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==Vers la guerre==
Tant qu’un pays conserve une forte productivité grâce à l’étendue de ses ressources et au travail et à l’industrie de ses habitants, il peut absorber des doses modérées de collectivisme. La production des richesses n’atteint pas son plein rendement, mais il reste une marge de sécurité. Il y a cependant des pays dont les ressources naturelles sont maigres, qui ont une population croissante persuadée qu’elle a le droit et le pouvoir d’obtenir, par l’intervention de l'Etat, une amélioration de ses conditions d’existence. Dans ces pays, la contradiction entre les espérances populaires croissantes et la diminution incessante de la production à l’intérieur comme à l’étranger, a provoqué une crise sociale profonde.
C’est le cas des nations « pauvres », qui se considèrent comme des peuples prolétaires, victimes de l’injustice du sort. C’est chez elles que le système universel du collectivisme graduellement cumulatif a atteint son point culminant. C’est chez elles que le collectivisme a cessé d’être progressif, démocratique et pacifique, et s’est entièrement militarisé. Ce sont les menaces d’agression de ces sociétés collectivistes armées qui ont obligé leurs voisins à adopter un militarisme défensif. Ce système international démontre non seulement que dans une nation déterminée le collectivisme total équivaut au militarisme total, mais encore qu’un monde qui s’est abandonné au collectivisme doit nécessairement sombrer dans le militarisme.
Nous voilà au bout de la route. Après le siècle du libéralisme, pendant lequel on avait oublié jusqu’à la notion de guerres de suprématie, le monde est de nouveau engagé dans l’enchevêtrement des défis que se lancent les grandes puissances. Une fois de plus les hommes sont prêts à lutter pour le pouvoir suprême, car ils se sont remis à croire que l’exercice du pouvoir peut améliorer leur sort.
==Les deux philosophies du nationalisme==
Il est assez significatif que la tendance des peuples à s’amalgamer en vastes unions politiques ait atteint son point culminant entre 1860 et 1870. C’est à cette époque que l’Union Américaine est sauvée, que se réalisent l’unité italienne et l’unité allemande, que l’empire danubien prend la forme qu’il a conservée jusqu’en 1918, que le Canada se constitue en fédération et que la confédération britannique voit le jour. Mais le mouvement vers l’unification s’arrête après 1870.
On suppose généralement que toutes les vraies « nations » avaient alors déjà réalisé leur unité. Mais il y a un certain nombre de raisons de croire que c’est là non pas une véritable explication, mais un raisonnement ‘’a posteriori’’. Ce raisonnement part du principe que l’amalgame des peuples en unions de plus en plus grandes dépend d’affinités essentielles de langage, de culture, d’homogénéité ethnique et de tradition historique, en d’autres termes qu’il faut qu’une conscience nationale existe avant que l’unité nationale puisse se faire.
Mais si nous étudions les unifications qui se sont réalisées jusqu’à 1870, nous constatons que dans un grand nombre de cas importants, une solide union politique a précédé l’apparition d’une solide conscience nationale. C’est le cas des Etats qui ont constitué les Etats-Unis, des cantons qui ont constitué la Confédération helvétique, de l’union des Flamands et des Wallons dans l'Etat belge. Nous voyons de plus qu’à cette époque, l’union politique ne dépendait pas de l’homogénéité ethnique ni culturelle. Au contraire, des peuples différents par le langage, l’origine ethnique, la religion et l’histoire politique ont passé outre à leur particularisme et réalisé leur union politique.
Chose plus significative encore, c’est vers 1870 qu’apparaît une tendance centrifuge, et depuis soixante ans le principe de nationalité a été invoqué non pour unir, mais pour diviser. Selon la notion du nationalisme en honneur avant 1870, le mouvement d’unification était loin d’être terminé. L’union politique de la Belgique avec la Hollande, des Etats scandinaves, des Etats balkaniques, des républiques de l’Amérique centrale, par exemple, n’étaient pas plus inconcevables aux yeux des anciens nationalistes que l’union de la Prusse avec la Bavière, du Piémont et des Etats pontificaux, des Flamands et des Wallons, des Allemands, des Français et des Italiens de Suisse. Mais ces unions possibles ne se sont pas réalisées. Au contraire, un grand nombre d’unions existantes se sont dissociées. La Norvège et la Suède se sont séparées ; il y a cinq Etats successeurs dans le bassin du Danube, et six sur les marches occidentales de l’ancien empire russe. De plus, la tendance centrifuge est très forte même lorsque l’union existante n’a pas en fait été rompue : il y a le séparatisme des Flamands en Belgique, des Croates en Yougoslavie, des Allemands et des Slovaques en Tchécoslovaquie, des Ruthènes en Pologne, des Catalans en Espagne.
La philosophie du nationalisme a, pendant cette période, subi une transformation curieuse. A l’origine elle exigeait l’abolition du particularisme des Etats minuscules ; depuis elle est devenue le principe justificateur du particularisme. Le nationalisme soutenait autrefois les mouvements tendant à liquider les conflits d’appartenance : aujourd'hui il provoque les sentiments destinés à accentuer le séparatisme. Ainsi, cependant que les représentants intellectuels de l’idéologie nationaliste courante s’imaginent continuer la tradition de Washington et de Hamilton, de Cavour et de Bismarck, ils l’ont en réalité renversée. Ils ne se sont pas rendu compte que l’ancien nationalisme s’efforçait d’établir l’unité entre les particularismes en cultivant une conscience commune, alors que le nationalisme actuel souligne un particularisme de plus en plus exclusif. Alors que l’ancien nationalisme a servi de support aux unions politiques, le nouveau nationalisme est un agent de désunion.
Il y a donc une profonde différence entre ces deux philosophies nationalistes, celle du nationalisme inclusif, et celle du nationalisme exclusif. Sous la première, on invoqua d’abord un sens général assez vague de la nationalité pour réaliser l’union politique. Puis, lorsque les bienfaits de l’union se furent manifestés, le sentiment de la nationalité commune se trouva considérablement renforcé. Il n’y a qu’à lire les adjurations anxieuses de Washington dans son message d’adieux pour se rendre compte qu’il était très peu sûr que les gens se sentiraient Américains, et non pas Virginiens. Les idéologues modernes du nationalisme, dont les idées fondamentales sont protectionnistes, collectivistes et autoritaires, ont oublié que lorsque les Anglais, les Français, les Américains, les Allemands et les Italiens réalisèrent leur unité politique, leur sens de la nationalité était encore fort peu développé. Ne voyant pas le vigoureux sens national qui s’est développé ‘’à l’intérieur’’ de ces unités et comme leur conséquence, ils croient très fort que seuls doivent ou peuvent être réunis politiquement les hommes qui ont déjà impérieusement conscience d’être une nation.
Ils ont mis l’histoire sens dessus dessous. Ils prétendent que les hommes ne peuvent mener une vie politique commune que s’ils ont un fort sentiment national, alors que la fusion d’innombrables tribus errantes en nations n’est explicable que si l’on admet que le sentiment national se développe par l’expérience d’une vie heureuse en commun. En considérant le nationalisme comme la condition préalable et non comme la conséquence de l’union politique, les nationalismes modernes ont donné au monde une doctrine qui divise l’humanité en communautés toujours plus petites.
Chose remarquable, le nationalisme créateur de grandes unions politiques a atteint son apogée dans l’intermède entre la chute des idées mercantilistes et leur renaissance. La période qui s’est écoulée de 1776 à 1870 environ a été l’âge d’or du libre-échange et de l’émancipation dans tout le monde occidental. A cette époque, la passion réformatrice de l’homme portait uniquement sur l’abolition des privilèges, la suppression des contraintes, la restriction de l’autorité de l'Etat. Les hommes étaient profondément convaincus que c’était par l’émancipation, et non pas en faisant des plans et des règlements, que l’humanité parviendrait le plus sûrement à accomplir ses destinées. C’est dans ce siècle d’ingérence politique décroissante qu’un si grand nombre de grandes unions politiques se sont réalisées.
Mais vers 1870, lorsque commença la réaction contre le libre-échange, le mouvement vers l’unification politique se trouva arrêté, puis renversé. Il y a une correspondance frappante entre la montée de la philosophie libérale et l’unification politique d’une part, entre le renouveau de l’autoritarisme et la désunion politique de l’autre. Il s’agit de savoir si c’est là une simple coïncidence ou s’il y a un rapport de cause à effet.
De nombreux exemples montrent que c’est l’accroissement de l’autoritarisme gouvernemental qui divise, et sa diminution qui unit. La révolution américaine a eu lieu au point culminant du régime mercantiliste<ref>Ce fut dans la même année 1776 que parut ‘’La Richesse des nations’’ d’Adam Smith. La rébellion américaine a puissamment illustré les vérités qu’il enseignait. </ref>, et les colons exposant leurs griefs dans leur Déclaration d’Indépendance, disaient en substance qu’un gouvernement absentéiste les exploitait au moyen de lois de restriction et de discrimination, que le roi George III avait établi « une tyrannie absolue sur ces Etats… interrompant notre commerce avec toutes les parties du monde ». Ce fut l’accumulation de ces griefs qui conduisit à la « séparation ». Ensuite ce fut la discorde des Etats séparés, dont chacun exerçait sa propre souveraineté, qui mena à leur union.
Si nous examinons les pouvoirs expressément accordés au nouveau gouvernement national, et ceux qui lui étaient expressément refusés, nous voyons que les libéraux qui rédigèrent la Constitution étaient entièrement inspirés par la conviction que d’une part la fédération était un remède au particularisme vexatoire des Etats souverains, et que d’autre part l’union ne pourrait se maintenir que si elle était elle-même un souverain strictement limité. C’est ainsi que parmi les pouvoirs expressément accordés au Congrès nous trouvons celui de réglementer le commerce extérieur et le commerce entre Etats, ce qui était une excellente précaution contre l’adoption d’une politique mercantiliste par les Etats séparés ; nous trouvons aussi le pouvoir « de battre monnaie et d’en régler la valeur », d’établir des règles uniformes sur la faillite. Il est évident qu’on voulait par là instituer le libre-échange entre tous les Etats de l’Union, et supprimer tous les obstacles dus à la diversité des tarifs douaniers, des systèmes monétaires, et des législations commerciales. Pour être certain que les Etats ne deviendraient pas, chacun pour son compte, de petits souverains mercantilistes, on leur interdit explicitement « de mettre aucun impôt ou droit sur les importations ou exportations » dans l’intérêt d’une politique économique individuelle<ref>Art. I, Sec. 10, par. 2. Un Etat peut les instituer « s’ils sont absolument nécessaires pour appliquer les lois d’inspection », mais le produit net doit être versé au Trésor, et « toutes ces lois doivent être soumises à la révision et au contrôle du Congrès ».</ref>. Puis, dans le Bill des Droits, qui était la condition de la ratification, le gouvernement fédéral à son tour se voyait expressément refuser les pouvoirs que l’on considérait alors comme des instruments de tyrannie. En un mot, l’union était un moyen d’affranchir le peuple de ce que nous appellerions aujourd'hui le totalitarisme des Etats isolés ; le gouvernement fédéral recevait le pouvoir de maintenir la liberté du commerce et des relations, et on lui refusait le pouvoir d’établir un régime autoritaire. Il n’est d’ailleurs pas entièrement hors de propos de rappeler que le conflit qui devait mettre en péril l’existence de l’Union avait son origine dans l’exercice de la contrainte politique en vue de maintenir et de développer l’esclavage.
L’histoire américaine offre par conséquent des arguments en faveur de la thèse selon laquelle il y a un rapport étroit entre la réduction de l’autorité de l’Etat et le développement de l’unité politique. On pourrait trouver encore un grand nombre d’autres exemples historiques. On a souvent démontré, par exemple, que l’extension de la monarchie nationale en Angleterre et en France avait reçu un appui considérable des peuples qui cherchaient à s’affranchir de la tyrannie intime des petits princes et des féodaux locaux ; on sait que l’unification de l’Allemagne et de l’Italie a été le résultat d’une série d’expériences d’unions douanières, monétaires et autres, qui représentaient une tendance à l’affranchissement à l’égard des autorités locales. On peut aussi noter que les empires des Habsbourg et des Romanoff, qui avaient les gouvernements les plus compliqués, les plus centralisés et les plus bureaucratiques de tous les Etats du monde occidental se sont effondrés pendant la grande guerre ; et tous deux ont été démembrés.
==Le collectivisme élément de dissociation==
Mais ces exemples, pour suggestifs qu’ils soient, ne sont pas des preuves. Pour démontrer que l’autoritarisme divise et que le libéralisme unit, il faut aller chercher une explication plus loin que dans des exemples historiques épars. Ce n’est qu’une fois que l’on a compris les raisons que les exemples deviennent convaincants.
Si nous prenons l’exemple le plus simple d’application du principe autoritaire, à savoir un tarif douanier protecteur, ne n’avons qu’à nous demander si quelqu'un s’intéresserait à une muraille douanière qui entourerait à une hauteur uniforme toutes les puissances commerciales du monde. Supposons que l’Empire britannique, l’Allemagne, le Japon ; la France et les Etats-Unis aient un tarif douanier commun contre le reste du monde, et qu’aucune barrière douanière ne sépare ces pays les uns des autres. N’est-il pas évident que les protectionnistes de chacun de ces pays diraient que le tarif ne leur donne aucune protection ? Ils réclameraient, afin de rendre cette protection efficace, la division du territoire en régions protégées par un tarif national.
On voit comment, à force d’utiliser le pouvoir politique pour diriger les affaires des hommes on les oblige à se grouper en communautés séparées de plus en plus petites. Car la protection ne vaut quelque chose que dans la mesure où elle est exclusive<ref>La véritable raison pour laquelle on a accordé leur indépendance aux îles Philippines a été le désir de certains intérêts américains de mettre les Philippins de l’autre côté de la barrière douanière.</ref>. Si elle ne crée pas un privilège spécial, elle ne sert à rien. C’est ainsi que sur un territoire aussi vaste que celui des Etats-Unis, le tarif national à lui seul n’a jamais donné une protection suffisante à ceux qui veulent obtenir le contrôle plus ou moins exclusif de certains marchés. Ils ont complété le tarif périphérique par des tarifs intérieurs réalisés au moyen de taux de transports, de procédés comme le « ‘’Pittsburg plus’’ »<ref>Quel que fut le lieu de production, les prix de vente des aciéries américaines étaient basés à l’origine sur le prix de Pittsburg, plus le coût du transport par voie ferrée.</ref>, de conventions de monopoles, de règlements sanitaires locaux, etc. Le bénéficiaire d’un monopole qui veut exclure un concurrent est généralement obligé de se retirer dans une citadelle plus petite et mieux défendue. Plus le territoire est vaste, plus le monopole sera précaire, et plus ses avantages seront dilués.
