Max Stirner: § 3. Le Libéralisme humanitaire

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Max Stirner: § 3. Le Libéralisme humanitaire
L’Unique et sa propriété


Anonyme


§ 3. Le Libéralisme humanitaire


Le Libéralisme trouve son expression complète et définitive dans le Libéralisme « critique », qui se soumet lui-même à l'examen, le Critique toutefois restant un libéral et ne dépassant pas le principe du Libéralisme, l'Homme. C'est cette dernière incarnation du principe qui mérite excellemment de porter le nom de l'Homme et d'être appelée Libéralisme « humain » ou humanitaire ».

Le travailleur passe pour le plus matériel et le plus égoïste des hommes ; il ne fait rien pour l'humanité et n'agit qu'exclusivement pour lui-même, en vue de satisfaire ses propres besoins.

La Bourgeoisie, en ne faisant l'homme libre que par sa naissance, l'a, pour le reste de la vie, laissé entre les griffes de l'inhumain (de l'égoïste). Aussi l'égoïsme possède-t- il, sous le régime du Libéralisme politique, un champ d'action extraordinairement étendu. Comme le citoyen emploie l'État, le travailleur emploiera la Société dans un but égoïste. « Tu n'as qu'un but égoïste, ton bien-être ! crie l'Humanitaire au Socialiste: embrasse un intérêt purement humain, si tu veux que je sois ton compagnon. » Mais il faudrait pour cela une conscience plus ferme et plus compréhensive qu'une conscience de pur travailleur.

« Le travailleur ne fait rien, aussi n'a-t-il rien ; mais s'il ne fait rien, c'est parce que son travail, restant toujours individuel et commandé par le besoin immédiat, est sans lendemain [1]. On pourrait penser le contraire : l'oeuvre de Gutenberg n'est pas restée isolée, elle a engendré une innombrable postérité, et elle est encore aujourd'hui bien vivante ; elle répondait à un besoin de l'humanité, aussi est-elle éternelle, impérissable.

La conscience humanitaire méprise aussi bien la conscience du bourgeois que celle du travailleur : le bourgeois « s'indigne » contre les vagabonds (tous ceux qui n'ont pas une position stable) et leur « immoralité »; le travailleur « est révolté » par les « fainéants » et leurs maximes « immorales » parce que antisociales et exploiteuses. L'Humanitaire leur répond : Le manque d'établissement de la plupart est ton oeuvre, philistin ! Mais si toi, prolétaire, tu veux que tous se tuent à la besogne, si tu exiges que tous portent le bât, c'est que tu n'as été jusqu'ici qu'une bête de somme. Tu prétends en vérité, en nous condamnant tous aux travaux forcés, alléger la peine ellemême, mais c'est uniquement pour que tous disposent des mêmes loisirs. Et que feront-ils de ces loisirs ? Comment ta « Société » s'y prendra-t-elle pour que les loisirs ainsi conquis soient humainement employés ? Elle devra bien les abandonner comme une proie à l'égoïsme, et tout le bénéfice de ta société c'est l'égoïste qui l'accaparera. À quoi a abouti l'affranchissement de l'homme de tout bon plaisir personnel, cette conquête si vantée de la bourgeoisie ? L'État n'ayant pas pu donner à cette liberté une valeur humaine a dû l'abandonner à l'arbitraire.

Certes, il faut que l'homme n'ait pas de maître, mais il faut pour cela que l'égoïste ne redevienne pas son maître et qu'il soit, lui, le maître de l'égoïste. Il n'est pas moins nécessaire que l'homme jouisse de loisirs, mais si c'est l'égoïste qui détourne ces loisirs à son profit, ils seront perdus pour l'homme : aussi devez-vous donner aux loisirs une signification humaine. Mais votre travail même. vous autres ouvriers, vous ne vous y livrez que dans un but égoïste, parce que vous voulez manger, boire, vivre; comment pourriez-vous être moins égoïstes dans votre repos ? Vous ne travaillez que parce qu'une fois la besogne finie il est doux de se récréer — de flâner ; quant à la façon dont vous occuperez vos heures de loisir, le hasard seul en décidera.

Pour verrouiller toutes les portes par où l'égoïsme peut s'introduire dans la place, il faudrait s'efforcer de parvenir au complet « désintéressement ». Le désintéressement seul est humain, vu que l'homme seul est désintéressé, tandis que l’égoïste ne l’est jamais.


Admettons provisoirement le désintéressement et demandons : Veux-tu donc ne t'intéresser à rien, ne t'enthousiasmer pour rien, pas même pour la Liberté, l'Humanité, etc. ? — Oh! si ! Mais ce n'est pas là un intérêt égoïste, un bas calcul d'intérêt, c'est un intérêt humain, théorique, c'est-à-dire un intérêt qui ne s'attache ni à un individu ni aux individus (à tous), mais à l’idée, à l'Homme.

Mais ne remarques-tu pas que ce qui t'enthousiasme n'est que ton idée, ton idée de la Liberté, par exemple ? Et ne remarques-tu pas en outre que ton prétendu désintéressement n'est, comme le désintéressement religieux, qu'une spéculation sur le Ciel ?

Les besoins de l’individu te laissent froid, et tu serais capable de t'écrier abstraitement; « Fiat libertas, pereat mundus » Tu ne te soucies pas du lendemain, et tu ne prends surtout pas sérieusement à coeur les appétits individuels, ton bien-être à toi et aux autres ; tout cela t'importe peu, parce que tu es un — rêveur.

L'Humanitaire sera-t-il peut-être assez libéral pour considérer comme humain tout le possible humain ? Au contraire ! En vérité, il ne nourrit pas contre la prostituée les mêmes préventions morales que le philistin, mais « penser que cette femme fait de son corps une machine à gagner de l'argent d'ici là tu seras sûrement mort : où est le prix de ta victoire ? [2] » la lui rend méprisable en tant qu' « être humain ».

Son jugement est celui-ci : la prostituée n'est pas un être humain, ou : par le fait qu'une femme se livre à la prostitution, elle se déshumanise, elle se met au ban de l'humanité. Puis : le Juif, le Chrétien, le Théologien, etc., n'est pas Homme ; plus tu es Juif, etc., plus tu es loin d'être Homme. Et voici de nouveau le postulat impératif : rejette loin de toi tout a parte, que ta critique le détruise ! Ne sois ni Juif, ni Chrétien, sois Homme et rien qu'Homme. Mets ton humanité au-dessus de toute spécification limitative, sois par elle un homme sans restriction, un « homme libre »; autrement dit, reconnais dans l'humanité l'essence déterminante de tous tes prédicats.

Je réponds : Certes, tu es plus que Juif, plus que Chrétien, etc., mais tu es aussi plus qu'Homme. Tout cela ce sont des idées, tandis que toi tu as un corps. Penses-tu donc pouvoir jamais devenir « homme en soi »? Penses-tu que nos descendants ne trouveront plus aucun préjugé, aucune barrière à renverser, contre lesquels nos forces n'auront pas suffi ? Ou t'imagines-tu que tes quarante ou cinquante ans t'ont mené si loin que les jours qui suivront n'auront plus rien à te retrancher et que tu es dès à présent un homme ? Les hommes de l'avenir lutteront encore pour mainte liberté que nous ne sentons pas même nous manquer. Que fais-tu de cette liberté future ? Si tu voulais ne t'estimer rien avant d'être devenu homme, tu attendrais jusqu'au « jugement dernier », jusqu'au jour où l'homme et l'humanité auront atteint la perfection. Mais

Renverse donc résolument les termes et dis-toi : Je suis homme ; je n'ai pas à commencer par acquérir la qualité d'homme, car elle m'appartient déjà, au même titre que tous mes attributs.

Mais, demande le Critique, comment peut-on être simultanément juif et homme ? Primo, répondrai-je, on ne peut être ni juif ni homme, s'il faut pour cela que « on » signifie identiquement la même chose que juif ou homme ; car « on » étant logiquement de compréhension supérieure, vous ne pourrez jamais dire « on = juif »; que Schmoule soit aussi juif qu'il veut, il ne sera jamais juif et rien que juif, attendu qu'il est déjà au moins tel juif. Secundo, étant juif, on ne peut certes pas être homme, si « être homme » signifie n'être rien de particulier. Et tertio — et c'est à quoi je veux en venir, il se peut que je sois, en tant juif, tout ce que — je puis être : Il vous serait difficile d'exiger de Samuel, de Moïse et d'autres qu'ils se fussent élevés au-dessus du judaïsme, bien que vous puissiez dire que ce n'étaient pas encore là des « hommes ». Ils furent en vérité tout ce qu'ils pouvaient être. En est-il autrement des Juifs d'aujourd'hui ? De ce que vous avez découvert l'idée d'humanité, s'ensuit-il que chacun d'eux s'y puisse convertir ? S'il le pouvait, il ne s'en ferait pas faute, et s'il s'en abstient, c'est — qu'il ne le peut pas. Que lui importent vos exhortations et cette vocation d'être Homme que vous lui attribuez ?


