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Pour que le système fonctionne, pour qu'on puisse combiner l'autorité et le conformisme des masses, la seule solution pratique, semble-t-il, serait d'avoir une caste dirigeante héréditaire. Il serait alors possible, en théorie, de maintenir le peuple dans son isolement et sa stérilité intellectuels, dans sa docilité, cependant qu'on donnerait aux dirigeants héréditaires une éducation véritable. Si l'on n'adopte pas cette division de la nation en castes, il restera nécessaire de donner à tous à peu près les mêmes chances intellectuelles. Si ces chances sont assez variées pour éduquer et sélectionner des chefs, elles encourageront ce que les Japonais appellent « les pensées dangereuses », dans les masses. Si elles sont assez maigres pour maintenir le peuple dans sa docilité, elles seront insuffisantes pour produire des chefs. Par conséquent, à moins d'abolir le principe libéral de l'universalité de l'éducation et de l'égalité des chances, les fascistes manqueront de chefs, ou détruiront le conformisme.
Pour que le système fonctionne, pour qu'on puisse combiner l'autorité et le conformisme des masses, la seule solution pratique, semble-t-il, serait d'avoir une caste dirigeante héréditaire. Il serait alors possible, en théorie, de maintenir le peuple dans son isolement et sa stérilité intellectuels, dans sa docilité, cependant qu'on donnerait aux dirigeants héréditaires une éducation véritable. Si l'on n'adopte pas cette division de la nation en castes, il restera nécessaire de donner à tous à peu près les mêmes chances intellectuelles. Si ces chances sont assez variées pour éduquer et sélectionner des chefs, elles encourageront ce que les Japonais appellent « les pensées dangereuses », dans les masses. Si elles sont assez maigres pour maintenir le peuple dans sa docilité, elles seront insuffisantes pour produire des chefs. Par conséquent, à moins d'abolir le principe libéral de l'universalité de l'éducation et de l'égalité des chances, les fascistes manqueront de chefs, ou détruiront le conformisme.
Il leur faut donc avoir le courage de leur despotisme, et revenir, dans ce domaine comme dans presque tous les autres, à la pratique ancienne de tous les despotismes : à savoir fournir une éducation différente au sujet et au gouvernant. La caste doit être héréditaire. Car si les fascistes essaient de sélectionner des jeunes qui promettent pour leur donner une formation spéciale, il sera peut-être trop tard pour que les jeunes en question puissent tenir leur promesse. Il n'existe aucune méthode sûre pour détecter assez tôt les qualités d'un chef. Il serait très embarassant de déclarer que le fils d'un haut fonctionnaire nazi n'est pas apte à recevoir une formation de chef, cependant que le fils d'un caporal est apte à gouverner l'Etat. A moins d'être désignés dès leur naissance, les chefs de l'avenir ne pourront recevoir de formation spéciale dans les talents que le fascisme doit précisément décourager chez la masse que les chefs devront commander. Les petits garçons ne naissent pas avec un certificat de chef, et le seul moyen de désigner les futurs chefs est par conséquent de rendre l'autorité héréditaire. On mènera ainsi à sa conclusion logique la doctrine qui veut que tous les droits et les vertus de l'homme soient biologiquement prététerminés.
Il y a cependant une objection fatale à cette unique solution pratique du paradoxe fasciste. Elle a pour résultat de faire renaître la diversité sociale que la doctrine fasciste se propose précisément d'abolir. Toute caste gouvernante entrerait bientôt en conflit d'intérêts avec la masse de ses sujets, conflit plus ou moins grave suivant que la caste gouvernante aurait plus ou moins bien réussi à former le peuple et le gouvernerait plus ou moins sagement. Mais, jouissant d'une position privilégiée, la caste serait tentée de défendre ses privilèges, voire de les étendre, ce qui n'aurait rien que de très humain. Et, à moins que les dresseurs et les propagandistes n'accomplissent de véritables miracles, l'envie, le désir de plus d'égalité, le sentiment de l'injustice donneraient bientôt naissance au mécontentement populaire. Une fois de plus, il deviendrait nécessaire de définir des droits antagonistes, et d'aplanir la diversité des intérêts.
La vérité est que la doctrine fasciste ne contient pas la moindre formule qui puisse même suggérer le moyen d'en réaliser l'idéal social. Elle recherche deux résultats par essence incompatibles : de grands chefs, et une nation soumise. Si elle se consacre à faire régner le conformisme, elle ne peut pas produire de chefs. Elle ne peut produire que des routiniers, des bureaucrates, et des courtisans. Si au contraire elle se consacre à la production de chefs, elle finira par détruire le conformisme des masses. Si elle établit une classe dirigeante héréditaire, elle peut parvenir à produire des chefs audacieux et des sujets dociles. Mais elle revient alors à la société divisée en classes qui est incompatible avec son idéal d'unanimité et de solidarité nationale.
==La réalité fasciste==
Quoique les contradictions inhérentes à la doctrine fasciste en démontrent bien le caractère fantastique, le mystère du fascisme se dissipe aussitôt que nous adoptons l'explication que Hitler et Mussolini eux-même fournissent de leur politique lorsqu'ils ne sont pas en proie au délire mystique. Ils affirment tout simplement qu'ils manquent de ressources matérielles nécessaires pour entretenir leurs peuples au niveau de vie désirable, et qu'il leur faut conquérir leur place au soleil.


