Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 11 - l'agenda du libéralisme »

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Voilà ce qui fait toute l'importance de la question de savoir si la débâcle du libéralisme a été due à l'erreur des libéraux, ou, comme le croient les collectivistes, à une inévitable nécessité historique. En soulevant cette question, je n'ai certes pas l'intention d'entreprendre de réhabiliter le mot « libéralisme », qui n'est plus aujourd'hui qu'un ornement fané évoquant les sentiments les plus douteux. Ce qui me préoccupe, c'est la substance du terme. Et d'après moi, cette substance est que les hommes ne peuvent pas abolir les conséquences de la révolution industrielle, qu'ils sont liés au nouveau mode de production, à la division du travail entre communautés et individus interdépendants. Voilà la vraie nécessité historique inéluctable. Les hommes ne peuvent pas davantage renverser la révolution industrielle par un acte de volonté ou par la contrainte politique qu'ils n'ont pu revenir de la manufacture à l'artisanat, et de l'agriculture sédentaire à l'économie pastorale. D'ailleurs ils ne le souhaitent pas, et n'y consentiraient pas.
Voilà ce qui fait toute l'importance de la question de savoir si la débâcle du libéralisme a été due à l'erreur des libéraux, ou, comme le croient les collectivistes, à une inévitable nécessité historique. En soulevant cette question, je n'ai certes pas l'intention d'entreprendre de réhabiliter le mot « libéralisme », qui n'est plus aujourd'hui qu'un ornement fané évoquant les sentiments les plus douteux. Ce qui me préoccupe, c'est la substance du terme. Et d'après moi, cette substance est que les hommes ne peuvent pas abolir les conséquences de la révolution industrielle, qu'ils sont liés au nouveau mode de production, à la division du travail entre communautés et individus interdépendants. Voilà la vraie nécessité historique inéluctable. Les hommes ne peuvent pas davantage renverser la révolution industrielle par un acte de volonté ou par la contrainte politique qu'ils n'ont pu revenir de la manufacture à l'artisanat, et de l'agriculture sédentaire à l'économie pastorale. D'ailleurs ils ne le souhaitent pas, et n'y consentiraient pas.
C'est pourquoi j'insiste sur ce fait que le collectivisme, qui remplace le marché libre par l'autorité centralisée et la contrainte, est réactionnaire au sens exact du terme. Le collectivisme, non seulement rend impossible la division progressive du travail, mais encore il nécessite, partout où l'on essaie de l'instituer, une régression vers un mode de production plus primitif. Nous en voyons la preuve dans les Etats totalitaires, et surtout en Russie, où l'on a fait deux tentatives pour instituer le socialisme, où l'on a deux fois reculé, en 1921 et en 1931 d'une économie planifiée et dirigée vers une économie régie par le marché<ref>La première retraite, ordonnée par Lénine en 1921, a été la N.E.P. Elle fut considérée comme une abolition du communisme. La seconde fut effectuée par Staline en 1931. Il rétablit la différenciation des salaires, l'exploitation des entreprises en vue du profit, la responsabilité personnelle de la direction des entreprises, appelée « propriété socialiste », et le commerce dans des magasins ouverts à tous. Le communisme est aujourd'hui hors la loi en Russie, et ses adhérents sont connus sous le nom de Trotskistes. </ref>
La première de ces retraites est d'habitude attribuée par les communistes sincères au génie pratique de Lénine, et la seconde aux ambitions perfides de Staline. Mais nous pouvons être certains que toutes deux ont été dictées par une inéluctable nécessité : la Russie, toute primitive qu'elle soit, traverse les premiers stades de la révolution industrielle. Elle substitue la division du travail spécialisé à l'économie fermée rurale et régionale, et il est impossible, même à un dictateur omnipotent gouvernant un peuple docile et terrorisé, de faire fonctionner le nouveau mode de production sans rétablir des marchés au moins relativement libres.
Marx, qui aimait beaucoup exposer les lois inéluctables de l'histoire, a eu l'infortune de ne pas discerner laquelle de ces lois était la plus inéluctable, et c'est pourquoi ses disciples, en Russie et ailleurs, après vingt ans de suprématie communiste, s'entretuent au nom de la vraie foi. La loi vraiment inéluctable de la société moderne est la loi de la révolution industrielle, à savoir que les nations doivent pratiquer la division du travail sur des marchés larges ou bien sombrer dans la misère et dans la servitude. Ceux qui ne mettent pas en pratique cette économie nouvelle, les nations dites arriérées, deviendront la proie de celles qui la pratiquent : il faut qu'elles entrent dans l'économie nouvelle si elles veulent survivre, et ce n'est qu'en pratiquant la nouvelle économie qu'elles peuvent espérer échapper à la conquête ou à l'absorption économique et culturelle. Les nations avancées où l'économie nouvelle est instituée doivent la conserver. Elles n'ont pas d'autre moyen de conserver à leurs énormes populations le niveau de vie auquel elles sont habituées. Ainsi, lorsque des nations avancées adoptent le collectivisme et son corollaire inévitable l'autarcie, elles sont condamnées à voir décliner leur niveau de vie et forcées de recourir à une brutalité inexprimable pour réprimer le mécontentement qui en résulte.
En réalité, on n'a pas la liberté du choix entre l'ordre libéral et l'ordre collectiviste. Je veux dire que l'homme ordinaire qui désire maintenir et améliorer son niveau de vie n'a pas le choix. On n'a pas le choix parce que les hommes sont liés à la division du travail. Il leur est impossible de vivre autrement, de même qu'il était impossible à leurs ancêtres de vivre dans les villages groupés autour des marchés régionaux sans être capables dans une très large mesure de se suffire à eux-mêmes. Le choix ''apparent'' entre un ordre collectiviste et libéral n'existe que dans l'esprit, il n'existe que ''jusqu'au moment où'' le collectivisme est entièrement mis en pratique, il n'existe que dans le domaine des espoirs et des projets où les hommes discutent de ce qu'ils croient qu'ils voudraient faire. Lorsqu'ils se rendent compte de ce qu'ils peuvent faire, il n'y a plus de choix. Car il est impossible de pratiquer la division du travail et d'en récolter les fruits si ce n'est dans un ordre social qui préserve et s'efforce de perfectionner la liberté du marché. Telle est la loi inéluctable de la révolution industrielle. Les hommes peuvent y obéir, mais ils en sont châtiés par la ruine de leurs espoirs.