Dans la société humaine que nous promet l'Humanitaire. il n'y a évidemment pas de place pour ce que toi et moi avons de « particulier » et rien ne peut plus entrer en ligne de compte qui porte le cachet d' « affaire privée ». Ainsi se complète le cycle du Libéralisme ; son bon principe est l'Homme et la liberté humaine, et son mauvais principe est l'Égoïste et tout ce qui est privé : là est son dieu, ici son diable.

La personne particulière ou privée ayant perdu toute valeur dans l' « État » (plus de privilèges), et la propriété particulière ou privée ayant été dépouillée de sa légitimité par la « Société des travailleurs » ou « Société des gueux », vient la « Société humaine » qui, elle, met de côté indistinctement tout le particulier ou le privé. Ce n'est que le jour où la « critique pure » aura terminé sa laborieuse enquête que nous serons enfin fixés, et que nous saurons au juste ce que nous devons tenir pour privé et, « pénétrés de sa vanité et de son néant » — laisser debout juste comme devant.

Ni l'État ni la Société ne satisfont le libéral humanitaire ; aussi les nie-t-il tous deux, quitte à les conserver tous deux. En réalité, la Société humanitaire est à la fois État universel et Société universelle ; ce n'est qu'à l'État limité qu'on reproche de faire trop de cas des intérêts privés spirituels (convictions religieuses des gens, par exemple), et à la Société limitée, des intérêts privés matériels. Tous deux doivent s'en remettre aux particuliers du soin des intérêts privés, et, devenant Société humaine, s'inquiéter uniquement des intérêts humains généraux.

Lorsque les Politiques s'efforçaient de supprimer la volonté personnelle, (l'arbitraire et le bon plaisir), ils ne s'apercevaient pas que la propriété lui offrait un sûr asile.

Lorsque les Socialistes à leur tour abolissent la propriété, ils négligent de remarquer que cette propriété se perpétue sous forme d'individualité. N'y a-t-il donc point d'autre propriété que l'argent et les biens au soleil ? Chacune de mes pensées, chacune de mes opinions [3] ne m'est-elle pas également propre, n'est-elle pas mienne ?

Pas d'autre alternative donc pour la pensée que de disparaître ou de devenir impersonnelle. Il n'appartient pas à la personne d'avoir des opinions à elle, tout ce qu'elle pourrait avoir en propre doit faire retour à quelque chose de plus général qu'elle : de même que l'État a confisqué la volonté, et que la Société a accaparé la propriété, l'« Homme » à son tour doit totaliser les pensées individuelles et en faire de la pensée humaine, purement et universellement humaine.

Si on permet aux opinions individuelles de subsister, j'aurai mon dieu (Dieu ne saurait être que « mon dieu », c'est mon opinion ou ma « croyance »), et si j'ai mon dieu, j'aurai ma foi, ma religion, mes pensées, mes idéaux. Substituons à ces opinions particulières une foi commune à tous les hommes, « le fanatisme de la liberté ». Ce sera là une foi étroitement conforme à l’ « essence de l'homme », et ce sera enfin, l'Homme seul étant raisonnable (toi et moi pouvons être très déraisonnables), une foi raisonnable.

Pour réduire à l'impuissance la volonté et la propriété privées, il faut avant tout dompter l'individualisme ou l’égoïsme. Après cette victoire de principe, étape suprême dans l'évolution de l' « homme libre », on verra les buts d'ordre inférieur, tels que le « bien-être » social des Socialistes, s'évanouir devant la sublime, la radieuse « idée de l'Humanité ». Tout ce qui n'est pas « universellement humain » est un a parte qui ne satisfait que quelques-uns ou un seul, ou qui, s'il satisfait tout le monde, ne satisfait chacun qu'en tant qu'individu et non en tant qu'homme ; autrement dit, tout ce qui n'est pas humanité pure est « égoïsme ».

Le bien-être est encore le but suprême des Socialistes, comme le libre concours, l'émulation, est celui des Libéraux politiques. Maintenant aussi on est libre de bien vivre et de faire pour cela le nécessaire, de même qu'il est permis d'entrer dans la lice à celui que tente le concours (concurrence). Mais il suffit pour prendre part au concours d'être citoyen, et pour avoir sa part de jouissance d'être travailleur : citoyen et travailleur ne sont encore ni l'un ni l'autre synonymes d' « homme ». L'homme ne parvient au « vrai bien » (n'est « souverainement bien ») que lorsqu'il est aussi « spirituellement libre »! Car l'Homme est Esprit, et c'est pourquoi toutes les puissances étrangères à lui, à l'Esprit, à toutes les puissances suprahumaines, célestes, non humaines, doivent être détruites, et le nom d' « Homme » doit s'élever rayonnant audessus de tous les noms.

Ainsi l'époque moderne (époque des Modernes) finit par revenir à son point de départ et fait de nouveau de la « liberté spirituelle » son principe et sa fin.

Le Libéral humanitaire, s'adressant particulièrement au Socialiste, lui dit : En te faisant de l'activité un devoir, la Société affranchit, il est vrai, cette activité de l'influence des individus, c'est-à-dire des égoïstes, mais elle ne te prescrit encore nullement une activité purement humaine, et rien ne t'oblige encore à faire de toi sans réserve un organe de l'Humanité. Quelle espèce d'activité la Société exige-t-elle de toi ? Le hasard des circonstances seul en décidera ; elle pourrait t'employer à bâtir un temple ou quelque chose d'équivalent : ne le fît-elle pas, tu pourrais de ton propre mouvement t’appliquer à une sottise, autrement dit à quelque chose de non humain. Bien plus, si tu travailles, c'est uniquement pour pourvoir à tes besoins, et en somme pour vivre, pour l'amour de ta chère vie, et nullement pour la plus grande gloire de l'humanité. Que faut-il donc, pour que tu puisses te flatter d'une activité vraiment libre ? Il faut que tu te libres de toutes sottises, que tu t'affranchisses de tout ce qui est non pas humain, mais égoïste (relatif à l'individu et non à l'homme que l'individu incarne), il faut que tu dépouilles toutes les idées dont la non-vérité obscurcit l'Homme ou l'idée d'humanité, bref, il faut que tu ne sois pas seulement libre d'agir, mais que de plus le contenu de ton activité soit exclusivement humain, et que tu n'agisses et ne vives que pour l'humanité. Tu en es loin, tant que tes efforts ne tendent vers d'autre but que le bien-être, la prospérité de toi et de tous : ce que tu fais pour ta société de gueux n'est rien pour la « Société humaine ».

Le travail à lui seul ne suffit pas pour faire de toi un homme, car le travail est quelque chose de formel, et la matière en est à la merci des circonstances ; la question est de savoir qui tu es, toi qui travailles. Tu peux parfaitement travailler talonné par des besoins égoïstes (matériels), rien que pour te procurer le vivre, etc. : le travail doit être commandé par l'humanité, viser le bien de l'humanité, être profitable à son évolution historique ; bref, le travail doit être humain. Cela suppose deux choses : 1o qu'il soit utile à l'humanité ; 2o qu'il soit le fait d'un « Homme ». La première de ces deux conditions peut être remplie par tout travail quel qu'il soit, car les oeuvres de la nature elles-mêmes, les animaux par exemple, sont mises à contribution par l'humanité et servent aux recherches scientifiques, etc.; mais la seconde condition implique que le travailleur connaisse le but humain de son labeur ; or, ce but il ne peut s'en rendre compte que s'il se sait homme, et qui l'instruira de sa dignité d'homme ? La Conscience.

Certes, c'est déjà beaucoup d'avoir cessé de s'attacher comme une brute à produire un fragment d'une oeuvre que tu ne verras point, mais tu ne fais encore qu'embrasser du regard 1'ensemble de ta tâche, et la conscience de ton oeuvre que tu as acquise est encore bien loin de la conscience de toi, de la conscience de ton véritable « moi » ou de ton « essence », l'Homme. Le travailleur sent donc encore le besoin d'une « conscience supérieure » qui lui fait défaut, et ce besoin qu'il ne peut satisfaire par la pratique de son métier, il en cherche la satisfaction en dehors des heures de travail, pendant ses loisirs. Aussi la récréation, le congé, restent-ils le complément nécessaire de son travail; il se voit forcé de tenir à la fois pour humains le travail et la flânerie, et même de donner la première place au paresseux, à celui qui se repose. Il ne travaille que pour être quitte de son travail, il ne veut affranchir le travail que pour s'affranchir du travail.