C’est pourquoi il est plus facile de mettre en application une législation sociale dans de petits Etats que dans des grands. C’est pourquoi les partisans de ces mesures sont généralement opposés, non seulement à la liberté du commerce international, mais encore à l’autonomie locale à l’intérieur d’un territoire libre-échangiste aussi vaste que les Etats-Unis, où, comme le dit M. Beard, « des régions jadis industrielles et prospères ont été ruinées par la migration en masse des capitaux vers des régions où la production est la moins chère, le niveau de vie le plus bas, la main d'œuvre non syndiquée et plus facilement soumise aux employeurs, la législation sociale inexistante, les enfants exploités, la durée du travail plus longue, et d’une façon générale où règne l’indigence sociale »<ref>Op. cit., p. 78.</ref>. La conséquence logique de cet argument serait d’établir un tarif prohibitif autour de tout centre industriel existant aux Etats-Unis, ou bien encore de passer une loi nationale interdisant aux Etats « arriérés » d’entrer en concurrence avec les industries des régions plus « avancées ». M. Beard a le courage de ses convictions. Il reconnaît que lorsque l’autorité fixe les prix au-dessus du niveau du marché, il faut réduire le territoire économique afin d’exclure la concurrence. Ce principe a été consacré par le ‘’National Industrial Recovery Act’’ de 1933, grande mesure collectiviste qui envisageait l’organisation de l’industrie américaine par un système de codes réglementant dans tous les détails la production, les prix et les conditions de travail. L’essentiel de la conception était d’accorder à chaque industrie codifiée un monopole à peu près complet sur l’ensemble du marché américain, et de lui faire ainsi réaliser des bénéfices permettant de payer de hauts salaires. Mais pour protéger le monopole, il fallait exclure la concurrence. C’est pourquoi les codes les plus « avancés » ont mis obstacle à la création de nouvelles entreprises et à l’adoption de nouveaux procédés ; et l’ensemble du système fut ensuite protégé, non pas par un simple tarif douanier, mais par la possibilité de prohiber absolument toute importation.
La réglementation étatiste croissante ne peut conserver son efficacité que sur un territoire de plus en plus exclusif. C’est pourquoi le socialisme international, rêve du début du XIXe siècle, a fait place au national-socialisme, cauchemar du XXe siècle. Les collectivistes de tout genre, socialistes de la IIe Internationale, communiste de la IIIe, fascistes avec leurs congrès internationaux, démocrates faiseurs de plans, peuvent s’acclamer les uns les autres par-dessus les frontières, et échanger des brochures, des résolutions et des propagandistes, mais le but inévitable de tout collectivisme reste la collectivité isolée et autarcique. Ce n’est pas que les hommes soient incapables de fraterniser ; c’est parce qu’un régime autoritaire ne peut pas ne pas être exclusif. Les grandes autocraties militaires des XVIIe et XVIIIe siècles étaient des Etats mercantilistes soumis à un gouvernement absolutiste ; les Etats mercantilistes les plus enrégimentés du XXe siècle sont des autocraties militaires.
Les collectivistes réalistes, authentiques, Staline, Mussolini, Hitler, sont des collectivistes nationaux. L’internationale auquel les idéalistes du socialisme et du communisme se cramponnent est, comme l’ont proclamé Mussolini et Hitler, un vestige du libéralisme du XIXe siècle. Il a conservé sa foi dans le développement supra-national du commerce, des arts, et de la personnalité humaine. Ce résidu d’une nostalgie de la fraternité est, comme Staline l’a démontré, un instrument utile de la politique extérieure russe, lorsqu’il n’est pas un véritable fléau intérieur.
L’exercice croissant du pouvoir souverain constitue dans la société une force centrifuge. Le collectivisme avance vers l’autarcie, les Etats totalitaires vers l’isolement. L’inverse de cette règle est que l’émancipation, l’abolition des privilèges et des contraintes, favorisent l’union politique, et que les grandes collectivités doivent être gouvernées d’une main légère ; que la liberté croissante du commerce et des relations dans un Etat lui permettent de participer de plus en plus à la vie commune de l’humanité. Car faire diriger les affaires humaines par l’Etat équivaut en dernière analyse à les soumettre à la force brutale : en dernier ressort, ce qui sanctionne la loi c’est le pouvoir qu’a l’Etat de contraindre ou d’interdire sous peine de mort. Ce pouvoir ne peut être invoqué que s’il est capable de s’exercer. Il ne peut s’exercer que s’il est impossible de le défier. Plus le roi publie de décrets, moins ils ont d’effet, et plus est grand le nombre de ceux qui seront disposés à leur résister et capables de le faire. C’est pourquoi au fur et à mesure que l'Etat complique et aggrave ses interventions, il doit restreindre le ressort de sa juridiction.
Lorsque la politique est autoritaire, on va vers des monopoles de plus en plus exclusifs mais de moins en moins étendu, vers des Etats plus autocratiques mais plus particularistes. On se détourne d’un idéal de larges unions politiques de plus en plus liées, au sein d’une économie mondiale, par des échanges artistiques, scientifiques et commerciaux croissants. Les hommes sont refoulés vers le conglomérat d’Etats mesquins, exclusifs, tyranniques et belliqueux que nos pères avaient espéré de plus jamais revoir.
==L’impérialisme prolétarien==
Nous avons vu que le peuple a pris l’habitude de croire que l'Etat a le pouvoir d’améliorer ses conditions d’existence. L'Etat a réagi à cette croyance en prenant des mesures collectivistes qui ont eu pour effet de restreindre les possibilités de développement économique et de diminuer le rendement de la production. Il devait nécessairement en résulter une aggravation des conflits sociaux. Cette aggravation a naturellement été moins intense dans les Etats disposant d’une plus grande marge de sécurité, et d’un surplus considérable dont on pouvait modifier la répartition en vue de satisfaire les espérances populaires. Mais les pays comme l’Allemagne et l’Italie, surtout après leur appauvrissement consécutif à la guerre, ne possédaient pas une marge de sécurité suffisante, et une lutte de classes intense s’y développa. Cette lutte fut atténuée pendant quelques années par des emprunts à l’étranger qui représentaient en fait des subventions accordées par les nations les plus riches sur leur superflu. Mais lorsque ces subventions furent interrompues, la lutte reprit et redoubla.
Dans ses phases initiales, elle apparaît comme une lutte de classes conforme au modèle marxiste. Mais elle s’en écarte par ses origines et son issue. Il est vrai que les masses ont essayé de s’emparer des biens des grands propriétaires fonciers et des grands industriels capitalistes. Mais cette attaque fut repoussée et battue par une insurrection armée qui se termina par un coup d’Etat. La formule marxiste n’explique pas pourquoi, au moment décisif, les masses ont perdu leur confiance dans le socialisme. Car en Allemagne comme en Italie, le fascisme, quelle que soit la mesure dans laquelle les propriétaires et les grands industriels l’ont financé et inspiré, a acquis un grand nombre d’adhérents dans la masse de ceux qui, conformément à la doctrine marxiste, auraient dû rejeter le fascisme et adhérer au communisme.
Cet événement s’explique, je crois, si l’on se rend compte que les masses italiennes et allemandes n’auraient pas pu améliorer leur situation en s’emparant des ‘’latifundia’’ et des usines, et qu’au contraire, ce faisant, elles n’auraient pu qu’aggraver leur misère. Car il n’y avait pas entre les mains des riches une quantité substantielle de richesses susceptibles d’expropriation. Le revenu national total était si maigre qu’une répartition plus égale n’aurait même pas théoriquement représenté une grosse différence. Mais surtout, le revenu existant dépendait essentiellement, non pas des richesses naturelles du pays, mais d’une économie extrêmement délicate et précaire du travail, de la technique, du crédit et de l’organisation. Ceux qui s’emparaient d’une usine se rendaient bientôt compte qu’ils n’avaient pris qu’une masse inerte de briques et d’acier, et que cette propriété capitaliste n’était capable de produire du revenu que dans la mesure où elle faisait partie d’un système de crédit et de commerce internationaux qui cessait d’exister à partir du moment où les directeurs et administrateurs avaient été chassés. Ceux qui essayaient d’être plus modérés et s’efforçaient d’exproprier par des méthodes juridiques les actionnaires, les créanciers et les administrateurs de ces entreprises découvraient que loin de gagner quoi que ce soit, ils mettaient au contraire en péril la productivité des industries. Le mouvement socialiste était capable de faire stopper la machine industrielle ; il n’était pas du tout prouvé qu’il pût augmenter le rendement de la machine dans l’intérêt du peuple. 
Le socialisme a échoué en Europe centrale parce qu’il cherchait à s’emparer d’un ordre capitaliste déjà presque totalement appauvri. Dans un capitalisme riche, possédant un large surplus, on peut re-distribuer une certaine quantité de richesses ; mais un capitalisme pauvre, comme celui de l’Allemagne d’après-guerre, n’a presque pas de réserves dans lesquelles on puisse puiser. Lorsqu’on essaie de les trouver, soit par des méthodes juridiques soit par l’action directe, on trouve non pas des plus-values, mais les éléments du capital, et les profits minima sans lesquels la production capitaliste ne peut pas continuer. Or c’est dans les classes moyennes que l’on recrute les directeurs et administrateurs, et c’est l’épargne de la classe moyenne qui est plus ou moins directement investie dans les entreprises capitalistes. Lorsqu’on veut financer l’assistance sociale aux pauvres part l’impôt ou l’inflation, c’est sur les revenus et l’épargne de ces classes moyennes que l’on prélève. On comprend dès lors pourquoi, dans ces pays pauvres, le socialisme a provoque une révolution des classes moyennes. Lorsque l’industrie se trouvait paralysée par les grèves et les lois d’expropriation, le fonctionnaire industriel de la classe moyenne perdait sa place, voyait son épargne investie mise en péril et son niveau de vie abaissé par la hausse des prix, l’augmentation des impôts et la dévaluation de la monnaie. Il se rendait compte que dans un pays pauvre, le socialisme, même démocratique et progressif, ne signifie pas simplement la re-distribution des profits du capitalisme ; il signifie la paralysie graduelle du capitalisme, et si on le mène assez loin, sa destruction totale, et l’abaissement de toute la collectivité à un niveau prolétarien.
C’est ainsi que les classes moyennes en vinrent à se rendre compte que leur pays (c’est d’ailleurs vrai de tous les pays) avait surtout et a encore besoin, non pas d’une nouvelle répartition, mais d’une plus grande production de richesses. Une fois qu’elles eurent compris cette vérité, comme la situation était désespérée et la lutte parvenue à son point critique elles furent disposées à suivre les chefs qui leur promettaient d’écraser un mouvement qui paralysait la capacité productive de la nation.
C’est ainsi que le fasciste des classes moyennes devint passionnément antimarxiste. Mais arrivé là, et se rendant compte que le seul remède consistait en un accroissement de la production des richesses, il se heurta à un fait brutal : les matières nécessaires à cet accroissement n’existaient pas à l’intérieur des frontières, et les marchés mondiaux sur lesquels il aurait dû pouvoir gagner l’argent nécessaire à l’achat de ces matières étaient très réduits ou même tout à fait fermés. C’est alors qu’il devint non seulement antisocialiste, mais agressivement nationaliste. Car il se voyait la victime d’un encerclement économique, et croyait qu’il serait suffoqué s’il ne parvenait pas à le percer.
Par la terreur, la censure, et la propagande, les chefs fascistes inculquèrent aux masses l’idée que leurs vrais ennemis étaient non pas les classes privilégiées de l’intérieur, mais les nations privilégiées de l’étranger. La transition est très facile de la psychologie de lutte des classes à la psychologie de guerre nationaliste. L’appel fasciste combine les émotions du patriotisme avec les revendications prolétariennes. Les socialistes deviennent nationaux-socialistes. La lutte des classes se transforme en guerre internationale. Le peuple, entraîné par la lutte de classes à s’entendre appeler aux armes pour combattre pour ses droits et pour l’amélioration de ses conditions d’existence, s’entend dire par les fascistes qu’il doit continuer à combattre, non pas comme un traître dans la lutte de classes, mais comme un patriote pour la cause nationale. Il n’a pas besoin de cesser d’aimer son pays, comme les socialistes internationalistes orthodoxes. Il peut avoir pour chefs, non plus de simples ouvriers et des agitateurs, mais les gens les plus huppés du pays, des princes, des généraux et de grands messieurs. C’est une lutte de classes de luxe, avec tout le cérémonial et l’apparat qui rassurent les humbles et les timides. Une fois fascistes, ils n’ont plus besoin de lutter sur les barricades, en bandes solitaires et impuissantes, contre la police et contre des troupes dont ils connaissent l’armement meurtrier. Certes ils se rendent vaguement compte qu’ils seront plus tard obligés de se battre dans les tranchées, mais ils croient au moins que la lutte ne se déroulera pas devant leur propre porte. En outre, le plus lourd de la lutte sera supporté par de très jeunes hommes, dont le courage aura été entraîné à la caserne, et non par des hommes mûrs au sortir de meetings socialistes.
Ainsi, sous le fascisme, le prolétariat devient impérialiste et l’impérialisme devient prolétarien. La nation, militairement organisée, se prépare à lutter contre les nations qu’elle considère comme les propriétaires, les accapareurs, les possesseurs privilégiés de territoires riches, de ressources naturelles, et des principales voies de communication du monde. Le communisme et le fascisme ne se ressemblent pas seulement par leurs méthodes de gouvernement ; ils ont au fond les mêmes fins. Lorsque les richesses naturelles existent à l’intérieur des frontières nationales, comme en Russie, l’agression prolétarienne est intérieure ; lorsqu’elles n’existent pas à l’intérieur des frontières, comme en Italie et en Allemagne, l’agression prolétarienne est nationalisée. On la tourne vers l’extérieur, vers l’étranger, vers la conquête des colonies et des territoires des voisins plus pacifiques mais plus riches.
C’est ce qui explique un phénomène par ailleurs incompréhensible, celui de l’alignement de la Russie communiste avec les nations qui s’arment pour se défendre. Les communistes russes se sont rendu compte qu’ils n’ont pas besoin de conquêtes parce que la Russie possède des ressources naturelles largement suffisantes. C’est pour cela, et non pas parce que les communistes sont pacifistes, que la Russie soviétique militariste a adopté une politique de non-agression et qu’elle a le même intérêt que l’empire britannique, la France et les Etats-Unis, au maintien des frontières politiques actuellement existantes. D’autre part, comme les Etats fascistes n’ont pas à l’intérieur de leurs propres frontières les richesses nécessaires pour satisfaire les espoirs de leurs peuples, aucune des promesses de non-agression qu’ils font n’est digne de foi. Tant que les principales nations du monde moderne sont soumises aux principes du collectivisme national, les puissances « pauvres » sont obligées de poursuivre une politique d’agression parce que les sources de richesse auxquelles elles doivent trouver accès pour acquérir la prospérité à laquelle elles croient avoir droit sont soumises à une souveraineté étrangère.
==Le renouveau de la guerre totale==
Vers 1900 les grandes nations ont eu conscience d’être en train de traverser la grande ligne de partage. Laissant derrière elles la terre promise du progrès pacifique, elles sont entrées dans une période de luttes mortelles pour l’hégémonie et la survivance. Le tournant est très nettement marqué par le défi lancé à la suprématie navale britannique dans la loi navale allemande de novembre 1897.
Depuis plusieurs générations régnait une paix générale, interrompue seulement par des guerres courtes et localisées. Pendant cette période, la Grande-Bretagne avait exercé une suprématie incontestée sur les mers, et avait poursuivi une politique de libre-échange. La domination exercée par la Grande-Bretagne sur un quart de la population du globe, et l’influence prépondérante qu’elle possédait sur le continent européen grâce au système de l’équilibre des forces ne paraissaient pas intolérables, parce qu’en matière de commerce et de droits de l’homme, la Grande-Bretagne pratiquait des principes de liberté. Même pour les peuples sujets de l’Empire, Irlandais, Indiens, Egyptiens, la lutte pour l’autonomie n’était jamais sans espoir. Leur cause fut toujours soutenue par une grande partie de l’opinion britannique, et pouvait toujours trouver sa justification dans les principes mêmes de l'Etat britannique. Lorsque l’Angleterre gouvernait brutalement et refusait aux peuples de l’empire leurs droits humains, elle violait l’idéal britannique au lieu de l’appliquer. Ceux qui luttaient pour l’autonomie ne pouvaient manquer de finir par vaincre, et c’est bien ce qui est arrivé. Dans le domaine économique, le libre-échange régnait. L’empire n’était pas un territoire réservé au profit exclusif des sujets britanniques<ref>Malgré l’expansion considérable de l’Empire britannique au XIXe siècle, le commerce britannique avec les pays de l’Empire, qui représentait 26,3% du total en 1854-1857, n’en représentait pas plus que 26,7% en 1904-1913. Voir Grover Clark, ‘’A Place in the Sun’’, p. 153.</ref>.
