Sollicité par plusieurs personnes de réunir en un volume divers essais publiés à d'autres époques dans des recueils périodiques, j'y ai consenti d'autant plus volontiers, que je pouvais me livrer à ce travail sans me détourner d'occupations plus sérieuses et sans négliger des devoirs impérieux. En parcourant les morceaux de politique ou de littérature que je voulais ainsi rassembler, j'ai trouvé que plusieurs tenaient trop étroitement aux circonstances qui me les avaient dictés. Je n'ai conservé que ceux qui m'ont semblé pouvoir inspirer un intérêt durable ; j'ai remplacé les autres par des essais encore inédits. Au reste, je pourrais donner cette qualification à la collection presque entière. Il n'est aucune de ses parties que je n'aie refondue en la relisant.

Si cette publication a quelque mérite, c'est celui d'une unité constante de vues.

J'ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique ; et par liberté, j'entends le triomphe de l'individualité, tant sur l'autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament le droit d'asservir la minorité à la majorité. Le despotisme n'a aucun droit. La majorité a celui de contraindre la minorité a respecter l'ordre : mais tout ce qui ne trouble pas l'ordre, tout ce qui n'est qu'intérieur, comme l'opinion ; tout ce qui, dans la manifestation de l'opinion, ne nuit pas à autrui, soit en provoquant des violences matérielles, soit en s'opposant à une manifestation contraire ; tout ce qui en fait d'industrie, laisse l'industrie rivale s'exercer librement, est individuel, et ne saurait être légitimement soumis au pouvoir social.

J'ai dit sur tous ces objets toute ma pensée ; peut-être déplairai-je également, pour ce qui tient à la religion, aux dévots et aux incrédules, à ceux du moins qui ont embrassé l'incrédulité comme une doctrine dogmatique ; pour ce qui concerne l'histoire de nos troubles, aux admirateurs bien intentionnés de Robespierre et de Saint-Just, et aux ennemis de Malesherbes et de la Fayette, pour ce qui a trait à l'empire, aux séides de Napoléon et à ses détracteurs. Peut-être mon aversion des règles jalouses qui ont si longtemps entravé les progrès de notre littérature, me vaudra-t-elle l'inimitié de ceux qui proclament l'imitation nécessaire, parce que l'originalité leur est impossible.

Qu'importe ? Ces choses n'ont d'importance que lorsqu'on a des vues personnelles. Celui-là seul qui veut, dans son interêt particulier, pour atteindre un but qui lui est propre, traverser la foule, doit savoir tourner ses voisins sans les heurter, et se placer devant eux sans qu'ils s'en fâchent.

Mais quand on a de but que de bien connaître la grande crise qui s'est préparée depuis deux siècles, et manifestée depuis quarante ans, et de seconder le mouvement qui entraîne vers une sphère meilleure d'idées et d'institutions l'espèce humaine entière, on peut et l'on doit dire tout ce qu'on pense.

La crise qui s'opère sous nos yeux, en dépit des résistances des uns, des déclamations des autres, a l'insu même de la foule qui s'est entrainée à y concourir, n'est pas la dernière qui changera la face du monde. Après les choses qui tombent aujourd'hui, beaucoup tomberont encore. Mais ces destructions, ou pour mieux dire ces délivrances ultérieures, sont réservées à une autre époque. N'anticipons point sur les temps : pénétrons-nous des doctrines que les temps ont amenées et qu'ils consolident.

En fait de gouvernement, l'égalité la plus absolue des droits répartis entre tous les individus agglomérés en corps de nation doit être et sera bientôt, dans tous les pays civilisés, la première condition de l'existence de tout gouvernement. Les fonctions seront différentes, les formes seront combinées de manière à maintenir l'ordre ; mais des limites fixes sont tracées à tous les pouvoirs, parce que les pouvoirs ne sont que les moyens, et que la conservation et l'exercice des droits sont le but. Par conséquent il y aura des variations possibles, des changements progressifs dans les fonctions, les formes, l'étendue, la compétence, les dénominations des pouvoirs : mais le fond sera nécessairement, sous ces diverses dénominations ou ces diverses formes, l'égalité de droits que nous venons d'indiquer ; et tous ceux qui posséderont ces droits seront autorisés à concourir à leur défense, c'est-à-dire à participer par un mode quelconque à la confection des lois qui détermineront l'action du gouvernement.

En fait d'économie politique, il y aura, quant à la propriété, respect et protection, parce que la propriété est une convention légale, nécessaire à l'époque : mais la disposition, la division, la subdivision, la circulation et la dissémination de la propriété, ne rencontreront aucune restriction, aucune entrave, parce que la liberté illimitée de conserver, d'aliéner, de morceler, de dénaturer la propriété, est, dans notre état social, le droit inhérent, le besoin essentiel de tous ceux qui possèdent. tous les genres de propriété seront également sacrés aux yeux de la loi ; mais chacune prendra le rang et jouira de l'influence qui lui assigne la nature des choses. La propriété industrielle se placera, sans que la loi s'en mêle, chaque jour plus au-dessus de la propriété foncière, parce que, ainsi que nous l'avons dit ailleurs, la propriété foncière est la valeur de la chose ; l'industrielle, la valeur de l'homme. Il y aura de plus, relativement à l'industrie, liberté, concurrence, absence de toute intervention de l'autorité, soit pour préserver les individus de leurs propres erreurs ( c'est à leur expérience à les éclairer), soit pour assurer au public de meilleurs objets de consommation ( c'est à son expérience de guider ses choix), et tout monopole, tout privilège, toute corporation protégée au détriment de l'activité et des entreprises individuelles, disparaîtra sans retour.

En fait d'opinion, de croyances, de lumières, il y aura neutralité complète de la part du gouvernement, parce que le gouvernement, composé d'hommes de la même nature que ceux qu'il gouverne, n'a pas plus qu'eux des opinions incontestables, des croyances certaines, ou des lumières infaillibles. On lui accordera tout au plus la faculté de réunir et de conserver tous les matériaux de l'instruction, d'établir des dépôts, ouvert à tous, dans lesquels chacun puise à son gré, pour en faire usage à sa guise, sans qu'aucune direction lui soit imprimée.

Tel est, je le pense, l'état social vers lequel l'espèce humaine commence à marcher. Atteindre cet état social est le besoin, et sera par conséquent la destination de l'époque. Vouloir rester en deçà serait peu sage ; aller au delà serait prématuré.

Durant ce temps, beaucoup de choses qui deviendront superflues seront encore envisagées comme nécessaires ; beaucoup qui deviendront nécessaires seront considérées comme problématiques, paradoxales, peut-être criminelles. Ne nous en occupons point, à chaque siècle suffit son travail.


Notes

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