Bref, son travail ne le satisfait point parce qu'il en est simplement chargé par la Société ; ce n'est qu'un pensum, un devoir, une tâche ; et réciproquement sa Société ne le satisfait point parce qu'elle ne lui fournit que du travail. Le travail devrait le satisfaire en tant qu'homme, tandis qu'il ne satisfait que la Société ; la Société devrait l'employer comme homme, tandis qu'elle ne l'emploie que comme — un travailleur gueux, ou un gueux qui travaille.

Travail et Société ne lui sont profitables qu'en tant qu'il a les besoins d'un « égoïste » et non d'un « homme ». Telle est la position que prend la Critique en face du problème ouvrier. Elle en appelle à l' « Esprit », elle conduit le combat de l' « Esprit contre la masse [4] » et déclare que le travail communiste est une corvée sans la moindre trace d'esprit. La masse qui craint le travail se rend le travail facile. Dans la littérature dont nous sommes aujourd'hui inondés, cette horreur du travail a pour conséquence cette superficialité bien connue qui refuse de se donner « la peine de chercher [5] ».

Aussi le Libéralisme humanitaire dit-il : Vous voulez le travail, c'est parfait ; nous le voulons aussi, mais nous le voulons intégral. Nous n'y cherchons pas un moyen d'avoir des loisirs, mais nous prétendons trouver en lui pleine satisfaction, nous voulons le travail parce que travailler, c'est nous développer, nous réaliser.

Mais il faut pour cela que ce qu'on appelle travail soit digne de ce nom. Le seul travail qui honore l'homme est le travail humain et conscient, qui n'a pas un but égoïste, mais qui a pour but l'Homme, l'épanouissement des énergies humaines, de telle sorte qu'il permet de dire : laboro, ergo sum, je travaille, donc je suis homme. L'Humanitaire veut le travail de l'Esprit mettant en oeuvre toute matière, il veut que l'Esprit ne laisse aucun objet en repos, qu'il ne se repose devant rien, qu'il analyse et remette sans cesse sur le métier de sa critique les résultats obtenus. Cet esprit inquiet et sans repos fait le véritable travailleur; c'est lui qui détruit les préjugés, qui abat toutes les barrières et les limitations, et exalte l'homme au-dessus de tout ce qui pourrait le dominer, tandis que le Communiste qui ne travaille que pour lui, jamais librement mais toujours contraint par la nécessité, ne s'affranchit pas de l'esclavage du travail : il reste un travailleur esclave.

Le travailleur tel que le conçoit l'Humanitaire n'a rien d'un « égoïste », car il ne produit pas pour des individus, ni pour lui-même ni pour d'autres ; son labeur ne vise point la satisfaction de besoins privés, mais a pour objet l'Humanité et son progrès ; il ne s'attarde point à soulager les souffrances individuelles et à s'inquiéter des désirs de chacun : il abat les barrières qui enserrent l'humanité, il déracine les préjugés séculaires, balaie les obstacles qui embarrassent la route, les erreurs qui font trébucher les hommes, et les vérités qu'il découvre, c'est pour tous et pour toujours qu'il les met en lumière ; bref — il vit et travaille pour l'humanité.

Je réponds à cela :

En premier lieu, celui qui découvre une vérité importante sait qu'elle peut être utile aux autres hommes, et comme la cacher jalousement ne lui procurerait aucune jouissance, il leur en fait part et la partage avec eux ; mais s'il a même conscience que ce partage est précieux pour les autres, ce n'est cependant nullement pour l'amour des autres, mais uniquement pour lui-même, qu'il a cherché et trouvé, parce que le problème l'attirait, et que l'obscurité et l'erreur ne lui auraient pas laissé de repos s'il n'avait de son mieux débrouillé le chaos et déchiffré l'énigme.

Il travaille donc pour lui-même, pour satisfaire son désir. Que son oeuvre se trouve être utile aux autres et même à la postérité, cela n'enlève point à son travail son caractère égoïste.

En second lieu, puisque lui aussi ne faisait que travailler pour lui-même, pourquoi son oeuvre serait-elle humaine, alors que celle des autres est inhumaine, c'est-à-dire égoïste ? Serait-ce parce que ce livre, ce tableau, cette symphonie est l'oeuvre de tout son être, qu'il y a mis ce qu'il y avait de meilleur en lui, qu'il s'y est exprimé tout entier et qu'on peut l'y retrouver tout entier, tandis que l'oeuvre de l'artisan ne reflète que l'artisan, c'est-à-dire l'habileté professionnelle et non l' « homme » ? Par ses poèmes, nous connaissons tout Schiller, tandis que des centaines et des milliers de poètes ne nous apprennent à connaître que le fumiste et non l' « homme ».

Mais cela revient simplement à dire que telle oeuvre me révèle aussi complètement que possible, tandis que telle autre ne témoigne que de la connaissance que j'ai de mon métier. N'est-ce pas encore une fois moi qu'exprime le fruit de mes veilles ? Et n'est-il pas plus égoïste de faire de son oeuvre le socle sur lequel on s'expose aux yeux du monde, sur lequel on s'étale dans toutes les postures possibles, que de rester dissimulé derrière elle ? Tu me diras que ce que tu exposes ainsi, c'est l'Homme ! Mais remarque que cet homme que tu nous montres, c'est toi : tu ne nous montres que toi, et si quelque chose te distingue de l'artisan, c'est que celui-ci n'entend pas s'exprimer en raccourci dans une seule et unique oeuvre, mais a besoin, pour être reconnu comme étant lui-même, d'être considéré sous tous les autres aspects qui constituent sa vie ; le désir pour la satisfaction duquel est née son oeuvre était — théorique.

Tu vas répliquer que tu révèles un tout autre homme, un homme plus digne, plus haut, plus grand, en un mot plus Homme, que tel ou tel autre. Soit, je veux admettre que tu réalises tout le possible humain, que tu es parvenu où nul autre ne peut atteindre. En quoi consiste ta grandeur ? Précisément en ce que tu es plus que d'autres hommes (que la « masse »), plus que ne sont les « hommes ordinaires » ; ce qui te fait grand, c'est ton élévation au-dessus des hommes. Si tu te distingues au milieu d'eux, ce n'est nullement parce que tu es un homme, mais parce que tu es un homme « unique ». Ton oeuvre témoigne bien de ce dont un homme est capable, mais de ce que toi qui es un homme tu l'as accomplie il ne résulte pas que d'autres, également hommes, en puissent faire autant : ce n'est que parce que tu es un homme unique que tu as pu l'accomplir, et en cela tu es unique.

Ce n'est pas l'homme qui fait ta grandeur, c'est toi qui la fais parce que tu es plus qu'un homme et plus puissant que d'autres — hommes.

On s'imagine ne pouvoir être plus qu'homme. Être moins qu'homme serait pourtant bien plus difficile.

On s'imagine en outre que tout ce que l'on fait de bien, de beau, de remarquable fait honneur à l'homme. Mais si je suis homme, c'est comme Schiller était souabe, Kant prussien et Gustave Adolphe myope, et mes mérites et les leurs font de nous un homme, un Souabe, un Prussien et un myope distingués. Tous ces qualificatifs valent au fond la canne de Frédéric le Grand, qui n'est célèbre que parce que Frédéric l'est.

À l'ancien « rendez hommage à Dieu », le Moderne répond « rendez hommage à l'Homme ». Mais mes hommages je compte les garder pour moi.

Lorsque la Critique exhorte les hommes à être « humains », elle formule la condition indispensable de la sociabilité ; car ce n'est qu'en tant qu'on est homme parmi les hommes que l'on peut vivre avec eux en société. Elle montre aussi son but social, la fondation de la « société humaine ».

La Critique est incontestablement la plus parfaite de toutes les théories sociales, parce qu'elle écarte et annihile tout ce qui sépare l'homme de l'homme : tous les privilèges, et jusqu'au privilège de la foi. Elle a achevé de purifier et a systématisé le vrai principe social, le principe d'amour du Christianisme, et c'est elle qui aura fait la dernière tentative possible pour dépouiller les hommes de leur exclusivisme et de leur foncière inimitié, en luttant corps à corps avec l'Égoïsme sous sa forme la plus primitive et par conséquent la plus dure, l'unicité ou l'exclusivisme.

« Comment pouvez-vous vivre d'une vie vraiment sociale, tant qu'il reste en vous la moindre trace d'exclusivisme, la moindre chose qui n'est que vous et rien que vous ?