C’est dans le cadre de ce système international que l’Allemagne, l’Italie, le Japon et les Etats-Unis ont achevé leur unité nationale et réalisé d’immenses progrès matériels. L’élévation du niveau de vie général a probablement été plus forte à cette époque qu’elle ne l’avait jamais été auparavant, et qu’elle l’a jamais été depuis. Il y avait des guerres : mais c’étaient des guerres localisées et courtes ; c’étaient plutôt des duels destinés à régler une contestation que des luttes à mort. Pendant la guerre de Crimée, par exemple, les commerçants anglais purent importer des marchandises de Russie par l’intermédiaire de pays neutres ; un emprunt russe destiné au paiement des intérêts d’obligations russes fut lancé sur le marché anglais ; pendant la même guerre, la France invita la Russie à participer à l’Exposition des Arts et des Industries<ref>Robert C. Binkley, ‘’Realism and Nationalism’’, p. 176</ref>. Les trois guerres de Bismarck furent courtes, dures, localisées et elles eurent des objectifs limités.
Le XIXè siècle n’a pas connu la conception d’une guerre totale comme celle que Rome avait menée contre Carthage, ou l’Angleterre contre l’Espagne, contre les Pays-Bas et contre la France jusqu’à la chute de Napoléon. Les peuples européens ne croyaient pas que leurs vies, leurs libertés, leur sort et leur bonheur fussent liés à l’issue d’une lutte pour la maîtrise politique du monde.
Il y a entre les guerres qui commencèrent en 1914 et celles du siècle précédent une différence de nature, et non seulement de degré. Pour retrouver des guerres du même ordre, il faudrait revenir à la lutte entre l’Espagne et l’Angleterre, entre l’Angleterre et la Hollande, entre l’Angleterre et la France, entre Rome et Carthage, entre Athènes et Sparte. Ce sont des guerres totales, par opposition aux guerres locales. Elles ne sont pas livrées pour des objectifs tangibles, pour l’unification d’un Etat national, pour la conquête d’une Alsace-Lorraine, ou d’une colonie africaine. Dans la guerre totale, ce qui est en jeu, c’est la suprématie complète, le pouvoir de régler toute question par la force. C’est pourquoi les guerres totales ne peuvent se terminer que par la destruction du vaincu en tant que puissance organisée susceptible de jouer un rôle dans les grandes affaires humaines. Ce fut le sort de Carthage, de l’Espagne et de la Hollande. Tant que la question de la suprématie n’est pas réglée, les hommes sont condamnés à lutter sans cesse dans une ère de guerres totales. Il y a des intervalles de trêve armée, des périodes de récupération, de réarmement et de regroupements avant la reprise du combat. Mais il ne peut pas y avoir de règlement. Car les guerres totales sont livrées non pas pour des objectifs définis, mais pour l’hégémonie universelle.
Dans la guerre de 1914-1918, l’Angleterre et la France étaient convaincues qu’elles livraient une guerre de cette nature, et que si elles perdaient, l’Allemagne les traiterait comme Rome avait traité Carthage. Dans la paix dictée de 1919 à Versailles, elles essayèrent à leur tour d’imposer une paix punique à l’Allemagne. Clemenceau et Foch sentirent qu’ils n’avaient pas gagné la guerre lorsqu’on les empêcha de démembrer l’empire germanique, de lui arracher un tribut qui aurait laissé les Allemands prostrés, d’occuper l’Allemagne comme une province conquise. En 1933, les Alliés de 1914 furent de nouveau convaincus que l’Allemagne renaissante sous le gouvernement nazi, chercherait à son tour à annihiler toutes les puissances rivales en Europe.
Il ne faut pas confondre ces guerres totales avec les guerres limitées comme la guerre de Crimée, comme les guerres entre la Prusse et la Danemark, l’Autriche et la France, encore bien moins avec les guerres coloniales comme la guerre anglo-boer ou la guerre hispano-américaine. Il me semble difficile de dire si les guerres de Napoléon peuvent être considérées comme des guerres totales. Car s’il est certain que la victoire de Bonaparte lui aurait donné la maîtrise du monde européen, sa défaite fut suivie d’une paix qui, chose remarquable, ne fut pas une paix unique. Le Congrès de Vienne ne mutila pas la France ; il n’essaya même pas de détruire la France en tant que grande puissance.
Il a été à la mode d’accabler de mépris le Congrès de Vienne. Mais, avec un certain recul, si l’on considère les siècles de guerre qui avaient mis aux prises la France et l’Angleterre, et si l’on considère l’état de l’Europe depuis 1914, il semble aujourd'hui que le Congrès de Vienne a réalisé un règlement unique dans l’histoire des grandes guerres. En refusant de détruire la France en tant que puissance européenne, en manifestant une volonté de vivre avec elle et de la laisser vivre, la Congrès de Vienne a peut-être reflété le grand changement des opinions humaines qui s’était cristallisé au cours du XVIIIe siècle dans les doctrines libérales du libre-échange et des droits de l’homme.
==Sécurité internationale et guerre totale==
La série des pactes signés au nom de la sécurité collective témoigne de la façon dont l’opinion pacifiste s’est abusée sur la véritable nature du problème. Le pacte de la SDN, par exemple, prévoit une méthode de règlement des conflits internationaux entièrement basée sur la supposition que toutes les guerres possibles sont des guerres limitées. Le mécanisme du règlement pacifique est conçu comme un système destiné à remplacer les duels par des procès, en vertu de l’hypothèse qu’il est possible d’abolir le recours à la violence en interprétant des contrats ou en réalisant un compromis entre des revendications. Le Pacte envisage les guerres comme des contestations portant sur des questions susceptibles de règlement juridique, ou au moins sur des conflits spécifiques d’intérêts. Mais la guerre de 1914, la pénétration japonaise en Asie, l’avance italienne en Ethiopie, et la conception national-socialiste des destinées de l’Allemagne<ref> « Pour l’Allemagne, la direction à prendre est claire. Elle ne doit jamais permettre à deux puissances d’exister en Europe. Elle doit considérer toute tentative pour organiser une puissance militaire sur ses frontières, même sous la forme d’un Etat capable de devenir militaire, comme une agression contre l’Allemagne, et doit considérer non seulement comme un droit, mais encore comme un devoir de l’empêcher par tous les moyens, même en prenant les armes », Hitler, ‘’Mein Kampf’’, p. 286.</ref> ont pour objectif réel la suprématie nationale.
Or les postulats de la SDN, tirés de l’expérience du XIXe siècle libéral, n’entreprennent même pas de traiter la question de la suprématie nationale. Ce n’est pas là une question qui puisse être portée devant la Cour de justice internationale ou réglée par des votes au Conseil ou à l’Assemblée de la SDN. La sécurité collective, telle qu’elle a été organisée après les guerres de 1914, reposait sur l’hypothèse que la question de suprématie nationale ne serait pas soulevée, et en particulier que l’Allemagne était trop abattue pour pouvoir la soulever de nouveau.
Cette illusion se manifeste encore plus clairement dans le pacte Briand-Kellog. Dans ce pacte, les nations renonçaient volontairement à recourir à la guerre comme instrument de politique nationale, ce qui impliquait que ceux qui avaient une puissance mondiale la conserveraient, et que ceux qui ne l’avaient pas ne chercheraient pas à l’avoir. Le pacte Kellogg a quelque chose de pathétique. Il consacre en effet un idéal de relations internationales qui eût été parfaitement réalisable si monde était resté fidèle aux idées politiques en vigueur à l’époque où MM. Wilson, Kellogg et Briand étaient sur les bancs de l’école. Le règlement pacifique des guerres limitées est un idéal réalisable, et l’humanité pouvait fort bien espérer qu’elle limiterait peu à peu ces guerres jusqu’à finir par les supprimer tout à fait.
Le système de la sécurité collective d’après guerre fut imaginé par des publicistes et des hommes d’Etat britanniques et américains se basant sur les idées reçues au XIXe siècle. Il est inexact de prétendre, comme tant de gens l’ont fait, que, citoyens des puissances dominantes et satisfaites, ils entendaient figer le monde dans un ‘’statu quo’’ éternel. Au contraire, ils étaient tout disposés à admettre de grandes modifications dans la constitution politique de l’humanité, et étaient même favorablement prédisposés en leur faveur. Ce ne fut pas seulement pour démembrer l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie qu’ils favorisèrent l’éclosion de nouveaux Etats nationaux. Les pères de la SDN étaient aussi, en thèse générale, partisans des nationalismes irlandais, indien et égyptien, de l’autonomie des Dominions, de l’indépendance des Philippines, de la renonciation par les Etats-Unis à leur hégémonie en Amérique latine. Ils espéraient même, par la méthode des mandats, porter atteinte à la conception suivant laquelle les colonies sont des propriétés nationales. Ils espéraient abaisser les barrières économiques entre les nations<ref>Troisième point des Quatorze points wilsoniens.</ref> et réduire les armements<ref>Article VIII du Pacte de la SDN.</ref> au niveau de polices intérieures ou de milices territoriales. En substance, ils étaient prêts à abandonner une partie toujours plus grande des prérogatives de leur propre maîtrise du monde, et à liquider par des concessions généreuses mais, croyaient-ils, éclairées, les avantages de leur propre suprématie.
Dans le système pacifique qu’ils envisageaient, les droits existants devaient être considérés comme le droit public du monde, et appliqués jusqu’à leur modification<ref>Ibid, art. X et XI.</ref> par voie de concessions et de compromis<ref>Ibid, art. XIX.</ref>. Leur système était basé sur la supposition que les mécontents au sujet de l’ordre établit se manifesteraient par des conflits spécifiques, dont les uns pourraient être jugés, les autres arbitrés, et le reste serait susceptible de rectification ou de compromis. Mais les pères de la SDN n’envisageaient pas le mécontentement de ceux qui ambitionneraient d’exercer la suprématie qu’eux-mêmes possédaient. Ils étaient disposés à envisager l’abandon d’un nombre toujours plus grand de prérogatives de leur propre suprématie ; mais ils n’envisageaient pas le transfert de leur suprématie à de nouveaux empires. Ils espéraient gouverner le monde d’une main légère, exercer leur puissance mondiale avec une magnanimité telle que le monde entière l’accepterait ; mais comme ils venaient de repousser la tentative faite par l’Allemagne pour s’emparer de l’empire du monde, ils entendaient conserver leur propre empire. Plutôt eux que d’autres. Ils faisaient ce raisonnement, plausible sinon entièrement impartial, que personne n’était ‘’mieux’’ apte qu’eux-mêmes à l’exercice du pouvoir mondial. C’est pourquoi ils proposèrent à de nombreuses reprises de réduire les armements en les contingentant de manière à consacrer par traité la puissance relative des grands Etats.
Le système de la sécurité collective se proposait donc de maintenir le ‘’statu quo’’ dans le domaine du pouvoir suprême, mais d’admettre une égalité croissante dans tous les autres domaines. C’était là dans son essence le système international du XIXe siècle. La suprématie était exercée par un empire si pénétré des principes du libre-échange, de l’autonomie nationale, du droit des cultures à disposer d’elles-mêmes et de la liberté personnelle, que lorsqu’il arrivait à l’Empire de violer ses propres principes en Irlande, par exemple, ou en Egypte et aux Indes, il se trouvait moralement sur la défensive au milieu de ses peuples. La SDN devait en substance perpétuer cet ordre de choses : la Grande-Bretagne et les Etats-Unis devaient constituer une association exerçant une suprématie conjointe dans le domaine du pouvoir, le libéralisme étant garanti dans tous les autres domaines.
L’expérience a montré que la politique des grandes puissances ne correspondait pas aux postulats du système international qu’elles avaient imaginé. Cela fut révélé d’abord par les conditions de paix imposées aux nations vaincues. Les clauses militaires et économiques des traités, ainsi que certaines clauses territoriales, étaient destinées à les maintenir dans la faiblesse et la désorganisation pour au moins une génération, et dans un état d’infériorité morale. Les vaincus étaient traités comme l’on supposait qu’ils auraient traité leurs adversaires s’ils avaient réussi à conquérir l’hégémonie mondiale. Mais en imposant cette paix punique, les puissances alliées et associées démontrèrent qu’elles ne respectaient plus les principes du XIXe siècle, le principe d’une suprématie dont l’exercice est tempéré par les articles de foi du libéralisme. Par les conditions qu’ils dictèrent à Versailles, conditions appropriées à la conception de la guerre totale, conditions qui avaient pour objectif de perpétuer et d’exagérer leur propre suprématie, ils condamnaient l’Europe à continuer la lutte pour la suprématie et excluaient la possibilité d’un règlement des revendications particulières.
La paix une fois dictée, l’Amérique rejeta sa part de responsabilité dans l’application du règlement européen. Mais les Etats-Unis ne renoncèrent pas à participer à la suprématie mondiale. Ils rejetèrent la SDN, mais ils ratifièrent les traités de Washington. Ces traités partageaient la suprématie navale entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, et, dans le Pacifique et en Extrême-Orient, cette suprématie devait devenir la gardienne des droits acquis. En même temps, les Etats-Unis fermaient brutalement leurs marchés aux importations étrangères et utilisaient leur puissance financière et politique pour favoriser leurs propres exportations. D’autres nations suivirent cette voie. Ainsi la suprématie dans le domaine du pouvoir ne fut nulle part tempérée par une politique libérale. Les maîtres du monde devinrent totalement imbus de l’idée que l’on peut se servir du pouvoir pour créer de la prospérité au moyen de privilèges.
Cependant leurs institutions pour le maintien de la paix étaient fondées sur une conception politique diamétralement opposée. Le système de sécurité collective envisageait un ordre dans lequel les privilèges se verraient constamment diminués, dans lequel la question de savoir qui possède le pouvoir suprême deviendrait de moins en moins importante. Mais les hommes étaient devenus profondément convaincus que l’Etat était en mesure, par son pouvoir, de leur donner la prospérité. C’est pourquoi l’intérêt universel se concentra sur le contrôle de l’Etat à l’intérieur, et sur sa puissance à l’extérieur.
Sous la conception libérale, qui avait dominé dans la pratique du XIXe siècle et qui avait été formellement consacrée dans les traités de sécurité collective, la menace des guerres totales de la suprématie devait être abolie par la liquidation des privilèges qui rendaient la suprématie précieuse à ceux qui la possédaient et pénible à ceux qui la subissaient. Les libéraux avaient dit, en fait, que les hommes cesseraient de lutter pour le pouvoir politique du jour où ils y deviendraient indifférents, et qu’ils y deviendraient indifférents du jour où son influence sur leurs vies deviendrait négligeable. Les guerres religieuses s’étaient ainsi terminées à partir du moment où les hommes avaient cessé de croire que l’on pouvait déterminer le salut éternel par la force du bras séculier. Mais en ce qui concerne le revenu, le commerce, la propriété et les salaires, la génération d’après-guerre croit dur comme fer que le bras séculier peut déterminer le salut terrestre. Ainsi la suprématie, au lieu de devenir un objet d’indifférence en devenant de plus en plus négligeable en fait, est devenue la question primordiale et essentielle de la vie des hommes.
Lorsque la suprématie est en jeu, le monde se trouve dans une période de guerres totales qui ne peut se terminer que par l’anéantissement de la puissance d’un des adversaires. Une telle question ne peut faire l’objet d’un jugement ni d’un compromis. Lorsqu’elle se pose, la paix n’est qu’une trêve armée pendant laquelle les combattants se préparent à la prochaine bataille. La situation normale, ce n’est pas l’état de paix, interrompu de temps à autre par une guerre locale. Lorsque la question de la suprématie se pose, on est en état de guerre continuelle, avec des intervalles pendant lesquels on ne se bat pas.




