter Ricardo, dans le cas, par exemple, où quelqu'un voudrait défendre ici sa théorie de la valeur-travail.

Ce ne saurait nullement être l'objet d'une discussion comme la nôtre que d'atténuer ou de masquer les différences de conception qui nous séparent. Ce peut être la méthode appropriée aux congrès politiques que d'atténuer autant que possible les oppositions de tendances. Car le but d'un congrès est de rallier tous ses membres sur une motion unanime, ce qui n'est possible que si tous se sont mis d'accord sur une même ligne d'action. Mais le but qui nous réunit ici est scientifique, et non pratique : ce qu'il faut à la science, c'est la clarté et la netteté des concepts et des thèses ; elle n'a rien à attendre des compromis. Il nous faut donc veiller à faire ressortir avec toute la netteté désirable les oppositions de doctrines qui nous séparent.

Et ce faisant, précisément, nous arriverons à une conclusion d'importance capitale : c'est qu'il existe, sur le terrain qui nous occupe, beaucoup moins de points de vue différents que ne le laisseraient supposer les étiquettes et les partis ; c'est aussi qu'il n'en saurait être autrement.

Notre propos est de fournir l'explication des phénomènes du marché, d'étudier les lois selon lesquelles s'échangent les biens et les services, c'est-à-dire selon lesquelles s'établissent les prix, les salaires et les intérêts. Sur le plan des sciences politiques, il ne saurait y avoir, pour l'École historique, de lois universelles du marché et les échanges, et il serait donc inutile de rechercher de pareilles lois. L'établissement des prix ne se déterminerait pas selon des "lois économiques" mais selon "des rapports de force de caractère social."

Il est évident qu'on ne saurait s'occuper d'économie politique sans discuter ce point de vue. Nous connaissons les immortelles et magistrales études que Menger, Böhm-Bawerk et d'autres ont consacrées à la question. Mais on ne saurait sans se restreindre traiter de tous problèmes de la science : nous nous sommes déjà occupés, dans notre session de Würzburg, des tendances niant la possibilité même d'une connaissance économique. Nous ne saurons donc y revenir ici et aujourd'hui si nous ne voulons pas nous laisser distraire de notre but.

Celui-ci est d'approfondir la théorie du marché, et la première question qui se pose à nous est de savoir si l'on doit faire précéder la théorie des prix d'une théorie spéciale de la valeur.

La théorie de la valeur cherche à ramener l'établissement des prix à des facteurs qui ne se rencontrent pas seulement dans une société fondée sur la propriété privée et de ce fait sur le marché, mais, de façon plus générale, dans toute société possible : c'est-à-dire également dans une économie où ne se rencontre pas le phénomène de l'échange interpersonnel. De telles économies sont, par exemple, celle où le sujet isolé se suffit entièrement à lui-même, ou, d'autre part, celle d'une économie socialiste. Que ces deux formes d'économie — économie isolée se suffisant à elle-même et économie d'une collectivité socialiste — soient de simples vues de l'esprit ou historiquement réalisables, c'est là une question que nous n'avons pas à considérer ici.

Cassel s'est mépris sur le sens qu'il convient d'attribuer à cette analyse. Il imagine qu'elle vise à étudier les conditions réalisées dans la société primitive pour passer de là, du cas le plus simple, aux conditions supposées — à tort d'après Cassel — plus compliquées d'une économie fondée sur l'usage de la monnaie [3]. Ce n'est pas le cas le plus "primitif" ou le plus "simple" que nous visons à analyser par cette méthode, mais le cas le plus général. Et il ne s'agit pas davantage de passer par là à des cas historiquement postérieurs, ou plus compliqués, mais aux "cas particuliers" de ce cas le plus général. Nous ne sous-entendons pas comme Cassel l'existence et l'usage de la monnaie, mais nous voulons saisir et définir la fonction de l'argent à partir du cas plus général d'une économie où son usage est inconnu.

La catallactique n'a accompli toute la tâche qui lui incombe que lorsqu'elle a opéré jusqu'au bout cette réduction du phénomène à ses conditions les plus générales : quand elle a remonté le processus de l'établissement des prix jusqu'au point où se forme la décision pratique : "je préfère cet A à ce B."

