Questions économiques à l’ordre du jour - Troisième partie : Le fondement et la raison d'être de l'intérêt du capital

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Questions économiques à l’ordre du jour - Troisième partie : Le fondement et la raison d'être de l'intérêt du capital


Anonyme


Troisième partie - Le fondement et la raison d'être de l'intérêt du capital

Les socialistes de l'école de Karl Marx prétendent que la rétribution du capital sous forme de profit ou d'intérêt est acquise aux dépens du travail, qu'elle provient d'un surcroît de travail que les capitalistes imposent aux ouvriers en abusant de la supériorité de leur pouvoir. « Selon Rodbertus et Karl Marx, dit M. de Boehm Bawerk, dans son Histoire critique des théories de l'intérêt du capital, ils y arrivent par le contrat de travail. Grâce à celui-ci, ils achètent la force de travail des vrais producteurs, - que la faim fait consentir à ce marché, - pour une partie de ce que ce travail produira. Il est donc possible aux capitalistes de mettre dans leur poche, à titre de facile profit, le reste du produit. L'intérêt du capital consiste donc en une partie du produit du travail d'autrui acquise en abusant de la situation précaire des ouvriers. » À cette fausse et dangereuse théorie du socialisme prétendu scientifique, il est plus que jamais opportun d'opposer une analyse exacte du fondement du profit ou de l'intérêt. Cette analyse nous montrera que la rétribution du capital a la même cause nécessaire que celle du travail, - lequel n'est d'ailleurs que la mise en oeuvre d'une autre forme du capital, - et que l'une et l'autre sont régies par les mêmes lois d'utilité et de justice.


I.

Si nous voulons connaître la cause de l'intérêt du capital, il nous faut d'abord savoir en quoi consiste le capital. Le capital se compose de valeurs. Les valeurs sont les molécules du capital. Il nous faut donc remonter à la source de la valeur et chercher en quoi elle consiste.

Cette recherche nous apprend, en premier lieu, que la valeur n'existe point dans la nature, qu'elle est une création de l'homme ; en second lieu, qu'elle est un pouvoir d'une espèce particulière. Pourquoi l'homme crée-t-il ce pouvoir ? Il le crée pour satisfaire à une nécessité primordiale et inéluctable de son existence. L'homme est un composé de matières et de forces vivantes, mais dans lesquelles la vie ne peut subsister, si elles ne sont point continuellement entretenues et renouvelées par l'assimilation ou, pour nous servir de l'expression économique, par la consommation de matières et de forces adaptées à leur nature. L'homme est averti de cette nécessité par une sensation de peine, une souffrance, à laquelle succède, lorsqu'il y pourvoit, une sensation de plaisir, une jouissance. Tel est le mobile de la peine et du plaisir qui détermine son activité, comme celle de toutes les autres créatures. Que fait-il sous l'impulsion de ce mobile ? Il s'approprie les matières et les forces nécessaires à la conservation de sa vie et il les consomme. Parmi ces matières et ces forces vitales, il en est qu'il peut s'approprier sans faire aucun effort, sans se donner aucune peine, car elles existent en abondance, et la nature les lui fournit gratis, telle est la lumière du soleil, mais il en est d'autres qu'il est obligé de rechercher et de transformer, - recherche et transformation que l'on désigne sous le nom générique de production, - pour y investir le pouvoir d'alimenter sa vie. Les pouvoirs vitaux contenus dans les choses que la nature fournit gratuitement à l'homme sont des utilités, ceux qu'il est obligé de créer au prix d'un effort, partant d'une peine, sont des valeurs. Comment les crée-t-il ? Il les crée en exécutant les différentes opérations qui constituent la production, recherche, appropriation, transformation, transport dans l'espace et le temps, des matériaux et des forces que la nature met à sa disposition. La valeur se compose ainsi de deux éléments : un pouvoir vital dépensé, impliquant une peine, et un pouvoir acquis impliquant une jouissance.

L'homme crée donc de la valeur en exécutant les opérations qui constituent la production.

Comment produit-il ? En mettant en oeuvre des agents et des instruments de différentes sortes : ce sont d'abord les forces morales et physiques dont la nature l'a plus ou moins libéralement pourvu. Il se les approprie par un effort de sa volonté et les transforme en agents productifs. En mettant ces agents en oeuvre, il s'empare des forces du milieu où il vit, il s'assujettit les animaux, invente des outils et des machines, et augmente ainsi sa puissance productive. C'est avec ces agents et ces instruments, dont il trouve les éléments en lui-même et en dehors de lui, qu'il produit.


II.

La production ne peut subsister qu'à la condition de reconstituer les agents qui y sont engagés, agents investis dans l'homme et agents investis dans les choses, personnel et matériel. C'est la destruction immédiate ou successive de ces agents, dans les opérations que nécessite la création des produits, qui constitue les frais de production. L'usure du personnel aussi bien que celle du matériel est comprise dans ces frais. S'ils ne sont pas couverts, les agents productifs ne peuvent être rétablis, ils se détruisent et la production cesse. Mais elle couvre généralement ses frais et donne un surplus ou produit net. Ce surplus ou produit net constitue le profit en vue duquel la production a été entreprise. Il se partage - nous verrons plus loin en vertu de quelles lois - entre les propriétaires des agents productifs, et ceux-ci peuvent lui donner trois destinations différentes :

1° Ils peuvent l'employer à accroître leur consommation actuelle.