Je demande au contraire : Comment pouvez-vous être vraiment uniques, tant qu'il reste entre vous la moindre trace de dépendance, la moindre chose qui n'est pas vous et rien que vous ? Tant que vous restez enchaînés les uns aux autres, vous ne pouvez parler de vous au singulier; tant qu'un « lien » vous unit, vous restez un pluriel, à vous douze vous faites la douzaine, à mille vous formez un peuple, et à quelques millions l'humanité !

« Ce n'est que par votre humanité que vous pouvez avoir commerce les uns avec les autres en tant qu'hommes, de même que grâce seulement à votre patriotisme vous pouvez vous entendre comme patriotes ! » Soit, mais je réponds : Ce n'est que si vous êtes uniques que vous pouvez avoir commerce les uns avec les autres en votre nom propre, et être les uns pour les autres — ce que vous êtes.

Le Critique le plus radical est précisément celui que frappe le plus cruellement la malédiction qui pèse sur son principe. À mesure qu'il se dépouille d'un exclusivisme après l'autre, et qu'il secoue successivement zèle religieux, patriotisme, etc., il dénoue un lien après l'autre et se sépare des dévots, des patriotes, etc.; si bien que, finalement, tous les liens étant tombés, il se trouve — seul. Il est forcé de rejeter tout ce qui a quelque chose d'exclusif ou de privé, mais qu'est-ce qui peut être en définitive plus exclusif que l'exclusive, l'unique personne elle-même ?

Peut-être pense-t-il qu'il vaudrait mieux que tous devinssent des « hommes » et abandonnassent leur exclusivisme ? Mais « tous » ne signifie précisément rien d'autre que « chaque individu », de sorte que la contradiction reste aussi aiguë qu'auparavant, car chaque « individu » est l'exclusivisme même. Comme l'Humanitaire ne laisse plus à l'individu rien de privé ou d'exclusif, ni pensées privées ni sottise privée, il finit par le laisser complètement nu, car sa haine absolue et fanatique du privé ne permet à son égard aucune tolérance, tout privé étant essentiellement inhumain. L'Humanitaire est cependant impuissant à détruire la personne privée elle-même, car sa critique se briserait les dents avant d'entamer la dure écorce de la personnalité ; aussi est-il bien obligé de se contenter de déclarer que cette personne est une « personne privée » et de se résigner à lui rendre en réalité tout le domaine du privé.

Que fera la Société, si elle ne s'inquiète plus de rien de privé ? Va-t-elle rendre le privé impossible ? Non, mais elle « le subordonnera aux intérêts de la Société, et permettra par exemple aux volontés individuelles de s'accorder autant de jours de congé qu'elles le jugeront bon, pourvu que ces volontés individuelles ne se mettent pas en contradiction avec l'intérêt général [6]. Tout le privé sera abandonné à lui-même : il ne présente aucun intérêt pour la Société.

« L'irréductible opposition faite à la Science par l'Église et la religiosité prouve qu'elles sont (ce qu'elles ont toujours été, quelque illusion qu'on ait pu se faire à leur égard tant qu'elles passèrent pour la base et le fondement de l'État)... une pure affaire privée. Jadis même, si elles furent étroitement unies à l'État et si l'État fut chrétien, cette union prouva simplement que l'État n'avait point encore développé son idée politique générale et ne reconnaissait d'autre droit que des droits privés..., elles témoignèrent d'une façon irrécusable que l'État était affaire privée et ne s'occupait que d'affaires privées. Si l'État a enfin le courage et la force de rompre avec le passé et d'accomplir sa mission universelle, s'il parvient à remettre à leur place les intérêts particuliers et les affaires privées..., la Religion et l'Église seront libres comme elles ne l'ont jamais été. Elles seront abandonnées à elles-mêmes au même titre que les plus pures affaires privées et que la satisfaction des besoins strictement personnels, et chaque individu, chaque communauté ou communion de fidèles pourra travailler au salut de son âme comme il lui plaira et de la façon qui lui paraîtra la plus efficace ; chacun pourvoira à sa félicité selon qu'il en sentira personnellement le besoin, et choisira et salariera pour veiller sur son âme celui qui lui semblera offrir le plus de garanties de succès. Et la Science enfin sera hors de question [7]. »

Qu'arrivera-t-il ? La vie sociale va-t-elle donc finir, et toute sociabilité, toute fraternité, tout ce qui a été édifié sur le principe d'amour ou de société va-t-il s'effondrer ?

Comme si l'un ne devait pas fatalement toujours rechercher l'autre parce qu'il en a besoin, comme si l'autre pouvait ne pas toujours s'offrir à l'un parce qu'il en a besoin ! Le seul changement est que désormais l'individu s'unira réellement à l'individu, tandis qu'auparavant il lui était lié. Le père et le fils, qu'un lien enchaîne l'un à l'autre jusqu'à la majorité de ce dernier, peuvent dans la suite continuer à faire spontanément route ensemble ; avant que le fils soit majeur, ils sont sous la dépendance l'un de l'autre en tant que membres de la famille ; après, ils s'unissent en tant qu'égoïstes ; l'un reste le fils, l'autre reste le père, mais ce n'est plus comme fils et père qu'ils tiennent l'un à l'autre.

Le dernier privilège est en vérité l' « Homme », et tous ont ce privilège, tous en jouissent. Car, comme le dit Bruno Bauer lui-même : « Le privilège subsiste quand même tous y ont part [8]. »

Résumons donc les étapes parcourues par le Libéralisme :

Primo : L'individu n'est pas l'Homme, aussi la personnalité individuelle n'a-t-elle aucune valeur : donc, pas de volonté personnelle, pas d'arbitraire, plus d'ordres ni d'ordonnances ;

Secundo : L'individu n'a rien d'humain, aussi le mien et le tien n'ont-ils aucun fondement dans la réalité : donc, plus de propriété ;

Tertio : Attendu que l'individu n'est pas Homme et n'a rien d'humain, il ne doit être rien du tout ; c'est un égoïste, et la Critique doit supprimer lui et son égoïsme pour faire place à l'Homme, « qui vient seulement d'être découvert ». Mais si l'individu n'est pas Homme, l'Homme cependant est en puissance dans l'individu, et a chez ce dernier l'existence virtuelle qu'y ont tout fantôme et tout divin. Aussi le Libéralisme politique accorde-t-il à l'individu tout ce qui lui revient en tant qu'il est « né homme », c'est-à-dire liberté de conscience, droit de propriété, etc., en un mot tout ce qu'on range sous le nom de « droits de l'homme ». Le Socialisme à son tour accorde à l'individu tout ce qui lui revient en tant qu'il « agit en homme », c'est-àdire qu'il « travaille ». Vient enfin le Libéralisme humanitaire, qui gratifie l'individu de tout ce qu'il a en tant qu'Homme, c'est-à-dire de tout ce qui appartient à l'humanité. Conséquence : l'unique n'a rien, l'humanité a tout ; d'où l'évidente et absolue nécessité de cette « renaissance » que prêche le Christianisme : Deviens une nouvelle créature, deviens « Homme » !

Tout cela ne fait-il pas songer au Pater Noster ? C'est à l'Homme qu'appartient la Puissance (la force, dunamis), et c'est pourquoi aucun individu ne peut être maître : c'est l'Homme qui est le maître des individus. — C'est à l'Homme qu'appartient la Royauté, c'est-à-dire le monde, et c'est pourquoi l'individu ne doit pas être propriétaire: c'est l'Homme, c'est « Tous », qui possède le monde comme une propriété. — Enfin, c'est à l'Homme qu'appartient la gloire, la Glorification (doxa), car l'Homme, c'est-àdire l'humanité, est le but de l'individu, but pour lequel il travaille, pour lequel il pense et vit, pour la glorification duquel il doit devenir « Homme ».

Les hommes se sont jusqu'à présent toujours efforcés de découvrir une forme sociale dans laquelle leurs anciennes inégalités ne fussent plus « essentielles ». Le but de leurs efforts fut un nivellement produisant l’égalité, et cette prétention d'être autant de têtes sous le même bonnet ne signifiait rien de moins que ceci : ils cherchaient un maître, un lien, une foi (« Nous croyons tous en un Dieu »). Si quelque chose est commun aux hommes et égal chez tous, c'est bien l'Homme, et grâce à cette communauté le besoin d'amour a trouvé sa satisfaction : il ne se reposa pas jusqu'à ce qu'il eût réalisé ce dernier nivellement, aplani toute inégalité et jeté l'homme dans les bras de l'homme. Mais c'est justement ce trait d'union qui rend la rupture et l'antagonisme plus criants : une Société limitée mettait aux prises le Français et l'Allemand, le Chrétien et le Mahométan, etc., tandis que maintenant l'Homme s'oppose aux hommes, ou, puisque les hommes ne sont pas l'Homme, au non-Homme.