Mais c'est ici aussi le point où s'arrête l'économie politique. Elle n'a pas à aller plus loin, à s'inquiète des raisons de ces décisions pratiques, de ce qui fait que l'on arrête telle action plutôt que telle autre. En se posant ainsi ses propres limites, elle n'agit point par arbitraire : car les motifs concrets de l'acte n'interviennent pas dans la formation des prix. Peu importe que la demande sur le marché des armes provienne d'intentions bonnes ou malignes. Le seul fait décisif est qu'il se produit une demande d'importance déterminée. L'économie politique se sépare en ceci de la psychologie qu'elle n'a à tenir compte que de l'action elle-même, et que les processus psychologiques qui ont amené cette action demeurent sans intérêt pour elle.

On entend répéter chaque jour que le mot de "valeur" n'a pas un sens défini. Personne ne le contestera et personne ne l'a jamais contesté ; et tout économiste qui a voulu se servir de ce mot a avant tout essayé de parer à toute équivoque sur son sens en fixant de façon aussi précise que possible la signification qui lui revient dans la langue scientifique. Aussi faut-il s'élever avec force contre la thèse selon laquelle l'économie politique moderne n'aurait pas fixé ce sens avec toute la précision désirable. Pour Cassel il suffit de constater les deux notions de "valeur d'usage" et de "valeur d'échange" pour se rendre compte de cette équivoque subsistant sur le sens de la valeur [4]. Mais c'est là un point de vue tout à fait injuste. Depuis la seconde moitié du XVIII>FONT SIZE=-1>e siècle du moins— c'est-à-dire depuis qu'il existe une économie politique — on a précisément distingué avec force des deux concepts. Sans doute toutes les opinions ne se sont-elles pas rencontrées sur l'importance revenant en particulier à chacune de ces notions pour l'explication des phénomènes du marché : mais cela ne signifie nullement qu'ait régné la moindre équivoque sur leur sens. On ne saurait ainsi prétendre que l'économie politique moderne n'ait pas déterminé avec toute la précision désirable les sens sous lesquels elle emploie le mot de valeur. Cassel, Gottl et consort devraient du moins essayer de fonder le reproche qu'ils lui adressent sur une critique sérieuse des économistes modernes.

On est malheureusement obligé de le constater toujours à nouveau : des critiques adressées à la théorie moderne de la valeur, le plus grand nombre repose sur de grossiers malentendus, ou ne s'applique qu'à des faits correspondant à un stade depuis longtemps dépassé de la doctrine. On n'a pas le droit d'ignorer purement et simplement la science des quarante dernières années ; on n'a plus le droit aujourd'hui de n'honorer Menger et Böhm-Bawerk que d'une lecture superficielle. On ne peut prétendre aujourd'hui s'être tenu au courant de l'évolution de la science lorsqu'on ignore Pareto ou lorsque, sans parler des publications toutes récentes, on n'a pas lu Cuhel et Strigl.

La critique faite voici 33 ans par Cassel de quelques aspects de détail des exposés de Menger et de Böhm-Bawerk [5] était juste sur bien des points — même si les constructions qu'il leur opposait pour sa part étaient entièrement erronées. Mais là où Cassel s'abuse, c'est lorsqu'il s'imagine que ses critiques ont ébranlé non pas uniquement l'exposé, mais l'essence même de la doctrine ; et il est impardonnable de maintenir encore aujourd'hui ses malentendus de jadis — ignorant, ce faisant, toute une génération de pensée scientifique. Tous les développements que Cassel peut consacrer aux problèmes de la mesure de la valeur sont caducs, parce qu'ils ne tiennent aucun compte des résultats acquis dans les trente dernières années.