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Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 8 - les guerres d'un monde collectiviste


Anonyme


Chapitre 8 - Les guerres d'un monde collectiviste
La Cité libre
The Good Society
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Auteur : Walter Lippmann
Genre
histoire, philosophie
Année de parution
1937
« Les doctrines auxquelles on veut que les hommes souscrivent sont partout hostiles à celles au nom desquelles les hommes ont lutté pour conquérir la liberté. Les réformes sont partout aux prises avec la tradition libérale. On demande aux hommes de choisir entre la sécurité et la liberté. On leur dit que pour améliorer leur sort il leur faut renoncer à leurs droits, que pour échapper à la misère, ils doivent entrer en prison, que pour régulariser leur travail il faut les enrégimenter, que pour avoir plus d'égalité, il faut qu'ils aient moins de liberté, que pour réaliser la solidarité nationale il est nécessaire d'opprimer les oppositions, que pour exalter la dignité humaine il faut que l'homme s'aplatisse devant les tyrans, que pour recueillir les fruits de la science, il faut supprimer la liberté des recherches, que pour faire triompher la vérité, il faut en empêcher l'examen. »
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Vers la guerre

Tant qu’un pays conserve une forte productivité grâce à l’étendue de ses ressources et au travail et à l’industrie de ses habitants, il peut absorber des doses modérées de collectivisme. La production des richesses n’atteint pas son plein rendement, mais il reste une marge de sécurité. Il y a cependant des pays dont les ressources naturelles sont maigres, qui ont une population croissante persuadée qu’elle a le droit et le pouvoir d’obtenir, par l’intervention de l'Etat, une amélioration de ses conditions d’existence. Dans ces pays, la contradiction entre les espérances populaires croissantes et la diminution incessante de la production à l’intérieur comme à l’étranger, a provoqué une crise sociale profonde.