2° Le réserver pour subvenir à leur consommation future, soit lorsque l'emploi qui leur fournit des moyens d'existence vient à faire défaut soit lorsque les accidents, les maladies et notamment l'inévitable maladie de la vieillesse, interrompent ou suppriment leur coopération à la production.

3° S'abstenir de le consommer et l'engager dans la production, en vue d'obtenir un supplément de produits, partant de profit.

Dans le premier cas, la consommation du produit net procure une jouissance actuelle. Dans le second cas, le jour où le produit net accumulé est employé à satisfaire des besoins futurs, sa consommation procure de même une jouissance ou une épargne de peine.

Pour qu'on se décide à lui donner de préférence la troisième destination, il faut donc que l'on en puisse tirer une somme de jouissance ou d'épargne de peine supérieure ou tout au moins égale à celle que procurerait la consommation actuelle ou future. Cette somme de jouissance ou d'épargne de peine, à défaut de laquelle on n'aurait aucun motif de soustraire le produit net à la consommation et de le capitaliser pour l'employer à la production, est la raison d'être de la rétribution du capital. Supprimez cette rétribution, aussitôt, la privation qu'impose l'abstention de la consommation demeurant sans compensation, on ne se privera point et, par conséquent, on ne constituera point de capital.

Dira-t-on que la constitution d'un capital n'implique pas nécessairement une privation, que l'on peut tirer d'une entreprise de production un produit net assez grand pour dépasser la demande des appétits de luxe de la consommation actuelle et des besoins de la consommation future ? Soit ! Mais si le produit net est surabondant, on peut le réduire en restreignant la production, partant la somme de forces et de peine qu'elle coûte. En sorte que la constitution d'un capital représente, en ce cas, la peine d'un travail supplémentaire, sinon celle d'une privation, mais toujours une peine.

Le capital constitué, celui qui le possède est excité, - sous l'empire du même mobile qui l'a déterminé à le former - à lui donner la destination la plus avantageuse, celle qu'il croit devoir lui procurer le profit, le loyer ou l'intérêt le plus élevé, le profit s'il l'emploie lui-même, le loyer ou l'intérêt, s'il le loue ou le prête. Le taux du profit, du loyer ou de l'intérêt se réalise et s'exprime par un pourcentage qui s'ajoute au bout d'un certain espace de temps, une semaine, un mois, un an, au montant du capital.

Cependant ne se peut-il point que l'emploi d'un capital n'exige l'adjonction d'aucun profit, loyer ou intérêt ? Parmi les motifs qui déterminent la constitution d'un capital se trouve la nécessité de satisfaire des besoins éventuels plus ou moins éloignés. Jusqu'à ce que cette nécessité vienne à échoir, le capital doit demeurer disponible. Mais s'ensuit-il qu'il doive demeurer inactif ? Même en supposant qu'il soit enfoui sous forme de monnaie dans le bas de laine de la ménagère, ou dans la cassette de l'avare, sa conservation ne comporte-t-elle pas des risques ? On peut donc concevoir qu'il soit employé dans l'intervalle à la production non pas gratuitement mais à un taux de profit, d'intérêt ou de loyer qui ne dépasse que d'une quantité infinitésimale le montant des risques de sa conservation inactive. Ceci toutefois à la condition : 1° que le capital employé à la production puisse être réalisé sans délai et sans perte au moment où échoient les éventualités, en vue desquelles il a été constitué ; 2° que les capitaux constitués en vue de ces éventualités suffisent à pourvoir à tous les besoins, partant à toutes les demandes de la production.


III.

Ainsi qu'on vient de le voir, le capital se crée par la soustraction à la consommation actuelle d'une portion plus ou moins grande du produit net. Cette portion du produit net soustraite à la consommation par l'opération de l'épargne, se réalise communément sous forme de monnaie, c'est-à-dire d'une marchandise échangeable contre toute sorte de produits et services. On peut lui donner sous cette forme ou sous une autre deux destinations générales. On peut l'investir dans des personnes ou dans des choses. Comment se forme le premier de ces agents nécessaires de la production, l'homme ?

Considéré au point de vue économique, l'homme est d'abord un produit, et la valeur de ce produit a pour premier facteur le montant de ses frais de production. Ces frais sont déterminés par la quantité, l'espèce et la qualité des matériaux employés à sa formation, et ceux-ci le sont à leur tour par la fonction qu'il est destiné à remplir dans sa coopération à l'oeuvre de la production. Les frais d'élève et d'éducation d'un homme destiné à une profession libérale sont plus élevés que ceux d'un manoeuvre, et ces frais croissent à mesure que l'industrie, en se perfectionnant, exige davantage, dans toutes ses opérations, l'emploi des facultés intellectuelles et morales [1]. A qui appartient ce produit ? Dans l'ancien droit, il était la propriété de ses auteurs, lesquels appartenaient eux-mêmes à leur clan, à leur tribu et plus tard à l'Etat dont ils étaient les sujets. Ils pouvaient en disposer suivant leur convenance, exploiter à leur profit ses forces productives, le louer, le vendre ou même le détruire. Dans le droit moderne, il s'appartient à lui-même, et ses auteurs n'ont sur lui que des droits et des devoirs de tutelle. Mais ce produit est un être vivant, et il ne peut subsister qu'à la condition d'alimenter sa vie par la consommation des matériaux que cette alimentation exige. Ces matériaux, il doit les produire à moins que d'autres ne les aient produits pour lui. Il doit donc être un agent productif, et, comme tel, coopérer à l'oeuvre de la production. Il cesse alors d'être un simple produit pour devenir un capital.

