Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 10 - la débâcle du libéralisme »

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Tout cela ne s'est pas produit par une sorte de révélation spontanée ni par une explosion de bonne volonté. La nature humaine n'a pas subitement changé. Nous pouvons en être certains aujourd'hui puisque nous vivons dans une époque de réaction où l'obscurantisme est redevenu la politique officielle chez toutes les nations. Ce qui a changé au XIXe siècle, c'est la condition dans laquelle vivent les hommes, et les lumières libérales ont reflété ce changement. Le nouveau mode de production, basé sur l'échange avantageux de travail spécialisé, envisageait un ordre social fondé sur l'harmonie des intérêts entre des hommes et des collectivités largement séparées, mais collaborant entre eux. Nous avons oublié cette transformation révolutionnaire de la condition humaine et nous n'en avons plus conscience. Mais nos arrière-grands-parents sentaient que l'humanité venait de recevoir la révélation d'une promesse enivrante. Ce n'est qu'en nous mettant à la place des pionniers libéraux que nous pouvons apprécier à sa juste valeur la ferveur angélique qu'ils mettaient à prêcher que le libre-échange était un nouveau bienfait pour l'humanité entière.
Tout cela ne s'est pas produit par une sorte de révélation spontanée ni par une explosion de bonne volonté. La nature humaine n'a pas subitement changé. Nous pouvons en être certains aujourd'hui puisque nous vivons dans une époque de réaction où l'obscurantisme est redevenu la politique officielle chez toutes les nations. Ce qui a changé au XIXe siècle, c'est la condition dans laquelle vivent les hommes, et les lumières libérales ont reflété ce changement. Le nouveau mode de production, basé sur l'échange avantageux de travail spécialisé, envisageait un ordre social fondé sur l'harmonie des intérêts entre des hommes et des collectivités largement séparées, mais collaborant entre eux. Nous avons oublié cette transformation révolutionnaire de la condition humaine et nous n'en avons plus conscience. Mais nos arrière-grands-parents sentaient que l'humanité venait de recevoir la révélation d'une promesse enivrante. Ce n'est qu'en nous mettant à la place des pionniers libéraux que nous pouvons apprécier à sa juste valeur la ferveur angélique qu'ils mettaient à prêcher que le libre-échange était un nouveau bienfait pour l'humanité entière.
Pour la première fois dans l'histoire, l'homme avait découvert un mode de production des richesses dans lequel la fortune d'autrui multipliait la sienne propre. Après une longue histoire de conquêtes, de rapines et d'oppression, David Hume pouvait dire, en terminant (1742) son essai ''Of the Jealousy of Trade'' : « C'est pourquoi je prends la liberté de reconnaître que non seulement en tant qu'homme, mais encore en tant que sujet britannique, je prie pour la prospérité du commerce de l'Allemagne, de l'Espagne, de l'Italie et même de la France. Je suis au moins certain que la Grande-Bretagne, et toutes ces nations, seraient plus prospères si leurs souverains et ministres adoptaient les uns à l'égard des autres ces sympathies accrues et bienveillantes...»<ref>''Essays, Moral, Political and Literary'', vol. I, part. II, n° VI.</ref> Peu d'hommes auparavant s'étaient rendu compte que la Règle d'Or était un sain principe d'économie. Les sympathies accrues et bienveillantes des hommes des XVIIIe et XIXe siècles étaient matériellement fondées sur les intérêts personnels d'hommes qui s'enrichissaient en échangeant sur des marchés étendus les produits d'un travail spécialisé.
Ils se rendaient compte par l'expérience qu'il est vrai que l'intérêt personnel bien compris s'exerce en faveur du bien commun. Pour la première fois, les hommes pouvaient concevoir un ordre social dans lequel l'antique aspiration morale à la liberté, à l'égalité, et à la fraternité était compatible avec l'abolition de la pauvreté et l'accroissement des richesses. Tant que la division du travail n'avait pas commencé à rendre les hommes dépendants de la libre collaboration de leur prochain, toute politique devait être une politique de proie. Les droits de l'esprit n'étaient pas de ce monde. Il a fallu que la révolution industrielle vint modifier le genre de vie traditionnel pour que s'ouvrît une perspective au bout de laquelle les hommes pouvaient entrevoir la possibilité de réaliser un monde meilleur sur cette terre. L'antique séparation entre le siècle et l'esprit, entre l'égoïsme et le désintéressement était virtuellement abolie. Une nouvelle orientation de l'espèce humaine devenait concevable et même nécessaire.
La mission inachevée du libéralisme est de découvrir les principes directeurs qui permettent de poursuivre cette réadaptation révolutionnaire de l'humanité.
==La science funeste==
Les libéraux du XIXe siècle, qui avaient entrevu la Terre Promise, s'y crurent arrivés. Ils constataient en effet les progrès étonnants réalisés dans tous les domaines de l'activité humaine. Le niveau de vie général s'améliorait, en même temps que s'élevait le sens de la dignité humaine, et que s'effectuait une série de découvertes et d'inventions scientifiques considérables.


== Notes et références ==  
== Notes et références ==  
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