== Notes et références ==  
== Notes et références ==  

Version du 17 juillet 2008 à 04:15

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Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 5 - les régimes totalitaires


Anonyme


Chapitre 5 - Les régimes totalitaires
La Cité libre
The Good Society
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Auteur : Walter Lippmann
Genre
histoire, philosophie
Année de parution
1937
« Les doctrines auxquelles on veut que les hommes souscrivent sont partout hostiles à celles au nom desquelles les hommes ont lutté pour conquérir la liberté. Les réformes sont partout aux prises avec la tradition libérale. On demande aux hommes de choisir entre la sécurité et la liberté. On leur dit que pour améliorer leur sort il leur faut renoncer à leurs droits, que pour échapper à la misère, ils doivent entrer en prison, que pour régulariser leur travail il faut les enrégimenter, que pour avoir plus d'égalité, il faut qu'ils aient moins de liberté, que pour réaliser la solidarité nationale il est nécessaire d'opprimer les oppositions, que pour exalter la dignité humaine il faut que l'homme s'aplatisse devant les tyrans, que pour recueillir les fruits de la science, il faut supprimer la liberté des recherches, que pour faire triompher la vérité, il faut en empêcher l'examen. »
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Nécessité de leur absolutisme

Les régimes d'autorité ont été établis par des bandes armées qui soit par la violence, soit par l'intrigue, ou bien par ces deux procédés à la fois, se sont emparées de l'appareil coercitif de l'Etat. Ils s'en sont servis pour emprisonner, pour terroriser, pour bannir ou pour tuer tous les individus susceptibles de faire de l'opposition. Ils ont aboli tous les organes représentatifs, les élections, la liberté de la presse, le droit de réunion, qui auraient pu encourager l'opposition ou lui permettre de se manifester. On explique aux étrangers naïfs que tout cela est désagréable mais nécessaire ; que ce sont des mesures transitoires dans une période dangereuse, tout comme la loi martiale qu'on proclame, après un tremblement de terre dans un pays libre. Cette explication donne toujours à entendre que, par la suite, le gouvernement constitutionnel sera restauré, et avec lui le droit à l'opposition. Mais tout cela n'est qu'une explication offerte aux étrangers qu'il faut rassurer. La verité est que la « transition » ne s'achève jamais, et qu'elle ne veut pas s'achever tant que le régime dure[1].