== Notes et références ==  
== Notes et références ==  

Version du 22 octobre 2009 à 11:57

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Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 11 - l'agenda du libéralisme


Anonyme


Chapitre 11 - L'agenda du libéralisme
La Cité libre
The Good Society
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Auteur : Walter Lippmann
Genre
histoire, philosophie
Année de parution
1937
« Les doctrines auxquelles on veut que les hommes souscrivent sont partout hostiles à celles au nom desquelles les hommes ont lutté pour conquérir la liberté. Les réformes sont partout aux prises avec la tradition libérale. On demande aux hommes de choisir entre la sécurité et la liberté. On leur dit que pour améliorer leur sort il leur faut renoncer à leurs droits, que pour échapper à la misère, ils doivent entrer en prison, que pour régulariser leur travail il faut les enrégimenter, que pour avoir plus d'égalité, il faut qu'ils aient moins de liberté, que pour réaliser la solidarité nationale il est nécessaire d'opprimer les oppositions, que pour exalter la dignité humaine il faut que l'homme s'aplatisse devant les tyrans, que pour recueillir les fruits de la science, il faut supprimer la liberté des recherches, que pour faire triompher la vérité, il faut en empêcher l'examen. »
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La foi inexorable de la révolution industrielle

La pensée des libéraux du XIXe siècle fut arrêtée par leur incompréhension du laissez faire et de l'économie classique. Ce fut alors la débâcle du libéralisme. C'est n'est pas le premier ni le dernier cas d'arrêt subit d'un grand mouvement scientifique dû à une erreur intellectuelle. Au IVe siècle avant notre ère, le progrès de la science antique s'est pareillement trouvé arrêté lorsque l'esprit hellénique s'est détourné de l'examen progressif de l'expérience pour se laisser entraîner dans un cercle de spéculations métaphysiques. La pensée libérale fut entravée par la métaphysique du laissez faire, et le résultat fut de transformer la philosophie politique du libéralisme en une vaste négation, en un non possumus général, et en une défense conformiste des classes dirigeantes. Elle se trouva également immobilisée dans le cercle dialectique des économistes classiques. De ce côté, le résultat fut de fermer les esprits des libéraux à l'étude du réajustement social, et de fermer leurs imaginations et les sympathies à la nécessité criante des réformes.