Les critiques les plus virulentes et les plus récentes adressées à la théorie subjective de la valeur sont celles de l'universalisme. Spann prétend qu'il ne saurait se produire de transformation de l'intérieur d'une économie privée que lorsque "la production, les salaires, les conditions de prêt, la consommation, etc., etc., se sont elles-mêmes d'abord modifiées — c'est-à-dire après une modification préalable de l'économie nationale dans son ensemble." Aucun membre d'une telle économie ne constitue ainsi, à prendre les choses rigoureusement, une variable indépendante [6]. Mais nos yeux et l'expérience de tous les jours contredisent entièrement cette affirmation. Si je me comporte de façon différente, si je me mets, par exemple, à consommer moins de viande et davantage de légumes, ce comportement nouveau exercera nécessairement son influence sur le marché : c'est là une modification dont je suis moi-même la source et qui n'est pas conditionnée par une transformation préalable de la consommation. Ce qui influe sur la consommation pour la transformer, c'est au contraire le fait que je modifie ma propre consommation. Sans doute cette modification ne se fait, en règle générale, sentir sur le marché que lorsque plus d'un individu a modifié sa consommation, mais c'est là une question purement quantitative et qui ne modifie nullement l'aspect de principe du problème, pas davantage que le fait qu'une transformation générale de la consommation s'explique par un motif commun aux divers individus — par exemple, lorsque la consommation de la viande diminue au profit de la consommation des légumes par une transformation des idées en cours sur la physiologie de la nutrition. Mais nous touchons avec ceci aux motifs concrets de l'action et nous avons déjà dit pourquoi ces motifs ne nous concernent pas.

Aux yeux de Spann, l'objection la plus importante de l'universalisme à l'encontre de l'économie politique est celle qui consiste à repousser comme inadmissible l'idée d'une détermination quantitative des variations économiques, des besoins et de la valeur. Mais on n'y saurait nullement voir une objection à l'adresse de la théorie subjective de la valeur, puisque celle-ci part précisément de l'idée que la valeur ne peut se déterminer par la mesure mais uniquement selon une échelle qualitative — idée que Spann ne fait que lui reprendre lorsque, suivant les traces de Cuhel et de Pareto, il parle de la hiérarchie des valeurs.

Certaines actions sont sans aucun doute uniques et ne sauraient se reproduire : mais ce serait s'écarter à l'excès de la réalité telle qu'elle se manifeste à nos yeux dans l'action humaine que de prétendre que ce caractère soit celui de toutes les actions [7]. La conclusion à laquelle nous amène au contraire l'observation des faits, c'est que certaines actions sont au contraire reproductibles et interchangeables. Spann pense avoir justifié sa façon de voir par la remarque qu'un opéra de Mozart a une tout autre valeur, qu'il se situe plus haut dans l'échelle des valeurs, qu'un opéra de Flotow, mais qu'on ne saurait nullement dire pour autant qu'il soit dix fois plus précieux. On est obligé de regretter que cet excellent critique gaspille ainsi sa subtilité à critiquer des théories qui, bien avant lui, ont déjà été critiquées et réfutées par les chefs de file de la théorie subjectiviste de la valeur ; et il n'est pas moins regrettable qu'il ne lui soit pas encore venu à l'esprit de s'intéresser au travail accompli pendant les quarante dernières années par cette école.

Toutes les objections de Spann contre la théorie subjectiviste s'écroulent devant le simple fait que l'homme a toujours à choisir pratiquement, et choisit toujours entre des possibilités différentes. Cette différence de valeur dont parle Spann s'exprime précisément et uniquement dans le fait que l'homme préfère un objet concret A à un objet concret B. Les prix s'établissent sur le marché à partir de semblables décisions des individus participant au marché et aux échanges. En partant de telles décisions de choix, la catallactique se choisit comme point de départ un fait dont la réalité s'impose à tous de façon indiscutable, un fait que chacun connaît et dont chacun, en tant qu'agissant lui-même, connaît la portée et le sens. A partir comme le voudrait Spann de "totalités" et d' "organismes," elle se fixerait un point de départ arbitraire. Car ces totalités et ces organismes ne se laissent pas clairement définir : on ne saurait les constater ni les connaître avec une précision suffisante pour obtenir le consentement universel sur le fait de leur existence ou de leur non existence. "Totalités" et "organismes" sont tout différents aux yeux de Spann de ce que qu'ils sont pour les marxistes et Coudenhove-Kalergi les voit tout différemment de Friedrich Naumann.