C’est le cas des nations « pauvres », qui se considèrent comme des peuples prolétaires, victimes de l’injustice du sort. C’est chez elles que le système universel du collectivisme graduellement cumulatif a atteint son point culminant. C’est chez elles que le collectivisme a cessé d’être progressif, démocratique et pacifique, et s’est entièrement militarisé. Ce sont les menaces d’agression de ces sociétés collectivistes armées qui ont obligé leurs voisins à adopter un militarisme défensif. Ce système international démontre non seulement que dans une nation déterminée le collectivisme total équivaut au militarisme total, mais encore qu’un monde qui s’est abandonné au collectivisme doit nécessairement sombrer dans le militarisme.

Nous voilà au bout de la route. Après le siècle du libéralisme, pendant lequel on avait oublié jusqu’à la notion de guerres de suprématie, le monde est de nouveau engagé dans l’enchevêtrement des défis que se lancent les grandes puissances. Une fois de plus les hommes sont prêts à lutter pour le pouvoir suprême, car ils se sont remis à croire que l’exercice du pouvoir peut améliorer leur sort.

Les deux philosophies du nationalisme

Il est assez significatif que la tendance des peuples à s’amalgamer en vastes unions politiques ait atteint son point culminant entre 1860 et 1870. C’est à cette époque que l’Union Américaine est sauvée, que se réalisent l’unité italienne et l’unité allemande, que l’empire danubien prend la forme qu’il a conservée jusqu’en 1918, que le Canada se constitue en fédération et que la confédération britannique voit le jour. Mais le mouvement vers l’unification s’arrête après 1870.

On suppose généralement que toutes les vraies « nations » avaient alors déjà réalisé leur unité. Mais il y a un certain nombre de raisons de croire que c’est là non pas une véritable explication, mais un raisonnement ‘’a posteriori’’. Ce raisonnement part du principe que l’amalgame des peuples en unions de plus en plus grandes dépend d’affinités essentielles de langage, de culture, d’homogénéité ethnique et de tradition historique, en d’autres termes qu’il faut qu’une conscience nationale existe avant que l’unité nationale puisse se faire.

Mais si nous étudions les unifications qui se sont réalisées jusqu’à 1870, nous constatons que dans un grand nombre de cas importants, une solide union politique a précédé l’apparition d’une solide conscience nationale. C’est le cas des Etats qui ont constitué les Etats-Unis, des cantons qui ont constitué la Confédération helvétique, de l’union des Flamands et des Wallons dans l'Etat belge. Nous voyons de plus qu’à cette époque, l’union politique ne dépendait pas de l’homogénéité ethnique ni culturelle. Au contraire, des peuples différents par le langage, l’origine ethnique, la religion et l’histoire politique ont passé outre à leur particularisme et réalisé leur union politique.

Chose plus significative encore, c’est vers 1870 qu’apparaît une tendance centrifuge, et depuis soixante ans le principe de nationalité a été invoqué non pour unir, mais pour diviser. Selon la notion du nationalisme en honneur avant 1870, le mouvement d’unification était loin d’être terminé. L’union politique de la Belgique avec la Hollande, des Etats scandinaves, des Etats balkaniques, des républiques de l’Amérique centrale, par exemple, n’étaient pas plus inconcevables aux yeux des anciens nationalistes que l’union de la Prusse avec la Bavière, du Piémont et des Etats pontificaux, des Flamands et des Wallons, des Allemands, des Français et des Italiens de Suisse. Mais ces unions possibles ne se sont pas réalisées. Au contraire, un grand nombre d’unions existantes se sont dissociées. La Norvège et la Suède se sont séparées ; il y a cinq Etats successeurs dans le bassin du Danube, et six sur les marches occidentales de l’ancien empire russe. De plus, la tendance centrifuge est très forte même lorsque l’union existante n’a pas en fait été rompue : il y a le séparatisme des Flamands en Belgique, des Croates en Yougoslavie, des Allemands et des Slovaques en Tchécoslovaquie, des Ruthènes en Pologne, des Catalans en Espagne.

La philosophie du nationalisme a, pendant cette période, subi une transformation curieuse. A l’origine elle exigeait l’abolition du particularisme des Etats minuscules ; depuis elle est devenue le principe justificateur du particularisme. Le nationalisme soutenait autrefois les mouvements tendant à liquider les conflits d’appartenance : aujourd'hui il provoque les sentiments destinés à accentuer le séparatisme. Ainsi, cependant que les représentants intellectuels de l’idéologie nationaliste courante s’imaginent continuer la tradition de Washington et de Hamilton, de Cavour et de Bismarck, ils l’ont en réalité renversée. Ils ne se sont pas rendu compte que l’ancien nationalisme s’efforçait d’établir l’unité entre les particularismes en cultivant une conscience commune, alors que le nationalisme actuel souligne un particularisme de plus en plus exclusif. Alors que l’ancien nationalisme a servi de support aux unions politiques, le nouveau nationalisme est un agent de désunion.

Il y a donc une profonde différence entre ces deux philosophies nationalistes, celle du nationalisme inclusif, et celle du nationalisme exclusif. Sous la première, on invoqua d’abord un sens général assez vague de la nationalité pour réaliser l’union politique. Puis, lorsque les bienfaits de l’union se furent manifestés, le sentiment de la nationalité commune se trouva considérablement renforcé. Il n’y a qu’à lire les adjurations anxieuses de Washington dans son message d’adieux pour se rendre compte qu’il était très peu sûr que les gens se sentiraient Américains, et non pas Virginiens. Les idéologues modernes du nationalisme, dont les idées fondamentales sont protectionnistes, collectivistes et autoritaires, ont oublié que lorsque les Anglais, les Français, les Américains, les Allemands et les Italiens réalisèrent leur unité politique, leur sens de la nationalité était encore fort peu développé. Ne voyant pas le vigoureux sens national qui s’est développé ‘’à l’intérieur’’ de ces unités et comme leur conséquence, ils croient très fort que seuls doivent ou peuvent être réunis politiquement les hommes qui ont déjà impérieusement conscience d’être une nation.

Ils ont mis l’histoire sens dessus dessous. Ils prétendent que les hommes ne peuvent mener une vie politique commune que s’ils ont un fort sentiment national, alors que la fusion d’innombrables tribus errantes en nations n’est explicable que si l’on admet que le sentiment national se développe par l’expérience d’une vie heureuse en commun. En considérant le nationalisme comme la condition préalable et non comme la conséquence de l’union politique, les nationalismes modernes ont donné au monde une doctrine qui divise l’humanité en communautés toujours plus petites.

Chose remarquable, le nationalisme créateur de grandes unions politiques a atteint son apogée dans l’intermède entre la chute des idées mercantilistes et leur renaissance. La période qui s’est écoulée de 1776 à 1870 environ a été l’âge d’or du libre-échange et de l’émancipation dans tout le monde occidental. A cette époque, la passion réformatrice de l’homme portait uniquement sur l’abolition des privilèges, la suppression des contraintes, la restriction de l’autorité de l'Etat. Les hommes étaient profondément convaincus que c’était par l’émancipation, et non pas en faisant des plans et des règlements, que l’humanité parviendrait le plus sûrement à accomplir ses destinées. C’est dans ce siècle d’ingérence politique décroissante qu’un si grand nombre de grandes unions politiques se sont réalisées.

Mais vers 1870, lorsque commença la réaction contre le libre-échange, le mouvement vers l’unification politique se trouva arrêté, puis renversé. Il y a une correspondance frappante entre la montée de la philosophie libérale et l’unification politique d’une part, entre le renouveau de l’autoritarisme et la désunion politique de l’autre. Il s’agit de savoir si c’est là une simple coïncidence ou s’il y a un rapport de cause à effet.

De nombreux exemples montrent que c’est l’accroissement de l’autoritarisme gouvernemental qui divise, et sa diminution qui unit. La révolution américaine a eu lieu au point culminant du régime mercantiliste[1], et les colons exposant leurs griefs dans leur Déclaration d’Indépendance, disaient en substance qu’un gouvernement absentéiste les exploitait au moyen de lois de restriction et de discrimination, que le roi George III avait établi « une tyrannie absolue sur ces Etats… interrompant notre commerce avec toutes les parties du monde ». Ce fut l’accumulation de ces griefs qui conduisit à la « séparation ». Ensuite ce fut la discorde des Etats séparés, dont chacun exerçait sa propre souveraineté, qui mena à leur union.

Si nous examinons les pouvoirs expressément accordés au nouveau gouvernement national, et ceux qui lui étaient expressément refusés, nous voyons que les libéraux qui rédigèrent la Constitution étaient entièrement inspirés par la conviction que d’une part la fédération était un remède au particularisme vexatoire des Etats souverains, et que d’autre part l’union ne pourrait se maintenir que si elle était elle-même un souverain strictement limité. C’est ainsi que parmi les pouvoirs expressément accordés au Congrès nous trouvons celui de réglementer le commerce extérieur et le commerce entre Etats, ce qui était une excellente précaution contre l’adoption d’une politique mercantiliste par les Etats séparés ; nous trouvons aussi le pouvoir « de battre monnaie et d’en régler la valeur », d’établir des règles uniformes sur la faillite. Il est évident qu’on voulait par là instituer le libre-échange entre tous les Etats de l’Union, et supprimer tous les obstacles dus à la diversité des tarifs douaniers, des systèmes monétaires, et des législations commerciales. Pour être certain que les Etats ne deviendraient pas, chacun pour son compte, de petits souverains mercantilistes, on leur interdit explicitement « de mettre aucun impôt ou droit sur les importations ou exportations » dans l’intérêt d’une politique économique individuelle[2]. Puis, dans le Bill des Droits, qui était la condition de la ratification, le gouvernement fédéral à son tour se voyait expressément refuser les pouvoirs que l’on considérait alors comme des instruments de tyrannie. En un mot, l’union était un moyen d’affranchir le peuple de ce que nous appellerions aujourd'hui le totalitarisme des Etats isolés ; le gouvernement fédéral recevait le pouvoir de maintenir la liberté du commerce et des relations, et on lui refusait le pouvoir d’établir un régime autoritaire. Il n’est d’ailleurs pas entièrement hors de propos de rappeler que le conflit qui devait mettre en péril l’existence de l’Union avait son origine dans l’exercice de la contrainte politique en vue de maintenir et de développer l’esclavage.

L’histoire américaine offre par conséquent des arguments en faveur de la thèse selon laquelle il y a un rapport étroit entre la réduction de l’autorité de l’Etat et le développement de l’unité politique. On pourrait trouver encore un grand nombre d’autres exemples historiques. On a souvent démontré, par exemple, que l’extension de la monarchie nationale en Angleterre et en France avait reçu un appui considérable des peuples qui cherchaient à s’affranchir de la tyrannie intime des petits princes et des féodaux locaux ; on sait que l’unification de l’Allemagne et de l’Italie a été le résultat d’une série d’expériences d’unions douanières, monétaires et autres, qui représentaient une tendance à l’affranchissement à l’égard des autorités locales. On peut aussi noter que les empires des Habsbourg et des Romanoff, qui avaient les gouvernements les plus compliqués, les plus centralisés et les plus bureaucratiques de tous les Etats du monde occidental se sont effondrés pendant la grande guerre ; et tous deux ont été démembrés.