Les collectivistes autoritaires, lorsqu'ils savent ce qu'ils veulent et qu'ils sont francs avec eux-mêmes, savent fort bien que le droit à l'opposition ne peut être rétabli sans que leurs principes soient rejetées et leur ordre social renversé. Quand ils parlent de liberté, ce qui leur arrive de temps en temps, ils veulent dire qu'ils espèrent arriver à apprendre au peuple à ne rien désirer d'autre que ce que l'Etat désire, à n'avoir pas d'autres buts que les buts officiels, à se sentir libres à force de s'être habitué à obéir. « Loin d'écraser l'individu », dit Mussolini, « l'Etat fasciste multiplie les énergies, de même que dans un régiment un soldat est non pas diminué mais multiplié par le nombre de ses camarades »[2].Mais il est évident que, quelque avantage qu'un individu ait à faire partie d'un régiment, il y perd le droit de refuser son consentement, de trouver à redire à la stratégie des généraux et à la tactique des officiers ; il ne peut plus rien avoir à dire sur la cause pour laquelle il veut vivre et mourir. Ce n'est qu'après avoir perdu sa volonté d'avoir une opinion à lui qu'il devient capable de découvrir dans une discipline militaire une liberté nouvelle. Ce n'est que dans ce sens qu'il peut y avoir de la liberté dans un Etat totalitaire ; quand il n'y a plus d'opposition, il n'est plus nécessaire d'écraser l'opposition ; et quand un peuple est devenu parfaitement obéissant on n'a plus besoin de l'opprimer.

Ce n'est que dans ce sens que les régimes collectivistes peuvent mettre fin à la violence « transitoire » du camp de concentration, de la police secrète et de la censure. La crise ne cesse jamais. La transition n'est pas terminée tant que tout le monde n'est pas devenu fasciste ou communiste, soit d'instinct soit par l'effet d'une habitude invétérée. Car un gouvernement ne peut déterminer le destin d'une société que si les membres de cette société acceptent les plans du gouvernement et s'y conforment. Dans le régime de Mussolini, ils doivent penser, lorsqu'ils pensent, comme pensent leurs officiers, et ils doivent éprouver les sentiments exigés par le plan de campagne. Si l'on admet a priori qu'une société doit être planifiée et dirigée par voie d'autorité, par « une planification et un contrôle par l'autorité supérieure de l'activité économique », la conclusion est des plus logiques. Il faut supprimer les dissidents parce qu'ils refusent d'obéir ; ils gênent, comme dit M. Chase, « le fonctionnement harmonieux » de l'économie. Il faut dresser les masses jusqu'à ce qu'elles reconnaissent « l'autorité absolue des chefs sur leurs subordonnés », comme dit Hitler. Le syllogisme est parfait : ceux qui considèrent l'Etat comme le maître de la société doivent abolir la diversité et la contradiction des intentions humaines. Et s'ils ne veulent pas s'en remettre éternellement à la pure contrainte physique, ils sont bien obligés de trouver une autre méthode pour obtenir l'unanimité de leurs sujets.

Tous les systèmes collectivistes supposent donc nécessairement que la pluralité des intérêts, cette réalité universelle, est un mal, et qu'il faut la supprimer. Les collectivistes parlent du chaos et de la confusion qui règnent dans les régimes de liberté, et se croient désignés pour supprimer « l'action réciproque des nombreux intérêts privés »[3] des individus, des groupements, des classes, des communautés locales et régionales. Leur conception de la vie est profondément pénétrée de monisme, car ils considèrent la variété et la concurrence comme des maux. Ils considèrent l'Etat, non pas comme un dispensateur de justice entre les intérêts divers (l'idée de justice implique en effet un respect de la diversité), mais comme le créateur d'une unité dans laquelle des intérêts divers devront disparaître. Aussi, alors que dans les sociétés libres l'opposition est une fonction constitutionnelle, est-elle une trahison dans les sociétés autoritaires. L'idéal collectiviste, comme Mussolini l'a fort bien discerné, trouve sa réalisation la plus parfaite non pas dans une famille, ni dans une association, ni dans un marché, ni dans une église, mais dans un régiment de soldats disciplinés. Dans une organisation militaire, le travail, le temps, la vie même de chacun sont à la disposition du chef.