Que l'homme, considéré comme agent productif, soit un capital cela est de toute évidence lorsqu'il est réduit à la condition d'esclave. Avant l'abolition de l'esclavage dans les Etats du Sud de l'Union américaine, aux Antilles et au Brésil, les esclaves constituaient, comme nous l'avons remarqué précédemment, la plus forte part du capital des plantations. Ce capital humain ne différait point, quant à son origine, de celui qui était investi dans le bétail, les machines, les outils et les autres agents et matériaux de la production. Il provenait, comme celui-là, de la soustraction à la consommation actuelle d'une portion du produit net. Au lieu de consommer cette portion, sous forme d'articles de confort ou de luxe, les planteurs économes et industrieux l'employaient à élever ou à acheter des esclaves, afin de développer leur exploitation et, par conséquent, d'augmenter leur profit. Mais de quels éléments se composait ce capital humain ? Des mêmes éléments que ceux des capitaux investis dans le bétail et les autres agents productifs ; savoir, d'une part, des frais d'élève ou d'acquisition, d'entretien et d'amortissement de cet agent particulier de la production ; d'une autre part, du produit net qu'il pouvait rapporter pendant la durée de sa productivité. La valeur de l'esclave était d'autant plus considérable que la somme de ce produit net était plus grande, autrement dit, qu'il coûtait moins et rapportait davantage. Il en était ainsi pour les esclaves les mieux doués physiquement et moralement, les plus forts, les plus intelligents, les plus obéissants et les plus laborieux. Ceux-ci étaient cotés le plus haut dans l'inventaire d'une plantation et se vendaient au prix le plus élevé. Comment un propriétaire d'esclaves exploitait-il ce capital humain ? Il pouvait l'employer lui-même à son industrie, et, dans ce cas, il en tirait un profit, ou bien il pouvait le prêter ou le louer et, dans ce cas, il en tirait un intérêt ou un loyer. Entre le profit et l'intérêt ou le loyer, il y avait cette différence que le premier était aléatoire, tandis que le second était fixe et plus ou moins assuré. Mais ils tendaient naturellement à s'équivaloir, car, lorsqu'un de ces deux modes d'emploi était plus avantageux que l'autre, les propriétaires y portaient de préférence leur capital-esclaves, jusqu'à ce que l'augmentation de l'apport, en faisant baisser soit le profit, soit l'intérêt ou le loyer eût rétabli l'équivalence. Enfin, entre le profit, l'intérêt ou le loyer du capital investi en esclaves et ceux du capital investi en bétail ou en tous autres agents productifs, il y avait, pour le même motif, la même tendance à l'équivalence.


IV.

Entre l'esclave et l'homme libre, quelle est la différence ? Au point de vue du droit, cette différence est radicale. L'esclave est la propriété d'un maître, l'homme libre se possède lui-même. Mais cette propriété ne change pas de nature en changeant de propriétaire. Elle consiste, dans l'un et l'autre cas, en un capital de forces productives, et la valeur de ce capital comme de tout autre se compose de deux éléments : ses frais de production et le produit net, partant le profit, que l'on peut tirer de son emploi.

Comme la création d'un capital investi dans les choses, celle d'un capital investi dans l'homme s'opère par la soustraction à la consommation d'une portion plus ou moins grande du produit net. Cette soustraction peut être déterminée par l'appât d'un profit matériel ou d'un profit moral, et il l'est, le plus souvent, par la combinaison de l'un et de l'autre. Le profit matériel consiste dans l'excédent du rendement de l'exploitation des facultés productives de l'homme sur la somme qu'il a coûté en frais d'élève et d'éducation professionnelle et qu'il coûte en frais d'entretien. C'est exclusivement en vue de ce profit matériel que se créait le capital humain sous forme d'esclaves. Mais on ne peut se dissimuler que l'appât du même profit exerce sa part d'influence sous un régime où l'homme s'appartient à lui-même, au moins dans les couches inférieures de la population, et, dans quelque mesure aussi, dans les couches supérieures. Dans les pays et les emplois où l’élève et l'apprentissage sont peu coûteux et où le travail des enfants peut être utilisé de bonne heure, où, en d'autres termes, ils ne tardent pas à rapporter plus qu'ils n'ont coûté, le capital investi sous cette forme donne un profit rémunérateur, et d'autant plus que l'emploi du travail des enfants est plus hâtif. La production de l'homme se trouve ainsi encouragée et elle finit par devenir surabondante. Alors, cet embryon du capital humain cesserait non seulement de donner un profit, mais encore de couvrir ses frais, si l'insuffisance de nourriture et de soins, l'excès d'un travail prématuré, les maladies, en détruisant le surcroît, ne faisaient disparaître le profit Au surplus, comme toute autre, la production de l'homme tend à se proportionner à son débouché. Dans les pays où l'élève du bétail est la branche principale de l'industrie agricole, cette branche d'exploitation demandant moins de bras que la culture du blé, on observe une tendance moindre aussi à investir sous la forme d'un capital humain, le produit net soustrait à la consommation par l'opération de l'épargne.