Le collectivisme élément de dissociation

Mais ces exemples, pour suggestifs qu’ils soient, ne sont pas des preuves. Pour démontrer que l’autoritarisme divise et que le libéralisme unit, il faut aller chercher une explication plus loin que dans des exemples historiques épars. Ce n’est qu’une fois que l’on a compris les raisons que les exemples deviennent convaincants.

Si nous prenons l’exemple le plus simple d’application du principe autoritaire, à savoir un tarif douanier protecteur, ne n’avons qu’à nous demander si quelqu'un s’intéresserait à une muraille douanière qui entourerait à une hauteur uniforme toutes les puissances commerciales du monde. Supposons que l’Empire britannique, l’Allemagne, le Japon ; la France et les Etats-Unis aient un tarif douanier commun contre le reste du monde, et qu’aucune barrière douanière ne sépare ces pays les uns des autres. N’est-il pas évident que les protectionnistes de chacun de ces pays diraient que le tarif ne leur donne aucune protection ? Ils réclameraient, afin de rendre cette protection efficace, la division du territoire en régions protégées par un tarif national.

On voit comment, à force d’utiliser le pouvoir politique pour diriger les affaires des hommes on les oblige à se grouper en communautés séparées de plus en plus petites. Car la protection ne vaut quelque chose que dans la mesure où elle est exclusive[3]. Si elle ne crée pas un privilège spécial, elle ne sert à rien. C’est ainsi que sur un territoire aussi vaste que celui des Etats-Unis, le tarif national à lui seul n’a jamais donné une protection suffisante à ceux qui veulent obtenir le contrôle plus ou moins exclusif de certains marchés. Ils ont complété le tarif périphérique par des tarifs intérieurs réalisés au moyen de taux de transports, de procédés comme le « ‘’Pittsburg plus’’ »[4], de conventions de monopoles, de règlements sanitaires locaux, etc. Le bénéficiaire d’un monopole qui veut exclure un concurrent est généralement obligé de se retirer dans une citadelle plus petite et mieux défendue. Plus le territoire est vaste, plus le monopole sera précaire, et plus ses avantages seront dilués.

C’est pourquoi il est plus facile de mettre en application une législation sociale dans de petits Etats que dans des grands. C’est pourquoi les partisans de ces mesures sont généralement opposés, non seulement à la liberté du commerce international, mais encore à l’autonomie locale à l’intérieur d’un territoire libre-échangiste aussi vaste que les Etats-Unis, où, comme le dit M. Beard, « des régions jadis industrielles et prospères ont été ruinées par la migration en masse des capitaux vers des régions où la production est la moins chère, le niveau de vie le plus bas, la main d'œuvre non syndiquée et plus facilement soumise aux employeurs, la législation sociale inexistante, les enfants exploités, la durée du travail plus longue, et d’une façon générale où règne l’indigence sociale »[5]. La conséquence logique de cet argument serait d’établir un tarif prohibitif autour de tout centre industriel existant aux Etats-Unis, ou bien encore de passer une loi nationale interdisant aux Etats « arriérés » d’entrer en concurrence avec les industries des régions plus « avancées ». M. Beard a le courage de ses convictions. Il reconnaît que lorsque l’autorité fixe les prix au-dessus du niveau du marché, il faut réduire le territoire économique afin d’exclure la concurrence. Ce principe a été consacré par le ‘’National Industrial Recovery Act’’ de 1933, grande mesure collectiviste qui envisageait l’organisation de l’industrie américaine par un système de codes réglementant dans tous les détails la production, les prix et les conditions de travail. L’essentiel de la conception était d’accorder à chaque industrie codifiée un monopole à peu près complet sur l’ensemble du marché américain, et de lui faire ainsi réaliser des bénéfices permettant de payer de hauts salaires. Mais pour protéger le monopole, il fallait exclure la concurrence. C’est pourquoi les codes les plus « avancés » ont mis obstacle à la création de nouvelles entreprises et à l’adoption de nouveaux procédés ; et l’ensemble du système fut ensuite protégé, non pas par un simple tarif douanier, mais par la possibilité de prohiber absolument toute importation.

La réglementation étatiste croissante ne peut conserver son efficacité que sur un territoire de plus en plus exclusif. C’est pourquoi le socialisme international, rêve du début du XIXe siècle, a fait place au national-socialisme, cauchemar du XXe siècle. Les collectivistes de tout genre, socialistes de la IIe Internationale, communiste de la IIIe, fascistes avec leurs congrès internationaux, démocrates faiseurs de plans, peuvent s’acclamer les uns les autres par-dessus les frontières, et échanger des brochures, des résolutions et des propagandistes, mais le but inévitable de tout collectivisme reste la collectivité isolée et autarcique. Ce n’est pas que les hommes soient incapables de fraterniser ; c’est parce qu’un régime autoritaire ne peut pas ne pas être exclusif. Les grandes autocraties militaires des XVIIe et XVIIIe siècles étaient des Etats mercantilistes soumis à un gouvernement absolutiste ; les Etats mercantilistes les plus enrégimentés du XXe siècle sont des autocraties militaires.

Les collectivistes réalistes, authentiques, Staline, Mussolini, Hitler, sont des collectivistes nationaux. L’internationale auquel les idéalistes du socialisme et du communisme se cramponnent est, comme l’ont proclamé Mussolini et Hitler, un vestige du libéralisme du XIXe siècle. Il a conservé sa foi dans le développement supra-national du commerce, des arts, et de la personnalité humaine. Ce résidu d’une nostalgie de la fraternité est, comme Staline l’a démontré, un instrument utile de la politique extérieure russe, lorsqu’il n’est pas un véritable fléau intérieur.

L’exercice croissant du pouvoir souverain constitue dans la société une force centrifuge. Le collectivisme avance vers l’autarcie, les Etats totalitaires vers l’isolement. L’inverse de cette règle est que l’émancipation, l’abolition des privilèges et des contraintes, favorisent l’union politique, et que les grandes collectivités doivent être gouvernées d’une main légère ; que la liberté croissante du commerce et des relations dans un Etat lui permettent de participer de plus en plus à la vie commune de l’humanité. Car faire diriger les affaires humaines par l’Etat équivaut en dernière analyse à les soumettre à la force brutale : en dernier ressort, ce qui sanctionne la loi c’est le pouvoir qu’a l’Etat de contraindre ou d’interdire sous peine de mort. Ce pouvoir ne peut être invoqué que s’il est capable de s’exercer. Il ne peut s’exercer que s’il est impossible de le défier. Plus le roi publie de décrets, moins ils ont d’effet, et plus est grand le nombre de ceux qui seront disposés à leur résister et capables de le faire. C’est pourquoi au fur et à mesure que l'Etat complique et aggrave ses interventions, il doit restreindre le ressort de sa juridiction.

Lorsque la politique est autoritaire, on va vers des monopoles de plus en plus exclusifs mais de moins en moins étendu, vers des Etats plus autocratiques mais plus particularistes. On se détourne d’un idéal de larges unions politiques de plus en plus liées, au sein d’une économie mondiale, par des échanges artistiques, scientifiques et commerciaux croissants. Les hommes sont refoulés vers le conglomérat d’Etats mesquins, exclusifs, tyranniques et belliqueux que nos pères avaient espéré de plus jamais revoir.

L’impérialisme prolétarien

Nous avons vu que le peuple a pris l’habitude de croire que l'Etat a le pouvoir d’améliorer ses conditions d’existence. L'Etat a réagi à cette croyance en prenant des mesures collectivistes qui ont eu pour effet de restreindre les possibilités de développement économique et de diminuer le rendement de la production. Il devait nécessairement en résulter une aggravation des conflits sociaux. Cette aggravation a naturellement été moins intense dans les Etats disposant d’une plus grande marge de sécurité, et d’un surplus considérable dont on pouvait modifier la répartition en vue de satisfaire les espérances populaires. Mais les pays comme l’Allemagne et l’Italie, surtout après leur appauvrissement consécutif à la guerre, ne possédaient pas une marge de sécurité suffisante, et une lutte de classes intense s’y développa. Cette lutte fut atténuée pendant quelques années par des emprunts à l’étranger qui représentaient en fait des subventions accordées par les nations les plus riches sur leur superflu. Mais lorsque ces subventions furent interrompues, la lutte reprit et redoubla.

Dans ses phases initiales, elle apparaît comme une lutte de classes conforme au modèle marxiste. Mais elle s’en écarte par ses origines et son issue. Il est vrai que les masses ont essayé de s’emparer des biens des grands propriétaires fonciers et des grands industriels capitalistes. Mais cette attaque fut repoussée et battue par une insurrection armée qui se termina par un coup d’Etat. La formule marxiste n’explique pas pourquoi, au moment décisif, les masses ont perdu leur confiance dans le socialisme. Car en Allemagne comme en Italie, le fascisme, quelle que soit la mesure dans laquelle les propriétaires et les grands industriels l’ont financé et inspiré, a acquis un grand nombre d’adhérents dans la masse de ceux qui, conformément à la doctrine marxiste, auraient dû rejeter le fascisme et adhérer au communisme.

Cet événement s’explique, je crois, si l’on se rend compte que les masses italiennes et allemandes n’auraient pas pu améliorer leur situation en s’emparant des ‘’latifundia’’ et des usines, et qu’au contraire, ce faisant, elles n’auraient pu qu’aggraver leur misère. Car il n’y avait pas entre les mains des riches une quantité substantielle de richesses susceptibles d’expropriation. Le revenu national total était si maigre qu’une répartition plus égale n’aurait même pas théoriquement représenté une grosse différence. Mais surtout, le revenu existant dépendait essentiellement, non pas des richesses naturelles du pays, mais d’une économie extrêmement délicate et précaire du travail, de la technique, du crédit et de l’organisation. Ceux qui s’emparaient d’une usine se rendaient bientôt compte qu’ils n’avaient pris qu’une masse inerte de briques et d’acier, et que cette propriété capitaliste n’était capable de produire du revenu que dans la mesure où elle faisait partie d’un système de crédit et de commerce internationaux qui cessait d’exister à partir du moment où les directeurs et administrateurs avaient été chassés. Ceux qui essayaient d’être plus modérés et s’efforçaient d’exproprier par des méthodes juridiques les actionnaires, les créanciers et les administrateurs de ces entreprises découvraient que loin de gagner quoi que ce soit, ils mettaient au contraire en péril la productivité des industries. Le mouvement socialiste était capable de faire stopper la machine industrielle ; il n’était pas du tout prouvé qu’il pût augmenter le rendement de la machine dans l’intérêt du peuple.

Le socialisme a échoué en Europe centrale parce qu’il cherchait à s’emparer d’un ordre capitaliste déjà presque totalement appauvri. Dans un capitalisme riche, possédant un large surplus, on peut re-distribuer une certaine quantité de richesses ; mais un capitalisme pauvre, comme celui de l’Allemagne d’après-guerre, n’a presque pas de réserves dans lesquelles on puisse puiser. Lorsqu’on essaie de les trouver, soit par des méthodes juridiques soit par l’action directe, on trouve non pas des plus-values, mais les éléments du capital, et les profits minima sans lesquels la production capitaliste ne peut pas continuer. Or c’est dans les classes moyennes que l’on recrute les directeurs et administrateurs, et c’est l’épargne de la classe moyenne qui est plus ou moins directement investie dans les entreprises capitalistes. Lorsqu’on veut financer l’assistance sociale aux pauvres part l’impôt ou l’inflation, c’est sur les revenus et l’épargne de ces classes moyennes que l’on prélève. On comprend dès lors pourquoi, dans ces pays pauvres, le socialisme a provoque une révolution des classes moyennes. Lorsque l’industrie se trouvait paralysée par les grèves et les lois d’expropriation, le fonctionnaire industriel de la classe moyenne perdait sa place, voyait son épargne investie mise en péril et son niveau de vie abaissé par la hausse des prix, l’augmentation des impôts et la dévaluation de la monnaie. Il se rendait compte que dans un pays pauvre, le socialisme, même démocratique et progressif, ne signifie pas simplement la re-distribution des profits du capitalisme ; il signifie la paralysie graduelle du capitalisme, et si on le mène assez loin, sa destruction totale, et l’abaissement de toute la collectivité à un niveau prolétarien.