Le problème décisif qui se pose, par conséquent, aux théoriciens du collectivisme, c'est celui de savoir comme supprimer la diversité et les contradictions tenaces de l'humanité. Ils se rendent compte que le terrorisme, quelle que soit son efficacité momentanée, est révoltant, et qu'on ne peut pas le faire durer toujours. Aucun régime ne saurait soutenir perpétuellement une vigilance suffisante pour écraser partout et toujours l'opposition. Certes, on a vu des despotismes durer des siècles. Mais on n'en a jamais fait l'expérience sur une population qui a connu la liberté et qui est habituée à un niveau de vie tant soit peu élevé. De plus, les despotismes d'autrefois s'établissaient par voie de conquète, tandis que les despotismes modernes, tout au moins jusqu'au moment où un coup d'Etat devient possible, doivent procéder par voie de conversion. La doctrine collectiviste est par conséquent obligée de fournir une formule acceptable qui promette l'abolition des conflits à l'intérieur d'une société.

Le paradoxe fasciste

La version fasciste du principe collectiviste est moins explicite que la version communiste[4]. La doctrine communiste a un passé intellectuel qui remonte aux spéculations politiques les plus anciennes que l'histoire connaisse, alors que le fascisme, s'il possède lui aussi une doctrine ancienne, a dissimulé son ascendance en adoptant une idéologie très nouvelle. Il n'existe pas de litterature fasciste comparable en érudition et en pédantisme à la litterature marxiste ; il n'y a que les discours et les brochures des agitateurs, et les oeuvres fabriquées par les ministères de la Propagande. La doctrine fasciste a été hâtivement improvisée depuis la guerre mondiale ; elle n'a jamais été échafaudée, comme la doctrine communiste, par des hommes ayant le loisir de spéculer et de faire des recherches, de critiquer et de polir leurs théories avec la liberté dont on jouit sous les démocraties capitalistes[5].

La théorie fasciste a été hâtivement composée avec des bribes de savoir qu'avaient pu retenir des gens comme Mussolini et Hitler, qui ont passé leurs vies à faire des discours, à machiner des complots et à organiser leurs partisans. C'est pourquoi il est absurde de dire, par exemple, que Vilfredo Pareto est le Karl Marx du fascisme. Au point de vue économique, Pareto est libre-échangiste. Par sa haine de toute ingérence dans le domaine de la morale et de la culture, c'est un libéral endurci, et son livre se termine par un avertissement solennel contre la conception « byzantine » de la société à laquelle le fascisme et les Etats soi-disant corporatistes sont en train de retourner.

Si l'on veut savoir quel genre de remède le fascisme se propose d'apporter à la diversité humaine, il faut se reporter aux actes des fascistes. On constate alors que leur panacée paraît être la propagande, le dressage et l'éducation. Les fascistes supposent, d'ailleurs toujours à demi-mot ou à mots couverts, que l'homme n'est capable que d'une volonté limitée, que la grande majorité des humains est naturellement docile, et qu'en exterminant la minorité et en dressant la masse, on fera disparaître toute opposition tant soit peu importante. C'est pourquoi les Etats fascistes revendiquent le monopole absolu de toutes les institutions d'enseignement et de culture. Sans ce monopole, ils ne sauraient en effet protéger les masses, qu'ils se proposent de mener par la discipline à l'unanimité, contre la contagion des contradictions individuelles.