Ils étaient sans doute tout aussi sensibles et tout aussi soucieux de justice que les autres hommes. Mais au fond de l'impasse dogmatique dans laquelle ils étaient parvenus, leurs doctrines leur interdisaient de se fier à leurs sympathies ou de croire à la possibilité d'améliorer la condition humaine. Une fois figé dans ses propres erreurs, le libéralisme attira naturellement un nombre excessif d'arrivistes et d'opportunistes médiocres, et rebuta les hommes généreux, braves et clairvoyants.

C'est à la débâcle de la science libérale que remonte le schisme moral qui divise si tragiquement les hommes éclairés dans le monde moderne. Les libéraux sont en effet les héritiers de la science qui interprète correctement le principe progressiste de la révolution industrielle. Mais ils n'ont pas pu faire avancer leur science ; ils n'ont pas su en extraire une philosophie sociale satisfaisante du point de vue humain. Les collectivistes, d'autre part, ont le goût du progrès, la sympathie pour les pauvres, le sens éclatant de l'injustice, l'élan des grandes actions, qui ont manqué au libéralisme moderne. Mais leur science est fondée sur une profonde incompréhension de l'économie fondamentale de la société moderne, et c'est pourquoi leurs actes sont profondément destructeurs et réactionnaires. Aussi les cœurs sont-ils déchirés, les esprits divisés, et l'homme ne peut-il choisir. On lui demande de choisir entre, d'une part les libéraux qui sont arrêtés net, mais qui sont arrêtés sur la bonne route de l'abondance, de la liberté et de la justice, et d'autre part les collectivistes qui bougent furieusement, mais sur la route qui descend à l'abîme de la tyrannie, de la misère, et de la guerre générale.

Mais ce choix impossible ne s'impose que dans les esprits des hommes, dans leurs doctrines et dans leurs préjugés, et nullement dans la nature des choses. L'impasse est toute subjective. Elle est la conséquence de l'erreur humaine, et non du destin. Il n'y a aucune raison de croire que l'ordre social ne peut plus s'adapter à l'économie créée par la révolution industrielle, et que par conséquent les hommes doivent détruire l'économie nouvelle. Cela signifierait en effet que la révolution industrielle elle-même est dans un cul-de-sac. Cela signifierait que le nouveau mode de production qui est à la base de tous les régimes sociaux, de toutes les institutions et de toutes les politiques ne peut plus être toléré par l'humanité. Cela signifierait que les hommes doivent détruire et renverser la révolution industrielle elle-même, comme le font les autarcistes en Allemagne, et qu'ils doivent péniblement revenir sur leurs pas vers les collectivités isolées où la division du travail est relativement peu poussée.

Voilà ce qui fait toute l'importance de la question de savoir si la débâcle du libéralisme a été due à l'erreur des libéraux, ou, comme le croient les collectivistes, à une inévitable nécessité historique. En soulevant cette question, je n'ai certes pas l'intention d'entreprendre de réhabiliter le mot « libéralisme », qui n'est plus aujourd'hui qu'un ornement fané évoquant les sentiments les plus douteux. Ce qui me préoccupe, c'est la substance du terme. Et d'après moi, cette substance est que les hommes ne peuvent pas abolir les conséquences de la révolution industrielle, qu'ils sont liés au nouveau mode de production, à la division du travail entre communautés et individus interdépendants. Voilà la vraie nécessité historique inéluctable. Les hommes ne peuvent pas davantage renverser la révolution industrielle par un acte de volonté ou par la contrainte politique qu'ils n'ont pu revenir de la manufacture à l'artisanat, et de l'agriculture sédentaire à l'économie pastorale. D'ailleurs ils ne le souhaitent pas, et n'y consentiraient pas.

