Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 10 - la débâcle du libéralisme »

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==La science funeste==
==La science funeste==
Les libéraux du XIXe siècle, qui avaient entrevu la Terre Promise, s'y crurent arrivés. Ils constataient en effet les progrès étonnants réalisés dans tous les domaines de l'activité humaine. Le niveau de vie général s'améliorait, en même temps que s'élevait le sens de la dignité humaine, et que s'effectuait une série de découvertes et d'inventions scientifiques considérables.
Les libéraux du XIXe siècle, qui avaient entrevu la Terre Promise, s'y crurent arrivés. Ils constataient en effet les progrès étonnants réalisés dans tous les domaines de l'activité humaine. Le niveau de vie général s'améliorait, en même temps que s'élevait le sens de la dignité humaine, et que s'effectuait une série de découvertes et d'inventions scientifiques considérables. Nous ne nous rendons plus très bien compte aujourd'hui, habitués que nous sommes à tous ces résultats, que le XIXe siècle a été l'une des plus grandes périodes créatrices de l'histoire. Nos arrière-grands-parents qui se souvenaient encore du passé, le comprenaient fort bien. Les dithyrambes des libéraux nous paraissent aujourd'hui très excessifs. Soyons justes et souvenons-nous qu'ils avaient sous les yeux les magnifiques résultats obtenus à leur époque, alors que nous ne voyons plus que les graves problèmes qu'ils ont négligés et qu'ils nous ont laissé à résoudre.
 
Leur science sociale n'a pu leur fournir de ligne de conduite pratique parce qu'ils se sont laissé absorber par le faux problème du laissez faire. Ils se sont de plus égarés dans une autre erreur qui, elle aussi, a été fatale au développement de la science libérale. De même qu'ils avaient supposé que l'économie de la division du travail fonctionne en vertu de lois naturelles en dehors de tout système juridique, de même ils supposèrent que ces lois naturelles étaient celles qu'ils avaient formulées dans leurs ouvrages de science économique. C'est l'erreur de l'économie classique qui, venue de David Ricardo, a pénétré les idées des hommes d'affaires prospères, des hommes d'Etat conservateurs, et d'une grande partie de la jurisprudence des soixante-dix dernières années. Cette erreur était plus subtile mais tout aussi nocive que celle portant sur le dogme du laissez faire. Elle consistait à tirer des conclusions pratiques immenses de la première phase d'une recherche scientifique inachevée.
 
Le but de cette recherche, comme l'a défini Adam Smith en 1776<ref>''Op. cit.'', p. 2</ref> était de découvrir les causes de « l'amélioration de la puissance productive du travail, et l'ordre suivant lequel ses produits sont naturellement répartis parmi les hommes de rang et de conditions différentes... » Mais en fait, l'attention des économistes classiques après Ricardo a surtout porté sur la seconde partie de ce programme. Adam Smith, qui écrivait aux premiers jours du nouveau système industriel, avait surtout en vue ses perspectives favorables, tandis que Malthus, qui commença à méditer pendant la Révolution française, en voyait surtout les déceptions. Mais à l'époque de Ricardo, l'économie nouvelle avait triomphé en Angleterre. Ricardo ne se préoccupait pas de l'accroissement des richesses ; les richesses augmentaient, et les économistes n'avaient pas de soucis de ce côté-là. Il se persuada même qu'il était « vain et illusoire » de rechercher les causes de l'accroissement de la quantité totale de richesses. Mais la répartition des richesses soulevait une toute autre question. On s'en rendait compte par le mécontentement social qui s'était manifesté en Angleterre après les guerres de Napoléon. Ricardo considéra que c'était là la matière même de l'économie politique, et entreprit de rechercher « les lois qui déterminent la division des produits de l'industrie entre les classes qui concourent à leur création »<ref>Lettre à Malthus du 9 octobre 1820, citée dans Keynes, ''op. cit.'', p. 4. Voir également la préface à ''Principles of Political Economy and Taxation'' (1821) : « Le principal problème de l'économie politique est de déterminer les lois qui régissent cette répartition. »</ref>
 