Il en est de même dans les classes moyenne et supérieure, où la formation du capital humain exige des frais considérables d'élève et d'éducation, tandis que le débouché de ce capital se trouve artificiellement restreint par l'exclusion d'un grand nombre de métiers réputés inférieurs, dont l'exercice implique une déchéance. Dans ces classes, l'investissement du produit net sous la forme de capitaux humains se solde matériellement en perte. La production de cette sorte de capitaux y est déterminée seulement par la satisfaction d'un instinct physique et d'un sentiment moral. Mais cette satisfaction n'agit pour multiplier les capitaux humains qu'autant que la jouissance qu'elle procure, non seulement compense les sacrifices que coûte leur formation, mais encore dépasse celle de tout autre emploi du produit net. De là, la lenteur du mouvement de la reproduction des classes supérieures en comparaison des classes inférieures, qui s'est observée de tous temps, mais qui s'est encore accentuée depuis un siècle. Ce ralentissement devenu général chez tous les peuples appartenant à notre civilisation peut être attribué à plusieurs causes : 1° à l'accroissement des matériaux, partant des moyens de jouissance, que les progrès de l'industrie ont mis à la disposition de la consommation et qui ont fait, à mesure qu’ils se multipliaient, une concurrence plus active à l’épargne ; 2° à l'agrandissement extraordinaire que les mêmes progrès ont valu au débouché du capital investi dans les choses ; 3° à l'augmentation des frais qu'exige la formation du capital humain adapté à une industrie progressive.

C'est uniquement, avons-nous dit, l'appât d'un profit matériel qui déterminait le planteur, sous le régime de l'esclavage, à investir un capital sous la forme de cette machine vivante qu'était l'esclave. Ce profit consistait dans le produit net qu'il en tirait, car ce produit net lui appartenait comme celui du travail du boeuf, du cheval et de tout autre instrument de production, animé ou inanimé. Mais, de même qu'il pourvoyait à l'entretien et à la reproduction de son troupeau de boeufs ou de chevaux, il devait pourvoir aussi à ceux de son troupeau d'esclaves et reconstituer ainsi le capital investi sous cette forme. Si les résultats de la production à laquelle ce capital était appliqué demeuraient insuffisants, soit que la récolte du coton ou du sucre eût manqué ou se fût vendue à vil prix, il lui fallait combler le déficit et supporter la perte ; en revanche, - et c’était le cas ordinaire, - il recueillait la totalité du produit net et du profit de l'emploi de ce capital, moins le montant du pécule que les propriétaires intelligents accordaient à leurs esclaves pour les exciter à déployer pleinement leur activité productive.

La condition de l'homme libre diffère de celle de l'esclave en ce qu'il est propriétaire de son capital de forces productives. Ce capital lui a été légué gratuitement par ses auteurs, sauf le profit qu'ils ont pu tirer indûment de son emploi prématuré. Il est le maître d'en disposer et c'est à lui qu'en appartient le produit. Seulement, c'est à lui désormais qu'incombe la charge de la reconstitution de ce capital, c'est lui qui doit supporter les frais de son entretien et de sa reproduction, et chercher l'emploi de ses forces productives. Telles sont les charges que lui impose la liberté. Ces charges sont lourdes, et elles exigent la mise en oeuvre des facultés intellectuelles et morales qui constituent la capacité du gouvernement de soi-même. En revanche, l'homme libre peut, en remplissant les obligations que ce gouvernement lui impose, acquérir, par l'emploi de ce capital de forces productives, le profit qui allait auparavant aux propriétaires d'esclaves.

Mais sous le régime de la liberté comme sous celui de l'esclavage, la production exige la coopération du capital investi dans les choses avec le capital investi dans l'homme, et ses résultats se partagent entre eux. Avant d'examiner comment s'opère ce partage, voyons de quoi se compose le capital investi dans les choses.


V.

C'est seulement lorsque les agents productifs, personnel et matériel, engagés dans une entreprise ont été reconstitués par la consommation directe ou par l'échange des produits, lorsque les frais de la production sont couverts et qu'en sus de ses frais elle donne un produit net, que la création du capital devient possible. Elle s'opère, comme nous l'avons vu, par la soustraction d'une portion du produit net à la consommation actuelle. Cette portion ainsi épargnée se réalise communément sous forme de monnaie. C'est pourquoi on a attribué d'abord à la seule monnaie la qualité de capital, et l'on s'est imaginé qu'il suffisait d'en augmenter la quantité pour multiplier la richesse. Mais on a fini par s'apercevoir que la monnaie n'est qu'une des formes nombreuses sous lesquelles se présente le capital, et que la quantité en est naturellement limitée comme celle de tous les autres agents productifs ; qu'elle doit être proportionnée à la demande de la fonction particulière que remplit la monnaie. Suivant l'expression pittoresque d'Adam Smith, celle-ci n'est, en effet, autre chose qu'une machine à transporter les valeurs, une voiture. Or, si l'insuffisance de cette sorte de véhicule cause une gêne, un dommage à ceux qui ont des valeurs à transporter, la surabondance n'en est pas moins dommageable à l'industrie des voituriers, et l'une aussi bien que l'autre engendrent des crises qui retardent, en la troublant, la marche régulière de la production. On a donc reconnu que la monnaie n'est pas l'unique générateur de la richesse, et l'on a étendu la qualification de capital à l'ensemble des instruments et des matériaux engagés dans la production ou disponibles, en les distinguant, suivant leur nature, en capitaux immobiliers et mobiliers. On a toutefois établi une catégorie spéciale pour la terre, que l'on a désignée sous le nom d'agent naturel approprié, quoique rien ne la distingue des capitaux immobiliers, et qu'elle doive, comme eux, toute sa valeur aux opérations diverses, découverte, assurance de la sécurité, défrichement, etc., qui l'ont transformée en agent productif [1].