Le fascisme compte uniquement sur le dressage des masses. La preuve, c'est qu'il se propose de faire sortir la nation future, parfaitement harmonieuse et héroïque, du matériel humain très ordinaire et très dépareillé qui se trouve habiter les territoires qu'il gouverne. Il est vrai que les nationaux-socialistes allemands parlent beaucoup de sang et de race. Mais à part la stérilisation des individus ayant une hérédité trop lourde, et l'isolement et la persécution des personnes dont les grands-parents étaient juifs (quand on le sait), ils sont obligés de créer la race future avec les Allemands qui vivent en Allemagne. Ces Allemands sont considérés par la loi comme ayant une origine acceptable s'ils ignorent quels étaient leurs ancêtres avant 1800. Il est donc manifeste que la théorie raciste n'est qu'une fiction politique qui sert à donner aux Allemands le sentiment que depuis la création du monde, ils ont été liés ensemble par l'unanimité que les Nazis voudraient leur voir adopter. La version italienne du fascisme limite ses activités eugéniques à l'accroissement de la natalité. Les Italiens, qui vivent dans une civilisation ancienne et sceptique, n'ont jamais été tentés d'essayer de faire croire aux gens que le mélange des races qui peuple la péninsule constitue une espèce biologique distincte. Les Fascistes italiens ont ainsi reconnu plus nettement que les nationaux-socialistes allemands que, loin de créer une race nouvelle, ils sont simplement en train d'essayer de réformer une communauté ancienne.

Le stade préliminaire de l'opération consiste à créer autour des fascistes de l'avenir une zone imperméable aux idées dangereuses, à choisir avec le plus grand soin les idées et les enseignements qu'on donnera, enfin à inculquer aux sujets la doctrine officielle par une répétition continuelle et véhémente[6]. On n'avait jamais rien essayé de pareil. On a dressé par ces méthodes des enfants, des novices dans les ordres religieux, et, bien entendu, des soldats. On a vu beaucoup de gouvernements intolérants à l'égard de toute opposition. Mais on n'avait jamais vu un Etat prendre en main des populations nombreuses, habituées à lire les journaux, avec l'intention non seulement d'influencer leurs opinions courantes, mais encore de refaire entièrement leurs esprits et leurs coeurs. Le fascisme, dit Mussolini, « exige la réfection non des formes de la vie humaine, mais de son contenu : l'homme, le caractère, la foi. A cette fin, il exige une discipline et une autorité qui s'introduise dans l'esprit et y établisse une domination incontestée[7] ».

c'est l'une des plus curieuses expériences qu'on ait jamais faites : dans un siècle où les moyens de communication ont été formidablement développés, on essaie de faire contrôler par des bureaux gouvernementaux tous les organes de la vie intellectuelle, afin de refaire l'homme, le caractère et la foi. L'expérience allemande est particulièrement intéressante, excepté naturellement pour ceux qui en sont les victimes, et représente une contribution considérable à la science politique. C'est comme si un homme vigoureux se prêtait à la vivisection. Car les Allemands sont le peuple le plus doué et le plus instruit qui ait jamais consacré toute la force d'un Etat moderne à empêcher l'échange des idées ; ils sont le peuple le plus organisé qui ait jamais consacré la puissance de coercition du gouvernement à l'abolition de sa propre vie intellectuelle. Ils sont le peuple le plus savant qui ait jamais fait semblant de croire que les prémisses et la conclusion de toute recherche peuvent être fixées par décret.

Le succès de l'expérience paraît dépendre d'un paradoxe. Tous les Allemands doivent sombrer dans une résignation docile mais empressée, acceptant les décisions du Führer comme le fellah accepte la volonté d'Allah ; puis, de cette masse docilement conformiste doivent surgir les chefs brillants, aventureux et supérieurement intelligents. N'oublions pas que tout en attachant une importance extrême à la discipline, les nationaux-socialistes exaltent également le « principe du chef », reconnaissant par là justement que l'économie, l'armée et l'Etat allemands ne sauraient être administrés par des routiniers. Ils savent que pour faire vivre une population si nombreuse sur un sol si pauvre, il faut une prévoyance, un esprit d'invention et d'entreprise, et une compétence technique exceptionnels. Ainsi donc on dresse une population au nom d'un dogme, on déçoit sa curiosité, on lui interdit d'examiner les prémisses et la conclusion de la foi officielle, on ne lui permet pas d'échanger des idées, tant à l'intérieur qu'à l'étranger, puis, une fois cela fait, on veut qu'elle produise des chefs. C'est là le paradoxe le plus étonnant de la philosophie naziste. Car le « principe du chef » est hautement individualiste. Il suppose l'apparition continuelle d'hommes de génie ; mais le principe du conformisme collectif absolu, souverain de la naissance à la mort, n'est guère fait pour produire et sélectionner de tels individus.

