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Pour démontrer cette proposition, il faut rappeler les premiers principes de l'économie nouvelle que les hommes ont commencé à pratiquer sur une grande échelle au cours des cent cinquante dernières années.
Pour démontrer cette proposition, il faut rappeler les premiers principes de l'économie nouvelle que les hommes ont commencé à pratiquer sur une grande échelle au cours des cent cinquante dernières années.
Elle n'est pas, comme l'était l'économie ancienne, réglée par la coutume. Je veux dire que la richesse n'est plus produite par des hommes qui héritent de leur père un lopin de terre, leur situation sociale, leur profession, ou une tradition artisanale. Dans l'économie moderne, non seulement la profession de chacun est infiniment plus spécialisée, mais encore, ce qui est beaucoup plus significatif, son choix d'une profession et son succès dans cette profession sont réglés, non par l'usage établi, mais par des prix qui fluctuent sur des marchés extrêmement larges. On peut dire que dans l'ancienne économie, on produisait pour consommer<ref>« Il vint tant de vin et de sel au couvent, dit Caesar de Heisterbach, qu'il fut tout simplement nécessaire de vendre le surplus. » Voir Nussbaum, ''op. cit'', p. 32. César considérait que la fonction essentielle des terres du couvent était de ravitailler le couvent. Seul le surplus rendait ''nécessaire'' la vente d'une partie du produit.</ref>. Les hommes produisaient directement pour leur propre consommation, ou tout au moins pour satisfaire les besoins raisonnablement stables et bien connus d'un petit nombre de clients réguliers et familiers. Dans l'économie moderne, le mobile personnel de la production est le profit - il s'agit de vendre l'article plus cher qu'il n'a coûté. Les marchandises sont expédiées non pas à la maison du producteur, ni même à des clients réguliers et connus, mais à un marché éloigné et impersonnel.
Les prix qu'un individu obtient sur ce marché pour ses produits déterminent son échec ou son succès, c'est-à-dire qu'ils indiquent s'il a investi avec succès ou non son capital et son travail. Le marché est donc le régulateur souverain des spécialistes dans une économie basée sur une division du travail très spécialisée. Il fait ce que la commission du plan est censée faire dans une économie planifiée. Il détermine, en offrant des prix plus élevés pour certaines marchandises, une augmentation de la production de ces marchandises. Par la hausse des prix, le marché incite un plus grand nombre d'hommes à consacrer leur capital et leur travail à la production de ces marchandises. En offrant de bas prix, le marché les avertit d'avoir à cesser de les produire, et de retirer une partie du capital et du travail qu'ils auraient sans cela investi.


== Notes et références ==  
== Notes et références ==  

Version du 14 avril 2009 à 09:54

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Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 9 - la grande révolution et la montée de la "grande association"


Anonyme


Chapitre 9 - La grande révolution et la montée de la « grande association »
La Cité libre
The Good Society
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Auteur : Walter Lippmann
Genre
histoire, philosophie
Année de parution
1937
« Les doctrines auxquelles on veut que les hommes souscrivent sont partout hostiles à celles au nom desquelles les hommes ont lutté pour conquérir la liberté. Les réformes sont partout aux prises avec la tradition libérale. On demande aux hommes de choisir entre la sécurité et la liberté. On leur dit que pour améliorer leur sort il leur faut renoncer à leurs droits, que pour échapper à la misère, ils doivent entrer en prison, que pour régulariser leur travail il faut les enrégimenter, que pour avoir plus d'égalité, il faut qu'ils aient moins de liberté, que pour réaliser la solidarité nationale il est nécessaire d'opprimer les oppositions, que pour exalter la dignité humaine il faut que l'homme s'aplatisse devant les tyrans, que pour recueillir les fruits de la science, il faut supprimer la liberté des recherches, que pour faire triompher la vérité, il faut en empêcher l'examen. »
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La mise hors la loi de la guerre par la conscience moderne

Le renouveau actuel de la guerre totale se manifeste à une époque à laquelle presque tous les hommes sentent instinctivement que la guerre n'est plus qu'un monstrueux anachronisme. C’est là une révolution dans les idées. Il a fallu attendre le XIXe siècle pour que l’humanité, dans son ensemble, considérât la guerre comme profondément irrationnelle et immorale. Il y avait eu, jadis, des protestations de certaines petites sectes religieuses ; aux XVIIe et XVIIIe siècles, on avait fait quelques efforts pour limiter l’étendue des guerres ; on avait discuté, de plus en plus activement, autour de spéculations académiques sur la paix perpétuelle. Mais le pacifisme en tant que grande conviction humaine est un phénomène nouveau dans le monde occidental.

Il y a cent ans, les citoyens de Londres, voulant rendre hommage à lord Chatham, lui firent élever un monument sur lequel une inscription, rédigée par Burke, déclarait que sous son gouvernement on avait vu pour la première fois « le commerce uni à la guerre et rendu prospère par elle ». Aujourd'hui quand les hommes entendent Mussolini dire que « seule la guerre porte l’énergie humaine à son plus haut degré de tension et imprime un cachet de noblesse sur le peuple qui a le courage d’y faire face »[1], quand ils entendent Hitler dire que « c’est dans d’interminables batailles que l’humanité est parvenue à la grandeur ; dans la paix perpétuelle elle serait vouée à la destruction »[2], ils ne sont pas moins surpris que s’ils entendaient prononcer un éloge du servage ou de l’exposition des nouveau-nés. Car bien que toutes les nations se préparent à la guerre, et que la plupart d’entre-elles aient encore une politique qui mène à la guerre, la guerre en tant qu’instrument de politique nationale a été mise hors la loi par la conscience de l’homme moderne.