C’est ainsi que les classes moyennes en vinrent à se rendre compte que leur pays (c’est d’ailleurs vrai de tous les pays) avait surtout et a encore besoin, non pas d’une nouvelle répartition, mais d’une plus grande production de richesses. Une fois qu’elles eurent compris cette vérité, comme la situation était désespérée et la lutte parvenue à son point critique elles furent disposées à suivre les chefs qui leur promettaient d’écraser un mouvement qui paralysait la capacité productive de la nation.

C’est ainsi que le fasciste des classes moyennes devint passionnément antimarxiste. Mais arrivé là, et se rendant compte que le seul remède consistait en un accroissement de la production des richesses, il se heurta à un fait brutal : les matières nécessaires à cet accroissement n’existaient pas à l’intérieur des frontières, et les marchés mondiaux sur lesquels il aurait dû pouvoir gagner l’argent nécessaire à l’achat de ces matières étaient très réduits ou même tout à fait fermés. C’est alors qu’il devint non seulement antisocialiste, mais agressivement nationaliste. Car il se voyait la victime d’un encerclement économique, et croyait qu’il serait suffoqué s’il ne parvenait pas à le percer.

Par la terreur, la censure, et la propagande, les chefs fascistes inculquèrent aux masses l’idée que leurs vrais ennemis étaient non pas les classes privilégiées de l’intérieur, mais les nations privilégiées de l’étranger. La transition est très facile de la psychologie de lutte des classes à la psychologie de guerre nationaliste. L’appel fasciste combine les émotions du patriotisme avec les revendications prolétariennes. Les socialistes deviennent nationaux-socialistes. La lutte des classes se transforme en guerre internationale. Le peuple, entraîné par la lutte de classes à s’entendre appeler aux armes pour combattre pour ses droits et pour l’amélioration de ses conditions d’existence, s’entend dire par les fascistes qu’il doit continuer à combattre, non pas comme un traître dans la lutte de classes, mais comme un patriote pour la cause nationale. Il n’a pas besoin de cesser d’aimer son pays, comme les socialistes internationalistes orthodoxes. Il peut avoir pour chefs, non plus de simples ouvriers et des agitateurs, mais les gens les plus huppés du pays, des princes, des généraux et de grands messieurs. C’est une lutte de classes de luxe, avec tout le cérémonial et l’apparat qui rassurent les humbles et les timides. Une fois fascistes, ils n’ont plus besoin de lutter sur les barricades, en bandes solitaires et impuissantes, contre la police et contre des troupes dont ils connaissent l’armement meurtrier. Certes ils se rendent vaguement compte qu’ils seront plus tard obligés de se battre dans les tranchées, mais ils croient au moins que la lutte ne se déroulera pas devant leur propre porte. En outre, le plus lourd de la lutte sera supporté par de très jeunes hommes, dont le courage aura été entraîné à la caserne, et non par des hommes mûrs au sortir de meetings socialistes.

Ainsi, sous le fascisme, le prolétariat devient impérialiste et l’impérialisme devient prolétarien. La nation, militairement organisée, se prépare à lutter contre les nations qu’elle considère comme les propriétaires, les accapareurs, les possesseurs privilégiés de territoires riches, de ressources naturelles, et des principales voies de communication du monde. Le communisme et le fascisme ne se ressemblent pas seulement par leurs méthodes de gouvernement ; ils ont au fond les mêmes fins. Lorsque les richesses naturelles existent à l’intérieur des frontières nationales, comme en Russie, l’agression prolétarienne est intérieure ; lorsqu’elles n’existent pas à l’intérieur des frontières, comme en Italie et en Allemagne, l’agression prolétarienne est nationalisée. On la tourne vers l’extérieur, vers l’étranger, vers la conquête des colonies et des territoires des voisins plus pacifiques mais plus riches.

C’est ce qui explique un phénomène par ailleurs incompréhensible, celui de l’alignement de la Russie communiste avec les nations qui s’arment pour se défendre. Les communistes russes se sont rendu compte qu’ils n’ont pas besoin de conquêtes parce que la Russie possède des ressources naturelles largement suffisantes. C’est pour cela, et non pas parce que les communistes sont pacifistes, que la Russie soviétique militariste a adopté une politique de non-agression et qu’elle a le même intérêt que l’empire britannique, la France et les Etats-Unis, au maintien des frontières politiques actuellement existantes. D’autre part, comme les Etats fascistes n’ont pas à l’intérieur de leurs propres frontières les richesses nécessaires pour satisfaire les espoirs de leurs peuples, aucune des promesses de non-agression qu’ils font n’est digne de foi. Tant que les principales nations du monde moderne sont soumises aux principes du collectivisme national, les puissances « pauvres » sont obligées de poursuivre une politique d’agression parce que les sources de richesse auxquelles elles doivent trouver accès pour acquérir la prospérité à laquelle elles croient avoir droit sont soumises à une souveraineté étrangère.

Le renouveau de la guerre totale

Vers 1900 les grandes nations ont eu conscience d’être en train de traverser la grande ligne de partage. Laissant derrière elles la terre promise du progrès pacifique, elles sont entrées dans une période de luttes mortelles pour l’hégémonie et la survivance. Le tournant est très nettement marqué par le défi lancé à la suprématie navale britannique dans la loi navale allemande de novembre 1897.

Depuis plusieurs générations régnait une paix générale, interrompue seulement par des guerres courtes et localisées. Pendant cette période, la Grande-Bretagne avait exercé une suprématie incontestée sur les mers, et avait poursuivi une politique de libre-échange. La domination exercée par la Grande-Bretagne sur un quart de la population du globe, et l’influence prépondérante qu’elle possédait sur le continent européen grâce au système de l’équilibre des forces ne paraissaient pas intolérables, parce qu’en matière de commerce et de droits de l’homme, la Grande-Bretagne pratiquait des principes de liberté. Même pour les peuples sujets de l’Empire, Irlandais, Indiens, Egyptiens, la lutte pour l’autonomie n’était jamais sans espoir. Leur cause fut toujours soutenue par une grande partie de l’opinion britannique, et pouvait toujours trouver sa justification dans les principes mêmes de l'Etat britannique. Lorsque l’Angleterre gouvernait brutalement et refusait aux peuples de l’empire leurs droits humains, elle violait l’idéal britannique au lieu de l’appliquer. Ceux qui luttaient pour l’autonomie ne pouvaient manquer de finir par vaincre, et c’est bien ce qui est arrivé. Dans le domaine économique, le libre-échange régnait. L’empire n’était pas un territoire réservé au profit exclusif des sujets britanniques[6].

C’est dans le cadre de ce système international que l’Allemagne, l’Italie, le Japon et les Etats-Unis ont achevé leur unité nationale et réalisé d’immenses progrès matériels. L’élévation du niveau de vie général a probablement été plus forte à cette époque qu’elle ne l’avait jamais été auparavant, et qu’elle l’a jamais été depuis. Il y avait des guerres : mais c’étaient des guerres localisées et courtes ; c’étaient plutôt des duels destinés à régler une contestation que des luttes à mort. Pendant la guerre de Crimée, par exemple, les commerçants anglais purent importer des marchandises de Russie par l’intermédiaire de pays neutres ; un emprunt russe destiné au paiement des intérêts d’obligations russes fut lancé sur le marché anglais ; pendant la même guerre, la France invita la Russie à participer à l’Exposition des Arts et des Industries[7]. Les trois guerres de Bismarck furent courtes, dures, localisées et elles eurent des objectifs limités.

Le XIXè siècle n’a pas connu la conception d’une guerre totale comme celle que Rome avait menée contre Carthage, ou l’Angleterre contre l’Espagne, contre les Pays-Bas et contre la France jusqu’à la chute de Napoléon. Les peuples européens ne croyaient pas que leurs vies, leurs libertés, leur sort et leur bonheur fussent liés à l’issue d’une lutte pour la maîtrise politique du monde.

Il y a entre les guerres qui commencèrent en 1914 et celles du siècle précédent une différence de nature, et non seulement de degré. Pour retrouver des guerres du même ordre, il faudrait revenir à la lutte entre l’Espagne et l’Angleterre, entre l’Angleterre et la Hollande, entre l’Angleterre et la France, entre Rome et Carthage, entre Athènes et Sparte. Ce sont des guerres totales, par opposition aux guerres locales. Elles ne sont pas livrées pour des objectifs tangibles, pour l’unification d’un Etat national, pour la conquête d’une Alsace-Lorraine, ou d’une colonie africaine. Dans la guerre totale, ce qui est en jeu, c’est la suprématie complète, le pouvoir de régler toute question par la force. C’est pourquoi les guerres totales ne peuvent se terminer que par la destruction du vaincu en tant que puissance organisée susceptible de jouer un rôle dans les grandes affaires humaines. Ce fut le sort de Carthage, de l’Espagne et de la Hollande. Tant que la question de la suprématie n’est pas réglée, les hommes sont condamnés à lutter sans cesse dans une ère de guerres totales. Il y a des intervalles de trêve armée, des périodes de récupération, de réarmement et de regroupements avant la reprise du combat. Mais il ne peut pas y avoir de règlement. Car les guerres totales sont livrées non pas pour des objectifs définis, mais pour l’hégémonie universelle.

Dans la guerre de 1914-1918, l’Angleterre et la France étaient convaincues qu’elles livraient une guerre de cette nature, et que si elles perdaient, l’Allemagne les traiterait comme Rome avait traité Carthage. Dans la paix dictée de 1919 à Versailles, elles essayèrent à leur tour d’imposer une paix punique à l’Allemagne. Clemenceau et Foch sentirent qu’ils n’avaient pas gagné la guerre lorsqu’on les empêcha de démembrer l’empire germanique, de lui arracher un tribut qui aurait laissé les Allemands prostrés, d’occuper l’Allemagne comme une province conquise. En 1933, les Alliés de 1914 furent de nouveau convaincus que l’Allemagne renaissante sous le gouvernement nazi, chercherait à son tour à annihiler toutes les puissances rivales en Europe.

Il ne faut pas confondre ces guerres totales avec les guerres limitées comme la guerre de Crimée, comme les guerres entre la Prusse et la Danemark, l’Autriche et la France, encore bien moins avec les guerres coloniales comme la guerre anglo-boer ou la guerre hispano-américaine. Il me semble difficile de dire si les guerres de Napoléon peuvent être considérées comme des guerres totales. Car s’il est certain que la victoire de Bonaparte lui aurait donné la maîtrise du monde européen, sa défaite fut suivie d’une paix qui, chose remarquable, ne fut pas une paix unique. Le Congrès de Vienne ne mutila pas la France ; il n’essaya même pas de détruire la France en tant que grande puissance.

Il a été à la mode d’accabler de mépris le Congrès de Vienne. Mais, avec un certain recul, si l’on considère les siècles de guerre qui avaient mis aux prises la France et l’Angleterre, et si l’on considère l’état de l’Europe depuis 1914, il semble aujourd'hui que le Congrès de Vienne a réalisé un règlement unique dans l’histoire des grandes guerres. En refusant de détruire la France en tant que puissance européenne, en manifestant une volonté de vivre avec elle et de la laisser vivre, la Congrès de Vienne a peut-être reflété le grand changement des opinions humaines qui s’était cristallisé au cours du XVIIIe siècle dans les doctrines libérales du libre-échange et des droits de l’homme.