À ces capitaux investis dans les choses, les socialistes ont dénié le caractère de productivité. L'homme seul, disent-ils, travaille et produit. C'est, par conséquent, au travailleur seul que doit revenir la totalité des fruits de la production. Le capitaliste n'y a aucun droit. A quoi on peut répondre d'abord que l'emploi du capital exige la mise en oeuvre, sinon de la force physique, au moins des facultés intellectuelles et morales, c'est-à-dire un travail, une série d'efforts, qui exigent aussi bien que le travail physique une réparation appropriée à leur nature. On peut répondre encore que toute force en mouvement, qu'elle provienne d'êtres animés, de machines ou de matériaux quelconques, exécute un travail impliquant une dépense, une usure et exigeant une restitution ; que ce travail de l'espèce la plus haute à la plus basse, soit productif, il suffit, pour s'en convaincre, de comparer les résultats du travail de l'homme réduit à ses seules forces à ceux qu'il obtient avec l'auxiliaire des bêtes de somme, et des autres agents et instruments qu'il met en oeuvre pour produire. Les matériaux mêmes sur lesquels il agit accomplissent un travail productif en changeant de forme ou en traversant sous son impulsion l'espace et le temps. Bref, la production est le résultat d'un immense travail auquel coopèrent les forces que l'homme s'est assujetti en luimême et en dehors de lui-même. Et il y a lieu d'étendre la qualification de capitaux aux uns et aux autres, car le capital a la même origine, qu'il soit investi dans l'homme ou dans les choses. Il provient, dans les deux cas, de la soustraction à la consommation, actuelle d'une portion du produit net pour être réservée à la consommation future ou employée à l'acquisition des agents, instruments et matériaux de la production.

C'est l'aptitude à créer des capitaux, qui distingue l'homme civilisé du sauvage. Tandis que le sauvage ne ressent ni le besoin de pourvoir à sa consommation future, ni le besoin d'augmenter sa production pour satisfaire des besoins supérieurs qu'il n'éprouve pas, l'homme civilisé prévoit ses besoins futurs et désire augmenter son bien-être, en satisfaisant, d'une manière de plus en plus complète, les besoins nombreux et variés qui le sollicitent. Mais l'aptitude à créer des capitaux en vue de ces deux fins, présente des inégalités considérables, tant entre les nations qu'entre les différentes catégories d'individus dont elles se composent. Il y a des nations dans lesquelles l'esprit de prévoyance et le désir d'améliorer ses conditions d'existence sont développés à un haut degré, où, en conséquence, la production du capital est abondante. Aux premiers rangs de ces nations productrices de capitaux, il faut citer l'Angleterre, la France, la Suisse, la Hollande, la Belgique, les Etats de l'Est de l'Union américaine. L'abondance de la production des capitaux comme de toutes choses, ayant pour effet d'en abaisser le prix, ils s'exportent dans les pays où ils sont rares et chers, où la production en est plus restreinte, tant parce que la plus grande part, sinon la totalité de leur produit net, est absorbée par les besoins d'ostentation et les autres appétits vicieux de la classe dirigeante, à laquelle une législation de privilège permet de monopoliser le produit net, autant du moins qu'il peut l'être. D'un autre côté, même dans les pays où la production des capitaux est la plus abondante, la multitude y contribue moins que les classes supérieure et moyenne. Et comment en serait-il autrement ? Dans les couches inférieures de cette multitude la coopération de l'individu à la production ne lui rapporte, trop souvent, que juste de quoi pourvoir à ses frais d'existence et de reproduction, parfois même le laisse en déficit. Et lorsqu'il obtient une part de produit net, cette part est entamée plus profondément par les vices de l'intempérance, de l'incontinence, et autres, qu'elle ne l'est par les mêmes vices dans les classes supérieure et moyenne. Enfin, la pratique de l'épargne ne lui est-elle pas d'autant plus difficile et pénible, que sa part de produit net est plus faible ? Cependant la multitude a réalisé, malgré tout, en matière de prévoyance et d'économie un progrès manifeste, progrès attesté par l'accroissement général des dépôts aux caisses d'épargne et le développement des assurances sur la vie.

Nous ne connaissons que d'une manière approximative le montant de la production annuelle des capitaux, investis soit dans les hommes, soit dans les choses, mais l'accroissement extraordinaire de la population et de la richesse, dans les pays appartenant à notre civilisation peut en donner une idée.


VI.

Une entreprise de production quelconque, agricole, industrielle ou autre, ne peut se constituer et subsister qu'à la condition de rétablir dans leur intégrité les agents productifs qui y sont engagés et de donner, en sus, un produit net, lequel est la matière du profit.