À cette proposition : « Dieu est devenu homme », succède à présent cette autre : « L'Homme est devenu moi ». C'est là le moi humain. Mais nous disons au contraire : je n'ai pas pu me trouver tant que je me suis cherché comme Homme. Si l'homme tente aujourd'hui de devenir moi et de gagner grâce à moi un corps, je remarque qu'en somme tout repose sur moi, et que sans moi l'Homme est perdu. Je ne puis cependant me sacrifier sur l'autel de ce Saint des Saints, et désormais je ne me demanderai plus Max Stirner (1845), L’unique et sa propriété 128 si mes manifestations sont d'un Homme ou d'un non-Homme : que cet Esprit me laisse en paix !

Le Libéralisme humanitaire n'y va pas de main morte. Que tu veuilles, à n'importe quel point de vue, être ou avoir quelque chose de particulier, que tu prétendes au moindre avantage que n'ont pas les autres, que tu veuilles t'autoriser d'un droit qui n'est pas un des « droits généraux de l'humanité », et tu es un égoïste.

Soit, je ne prétends avoir ou être rien de particulier qui me fasse passer avant les autres, je ne veux bénéficier à leurs dépens d'aucun privilège, mais — je ne me mesure pas à la mesure des autres, et si je ne veux pas de passe-droit en ma faveur, je ne veux non plus d'aucune sorte de droit. Je veux être tout ce que je puis être, avoir tout ce que je puis avoir. Que les autres soient ou aient quelque chose d'analogue, que m'importe ? Avoir ce que j'ai, être ce que je suis, ils ne le peuvent. Je ne leur fais aucun tort, pas plus que je ne fais de tort au rocher en ayant sur lui le « privilège » du mouvement. S'il pouvait l'avoir, il l'aurait.

Ne pas faire de tort aux autres hommes ! De là découlent la nécessité de ne posséder aucun privilège, de renoncer à tout « avantage », et la plus rigoureuse doctrine de renoncement. On ne doit point se regarder comme « quelque chose de spécial », par exemple comme juif ou comme chrétien. Fort bien, moi non plus je ne me prends pas pour quelque chose de particulier ! Je me tiens pour unique ! J'ai bien quelque analogie avec les autres, mais cela n'a d'importance que pour la comparaison et la réflexion; en fait, je suis incomparable, unique. Ma chair n'est pas leur chair, mon esprit n'est pas leur esprit; que vous les rangiez dans des catégories générales, « la Chair, l'Esprit », ce sont là de vos pensées, qui n'ont rien de commun avec ma chair et mon esprit, et ne peuvent le moins du monde prétendre à me dicter une « vocation ».

Je ne veux respecter en toi rien, ni le propriétaire, ni le gueux, ni même l'Homme, mais je veux t'employer.

J'apprécie que le sel me fait mieux goûter mes aliments, aussi ne me fais-je pas faute d'en user ; je reconnais dans le poisson une nourriture qui me convient, et j'en mange ; j'ai découvert en toi le don d'ensoleiller et d'égayer ma vie, et j'ai fait de toi ma compagne. Il se pourrait aussi que j'étudiasse dans le sel la cristallisation, dans le poisson l'animalité, et chez toi l'humanité, mais tu n'es jamais à mes yeux que ce que tu es pour moi, c'est-à-dire mon objet, et en tant que mon objet, tu es ma propriété.

Le Libéralisme humanitaire est l'apogée de la gueuserie. Nous devons commencer par descendre jusqu'au dernier échelon du dénuement et de la gueuserie si nous voulons parvenir à l'individualité ; mais est-il rien de plus misérable que — l'Homme tout nu ?

C'est toutefois dépasser la gueuserie que de me dépouiller même de l'Homme, après m'être aperçu que lui aussi m'est étranger et n'est pas un titre sur lequel je puisse rien fonder. Mais ce n'est plus là de la gueuserie pure : ses dernières guenilles tombées, le gueux, se dressant dans sa nudité, dépouillé de toute enveloppe étrangère, se trouve avoir rejeté même sa gueuserie et cesser d'être un gueux.

Je ne suis plus un gueux, mais j'en fus un.


Si l'on n'est pas, jusqu'à cette heure, parvenu à s'entendre, c'est que toute la bataille s'est livrée entre les partisans d'une « liberté » » parcimonieusement mesurée et ceux qui veulent « pleine mesure » de liberté, c'est-à-dire entre les modérés et les immodérés. Tout dépend de la réponse que l'on fera à la question : Comment et jusqu'à quel point faut-il que l'homme soit libre ? Que l'homme doive être libre, tous le pensent, aussi tous sont libéraux. Mais ce non-homme qui se cache au fond de chaque individu, quelle barrière lui opposer ? Comment faire pour libérer l'homme sans, du même coup, mettre en liberté le non-homme ?

Le Libéralisme, quelle que soit sa nuance, a un ennemi mortel, qui lui est aussi irréductiblement opposé que le Diable l'est à Dieu : toujours à côté de l'homme se dresse le non-homme, et l'égoïste à côté de l'individu. État, Société, Humanité, rien ne parvient à déloger ce diable de ses positions.

Le Libéralisme humanitaire a pris à tâche de prouver aux autres Libéraux qu'ils n'ont pas encore la moindre idée de ce que c'est que vouloir la « liberté ».

Les autres Libéraux n'apercevaient que l'égoïsme individuel, et le plus grave leur échappait ; le Libéralisme radical, lui, dirige ses batteries contre l'égoïsme « en bloc », et renie « en bloc » tous ceux qui n'embrassent pas comme leur propre cause la cause de la liberté ; d'où, grâce à lui, opposition aujourd'hui complète et hostilité implacable entre l'homme et le non-homme, représentés l'un par la « Critique » et l'autre par la « masse [9]», ou, sur le terrain de la théorie, l'un par ce qu'on appellera la « Critique libre et humaine » (Judenfrage, p. 114) et l'autre par les critiques superficielles et grossières, telles que, par exemple, la critique religieuse.

La Critique proclame son ferme espoir de vaincre la « masse » et de lui donner un « certificat d'indigence [10]». Elle prétend finir par avoir raison, et par rabaisser toutes les dissensions des « tièdes » et des « timides » à n'être plus qu'une chicane égoïste, une querelle misérable et mesquine. Et, en fait, toute dispute va perdre son importance, les mesquines querelles vont être oubliées, car un ennemi commun s'avance, et cet ennemi c'est la Critique. « Tous, autant que vous êtes, vous n'êtes que des égoïstes, et l'un ne vaut pas mieux que l'autre ! » Et voilà tous les égoïstes ligués contre la Critique. Les égoïstes ? Sont-ce vraiment les égoïstes ? Non : s'ils s'insurgent contre la Critique, c'est précisément parce qu'elle les accuse d'égoïsme, et que de cet égoïsme ils ne veulent pas convenir. Aussi la Critique et la masse ont-elles la même base d'opérations : toutes deux combattent l'égoïsme, le désavouent et s'en accusent mutuellement.

La Critique et la masse poursuivent le même but : affranchissement vis-à-vis de l'égoïsme, et ne se disputent que pour savoir laquelle des deux approche le plus de ce but ou même l'atteint.

Juifs, Chrétiens, absolutistes, hommes des ténèbres et hommes du grand jour, Politiques, Communistes, tous se défendent énergiquement contre le reproche d'égoïsme; et quand vient la Critique, qui les en accuse carrément et sans ménagements, tous se disculpent de cette accusation et se mettent à guerroyer contre — l'égoïsme, l'ennemi même auquel la Critique fait la guerre.

Ennemis des égoïstes, tous le sont, aussi bien la masse que la Critique, et l'une comme l'autre s'efforce de repousser l'égoïsme, tant en se prétendant blanche comme neige qu'en noircissant la partie adverse.

Le Critique est le vrai « porte-parole de la masse »; il lui fournit de l'égoïsme « une notion simple et les mots pour l'exprimer », tandis que les anciens porte-parole, ceux auxquels la Gazette littéraire (Lit. Ztg., V, 24) refuse l'espoir de jamais triompher, n'étaient que des interprètes de rencontre, des apprentis. Le Critique est le prince et le conducteur de la masse dans la guerre faite à l'égoïsme au nom de la Liberté. Ce que le Critique combat, la masse le combat également. Mais il est en même temps l'ennemi de la masse; non qu'il lui veuille du mal, mais il est envers elle l'ennemi bien intentionné, qui suit les peureux le fouet à la main pour les forcer à montrer qu'ils ont du coeur.