En séparant la production de la répartition des richesses, Ricardo croyait éliminer de la science économique les choses « sur lesquelles on ne peut pas faire de lois », et l'orienter vers le domaine où « l'on peut établir une loi passablement exacte toutes proportions gardées. » Cette séparation était presque certainement une erreur. Car la quantité de richesses disponible pour la répartition ne saurait en fait être séparée des proportions dans lesquelles la répartition s'effectue. Dans une société pauvre, la proportion du revenu national qui échoit aux propriétaires du capital sera relativement plus forte, quoique plus faible en valeur absolue que dans une société riche. Chose curieuse, nous en trouvons une illustration dans la Russie d'aujourd'hui, où le taux de l'intérêt exempt d'impôts successoraux et sur le revenu, est de 7 à 8%, alors qu'en Amérique il est de 3 à 5%<ref>Max Eastman, ''The End of Socialism in Russia'', Harper's Magazine, février 1937.</ref> De plus en Russie, le revenu des ouvriers les plus mal payés est à celui des ouvriers dits « Stakhanovistes » comme un à vingt, et à celui des spécialistes dirigeants comme un à quatre-vingt ou cent. Cette répartition des revenus perçus pour la production est beaucoup plus inégale que celle de l'Amérique<ref>Je parle de l'intérêt servi au capital, ainsi que des traitements et salaires, et non pas bien entendu des fortunes colossales accumulées par des spéculateurs heureux sur les terrains ou les ressources naturelles, par une grande société ou par une star de cinéma qui exercent un contrôle exclusif sur un marché, ou même par des pionniers industriels comme Henry Ford, qui fut le premier à fabriquer des automobiles à bon marché.</ref>. C'est parce que dans une société pauvre la rareté du capital, des techniciens et des organisateurs spécialisés rend la rétribution du capital et du talent relativement plus élevée que dans un pays où ils sont plus abondants.
 
De plus, la proportion dans laquelle la richesse est répartie a nécessairement un effet sur la quantité produite. Une répartition inégale aura des effets différents sur la production suivant qu'il s'agira d'une quantité plus ou moins grande à répartir. Dans un pays très pauvre, le niveau de vie des pauvres gens est si désespérément bas qu'ils n'ont pas le moyen d'acheter une quantité de marchandises suffisante pour rendre profitables les investissements de capitaux des riches. Dans un tel pays, les riches auront tendance, non pas à épargner, mais à vivre dans le luxe et le gaspillage. Dans une collectivité de richesse moyenne, les riches auront tendance à épargner et à investir des capitaux, ce qui provoquera un accroissement du revenu national. Dans un pays très riche, où tout le monde vit confortablement, le peuple aura tendance à préférer un supplément de loisirs à un accroissement de richesse. Le revenu du capital tendra en conséquence à diminuer parce que l'offre de capitaux sera supérieure à la demande, et le taux d'accroissement de la richesse diminuera.
 
Tout cela montre à quel point la position des économistes classiques successeurs de Ricardo était intenable même en théorie. En portant toute leur attention sur la question de la répartition, ils ont commis une erreur initiale qui a eu pour conséquence des erreurs plus graves encore. Pour pouvoir analyser le problème fictif de la répartition en tant que tel, ils ont dû construire toute une économie hypothétique. Car il était impossible de déduire des lois de ce que William James a appelé la confusion luxuriante et sonore de la réalité. La réalité se présentait à l'économiste comme une confusion luxuriante et sonore parce que l'économie fonctionnait au sein d'un ensemble de traditions anciennes, de préjugés, en supposant que tous les hommes pourraient et voudraient se conduire d'une certaine façon déterminée. Ils supposèrent donc que le capital et le travail étaient parfaitement mobiles, et par conséquent libres et capables de se mouvoir sans qu'il se produisît aucune friction entre les différentes productions. Ils supposèrent que chaque capitaliste et chaque travailleur savait infailliblement où il devait aller, à quel moment il devait se mettre en mouvement, qu'il pouvait se mouvoir sans encombre, qu'il n'était pas lié à une occupation particulière par une habitude invétérée, à une résidence particulière par des liens de famille, par l'amour de son pays, par ses amitiés ou ses relations, par la possession d'un foyer dont il ne pouvait se défaire sans consentir à un grand sacrifice. Il supposèrent que tous les hommes sont nés égaux et libres, et qu'ils ont des chances égales de développer et d'utiliser leurs divers dons naturels. Ils supposèrent que les travailleurs, les directeurs et les chefs d'entreprise sont capables de se spécialiser à un très haut point et en même temps de changer de spécialité à tout moment de leur carrière. Ils supposèrent qu'il n'y a pas de privilèges légaux, pas de monopoles naturels, pas de coalitions pour la restriction du trafic, et qu'il n'y a qu'une concurrence parfaitement correcte entre des hommes également intelligents, également renseignés, également placés et doués d'une faculté d'adaptation universelle.
 