On comprend facilement que ce paradoxe est extrêmement commode, pour un temps, pour les dictateurs en exercice. Le principe d'autorité justifie leur propre pouvoir arbitraire, et le principe d'obéissance justifie leur refus du pouvoir à tous les autres. Mais comme, suivant l'affirmation de Hitler lui-même, le national-socialisme doit durer mille ans, le problème du recrutement des chefs se pose très sérieusement à ceux qui prennent au sérieux les aspirations nationales-socialistes. L'Allemagne d'aujourd'hui est naturellement gouvernée par des soldats, des bureaucrates et des industriels dont la formation et la sélection sont antérieures à la révolution naziste. Ils sont nationaux-socialistes, mais ils ne sont pas des produits du national-socialisme. Pour qu'on puisse juger l'idéal national-socialiste sur des résultats, il faudra que le régime dure jusqu'à ce que l'Allemagne soit gouvernée par des hommes qui n'ont pas connu d'autre discipline que celle du national-socialisme. C'est-à-dire qu'il faudra au moins deux générations. Car même les enfants nazis d'aujourd'hui sont élevés par des parents et des maîtres qui ont la mentalité réactionnaire de l'époque pré-naziste. Lorsque les fils nazis de parents nazis gouverneront l'Allemagne, alors et alors seulement on pourra dire que la renaissance de la nation allemande a commencé.

Cependant, le problème de la création d'une classe dirigeante dans une population intellectuellement stérilisée paraît insoluble tant que les fascistes continuent à respecter un des principes fondamentaux de cet ordre démocratique qu'ils méprisent si profondément. C'est le principe de l'égalité des chances, même restreinte aux nazis garantis. Ce vestige de libéralisme laisse les carrières ouvertes au talent, et il suppose que l'on peut sélectionner des chefs énergiques dans une masse conformiste de caporaux, de peintres en bâtiments, de forgerons et de journalistes.

Pour que le système fonctionne, pour qu'on puisse combiner l'autorité et le conformisme des masses, la seule solution pratique, semble-t-il, serait d'avoir une caste dirigeante héréditaire. Il serait alors possible, en théorie, de maintenir le peuple dans son isolement et sa stérilité intellectuels, dans sa docilité, cependant qu'on donnerait aux dirigeants héréditaires une éducation véritable. Si l'on n'adopte pas cette division de la nation en castes, il restera nécessaire de donner à tous à peu près les mêmes chances intellectuelles. Si ces chances sont assez variées pour éduquer et sélectionner des chefs, elles encourageront ce que les Japonais appellent « les pensées dangereuses », dans les masses. Si elles sont assez maigres pour maintenir le peuple dans sa docilité, elles seront insuffisantes pour produire des chefs. Par conséquent, à moins d'abolir le principe libéral de l'universalité de l'éducation et de l'égalité des chances, les fascistes manqueront de chefs, ou détruiront le conformisme.