Sécurité internationale et guerre totale

La série des pactes signés au nom de la sécurité collective témoigne de la façon dont l’opinion pacifiste s’est abusée sur la véritable nature du problème. Le pacte de la SDN, par exemple, prévoit une méthode de règlement des conflits internationaux entièrement basée sur la supposition que toutes les guerres possibles sont des guerres limitées. Le mécanisme du règlement pacifique est conçu comme un système destiné à remplacer les duels par des procès, en vertu de l’hypothèse qu’il est possible d’abolir le recours à la violence en interprétant des contrats ou en réalisant un compromis entre des revendications. Le Pacte envisage les guerres comme des contestations portant sur des questions susceptibles de règlement juridique, ou au moins sur des conflits spécifiques d’intérêts. Mais la guerre de 1914, la pénétration japonaise en Asie, l’avance italienne en Ethiopie, et la conception national-socialiste des destinées de l’Allemagne[8] ont pour objectif réel la suprématie nationale.

Or les postulats de la SDN, tirés de l’expérience du XIXe siècle libéral, n’entreprennent même pas de traiter la question de la suprématie nationale. Ce n’est pas là une question qui puisse être portée devant la Cour de justice internationale ou réglée par des votes au Conseil ou à l’Assemblée de la SDN. La sécurité collective, telle qu’elle a été organisée après les guerres de 1914, reposait sur l’hypothèse que la question de suprématie nationale ne serait pas soulevée, et en particulier que l’Allemagne était trop abattue pour pouvoir la soulever de nouveau.

Cette illusion se manifeste encore plus clairement dans le pacte Briand-Kellog. Dans ce pacte, les nations renonçaient volontairement à recourir à la guerre comme instrument de politique nationale, ce qui impliquait que ceux qui avaient une puissance mondiale la conserveraient, et que ceux qui ne l’avaient pas ne chercheraient pas à l’avoir. Le pacte Kellogg a quelque chose de pathétique. Il consacre en effet un idéal de relations internationales qui eût été parfaitement réalisable si monde était resté fidèle aux idées politiques en vigueur à l’époque où MM. Wilson, Kellogg et Briand étaient sur les bancs de l’école. Le règlement pacifique des guerres limitées est un idéal réalisable, et l’humanité pouvait fort bien espérer qu’elle limiterait peu à peu ces guerres jusqu’à finir par les supprimer tout à fait.

Le système de la sécurité collective d’après guerre fut imaginé par des publicistes et des hommes d’Etat britanniques et américains se basant sur les idées reçues au XIXe siècle. Il est inexact de prétendre, comme tant de gens l’ont fait, que, citoyens des puissances dominantes et satisfaites, ils entendaient figer le monde dans un ‘’statu quo’’ éternel. Au contraire, ils étaient tout disposés à admettre de grandes modifications dans la constitution politique de l’humanité, et étaient même favorablement prédisposés en leur faveur. Ce ne fut pas seulement pour démembrer l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie qu’ils favorisèrent l’éclosion de nouveaux Etats nationaux. Les pères de la SDN étaient aussi, en thèse générale, partisans des nationalismes irlandais, indien et égyptien, de l’autonomie des Dominions, de l’indépendance des Philippines, de la renonciation par les Etats-Unis à leur hégémonie en Amérique latine. Ils espéraient même, par la méthode des mandats, porter atteinte à la conception suivant laquelle les colonies sont des propriétés nationales. Ils espéraient abaisser les barrières économiques entre les nations[9] et réduire les armements[10] au niveau de polices intérieures ou de milices territoriales. En substance, ils étaient prêts à abandonner une partie toujours plus grande des prérogatives de leur propre maîtrise du monde, et à liquider par des concessions généreuses mais, croyaient-ils, éclairées, les avantages de leur propre suprématie.

Dans le système pacifique qu’ils envisageaient, les droits existants devaient être considérés comme le droit public du monde, et appliqués jusqu’à leur modification[11] par voie de concessions et de compromis[12]. Leur système était basé sur la supposition que les mécontents au sujet de l’ordre établit se manifesteraient par des conflits spécifiques, dont les uns pourraient être jugés, les autres arbitrés, et le reste serait susceptible de rectification ou de compromis. Mais les pères de la SDN n’envisageaient pas le mécontentement de ceux qui ambitionneraient d’exercer la suprématie qu’eux-mêmes possédaient. Ils étaient disposés à envisager l’abandon d’un nombre toujours plus grand de prérogatives de leur propre suprématie ; mais ils n’envisageaient pas le transfert de leur suprématie à de nouveaux empires. Ils espéraient gouverner le monde d’une main légère, exercer leur puissance mondiale avec une magnanimité telle que le monde entière l’accepterait ; mais comme ils venaient de repousser la tentative faite par l’Allemagne pour s’emparer de l’empire du monde, ils entendaient conserver leur propre empire. Plutôt eux que d’autres. Ils faisaient ce raisonnement, plausible sinon entièrement impartial, que personne n’était ‘’mieux’’ apte qu’eux-mêmes à l’exercice du pouvoir mondial. C’est pourquoi ils proposèrent à de nombreuses reprises de réduire les armements en les contingentant de manière à consacrer par traité la puissance relative des grands Etats.

Le système de la sécurité collective se proposait donc de maintenir le ‘’statu quo’’ dans le domaine du pouvoir suprême, mais d’admettre une égalité croissante dans tous les autres domaines. C’était là dans son essence le système international du XIXe siècle. La suprématie était exercée par un empire si pénétré des principes du libre-échange, de l’autonomie nationale, du droit des cultures à disposer d’elles-mêmes et de la liberté personnelle, que lorsqu’il arrivait à l’Empire de violer ses propres principes en Irlande, par exemple, ou en Egypte et aux Indes, il se trouvait moralement sur la défensive au milieu de ses peuples. La SDN devait en substance perpétuer cet ordre de choses : la Grande-Bretagne et les Etats-Unis devaient constituer une association exerçant une suprématie conjointe dans le domaine du pouvoir, le libéralisme étant garanti dans tous les autres domaines.

L’expérience a montré que la politique des grandes puissances ne correspondait pas aux postulats du système international qu’elles avaient imaginé. Cela fut révélé d’abord par les conditions de paix imposées aux nations vaincues. Les clauses militaires et économiques des traités, ainsi que certaines clauses territoriales, étaient destinées à les maintenir dans la faiblesse et la désorganisation pour au moins une génération, et dans un état d’infériorité morale. Les vaincus étaient traités comme l’on supposait qu’ils auraient traité leurs adversaires s’ils avaient réussi à conquérir l’hégémonie mondiale. Mais en imposant cette paix punique, les puissances alliées et associées démontrèrent qu’elles ne respectaient plus les principes du XIXe siècle, le principe d’une suprématie dont l’exercice est tempéré par les articles de foi du libéralisme. Par les conditions qu’ils dictèrent à Versailles, conditions appropriées à la conception de la guerre totale, conditions qui avaient pour objectif de perpétuer et d’exagérer leur propre suprématie, ils condamnaient l’Europe à continuer la lutte pour la suprématie et excluaient la possibilité d’un règlement des revendications particulières.

La paix une fois dictée, l’Amérique rejeta sa part de responsabilité dans l’application du règlement européen. Mais les Etats-Unis ne renoncèrent pas à participer à la suprématie mondiale. Ils rejetèrent la SDN, mais ils ratifièrent les traités de Washington. Ces traités partageaient la suprématie navale entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, et, dans le Pacifique et en Extrême-Orient, cette suprématie devait devenir la gardienne des droits acquis. En même temps, les Etats-Unis fermaient brutalement leurs marchés aux importations étrangères et utilisaient leur puissance financière et politique pour favoriser leurs propres exportations. D’autres nations suivirent cette voie. Ainsi la suprématie dans le domaine du pouvoir ne fut nulle part tempérée par une politique libérale. Les maîtres du monde devinrent totalement imbus de l’idée que l’on peut se servir du pouvoir pour créer de la prospérité au moyen de privilèges.

Cependant leurs institutions pour le maintien de la paix étaient fondées sur une conception politique diamétralement opposée. Le système de sécurité collective envisageait un ordre dans lequel les privilèges se verraient constamment diminués, dans lequel la question de savoir qui possède le pouvoir suprême deviendrait de moins en moins importante. Mais les hommes étaient devenus profondément convaincus que l’Etat était en mesure, par son pouvoir, de leur donner la prospérité. C’est pourquoi l’intérêt universel se concentra sur le contrôle de l’Etat à l’intérieur, et sur sa puissance à l’extérieur.

Sous la conception libérale, qui avait dominé dans la pratique du XIXe siècle et qui avait été formellement consacrée dans les traités de sécurité collective, la menace des guerres totales de la suprématie devait être abolie par la liquidation des privilèges qui rendaient la suprématie précieuse à ceux qui la possédaient et pénible à ceux qui la subissaient. Les libéraux avaient dit, en fait, que les hommes cesseraient de lutter pour le pouvoir politique du jour où ils y deviendraient indifférents, et qu’ils y deviendraient indifférents du jour où son influence sur leurs vies deviendrait négligeable. Les guerres religieuses s’étaient ainsi terminées à partir du moment où les hommes avaient cessé de croire que l’on pouvait déterminer le salut éternel par la force du bras séculier. Mais en ce qui concerne le revenu, le commerce, la propriété et les salaires, la génération d’après-guerre croit dur comme fer que le bras séculier peut déterminer le salut terrestre. Ainsi la suprématie, au lieu de devenir un objet d’indifférence en devenant de plus en plus négligeable en fait, est devenue la question primordiale et essentielle de la vie des hommes.

Lorsque la suprématie est en jeu, le monde se trouve dans une période de guerres totales qui ne peut se terminer que par l’anéantissement de la puissance d’un des adversaires. Une telle question ne peut faire l’objet d’un jugement ni d’un compromis. Lorsqu’elle se pose, la paix n’est qu’une trêve armée pendant laquelle les combattants se préparent à la prochaine bataille. La situation normale, ce n’est pas l’état de paix, interrompu de temps à autre par une guerre locale. Lorsque la question de la suprématie se pose, on est en état de guerre continuelle, avec des intervalles pendant lesquels on ne se bat pas.


Notes et références

  1. Ce fut dans la même année 1776 que parut ‘’La Richesse des nations’’ d’Adam Smith. La rébellion américaine a puissamment illustré les vérités qu’il enseignait.
  2. Art. I, Sec. 10, par. 2. Un Etat peut les instituer « s’ils sont absolument nécessaires pour appliquer les lois d’inspection », mais le produit net doit être versé au Trésor, et « toutes ces lois doivent être soumises à la révision et au contrôle du Congrès ».
  3. La véritable raison pour laquelle on a accordé leur indépendance aux îles Philippines a été le désir de certains intérêts américains de mettre les Philippins de l’autre côté de la barrière douanière.
  4. Quel que fut le lieu de production, les prix de vente des aciéries américaines étaient basés à l’origine sur le prix de Pittsburg, plus le coût du transport par voie ferrée.
  5. Op. cit., p. 78.
  6. Malgré l’expansion considérable de l’Empire britannique au XIXe siècle, le commerce britannique avec les pays de l’Empire, qui représentait 26,3% du total en 1854-1857, n’en représentait pas plus que 26,7% en 1904-1913. Voir Grover Clark, ‘’A Place in the Sun’’, p. 153.
  7. Robert C. Binkley, ‘’Realism and Nationalism’’, p. 176
  8. « Pour l’Allemagne, la direction à prendre est claire. Elle ne doit jamais permettre à deux puissances d’exister en Europe. Elle doit considérer toute tentative pour organiser une puissance militaire sur ses frontières, même sous la forme d’un Etat capable de devenir militaire, comme une agression contre l’Allemagne, et doit considérer non seulement comme un droit, mais encore comme un devoir de l’empêcher par tous les moyens, même en prenant les armes », Hitler, ‘’Mein Kampf’’, p. 286.
  9. Troisième point des Quatorze points wilsoniens.
  10. Article VIII du Pacte de la SDN.
  11. Ibid, art. X et XI.
  12. Ibid, art. XIX.
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