Ce produit net, ce profit, répond, comme nous l'avons constaté plus haut, au mobile même de l'activité de l'homme, aussi bien que de tous les autres êtres vivants. Tout travail impliquant une dépense de force vitale, partant une sensation de peine, l'homme n'est excité à travailler que par l'espoir d'acquérir une jouissance ou une épargne de peine supérieure. S'il produisait pour lui-même, s'il était à la fois le producteur et le consommateur de ses produits, il recueillerait lui-même aussi la totalité de produit net ou du profit, - celui-ci d'autant plus grand que son travail aurait été plus productif. Il en jouirait comme consommateur, après avoir pourvu au rétablissement des forces qu'il aurait dépensées, des instruments et des matériaux qu'il aurait employés et usés comme producteur, mais l'homme civilisé ne produit qu'une faible partie, et le plus souvent même ne produit aucune des choses qu'il consomme. Chacun produit, ou, pour mieux dire, coopère à la production d'un article destiné à satisfaire l'un ou l'autre des besoins d'autrui et se procure, par l'échange, les articles propres à satisfaire les siens. En lui, le producteur est séparé du consommateur. Cependant, grâce à un merveilleux mécanisme que l'homme n'a point fait et qu'il lui suffit de laisser agir librement, les choses se passent comme si le producteur et le consommateur étaient demeurés réunis. Le consommateur rembourse au producteur le montant des frais de la production avec adjonction de la rétribution nécessaire pour le déterminer à produire.

Rappelons comment s'opère ce remboursement. Les producteurs ou les intermédiaires offrent leurs produits et demandent en échange aux consommateurs un produit qui leur sert à acquérir tous les autres, la monnaie. C'est en raison de la valeur qui y est contenue que les produits s'échangent. Or, la valeur se compose de deux éléments : un pouvoir dépensé, représentant une somme d'efforts et de peine, un pouvoir acquis, représentant une somme de réparations et de jouissance ou d'épargne de peine. C'est le premier de ces deux éléments seul qui intéresse le producteur. Il ne se préoccupe nullement de la satisfaction que son produit peut procurer au consommateur ; son unique but, c'est d'obtenir en échange de son produit une valeur qui couvre les frais que ce produit lui a coûtés et lui donne le profit le plus élevé possible. En revanche, c'est le second élément seul, l'utilité contenue dans la valeur du produit, qui intéresse le consommateur. De même que les producteurs ne se préoccupent point de la satisfaction que leurs produits procurent aux consommateurs, ceux-ci ne s'inquiètent pas davantage de savoir si ces produits couvrent ou non leurs frais et ne se font aucun scrupule de les payer moins qu'ils n'ont coûté. Car ni les uns ni les autres ne sont des philanthropes. Comment l'accord peut-il se faire entre ces deux intérêts opposés, sinon hostiles ? Il se fait par l'opération de deux lois naturelles, la loi de la concurrence et la loi de la valeur. Ces deux lois combinées agissent pour résoudre, - et cela de la manière la plus utile et la plus juste, - le problème de l'échange. Les producteurs apportent leurs produits où le besoin s'en fait le plus sentir, où ils sont le plus demandés par les consommateurs. Si les quantités apportées ne suffisent pas aux besoins la valeur des produits s'élève à un taux qui dépasse les frais de production et le profit nécessaire. Alors l'appât de ce profit surabondant attire de nouvelles quantités. A mesure que les besoins sont satisfaits, l'utilité diminue et la valeur baisse. Si elle descend au-dessous des frais de production et du profit nécessaire, l'apport se ralentit jusqu'à ce que le niveau soit rétabli. Et ce mouvement qui ramène incessamment la valeur de tous les produits et services au niveau des frais de production augmentés du profit nécessaire, s'opère dans une progression que nous avons ainsi formulée :

A mesure que la quantité d'un produit offert à l'échange augmente ou diminue en raison arithmétique, la valeur de ce produit s'abaisse ou s'élève en raison géométrique [1].

Sous l'impulsion de ces deux lois combinées, la valeur des produits tend donc continuellement à se fixer au taux nécessaire [2] pour rembourser au producteur ses frais de production avec adjonction du profit non moins nécessaire pour le déterminer à produire, ni plus ni moins. C'est toutefois à la condition que le milieu soit libre, qu'aucun obstacle naturel ou artificiel n'entrave l'opération régulatrice des lois de la concurrence et de la valeur. Enfin, sous l'impulsion des mêmes lois, les producteurs sont incessamment excités à perfectionner leur industrie et à diminuer leurs frais de production, afin d'augmenter leurs profits. Ils recueillent eux-mêmes le bénéfice de ce progrès jusqu'à ce que des progrès nouveaux supprimant le monopole temporaire des anciens, ce bénéfice aille au consommateur. C'est ainsi que tous les progrès qui ont augmenté et augmentent chaque jour la productivité de l'industrie humaine, sont recueillis par la généralité des consommateurs, c'est-à-dire par l'humanité tout entière.

Les mêmes lois naturelles qui agissent pour établir la valeur des produits au niveau des frais de production et du profit nécessaire déterminent le partage des résultats de la production entre les agents productifs.


VII.

Toute entreprise de production exige la coopération, dans une proportion déterminée par sa nature, d'un capital investi dans les choses. De tout temps, c'est aux propriétaires de celui-ci qu'a appartenu la direction des entreprises, et c'est à ce régime de production dite capitaliste que les socialistes attribuent l'asservissement et l'exploitation des travailleurs. C'est pourquoi ils veulent remettre aux ouvriers le gouvernement de la production, en subordonnant ainsi le capital au travail. En cela ils ne tiennent aucun compte des conditions naturelles d'existence des entreprises.