Spann, il est vrai, reproche encore aux notions au moyen desquelles opère la théorie subjectiviste d'être arbitrairement choisies. Ce serait le cas, par exemple, pour la notion de quantité On ne saurait, dit-il, que parler improprement d'une quantité, car "quelle sera l'unité dont on se servira ? Sera-ce un sac de farine, une balle de coton ou un gramme de coton ou de farine, sera-ce la "pièce" ou la "grosse" qui sera l'unité de quantité ? [8] Nous n'avons pas ici à insister du point de vue épistémologique sur la notion de quantité — car ce n'est pas ce problème qui nous intéresse pour l'instant mais la question de l'unité de quantité dont doit partir la théorie du marché. Spann n'a malheureusement pas aperçu que cette question est résolue par la théorie subjectiviste de la valeur de la façon la plus précise. Nous avons toujours à partir de la quantité à laquelle s'applique la décision dans l'opération de choix considérée. Il nous faut, sur ce point, nous contenter de cette indication, pour ne pas répéter ce que nous avons dit de la "valeur d'ensemble" dans notre théorie de la monnaie [9].

Spann suit, lorsqu'il a raison, les traces de la théorie subjectiviste qu'il critique. Il s'empêtre, lorsqu'il l'attaque, dans des spéculations métaphysiques qui constituent bien souvent des entraves à sa réflexion, lors même qu'il se trouve avoir raison. C'est le cas, par exemple, de la critique qu'il fait des erreurs de l'économie politique à prétention mathématique. Mais nous ne pouvons aujourd'hui insister sur cet aspect du problème. Si notre discussion d'aujourd'hui est appelée à se traduire par un résultat positif et à donner ainsi la preuve que la Verein für Sozialpolitik est un terrain approprié à la discussion de problèmes économiques, je crois qu'on ne saurait par la suite trouver d'autre problème méritant plus vivement une discussion que celui de la méthode mathématique. Mais c'est là une question qu'on ne saurait résoudre en passant. Il faut, avant de la traiter, se livrer à des préparations sérieuses et s'accorder le temps nécessaire [10].

Avec Spann nous n'arriverons jamais à nous entendre. Le but auquel il vise n'est pas celui auquel nous visons. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas de connaître et d'expliquer ce qui est ; ce qu'il se propose de découvrir, c'est le "bon" prix, et par conséquent le "juste" prix [11]. C'est pour lui l'erreur de la théorie ancienne que ne s'être pas proposé ce but, et de ne pouvoir donc y parvenir. Quant à nous, nous nous proposons de connaître ce qui est, parce que nous sommes conscients que c'est l'unique objet que puisse se proposer la science et le seul terrain où l'accord des esprits soit possible. Spann, lui, veut connaître ce qui doit être. Mais si quelqu'un se fait de ce qui doit être une opinion différente, grande est alors la misère de l'universalisme : il ne peut que s'obstiner à soutenir que sa conception est la bonne et que les solutions qu'il propose sont les solutions justes. Il n'a pas d'autre ressource que de reprocher à ses adversaires de ne pas le valoir et d'être, de ce fait qu'ils ne le valent pas, impuissants à se faire du "bien et du juste" la même conception que lui, qui leur est infiniment supérieur. Il est évident qu'aucune discussion féconde n'est possible à partir de points de vue si différents.

Si l'on veut se rendre compte de l'importance qu'a prise pour nous la théorie de l'utilité marginale, il suffit de considérer au hasard dans l'un des manuels courants la théorie du marché et d'essayer alors d'en supprimer toutes les idées dont nous sommes redevables à la théorie moderne du caractère subjectif de la valeur. Que l'on prenne, par exemple, les oeuvres faisant autorité en matière de théorie de l'économie d'entreprise, celles, par exemple, de Schmalenbach, et l'on se convaincra de l'apport fécond que le subjectivisme a constitué en ce domaine. On sera alors obligé de reconnaître qu'in n'existe aujourd'hui qu'une seule économie politique — vérité qui s'applique tout autant, il faut le souligner expressément, à la littérature de langue allemande.

L'antinomie apparente des décisions de valeur été longtemps l'obstacle retardant la solution du problème fondamental de la catallactique. Ce n'est qu'après qu'on eut réussi à écarter cette difficulté que l'on put établir une théorie systématique de la valeur et des prix qui, partant du comportement de l'individu, procède à l'explication progressive de tous les phénomènes du marché. L'histoire de l'économie politique moderne s'ouvre avec les recherches de Menger, de Jevons et de Walras, surmontant le paradoxe de la valeur. L'apparition de leurs travaux constitue l'instant le plus crucial de la science économique. Mais nous reconnaissons aujourd'hui, plus clairement qu'on eut pu le faire il n'y a qu'une génération, que tout le travail des Classiques n'a pas été vain, et que le meilleur des résultats auxquels ils sont parvenus se retrouve dans la théorie moderne. Dans la théorie de la valeur, l'opposition entre l'objectivisme et le subjectivisme, entre la théorie de l'utilité et la théorie des coûts, n'a rien perdu de sa force. Mais nous voyons cette opposition sous un jour différent depuis que nous avons réussi à intégrer la notion — revue — de coût à la place qui lui revient dans le système de l'économie politique subjectiviste.