Aussi toute l'opposition entre la Critique et la masse se réduit-elle au dialogue suivant : « Vous êtes des égoïstes ! — Non, nous n'en sommes pas ! — Je vais vous le prouver ! — Tu ne peux nous condamner sans nous entendre !

Prenons-les donc, les uns comme les autres, et pour ce qu'ils se prétendent, pour des non-égoïstes, et pour ce qu'ils se croient mutuellement, pour des égoïstes : ce sont des égoïstes et ce n'en sont pas.

La Critique dit bien : Tu dois affranchir si complètement ton moi de toute limitation qu'il devienne un moi humain. Mais Moi je dis : Affranchis-toi tant que tu peux, tu n'arriveras à renverser que tes barrières à toi, car il n'appartient pas à chacun isolément de les renverser toutes ; ou plus explicitement : Ce qui est une barrière pour l'un n'en est pas une pour l'autre ; ne t'épuise donc pas contre celles des autres, il suffit que tu abattes les tiennes. Qui a jamais eu le bonheur de reculer la moindre borne, de lever le moindre obstacle qui fût une barrière pour tous les hommes ?

Celui qui renverse une de ses barrières peut avoir par là montré aux autres la route et le procédé à suivre ; mais renverser leurs barrières reste leur affaire. Personne, d'ailleurs, ne fait autre chose. Exhorter les gens à être intégralement hommes revient à exiger d'eux qu'ils abattent toutes les barrières humaines ; or, c'est impossible, car l'Homme n'a pas de barrières et de limites ; Moi, j'en ai, c'est vrai, mais celles-là seules, les miennes, me concernent, et elles seules peuvent être par moi renversées. Je ne puis être un moi humain, parce que je suis Moi et non purement homme.

Mais examinons encore une fois si dans ce que nous enseigne la Critique nous ne découvrirons rien à quoi nous puissions nous rallier ! Je ne suis pas libre tant que je ne me dépouille pas de tout intérêt, et je ne suis pas homme tant que je ne suis pas désintéressé. Soit, mais il m'importe en somme assez peu d'être homme et d'être libre, tandis qu'il m'importe beaucoup de ne laisser échapper sans en profiter aucune occasion de m'affirmer et de me mettre en valeur. De ces occasions, le Critique m'en fournit une en professant que lorsque quelque chose s'implante en moi et devient indéracinable, je deviens le prisonnier et le serviteur de cette chose autrement dit son possédé. Tout intérêt pour quoi que ce soit fait de moi, quand je ne sais plus m'en dégager, son esclave, et n'est plus ma propriété : c'est moi qui suis la sienne. C'est la Critique qui nous y invite : ne laissons s'ancrer, devenir stable, aucune partie de notre propriété, et ne nous trouvons bien que lorsque nous — détruisons.

Tu n'es homme, dit la Critique, que si tu critiques, analyses et détruis sans repos ni trêve ! Et nous disons : Je suis homme sans cela, et qui plus est je suis Moi. Aussi ne veux-je prendre d'autre souci que celui de m'assurer ma propriété ; et pour me la bien assurer, je la ramène perpétuellement à moi, je supprime en elle toute velléité d'indépendance, et je la « consomme » avant qu'elle ait le temps de se cristalliser et de devenir « idée fixe » ou « manie ».

Et si j'agis ainsi, ce n'est pas parce que « l'Humanité m'y convie » et m'en fait un devoir, mais parce que je m'y convie moi-même. Je ne me raidis point pour renverser tout ce qu'il est théoriquement possible à un homme de renverser ; tant que je n'ai pas encore dix ans, par exemple, je ne critique pas l'absurdité du Décalogue ; en suis-je moins homme ? Peut-être même que si mes dix ans agissent humainement, c'est précisément en ne la critiquant pas ! Bref, je n'ai pas de vocation et je n'en suis aucune, pas même celle d'être homme.

Est-ce à dire que je refuse les bénéfices réalisés dans les différentes directions par les efforts du Libéralisme ? Oh ! que non ! Gardons-nous de rien laisser perdre de ce qui est acquis. Seulement, à présent, que, grâce au Libéralisme, voilà l’ « Homme » libéré, je tourne les yeux vers moi-même, et je le proclame hautement : ce que l'homme a l'air d'avoir gagné, c'est Moi, et Moi seul, qui l'ai gagné.

L'homme est libre quand « l'Homme est pour l'homme l'être suprême ». Il faut donc, pour que l'oeuvre du Libéralisme soit complète et parachevée, que tout autre être suprême soit anéanti, que la Théologie soit détrônée par l'Anthropologie, qu'on se moque de Dieu et de la Providence, et que l' « athéisme » devienne universel.

Que « mon Dieu » même en arrive à n'avoir plus aucun sens, c'est la dernière perte que puisse faire l'égoïsme de la propriété, car Dieu n'existe que s'il a à coeur le salut de l'individu, comme celui-ci cherche en lui son salut.

Le Libéralisme politique abolit l'inégalité du maître et du serviteur, et fit l'homme sans maître, anarchique. Le maître, séparé de l'individu, de l'égoïste, devint un fantôme: la Loi ou l'État. — Le Libéralisme social à son tour supprima l'inégalité résultant de la possession, l'inégalité du riche et du pauvre et fit l'homme sans biens ou sans propriété. La propriété retirée à l'individu revint au fantôme : la Société. — Enfin, le Libéralisme humain ou humanitaire fait l'homme sans dieu, athée : le dieu de l'individu, « mon Dieu », doit donc disparaître. Où cela nous mène-t-il ? La suppression du pouvoir personnel entraîne nécessairement suppression du servage, la suppression de la propriété entraîne suppression du besoin, et la suppression du dieu implique suppression des préjugés, car, avec le maître déchu s'en vont les serviteurs, la propriété emporte les soucis qu'elle procurait, et le dieu qui chancelle et s'abat comme un vieil arbre arrache du sol ses racines, les préjugés. Mais attendons la fin.

Le maître ressuscite sous la forme État, et le serviteur reparaît : c'est le citoyen, l'esclave de la loi, etc. — Les biens sont devenus la propriété de la Société, et la peine, le souci renaissent : ils se nomment travail. — Enfin, Dieu étant devenu l'Homme, c'est un nouveau préjugé qui se lève et l'aurore d'une nouvelle foi : la foi dans l'Humanité et la Liberté. Au dieu de l'individu succède le dieu de tous, l' « Homme » : « Le degré suprême où nous puissions aspirer à nous élever serait d'être Homme ! » Mais comme nul ne peut réaliser complètement l'idée d'Homme, l'Homme reste pour l'individu un au-delà sublime, un être suprême inaccessible, un dieu. De plus, celui-ci est le « vrai dieu », parce qu'il nous est parfaitement adéquat, étant proprement « nous-même » ; nous-même, mais séparé de nous et élevé au-dessus de nous.


POST-SCRIPTUM

Les observations qui précèdent sur la « libre critique humaine » et celles que j'aurai encore à faire par la suite sur les écrits de tendance parallèle ont été notées au jour le jour, à mesure que paraissaient les livres auxquels elles se rapportent ; je n'ai guère fait ici que mettre bout à bout les appréciations fragmentaires que m'avaient suggérées mes lectures. Mais la Critique est en perpétuel progrès et chaque jour il se trouve qu'elle a fait quelques pas en avant ; aussi est-il nécessaire, aujourd'hui que j'ai écrit le mot fin au bout de mon livre, de jeter un coup d'oeil en arrière et d'intercaler ici quelques remarques en forme de post-scriptum.

J'ai devant moi le huitième et dernier fascicule paru de l’Allgemeine Literaturzeitung (Revue générale de la littérature) de Bruno Bauer.

Dès les premières lignes, il nous est de nouveau parlé des « intérêts généraux de la Société ». Mais la Critique s'est recueillie et donne à cette « Société » une signification nouvelle, par laquelle elle se sépare radicalement de l’« État » avec lequel elle était restée jusqu'à présent plus ou moins confondue. L'État, naguère encore célébré sous le nom d'« État libre », est définitivement abandonné, comme foncièrement incapable de remplir le rôle de « Société humaine ». La Critique s'est vue, en 1842, « momentanément obligée d'identifier les intérêts humains et les intérêts politiques », mais elle s'est aperçue depuis que l'État, même sous la forme d' « État libre », n'est pas la société humaine, ou, pour parler sa langue, que le peuple n'est pas l' « Homme ».