C'est pourquoi j'insiste sur ce fait que le collectivisme, qui remplace le marché libre par l'autorité centralisée et la contrainte, est réactionnaire au sens exact du terme. Le collectivisme, non seulement rend impossible la division progressive du travail, mais encore il nécessite, partout où l'on essaie de l'instituer, une régression vers un mode de production plus primitif. Nous en voyons la preuve dans les Etats totalitaires, et surtout en Russie, où l'on a fait deux tentatives pour instituer le socialisme, où l'on a deux fois reculé, en 1921 et en 1931 d'une économie planifiée et dirigée vers une économie régie par le marché[1]

La première de ces retraites est d'habitude attribuée par les communistes sincères au génie pratique de Lénine, et la seconde aux ambitions perfides de Staline. Mais nous pouvons être certains que toutes deux ont été dictées par une inéluctable nécessité : la Russie, toute primitive qu'elle soit, traverse les premiers stades de la révolution industrielle. Elle substitue la division du travail spécialisé à l'économie fermée rurale et régionale, et il est impossible, même à un dictateur omnipotent gouvernant un peuple docile et terrorisé, de faire fonctionner le nouveau mode de production sans rétablir des marchés au moins relativement libres.

Marx, qui aimait beaucoup exposer les lois inéluctables de l'histoire, a eu l'infortune de ne pas discerner laquelle de ces lois était la plus inéluctable, et c'est pourquoi ses disciples, en Russie et ailleurs, après vingt ans de suprématie communiste, s'entretuent au nom de la vraie foi. La loi vraiment inéluctable de la société moderne est la loi de la révolution industrielle, à savoir que les nations doivent pratiquer la division du travail sur des marchés larges ou bien sombrer dans la misère et dans la servitude. Ceux qui ne mettent pas en pratique cette économie nouvelle, les nations dites arriérées, deviendront la proie de celles qui la pratiquent : il faut qu'elles entrent dans l'économie nouvelle si elles veulent survivre, et ce n'est qu'en pratiquant la nouvelle économie qu'elles peuvent espérer échapper à la conquête ou à l'absorption économique et culturelle. Les nations avancées où l'économie nouvelle est instituée doivent la conserver. Elles n'ont pas d'autre moyen de conserver à leurs énormes populations le niveau de vie auquel elles sont habituées. Ainsi, lorsque des nations avancées adoptent le collectivisme et son corollaire inévitable l'autarcie, elles sont condamnées à voir décliner leur niveau de vie et forcées de recourir à une brutalité inexprimable pour réprimer le mécontentement qui en résulte.

En réalité, on n'a pas la liberté du choix entre l'ordre libéral et l'ordre collectiviste. Je veux dire que l'homme ordinaire qui désire maintenir et améliorer son niveau de vie n'a pas le choix. On n'a pas le choix parce que les hommes sont liés à la division du travail. Il leur est impossible de vivre autrement, de même qu'il était impossible à leurs ancêtres de vivre dans les villages groupés autour des marchés régionaux sans être capables dans une très large mesure de se suffire à eux-mêmes. Le choix apparent entre un ordre collectiviste et libéral n'existe que dans l'esprit, il n'existe que jusqu'au moment où le collectivisme est entièrement mis en pratique, il n'existe que dans le domaine des espoirs et des projets où les hommes discutent de ce qu'ils croient qu'ils voudraient faire. Lorsqu'ils se rendent compte de ce qu'ils peuvent faire, il n'y a plus de choix. Car il est impossible de pratiquer la division du travail et d'en récolter les fruits si ce n'est dans un ordre social qui préserve et s'efforce de perfectionner la liberté du marché. Telle est la loi inéluctable de la révolution industrielle. Les hommes peuvent y obéir, mais ils en sont châtiés par la ruine de leurs espoirs.

Notes et références

  1. La première retraite, ordonnée par Lénine en 1921, a été la N.E.P. Elle fut considérée comme une abolition du communisme. La seconde fut effectuée par Staline en 1931. Il rétablit la différenciation des salaires, l'exploitation des entreprises en vue du profit, la responsabilité personnelle de la direction des entreprises, appelée « propriété socialiste », et le commerce dans des magasins ouverts à tous. Le communisme est aujourd'hui hors la loi en Russie, et ses adhérents sont connus sous le nom de Trotskistes.
La Cité libre - la débâcle du libéralisme << Walter Lippmann  —  La Cité libre >> La Cité libre - principes politiques du libéralisme