La théorie de la monnaie, dans la doctrine classique, occupait une place à part. Ni Ricardo ni ses successeurs n'ont réussi à fournir une explication des phénomènes du marché dans laquelle le phénomène des prix se serait ramené aux mêmes principes que ceux expliquant les phénomènes d'échange direct. A partir d'une théorie des prix construite comme celle des Classiques, on ne saurait, c'est bien clair, lorsqu'on se place sur le terrain de la doctrine de la valeur-travail, résoudre les problèmes que pose l'échange indirect. D'où résulterait cette étonnante situation faite dans la théorie classique à la théorie de la monnaie et de la banque, et ainsi à celle des crises économiques. C'est précisément le titre de gloire de la théorie subjectiviste de la valeur que d'avoir mis un terme à cette situation d'exception, d'avoir réussi à édifier la théorie de l'échange indirect sur celle de l'échange direct sans recourir, pour ce faire, à des hypothèses qui auraient été étrangères à sa conception fondamentale. Du moment où l'on cessa de considérer la théorie de la monnaie et du crédit (Umlaufsmittel : instruments de circulation) comme un chapitre à part de l'économie politique, on cessa du même coup d'étudier le problème des crises comme un problème spécial. Il nous faut sur ce point encore constater que la théorie subjectiviste a tiré le plus grand profit de l'héritage des Classiques. La théorie moderne de la banque et de la conjoncture économique est l'héritière incontestable de la "théorie de la circulation" (currency theory) qui se construit elle-même tout entière sur des principes ricardiens.

Dans l'économie politique moderne, subjectiviste, on distingue plusieurs tendances. On parle généralement de l'École autrichienne, de l'École de Lausanne et de l'École anglo-américaine. Le travail de Morgenstern, que vous avez sous les yeux [12], indique suffisamment que ces écoles ne se séparent que dans leur façon d'exposer une même idée fondamentale, plus donc par leur terminologie et par les particularités de leur exposé que par le contenu de leur doctrine.

On ne cesse cependant de répéter qu'il n'existe pas une mais bien plusieurs économies politiques. Trois pour Sombart, davantage pour d'autres, et certains vont même jusqu'à affirmer qu'il en existe autant que d'économistes. C'est là une vue aussi inexacte que l'affirmation de Sombart que l'économie politique ne se rend pas compte au juste du domaine qui lui revient en propre sur la mappemonde intellectuelle. Qui voudrait nier que le domaine de notre science coïncide avec les problèmes du comportement humain, que ces problèmes nous sont donnés et que nous avons à les résoudre ? C'est là une vérité que l'historicisme lui-même n'essaie de nier qu'en principe. Dès qu'il passe à l'histoire économique, il lui faut bien définir le champ de ses recherches et il le fait en limitant son attention, parmi la totalité des phénomènes historiques, uniquement aux phénomènes qui relèvent de la catallactique.

Il n'est aujourd'hui qu'une théorie — même si elle se présente sous des formes différentes et se sert d'une terminologie différente — pour résoudre ces problèmes. Sans doute cette théorie rencontre-t-elle des adversaires qui la repoussent ou qui pensent pouvoir donner un système tout différent du sien. Notre discussion était d'autant plus nécessaire du fait que des esprits aussi considérés que Cassel, Otto Conrad, Diehl, Dietzel, Gottl, Liefmann, Oppenheimer, Spann et Veblen, se comptent parmi ses adversaires. Son objet n'est pas, comme en une dispute moyen-âgeuse de fixer la bonne doctrine et de la canoniser, mais de tirer au clair ce qu'il en est de ces oppositions, nt les faisant ressortir avec précision et avec force.