Nous avons vu la Critique faire table rase de la théologie et prouver clairement que le Dieu succombe devant l'Homme ; nous la voyons à présent jeter par-dessus bord la politique et démontrer que devant l'Homme, peuples et nationalités s'évanouissent. Aujourd'hui qu'elle a rompu avec l'Église et l'État en les déclarant tous deux inhumains, nous ne tarderons pas à la voir se faire fort de prouver qu'à côté de l'Homme, la « masse », qu'elle-même appelle un « être spirituel », est sans valeur ; et ce nouveau divorce ne sera pas pour nous surprendre, car nous pouvons déjà entrevoir des symptômes précurseurs de cette évolution. Comment, en effet, des « êtres spirituels » de rang inférieur pourraient-ils tenir devant l'Esprit suprême ? L' « Homme » renverse de leur piédestal les idoles fausses.

Ce que la Critique se propose pour le moment, c'est l'étude de la « masse », qu'elle campe en face de l’ « Homme » pour la combattre au nom de ce dernier. Quel est actuellement l'objet de la Critique ? — La masse, un être spirituel ! La Critique « apprendra à la connaître » et découvrira qu'elle est en contradiction avec l'Homme ; elle démontrera que la masse est inhumaine, et n'aura pas plus de peine à faire cette preuve qu'elle n'en a eu à démontrer que le divin et le national, autrement dit l'Église et l'État, sont la négation même de l'humanité.

On définira la masse en disant qu'elle est le produit le plus important et le plus significatif de la Révolution ; c'est la foule abusée pour laquelle les illusions de la philosophie politique et surtout de toute la philosophie du XVIIIe siècle n'ont abouti qu'à une cruelle déception. La Révolution a, par ses résultats, contenté les uns et laissé les autres mécontents. La partie satisfaite est la classe moyenne (bourgeois, philistins, etc.), la non-satisfaite est — la masse. Et s'il en est ainsi, le Critique luimême ne fait-il pas partie de la masse ?

Mais les non-satisfaits tâtonnent encore en pleine obscurité, et leur déplaisir se traduit par une « mauvaise humeur sans bornes ». C'est de ceux-là que le Critique, non moins mécontent, doit à cette heure se rendre maître ; tout ce qu'il peut ambitionner et tout ce qu'il peut atteindre c'est de tirer cet « être spirituel » qu'est la masse de sa mauvaise humeur et de l' « élever », c'est-à-dire de lui donner la place qu'auraient dû légitimement lui assurer les trop triomphants résultats de la Révolution ; il peut devenir la tête de la masse, son interprète par excellence. Aussi veut-il « combler l'abîme qui le sépare de la foule ». Il se distingue de ceux qui « prétendent élever les classes inférieures du peuple » en ce que ce n'est pas seulement elles, mais lui-même dont il doit apaiser les rancunes.

Toutefois, l'instinct ne le trompe pas, quand il tient la masse pour « naturellement opposée à la théorie » et lorsqu'il prévoit que « plus cette théorie prendra d'ampleur, plus la masse deviendra compacte ». Car le Critique ne peut, avec son hypothèse de l'Homme, ni éclairer ni satisfaire la masse. Si, en face de la Bourgeoisie, elle n'est déjà qu'une « couche sociale inférieure », une masse politiquement sans valeur, c'est en face de l'Homme, à plus forte raison, qu'elle va n'être plus qu'une simple « masse », un ramassis inhumain ou un troupeau de non-hommes.

Le Critique en arrive à nier toute humanité : parti de cette hypothèse que l'humain est le vrai, il se retourne lui-même contre cette hypothèse en contestant le caractère d'humanité à tout ce à quoi on l'avait jusqu'alors accordé. Il aboutit simplement à prouver que l'humain n'a d'existence que dans sa tête, tandis que l'inhumain est partout. L'inhumain est le réel, le partout existant ; en s'évertuant à démontrer qu'il n'est « pas humain », le Critique ne fait que formuler explicitement cette tautologie que l'inhumain n'est pas humain.

Quand l'inhumain se sera résolument tourné le dos à lui-même, que dira-t-il au critique qui le harcèle, avant de s'éloigner de lui sans s'être laissé émouvoir par ses objections ? Tu m'appelles inhumain, pourrait-il lui dire, et inhumain je suis en effet — pour toi ; mais je ne le suis que parce que tu m'opposes à l'humain, et je n'ai pu avoir honte de moi qu'aussi longtemps que je me suis laissé ravaler à ce rôle de repoussoir. J'étais méprisable parce que je cherchais mon « meilleur moi-même » hors de moi ; j'étais l'inhumain parce que je rêvais de l' « humain » : j'imitais les pieux que tantalise leur « vrai moi » et qui restent toujours de « pauvres pécheurs »; je ne me concevais que par contraste avec un autre ; cela suffit, je n'étais pas tout dans tout, je n'étais pas — Unique. Mais aujourd'hui je cesse de me regarder comme l'inhumain, je cesse de me mesurer et de me laisser mesurer à l'aune de l'Homme, je cesse de m'incliner devant quelque chose de supérieur à moi, et ainsi — adieu, ô Critique humain ! J'ai été l'inhumain, mais je n'ai fait que passer par là, et je ne le suis plus : je suis l'Unique, je suis l'Égoïste, cet égoïste qui te fait horreur ; mais mon égoïsme n'est pas de ceux que l'on peut peser à la balance de l'humanité, du désintéressement, etc., c'est l'égoïsme de — l'Unique !

Il faut nous arrêter encore à un autre passage du même fascicule : « La Critique ne pose aucun dogme et ne veut rien connaître d'autre que les objets. »

La Critique redoute d'être « dogmatique » et d'édifier des dogmes. Naturellement, car ce serait là passer aux antipodes de la critique, au dogmatisme, et, comme critique, de bon devenir mauvais, de désintéressé égoïste, etc. « Pas de dogmes ! » tel est — le sien. Car Critique et Dogmatique restent sur le même terrain, celui des pensées. Comme le dogmatique, le critique a toujours pour point de départ une pensée, mais il se distingue de son adversaire en ce qu'il ne cesse de maintenir la pensée qui lui sert de principe sous l'empire d'un processus mental qui ne lui permet d'acquérir aucune stabilité. Il fait simplement prévaloir en elle le processus intellectuel sur la foi, et le progrès dans le penser sur l'immobilité. Aux yeux du Critique, aucune pensée n'est assurée, car toute pensée est elle-même le penser ou l'esprit pensant.

C'est pourquoi, je le répète, le monde religieux — qui est précisément le monde des pensées — atteint sa perfection dans la Critique, où le penser est supérieur à toute pensée, dont aucune ne peut se fixer « égoïstement ». Que deviendrait la pureté de la critique, la pureté du penser, si une seule pensée pouvait échapper au procès intellectuel ? Cela nous explique le fait que le Critique lui-même se laisse aller, de temps à autre, à railler doucement les idées d'Homme et d'Humanité : il pressent que ce sont là des pensées qui approchent de la cristallisation dogmatique. Mais il ne peut détruire une pensée tant qu'il n'a point découvert une pensée — supérieure, en laquelle la première se résout. Cette pensée supérieure pourrait s'appeler celle du mouvement de l'esprit ou du procès intellectuel, c'est-à-dire la pensée du penser ou de la critique.

La liberté de penser est en fait ainsi devenue complète ; c'est le triomphe de la liberté spirituelle, car les pensées individuelles, « égoïstes », perdent leur caractère dogmatique d'impératif. Une seule le conserve, le — dogme du penser libre ou de la critique.

Contre tout ce qui appartient au monde de la pensée, la Critique a le droit, c'est-àdire la force, pour elle : elle est victorieuse. La Critique, et la Critique seule, « domine notre époque ». Au point de vue de la pensée, il n'est aucune puissance capable de surpasser la sienne, et c'est plaisir de voir avec quelle aisance ce dragon dévore comme en se jouant toute autre pensée ; tous ces vermisseaux de pensées se tordent, mais elle les broie malgré leurs contorsions et leurs « détours ».

Je ne suis pas un antagoniste de la critique, autrement dit je ne suis pas un dogmatique, et je ne me sens pas atteint par les dents du Critique. Si j'étais un dogmatique, je poserais en première ligne un dogme, c'est-à-dire une pensée, une idée, un principe, et je complèterais ce dogme en me faisant « systématique » et en bâtissant un système, c'est-à-dire un édifice de pensées.

Réciproquement, si j'étais un Critique et le contradicteur du Dogmatique, je conduirais le combat du penser libre contre la pensée qui enchaîne, et je défendrais le penser contre le pensé. Mais je ne suis le champion ni du penser ni d'une pensée, car mon point de départ est Moi, qui ne suis pas plus une pensée que je ne consiste dans le fait de penser. Contre Moi, l'innommable, se brise le royaume des pensées, du penser et de l'esprit.