Dans une telle société, toutes les valeurs seraient des valeurs naturelles. C'est-à-dire que le salaire de chaque ouvrier, de chaque contremaître, de chaque directeur représenterait ce qu'ils ont produit, l'intérêt perçu par chaque capitaliste représenterait la contribution de son épargne, et les profits de l'entreprise seraient toujours voisins de zéro. Dans une telle société, la concurrence parfaite entre des hommes pourvus de chances absolument égales, d'une prévoyance infaillible, parfaitement adaptables, et n'ayant aucun préjugé sur ce qu'ils veulent faire et sur l'endroit où ils voudraient vivre, produirait la justice parfaite. Le travailleur aurait une place et l'aurait toujours.
 
Tout cela semblait si enchanteur que les économistes classiques oublièrent qu'ils avaient eux-mêmes introduit dans leur hypothèse les conclusions qu'ils prétendaient en tirer. Les plus fins d'entre-eux savaient naturellement que dans la réalité il existe des « perturbations » que leur science avait négligées. Mais le grand public qui lisait Ricardo, les publicistes qui popularisaient l'économie politique, les politiciens et les hommes d'affaires qui lisaient les vulgarisations, ignoraient toutes les réserves qu'il y avait lieu de faire sur les « perturbations » et exploitaient fièrement l'économie politique pour démontrer que l'ordre établi représentait la perfection de la raison et de la justice. Les économistes, hélas, ne protestèrent pas trop bruyamment lorsqu'ils se virent ainsi promus à la dignité d'oracles. Le rôle était agréable à jouer, plein de dignité et d'honneur. De plus ils étaient dans une confusion profonde.
 
Le système imaginaire qu'ils avait échafaudé ressemblait en effet juste assez à la réalité pour leur procurer constamment des vérifications rassurantes de leurs conclusions. Le travail et le capital, par exemple, n'étaient pas parfaitement mobiles, mais ils étaient beaucoup plus mobiles qu'ils l'avaient jamais été dans l'histoire. Certes, tous les hommes n'avaient pas des chances égales, mais elles étaient bien plus près de l'être qu'elles l'avaient jamais été, depuis qu'on avait aboli les privilèges de caste, les restrictions médiévales et mercantilistes, et depuis que les préjugés de classe avaient diminué. La concurrence n'était certes pas parfaite, mais elle était beaucoup plus libre que jadis, lorsqu'il y avait encore des monopoles à charte et des corporations fermées. Le monde réel tendait donc vaguement à se rapprocher de leur monde imaginaire, et l'on pouvait prouver de façon assez concluante que la société progressait en fait vers un niveau de vie plus élevé et vers plus de justice et de lumière.
 