Notre discussion ne se terminera pas sur un vote, nous nous séparerons sans nous être convertis, sinon sans nous être instruits. Si aujourd'hui notre débat, si demain le compte-rendu qui en sera donné, peuvent être de quelque secours aux fidèles de notre science pour éclairer leur point de vue, cette session aura eu toute la fécondité que l'on est fondé à attendre d'une réunion de ce genre.

Le président de notre sous-comité a bien voulu me charger d'ouvrir la discussion. Je ne me considère pas comme un rapporteur : j'éviterai donc de formuler des conclusions, ce qui n'aurait pas de sens dans une discussion comme la nôtre, mais je me réserve le droit d'y intervenir à l'occasion, au même titre que chacun de nous. Je sais parfaitement que l'introduction que je viens de donner à nos débats battait un pavillon déterminé, qu'elle ne peut passer pour impartiale aux yeux des adversaires de la théorie subjectiviste. Peut-être cependant se rencontreront-ils avec moi, lorsque je vous demanderai, pour finir, s'il n'est pas étonnant que cette théorie subjectiviste de la valeur, condamnée et mise à l'index dans toutes les Allemagnes, déclarée morte plus de mille fois, ne cesse pas cependant d'être au centre des discussions scientifiques. N'est-il pas étonnant, alors que tous leurs contemporains sont depuis longtemps oubliés, que les idées de Menger et de Jevons ne cessent de soulever un intérêt général ? Se trouve-t-il quelqu'un pour citer encore aujourd'hui les noms de ces contemporains de Gossen, de Menger et de Böhm-Bawerk qui étaient alors bien plus célèbres ? Le fait que ne cessent de paraître aujourd'hui des travaux attaquant les théories de Menger et de Böhm-Bawerk nous semble mériter que l'on s'y arrête tout autant qu'à ces grandes doctrines elles-mêmes : prétendues mortes, elles n'ont pas cessé de vivre ; la vie se prouve par les oppositions qu'elle soulève. Ne serait-ce pas, par contre, lutter contre des moulins à vent que de vouloir aujourd'hui réfuter les doctrines tombées depuis longtemps dans l'oubli de ces contemporains de nos maîtres dont la gloire était alors plus grande.

S'il est vrai que l'importance d'un auteur se mesure à l'action qu'il exerce sur les générations à venir, celle des fondateurs de l'école de l'utilité marginale éclipse l'importance de tous les autres économistes de l'époque post-classique. Personne ne saurait de nos jours s'attaquer aux problèmes de l'économie politique sans d'abord s'être expliqué avec cette théorie subjectiviste de la valeur dont on a dit tant de mal. On peut donc dire en ce sens, malgré toute l'hostilité — et si ce n'était que cela ! — à laquelle on s'expose à la soutenir en Allemagne, qu'elle est "la doctrine dominante." Le signe par excellence de la diffusion d'une doctrine, c'est le plus grand nombre des attaques auxquelles elle se voit en but. En se présentant à votre tribunal, l'École de l'utilité marginale ne perd rien de son pouvoir sur les esprits.

Notes

[1] Discours inaugural de la discussion sur la théorie de la valeur au "Comité technique pour les problèmes de théorie" du Verein für Sozialpolitik, Dresde, 30 septembre 1932, Schriften des Verein für Sozialpolitik, tome 183, 2>FONT SIZE=-1>e partie.

[2] Cf. Totomianz, Geschichte der Nationalökonomie und des Sozialismus (2nd ed.; Berlin, 1929), p. 132.

[3] Cf. Cassel, Grundgedanken der theoretischen Ökonomie, vier Vorlösungen, Leipzig, 1926, p. 27.

[4] Cf. Cassel, op. cit., p. 24.

[5] Cf. Cassel, "Grundriss einer elementaren Preislehre," Zeitschrift für die gesamte Staatswissenschaft, 1889.

[6] Cf. Spann, Revue de la Verein für Sozialpolitik, volume CLXXXIII, Partie I, p. 204.

[7] Cf. Spann, op. cit., p. 217.

[8] Cf. Spann, op. cit., p. 222.

[9] Cf. Mises, Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel, pp. 20-22.

[10] Sur la méthode mathématique, cf. ci-dessus.

[11] Cf. Spann, op. cit., p. 250.

[12] Revue de la Verein für Sozialpolitik, volume CLXXXIII, Partie I, pp. 3 sqq..