Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 3 - le gouvernement de la postérité »

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Il est donc impossible aux hommes de comprendre tous les processus de leur existence sociale. La vie continue parce que la plupart de ses processus fonctionnent par la force de l'habitude et sont inconscients. Si l'homme essayait de penser à tout, de faire « exprès » chaque mouvement respiratoire, de vouloir chaque action avant de l'accomplir, il lui faudrait, rien que pour vivre, déployer des efforts tellement exténuants qu'il descendrait bientôt au niveau d'un végétal conscient. Ce n'est que parce que les hommes acceptent tant de choses comme elles sont qu'ils peuvent faire quelques recherches et quelques expériences. « La prévoyance elle-même », dit Whitehead, « présuppose la stabilité d'une routine. Sans l'immense économie dans laquelle l'expérience devient habituelle et inconsciente, les hommes n'auraient ni assez de temps ni assez d'énergie pour délibérer »<ref>''Adventures of Ideas'', pp. 114 sqq.</ref>.
Il est donc impossible aux hommes de comprendre tous les processus de leur existence sociale. La vie continue parce que la plupart de ses processus fonctionnent par la force de l'habitude et sont inconscients. Si l'homme essayait de penser à tout, de faire « exprès » chaque mouvement respiratoire, de vouloir chaque action avant de l'accomplir, il lui faudrait, rien que pour vivre, déployer des efforts tellement exténuants qu'il descendrait bientôt au niveau d'un végétal conscient. Ce n'est que parce que les hommes acceptent tant de choses comme elles sont qu'ils peuvent faire quelques recherches et quelques expériences. « La prévoyance elle-même », dit Whitehead, « présuppose la stabilité d'une routine. Sans l'immense économie dans laquelle l'expérience devient habituelle et inconsciente, les hommes n'auraient ni assez de temps ni assez d'énergie pour délibérer »<ref>''Adventures of Ideas'', pp. 114 sqq.</ref>.


Le penseur qui, à sa table de travail, dresse des plans pour le gouvernement du monde, ne pourrait pas penser si son petit déjeuner ne lui avait été fourni à la suite d'une série d'opérations sociales qu'il ne saurait comprendre dans tous leurs détails. Il sait que son déjeuner dépend de ceux qui travaillent aux plantations de café du Brésil, d'orangers en Floride, de canne à sucre à Cuba, dans les fermes du Dakota, les laiteries de New-York ; qu'il a été transporté par des navires, des trains, et des camions, chauffé avec du charbon de Pennsylvanie dans des récipients d'aluminium, de porcelaine, d'acier et de verre. Mais il n'y a pas un esprit capable de dresser délibérément le plan de toutes les opérations qui ont amené un unique déjeuner jusqu'à la table où il est consommé.
Le penseur qui, à sa table de travail, dresse des plans pour le gouvernement du monde, ne pourrait pas penser si son petit déjeuner ne lui avait été fourni à la suite d'une série d'opérations sociales qu'il ne saurait comprendre dans tous leurs détails. Il sait que son déjeuner dépend de ceux qui travaillent aux plantations de café du Brésil, d'orangers en Floride, de canne à sucre à Cuba, dans les fermes du Dakota, les laiteries de New-York ; qu'il a été transporté par des navires, des trains, et des camions, chauffé avec du charbon de Pennsylvanie dans des récipients d'aluminium, de porcelaine, d'acier et de verre. Mais il n'y a pas un esprit capable de dresser délibérément le plan de toutes les opérations qui ont amené un unique déjeuner jusqu'à la table où il est consommé. C'est uniquement parce qu'il peut compter sur un système infiniment complexe de routines établies que notre penseur peut manger son petit déjeuner et se mettre ensuite à penser à un nouvel ordre social.
 
Ce qu'il peut penser est peu de choses comparé à ce qu'il est obligé de présupposer, de même que ce qu'il peut voir de ses yeux est infiniment petit auprès de l'immensité des cieux et des profondeurs secrètes de la matière. Du peu qu'il a appris, il ne peut comprendre qu'une faible partie à la fois, et il ne peut s'occuper que d'un fragment de cette faible part. La limitation essentielle de toute politique, de tout gouvernement, est donc que l'esprit humain ne peut avoir de l'existence qu'une vue partielle et simplifiée. L'océan de l'expérience ne peut être versé dans les petits flacons de notre intelligence. L'esprit est un instrument dont l'évolution est déterminée par la lutte pour la vie, et quiconque veut concentrer son attention sur une chaîne de raisonnements prend une posture extrêmement fatigante, comme celle qui consiste à rester debout sans bouger, et qu'il doit bientôt abandonner pour s'étendre ou s'asseoir.
 
De plus, l'esprit humain s'est développé comme un instrument de défense destiné à vaincre des difficultés déterminées ; ce n'est que dans la période la plus récente de l'évolution humaine que les hommes ont essayé d'embrasser une situation entière dans toute la complexité multiforme. La conception intellectuelle elle-même dépasse les capacités de l'homme. En pratique, il est obligé de choisir des phénomènes isolés, car il ne dispose que d'une énergie et d'un temps limités pour observer et comprendre. L'intelligence doit prélever sur l'infinie complication de la réalité des échantillons abstraits, isolés, et artificiellement simplifiés. La pensée humaine ne peut porter que sur ces observations partielles. L'homme ne peut agir qu'à la faible lueur qu'elles répandent. Par rapport aux données de l'expérience sociale, l'esprit humain est comme une lanterne qui projette spasmodiquement des cercles d'une lumière voilée sur des portions de terrain plus ou moins nues au milieu d'un désert inexploré.
 
C'est donc se faire illusion que s'imaginer que l'on peut soumettre à une direction consciente l'évolution de l'humanité. Seuls peuvent l'entretenir ceux qui refusent toute importance à ce que leur esprit n'a pu saisir, et croient que pour résoudre un problème donné, ils n'ont besoin que de ce qu'ils sont capables de comprendre par l'intellect. Certes, l'esprit humain pourrait dresser le plan d'une société qu'il comprendrait, et diriger un ordre social dont le plan serait intelligible. Mais aucun esprit humain n'a jamais compris le plan complet d'une société. Dans le meilleur des cas, l'esprit peut comprendre sa propre interprétation du plan, c'est-à-dire quelque chose de beaucoup plus ténu, qui est à la réalité ce qu'une silhouette est à un corps humain. C'est pourquoi la politique travaille sur des abstractions, et les gouvernements ne connaissent que des aspects abstraits de l'ordre social.


== Notes et références ==  
== Notes et références ==  
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