Sous n'importe quel régime, la production est exposée à des risques. Soit par l'incapacité de ceux qui les dirigent soit par toute autre cause, un contingent plus ou moins nombreux d'entreprises ne réussissent point à reconstituer leurs capitaux, elles les entament et se trouvent hors d'état de satisfaire à leurs engagements. La responsabilité de ces engagements incombe à leurs propriétaires et cette responsabilité ne peut être effective qu'à la condition de reposer sur une garantie réelle. Cette garantie, un capital investi dans les choses seul peut l'offrir, car il est seul réalisable. A moins de réduire en esclavage les propriétaires d'une entreprise en faillite, et de conférer aux créanciers de l'entreprise le pouvoir de les exploiter, de les louer ou de les vendre, leur responsabilité demeurerait purement illusoire. Mais de ce que la direction des entreprises appartient naturellement aux propriétaires du capital investi dans les choses, il ne s'ensuit nullement qu'ils puissent en monopoliser les profits.

La responsabilité des entreprises n'incombe toutefois qu'à une portion de ce capital, à celle qui en assume les risques et reçoit sa rétribution sous forme de profit, quand il s'agit d'une maison, de dividende quand il s'agit d'une société par actions. A ce capital dit d'entreprise s'en joint communément un second, un capital-obligations rétribué par un intérêt. Mais les rétributions de ces deux sortes de capitaux tendent continuellement à s'équilibrer, car si la différence entre le profit du capital-actions et .l'intérêt du capital-obligations dépassait la prime des risques ou demeurait en dessous, les capitaux disponibles se porteraient vers la destination la plus avantageuse jusqu'à ce que l'équilibre se trouvât rétabli. De même, dans un milieu libre où l'opération régulatrice des lois naturelles ne rencontre aucun obstacle, le profit ou le dividende de l'un de ces capitaux, l'intérêt de l'autre tendent toujours à s'abaisser au niveau des éléments constitutifs de la rétribution i nécessaire : compensation de la soustraction des produits à la consommation actuelle ou future, couverture des risques de leur emploi, et finalement rémunération de l'effort, travail intellectuel et moral, qu'exige l'emploi productif de tout capital.

Un économiste américain, M. Carver, a remarqué [1], et nous avons remarqué nousmême [2], qu'on ne constitue pas seulement un capital pour l'employer à la production mais encore pour le réserver à la consommation future. Dans ce cas, il doit demeurer toujours disponible. Si donc on l'engage dans une entreprise de production au lieu de le laisser inactif, il faut qu'il soit, toujours aussi, immédiatement réalisable ou qu'il fournisse une compensation pour le dommage que peut causer son indisponibilité. Or, en supposant qu'un progrès du mécanisme des entreprises rende le capital immédiatement réalisable et disponible, ne pourra-t-il pas être mis gratuitement au service de la production ? On fait observer à l'appui que la conservation d'un capital inactif comporte toujours des frais et des risques, qui peuvent égaler et même dépasser ceux de l'emploi d'un capital sous de sûres garanties. Et, conclut-on, la gratuité de ce capital n'emporterait-elle pas celle des autres ? Il en serait ainsi peutêtre si les capitaux réservés pour la consommation future suffisaient seuls à tous les emplois de la production, sinon ils recevraient simplement une rétribution égale à celle des autres.

Il n'en est pas moins vrai qu'un progrès réalisé dans le mécanisme des entreprises a rendu, dès à présent, possible l'élimination de cette portion de la rétribution du capital qui constitue la compensation de la privation afférente à son indisponibilité. Et cette élimination procure aux entreprises collectives à capital mobilisable un tel avantage sur les entreprises individuelles à capital immobilisé qu'elle assure leur prépondérance à venir, en abaissant, en même temps, le niveau naturel vers lequel gravite le taux courant du profit et de l'intérêt du capital investi dans les choses.


VIII.

Le capital investi dans l'homme a la même origine que le capital investi dans les choses.

L'un et l'autre proviennent de la soustraction à la consommation actuelle d'une portion du produit net de la production. Cette portion épargnée, cette épargne, peut recevoir deux destinations différentes : 1° Etre réservée pour la consommation future et demeurer inactive ; 2° Etre transformée en l'un ou l'autre des agents productifs dont la coopération est nécessaire à la production, et qui constituent le personnel et le matériel des entreprises. Le personnel aussi bien que le matériel nécessite une avance de capital. Cette avance consiste en frais d'élève, d'éducation et d'entretien, et elle est plus ou moins considérable selon la nature de la fonction du travailleur. Ceci apparaît clairement sous le régime de l'esclavage. Le propriétaire d'esclaves emploie un capital à l'élève ou à l'achat de cette sorte de bêtes de somme, et un autre capital à pourvoir à leurs frais de nourriture et d'entretien. Ces deux capitaux doivent être reconstitués, avec un profit aussi élevé que possible, et il n'en est pas autrement sous le régime de la liberté du travail.