Les meilleurs des économistes classiques savaient bien que l'ordre social qu'ils avaient échafaudé n'était qu'une hypothèse. Mais ils ne se rendirent pas compte des considérables conséquences techniques de l'hypothèse qu'ils avaient adoptée. Car leur science n'était pas le fruit d'une fantaisie débridée ni d'une spéculation vaine sur des abstractions dépourvues de sens. Ricardo était un homme de génie, et l'une des marques du génie est l'aptitude à sauter par-dessus la réalité apparente pour faire des hypothèses qui ouvrent la voie à des recherches fructueuses. L'ordre social imaginaire des économistes classiques était le fruit d'un acte d'imagination créatrice. Il décrivait un régime dans lequel les frictions et les abus de l'ordre existant seraient abolis, et où existeraient toutes les facilités, la faculté d'adaptation et la prévoyance qui font défaut au monde réel. Notons bien que cet ordre imaginaire n'était pas un monde impossible tel que l'aurait conçu un poète en supposant que le travail ne serait plus qu'un exercice agréable, et que les choses nécessaires à la vie seraient fournies par miracle. L'ordre imaginé par les économistes supposait un monde réel de la division du travail dans lequel les hommes doivent gagner leur pain à la sueur de leur front. Il supposait un monde réel dans lequel les hommes recherchent leur avantage personnel. Ce n'était pas le Paradis terrestre avant la malédiction. Et cependant ce n'était pas le monde dans lequel ils vivaient. C'était ce monde, mais radicalement épuré, réformé et reconstruit.
 
La science des économistes décrivait donc, non pas le monde tel qu'il est, mais le monde tel qu'il faut le refaire. Ils avaient imaginé une société dans laquelle les problèmes sociaux nés de la division du travail seraient résolus. C'est ainsi que par hasard, incidemment, alors qu'ils essayaient de simplifier les faits pour mieux les comprendre, ils avaient découvert le critérium permettant de donner une définition exacte de ces problèmes sociaux, et d'indiquer des solutions exactes. Au moyen de certaines hypothèses, ils avaient décrit une société juste basée sur la division du travail. Il s'ensuivrait que dans le monde réel, plein d'injustices et d'erreurs, leurs hypothèses représentaient un but pratique à atteindre. Ce qu'ils oublièrent, c'est que pour imaginer comment la division du travail pourrait fonctionner en toute justice, il leur avait fallu supposer une société réformée composée d'individus réformés. Il aurait fallu en conclure que pour obtenir ce résultat dans la pratique, il était nécessaire de réaliser les réformes dans la pratique.
 
L'économie classique n'est pas une explication apologétique de l'ordre existant. Elle est, si on la comprend bien, une étude critique de cet ordre. Elle représente une mensuration théorique qui indique à quel point la société dans laquelle nous vivons est loin de réaliser ses promesses, à quel point elle est mal adaptée aux besoins de la division du travail. Si les économistes libéraux s'étaient rendu compte de ce caractère de leur propre hypothèse, ils auraient aussitôt entrepris d'étudier les faits juridiques, psychologiques et sociaux qui embarrassaient et pervertissaient la société réelle. Ils n'auraient pas abandonné le soin de critiquer et de réformer la société à ceux qui ne comprenaient pas le nouveau mode de production ou étaient décidés à l'abolir. Ils auraient vu que la mission du libéralisme est de développer les principes permettant à l'humanité de réadapter ses habitudes et ses institutions à la révolution industrielle ; ils auraient poursuivi la tradition fondée par Adam Smith, et comme lui, ils auraient été les critiques du ''statu quo'', et les dirigeants intellectuels de sa réforme nécessaire.
 
Ils n'en firent rien. De Ricardo jusqu'à une époque récente, les économistes libéraux ont été obsédés par une confusion fatale : ils ont cru que leur monde imaginaire était, non pas une introduction critique à leurs recherches, mais la projection d'un ordre auquel l'ordre existant était approximativement, et suffisamment, conforme. Cette erreur stérilisa le progrès scientifique de la pensée libérale, et détruisit le prestige du libéralisme. Aussi Carlyle, qui avait les yeux ouverts sur le monde réel, accusa-t-il à juste titre les économistes d'enseigner une science funeste<ref>Thomas Carlyle, ''The Nigger Question''.</ref>.


== Notes et références ==  
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