Il leur faut donc avoir le courage de leur despotisme, et revenir, dans ce domaine comme dans presque tous les autres, à la pratique ancienne de tous les despotismes : à savoir fournir une éducation différente au sujet et au gouvernant. La caste doit être héréditaire. Car si les fascistes essaient de sélectionner des jeunes qui promettent pour leur donner une formation spéciale, il sera peut-être trop tard pour que les jeunes en question puissent tenir leur promesse. Il n'existe aucune méthode sûre pour détecter assez tôt les qualités d'un chef. Il serait très embarassant de déclarer que le fils d'un haut fonctionnaire nazi n'est pas apte à recevoir une formation de chef, cependant que le fils d'un caporal est apte à gouverner l'Etat. A moins d'être désignés dès leur naissance, les chefs de l'avenir ne pourront recevoir de formation spéciale dans les talents que le fascisme doit précisément décourager chez la masse que les chefs devront commander. Les petits garçons ne naissent pas avec un certificat de chef, et le seul moyen de désigner les futurs chefs est par conséquent de rendre l'autorité héréditaire. On mènera ainsi à sa conclusion logique la doctrine qui veut que tous les droits et les vertus de l'homme soient biologiquement prététerminés.

Il y a cependant une objection fatale à cette unique solution pratique du paradoxe fasciste. Elle a pour résultat de faire renaître la diversité sociale que la doctrine fasciste se propose précisément d'abolir. Toute caste gouvernante entrerait bientôt en conflit d'intérêts avec la masse de ses sujets, conflit plus ou moins grave suivant que la caste gouvernante aurait plus ou moins bien réussi à former le peuple et le gouvernerait plus ou moins sagement. Mais, jouissant d'une position privilégiée, la caste serait tentée de défendre ses privilèges, voire de les étendre, ce qui n'aurait rien que de très humain. Et, à moins que les dresseurs et les propagandistes n'accomplissent de véritables miracles, l'envie, le désir de plus d'égalité, le sentiment de l'injustice donneraient bientôt naissance au mécontentement populaire. Une fois de plus, il deviendrait nécessaire de définir des droits antagonistes, et d'aplanir la diversité des intérêts.

La vérité est que la doctrine fasciste ne contient pas la moindre formule qui puisse même suggérer le moyen d'en réaliser l'idéal social. Elle recherche deux résultats par essence incompatibles : de grands chefs, et une nation soumise. Si elle se consacre à faire régner le conformisme, elle ne peut pas produire de chefs. Elle ne peut produire que des routiniers, des bureaucrates, et des courtisans. Si au contraire elle se consacre à la production de chefs, elle finira par détruire le conformisme des masses. Si elle établit une classe dirigeante héréditaire, elle peut parvenir à produire des chefs audacieux et des sujets dociles. Mais elle revient alors à la société divisée en classes qui est incompatible avec son idéal d'unanimité et de solidarité nationale.

La réalité fasciste

Quoique les contradictions inhérentes à la doctrine fasciste en démontrent bien le caractère fantastique, le mystère du fascisme se dissipe aussitôt que nous adoptons l'explication que Hitler et Mussolini eux-même fournissent de leur politique lorsqu'ils ne sont pas en proie au délire mystique. Ils affirment tout simplement qu'ils manquent de ressources matérielles nécessaires pour entretenir leurs peuples au niveau de vie désirable, et qu'il leur faut conquérir leur place au soleil.

Notes et références

  1. Ce passage a été écrit avant la promulgation de la constitution russe du 5 décembre 1936. Je ne vois aucune raison de modifier mon opinion selon laquelle le droit à l'opposition ne saurait être rétabli tant que dure le collectivisme planifié. Il pourra y avoir une renaissance de la liberté en Russie, mais seulement quand l'économie dirigée aura été démobilisée. Voir chap. VI.
  2. Michael T. Florinsky, Fascism and National-socialism, p. 65. Marx et Engels ont décrit le socialisme comme « un royaume de la liberté » voulant dire que la société serait libre de diriger la production, mais non pas que les individus seraient libres de faire de l'opposition.
  3. Soule, op. cit., p. 215.
  4. Voir E. B. Ashton, The Fascist : his state and his mind, p. 17.
  5. Karl Marx a écrit Le Capital au British Museum pendant l'ascension de la tradition libérale.
  6. Voir Brave New World d'Aldous Huxley.
  7. Voir l'article sur le fascisme dans l'Encyclopédie italienne, p. 848.
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