La Critique est la lutte du possédé contre la possession comme telle, contre toute possession ; elle naît de la conscience que partout règne la possession ou, comme l'appelle le Critique, le rapport religieux et théologique. Il sait que ce n'est pas seulement envers Dieu qu'on se comporte religieusement et qu'on agit en croyant ; il sait que l'on peut être également religieux et croyant en face d'autres idées telles que Droit, État, Loi, etc.; autrement dit, il reconnaît que la possession est partout et revêt toutes les formes. Il en appelle au penser contre les pensées ; mais moi je dis que seul le non-penser me sauve des pensées. Ce n'est pas le penser qui peut me délivrer de la possession, mais bien mon absence de pensée, ou Moi, l'impensable, l'insaisissable.

Un haussement d'épaules me rend les mêmes services que la plus laborieuse méditation, allonger mes membres dissipe l'angoisse des pensées, un saut, un bond renverse l'Alpe du monde religieux qui pèse sur ma poitrine, un hourra d'allégresse jette à terre des fardeaux sous lesquels on pliait depuis des années. Mais la signification formidable d'un cri de joie sans pensée ne pouvait être comprise tant que dura la longue nuit du penser et de la foi.

« Quelle frivolité, et quelle grossière frivolité, de vouloir, par un coq-à-l'âne, résoudre les plus difficiles problèmes et s'acquitter des plus vastes devoirs ! »

Mais as-tu des devoirs, si tu ne te les imposes pas ? Tant que tu t'en imposes tu ne peux en démordre, et je ne nie pas, note-le bien, que tu penses, et qu'en pensant tu crées des milliers de pensées. Mais toi qui t'es imposé ces devoirs, ne dois-tu pouvoir jamais les renverser ? Dois-tu y rester lié et doivent-ils devenir des devoirs absolus ? Dernière remarque : on a fait au gouvernement un grief de recourir à la force contre la pensée, de braquer contre la presse les foudres policières de la censure et de transformer des batailles littéraires en combats personnels. Comme s'il ne s'agissait que des pensées et comme si l'on devait aux pensées du désintéressement, de l'abnégation et des sacrifices ! Ces pensées n'attaquent-elles pas les gouvernants eux-mêmes et n'appellent-elles pas une riposte de l'égoïsme ? Et ceux qui pensent n'émettent-ils pas cette prétention religieuse de voir honorer la puissance de la pensée, des idées ? Ceux auxquels ils s'adressent doivent succomber de leur plein gré et sans résistance, parce que la divine puissance de la pensée, la Minerve, combat aux côtés de leurs adversaires. Ce serait déjà là l'acte d'un possédé, un sacrifice religieux. Les gouvernants sont en vérité eux-mêmes pétris de préventions religieuses et guidés par la puissance d'une idée ou d'une croyance, mais ils sont en même temps des égoïstes inavoués, et c'est surtout lorsqu'on est en face de l'ennemi qu'éclate l'égoïsme latent : ils sont possédés quant à leur foi, mais quand il s'agit de la foi de leurs adversaires ils ne sont plus possédés et se retrouvent égoïstes. Si on veut leur faire un reproche, ce ne peut être que le reproche opposé, celui d'être possédés par leurs idées.

Aucune force égoïste, nulle puissance policière et rien de semblable ne doit entrer en jeu contre les pensées. C'est ce que croient les dévots de la pensée. Mais le penser et les pensées ne me sont pas sacrés ; lorsque je les attaque, c'est ma peau que je défends contre eux. Il se peut que cette lutte ne soit pas raisonnable ; mais si la raison m'était un devoir, c'est ce que j'ai de plus cher que je devrais, nouvel Abraham, lui sacrifier.

Dans le royaume de la Pensée, qui, comme celui de la foi, est le royaume céleste, celui-là a assurément tort qui recourt à la force sans pensée, juste comme a tort celui qui, dans le royaume de l'amour, agit sans amour et celui qui, quoique chrétien, n'agit pas en chrétien : dans ces royaumes auxquels ils pensent appartenir tout en se soustrayant à leurs lois, l'un comme l'autre sont des « pécheurs » et des « égoïstes ». Mais, d'autre part, ils y seraient des criminels s'ils prétendaient en sortir et ne plus s'en reconnaître les sujets.

Il en résulte encore que dans leur lutte contre le gouvernement, ceux qui pensent ont pour eux le droit, autrement dit la force, tant qu'ils ne combattent que les pensées du gouvernement (ce dernier reste court et ne trouve à répondre rien qui vaille, littérairement parlant), tandis qu'ils ont tort, autrement dit ils sont impuissants, lorsqu'ils entreprennent de mener des pensées à l'assaut d'une puissance personnelle (la puissance égoïste ferme la bouche aux raisonneurs). Ce n'est pas sur le champ de bataille de la théorie qu'on peut remporter une victoire décisive, et la puissance sacrée de la pensée succombe sous les coups de l'égoïsme. Seul le combat égoïste, le combat entre égoïstes peut trancher un différend et tirer une question au clair.

Mais c'est là réduire le penser lui-même à n'être plus qu'affaire de bon plaisir égoïste, l'affaire de l'unique, ni plus ni moins qu'un simple passe-temps ou qu'une amourette ; c'est lui enlever sa dignité de « dernier et suprême arbitre », et cette dépréciation, cette profanation du penser, cette égalisation du moi qui pense et du moi qui ne pense pas, cette grossière mais réelle « égalité — il est interdit à la critique de l'instaurer, parce qu'elle n'est que la prêtresse du penser et qu'elle n'aperçoit par-delà le penser que — le déluge.

La Critique soutient bien, par exemple, que la libre critique doit vaincre l'État, mais elle se défend contre le reproche que lui fait le gouvernement de l'État de « provoquer à l'indiscipline et à la licence »; elle pense que l'indiscipline et la licence ne devraient pas triompher, et qu'elle seule le doit. C'est bien plutôt le contraire : ce n'est que par l'audace ennemie de toute règle et de toute discipline que l'État peut être vaincu.

Concluons : Nous en avons assez dit pour qu'il paraisse évident que la nouvelle évolution qu'a subie le Critique n'est pas une métamorphose et qu'il n'a fait que « rectifier quelques jugements hasardés » et « mettre un objet au point »; il se vante quand il dit que « la Critique se critique elle-même » : elle ou plutôt il ne critique que les « erreurs » de la critique et se borne à la purger de ses « inconséquences ». S'il voulait critiquer la Critique, il devrait commencer par examiner s'il y a réellement quelque chose dans l'hypothèse sur laquelle elle est bâtie.

Moi aussi je pars d'une hypothèse, attendu que je me suppose ; mais mon hypothèse ne tend pas à se parfaire comme « l'Homme tend à sa perfection », elle ne me sert qu'à en jouir et à la consommer. Je ne me nourris précisément que de cette seule hypothèse, et je ne suis que pour autant que je m'en nourris. Aussi cette hypothèse n'en est-elle pas une ; étant l'Unique, je ne sais rien de la dualité d'un moi postulant et d'un moi postulé (d'un moi « imparfait » et d'un moi « parfait » ou Homme). Je ne me suppose pas, parce qu'à chaque instant je me pose ou me crée ; je ne suis que parce que je suis posé et non supposé, et, encore une fois, je ne suis posé que du moment où je me pose, c'est-à-dire que je suis à la fois le créateur et la créature.

Si les hypothèses qui ont eu cours jusqu'à présent doivent se désorganiser et disparaître, elles ne doivent pas se résoudre simplement en une hypothèse supérieure telle que la pensée ou le penser même, la Critique.

Leur destruction doit m'être profitable à Moi, sinon la solution nouvelle qui naîtra de leur mort rentrerait dans la série innombrable de toutes celles qui jusqu'à présent n'ont jamais déclaré fausses les anciennes vérités et fait crouler des hypothèses depuis longtemps acceptées que pour édifier sur leurs ruines le trône d'un étranger, d'un intrus : Homme, Dieu, État ou Morale.


Notes et références

  1. Bruno BAUER : Lit. Ztg., v, 18.
  2. Lit. Ztg., 26.
  3. Jeu de mots intraduisible sur les mots Menung (opinion) et Mein (mien). (Note du Traducteur.)
  4. Lit. Ztg., V, 24.
  5. Ibid.
  6. Bruno BAUER : Judenfrage, p. 66. »
  7. Bruno BAUER : Judenfrage, p. 60.
  8. Bruno BAUER : Die gute Sache der Freiheit, pp. 62-63.
  9. Lit. Ztg., V, 23; V, 12 sqq.
  10. Lit. Ztg., V, 15.


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