Mais il y a cette différence entre les deux régimes que l'ouvrier libre est propriétaire de son capital de forces productives et qu'il peut, en conséquence, participer aux profits de la production tandis que l'esclave ne recevait que le minimum de subsistance qui lui était strictement nécessaire. En revanche, l'ouvrier libre, toujours à la différence de l'esclave, est obligé de pourvoir lui-même à la reconstitution de ses forces productives. Or, la grande majorité, on pourrait dire même la presque généralité des ouvriers ne possèdent point les ressources nécessaires pour attendre que les produits des industries auxquels ils coopèrent soient réalisés et encore moins pour supporter les risques attachés à toute industrie. Il faut donc que la part qui leur revient dans ces produits leur soit avancée et assurée. Il en était ainsi sous le régime de l'esclavage : vis-à-vis de ses esclaves, le propriétaire d'une entreprise de production quelconque remplissait le rôle de banquier et d'assureur. Il en est ainsi encore sous le régime de la liberté du travail, seulement avec cette différence capitale, dont les socialistes se gardent bien de tenir compte, que le propriétaire d'esclaves fixait à son gré le taux de l'intérêt de l'avance et de la prime des risques, tandis que ce taux est librement débattu entre l'ouvrier et l'employeur. La situation de l'ouvrier à cet égard est exactement la même que celle du capitaliste qui engage son capital dans une entreprise, sous la forme d'obligations, et reçoit une rétribution fixe sans attendre que le produit soit réalisé et sans courir les risques de sa réalisation. Cette avance et cette assurance que l'obligataire paie au prix du marché se déduit de sa part des résultats de la production et constitue la différence entre le taux général des profits ou des dividendes du capital-actions, et le taux général de l'intérêt du capital-obligations. Et, comme nous l'avons remarqué, le plus grand nombre des capitalistes, même les plus capables d’attendre la réalisation des produits et d’en supporter les risques, préfèrent l'obligation à l'action. D'où nous pouvons conclure qu'en admettant que les ouvriers eussent comme les capitalistes les moyens d'attendre les résultats et de supporter les risques de la production, le plus grand nombre d'entre eux continueraient de préférer une rétribution fixe et assurée, un salaire, à une part éventuelle et aléatoire dans les bénéfices.

Si le régime de la liberté du travail n'a pas porté tous les bons fruits que ses promoteurs en attendaient, si la condition de la multitude des travailleurs ne s'est pas améliorée dans la mesure des progrès de l'industrie, cela ne tient donc pas, comme le prétendent les socialistes, à la forme de leur rétribution, et la suppression du salaire ne serait pas plus avantageuse aux ouvriers que celle de l'obligation aux capitalistes. C'est à de tout autres causes qu'il faut attribuer les mécomptes que le régime de la liberté a laissés aux émancipés de la servitude ; ces causes résident, au moins pour une forte part, dans les obstacles que rencontre l'opération des lois naturelles de la concurrence et de la valeur dans le partage des résultats de la production entre le capital investi dans l'homme et le capital investi dans les choses.


IX.

Mais que le capital investi dans les choses doive avoir sa part dans le produit net de la production, soit sous forme de profit, de loyer ou d'intérêt, que cette part ne consiste point « en une partie du produit du travail d'autrui acquise en abusant de la situation précaire des ouvriers », cela ressort clairement de l'analyse du mobile qui excite l'homme à produire. On produit en vue d'obtenir une rétribution, une jouissance ou une épargne de peine supérieure à la dépense de forces et de peine que la production a coûtée, c'est-à-dire en vue d'un profit. Ce profit, le producteur le tire du produit net et en jouit par la consommation. Pour qu'il se décide à soustraire à sa consommation actuelle ou future une portion de son produit net, il faut donc que cette portion soustraite, épargnée, lui procure une satisfaction au moins équivalente à celle qu'il obtient de l'une et qu'il attend de l'autre. Sinon, il ne trouverait non seulement aucun profit à la transformer en capital mais il subirait une perte, celle du travail et de la peine qu'il a dépensée pour la produire. La rétribution de cette dépense de travail et de peine apparaît ainsi comme le premier élément constitutif de l'intérêt. Le second consiste dans la couverture des risques dont le capital investi dans les choses à la charge exclusive, et le troisième, dans le salaire du travail intellectuel et moral qu’exigent sa conservation et son emploi utile. C'est vers l'ensemble de ces frais nécessaires que gravite incessamment sous l'impulsion des lois naturelles de la concurrence et de la valeur, le taux courant de l'intérêt du capital.


Notes

III. [1] Notions fondamentales d'économie politique, chap. IX. La part du capital personnel.

V. [1] Notions fondamentales d'économie politique, chap. IV. La production de la terre.

VI. [1] Cours d'économie politique, 3e leçon. La valeur et le prix.

VI. [2] Ce taux, c'est le prix qu'il ne faut pas confondre avec la valeur. La valeur est un pouvoir. Le prix est un rapport, rapport entre la valeur des quantités de deux produits au moment où ils s'échangent,et, dans la pratique ordinaire, entre la valeur de la quantité d'un produit et celle de la quantité de monnaie contre laquelle il s'échange.

VII. [1] Carver, dit M. de Boehm Bawerk, part de cette conception très exacte que de grandes quantités de biens actuels seraient encore mises de côté pour l'avenir par leurs possesseurs dans le cas où ceuxci n'auraient pas le moindre intérêt en perspective ; et même s'ils devaient payer quelque chose pour leur conservation. (Boehm Bawerk. Histoire critique des théories de l'intérêt du capital, trad. de Joseph Bernard, t. II, p. 22)

VII. [2] Lettre sur le prêt à intérêt. Journal des Economistes. N° du 15 juin 1849.


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