Une transformation aussi radicale des sentiments humains ne saurait être le résultat d’une compréhension subite ni une manifestation spontanée de bonne volonté. Car les guerres modernes, une fois commencées sont tout aussi sauvages que toutes celles d’autrefois. Il n’y a par conséquent aucune raison de croire que la répulsion de l’homme moderne à l’égard de la guerre est due à une transformation de la nature humaine. Elle ne saurait pas davantage être attribuée au fait que tout le monde connaît le caractère effroyablement meurtrier de l’armement moderne. En fait, on exagère en général des dévastations matérielles de la guerre moderne. Certes, les canons, les bombes et les gaz mutilent, tuent et détruisent sur une grande échelle, mais une nation moderne possède une très grande capacité de réparation des dommages causés. Les régions dévastées de la zone de combat dans la dernière guerre ont été reconstruites en quelques années, et si, au point de vue humain, les morts sont irremplaçables, leur nombre est rapidement reconstitué.

On se rapproche de la vérité en considérant que pendant la grande guerre, plus d’êtres humains ont été mutilés et tués par la maladie et la famine que par les armes, et ces mutilations et cette tuerie ont continué pendant des années après l’armistice. De plus, les biens détruits pendant les opérations militaires n’ont représenté qu’une faible part du total des richesses détruites. L’Allemagne et l’Angleterre, par exemple, n’ont pas été envahies ; cependant, ces deux pays ont vu leur capacité de production considérablement réduite par la dislocation des marchés et des sources d’approvisionnement auxquels leurs économies avaient été adaptées. La ruine causée par une guerre moderne est beaucoup plus profonde et plus étendue que celle que manifestent les listes de pertes et la dévastation de la zone de feu. Le dommage irréparable ne commence que lorsque la nation entière est mobilisée et que la guerre vient s’attaquer à la population civile sous forme de blocus et de bombardements aériens. Le dommage durable est causé par la rupture et la dislocation qu’inflige la guerre au système économique auquel appartiennent tous les belligérants.

Car toutes les guerres sont aujourd'hui des guerres civiles. Ce ne sont pas des batailles contre un ennemi étranger, mais des luttes intestines à l’intérieur d’une collectivité unique, dont tous les membres sont intimement liés et dépendent étroitement les uns des autres. La guerre moderne déchire d’immenses populations qui ont besoin les unes des autres pour maintenir leur niveau de vie, voire jusqu’à un certain point pour subsister. C’est pourquoi la guerre moderne est aussi désastreuse pour les vainqueurs que pour les vaincus. C’est pourquoi la guerre ne peut plus être employée avec succès comme instrument de politique nationale[3]. C’est pourquoi ceux qui prêchent et provoquent la guerre sont considérés comme des gens en rébellion contre la paix et l’ordre de la communauté internationale, et c’est pourquoi, lorsqu’ils attaquent leur victime, ils soulèvent tout autour d’eux l’hostilité de cette communauté. C’est pourquoi le pacifisme a récemment cessé d’être une aspiration fantaisiste et est devenu pour les hommes un principe d’action pratique. C’est au XIXe siècle que les nations, les collectivités locales et les individus cessent de se suffire à eux-mêmes pour vivre dans une dépendance profonde et complexe à l’égard les uns des autres. Les hommes se mettent à vivre unis dans une grande association[4].

La division du travail

On peut dire sans exagération qu’au moment où les hommes, relativement capables de se suffire à eux-mêmes à l’intérieur de collectivités locales, sont devenus dépendants les uns des autres dans une économie mondiale, l’histoire a enregistré l’événement le plus révolutionnaire de tous les temps[5]. Cette révolution a imposé à l’humanité un genre de vie radicalement nouveau ; elle a ébranlé les coutumes, les institutions et les traditions, transformant ainsi toutes les idées humaines.

On ne saurait évidemment assigner une date exacte au début de cette révolution. On en retrouve les traces vers la fin du Moyen Age. Cependant le monde romain a connu jusqu’au Moyen Age une économie entièrement basée sur l’échange. Mais c’est vers le milieu du XVIIIe siècle que les hommes de notre civilisation commencèrent à remarquer, dans leur vie quotidienne, des changements très significatifs qui leur montrèrent qu’ils entraient dans une ère nouvelle. Les premiers à s’en rendre compte furent les populations de l’Angleterre et de l’Ecosse ; ce furent les premières grandes collectivités occidentales qui s’enrichirent en cessant de se suffire à elles-mêmes.

Mais du début du XVIIIe siècle, même en Angleterre, l’économie villageoise fermée était toujours la règle. Il y avait un certain commerce intérieur et international. Mais son volume et surtout son caractère étaient de fort peu d’importance, car il ne concernait « que dans une mesure relativement faible le transport des marchandises de première nécessité. Chaque nation se suffisait presque à elle-même pour les principaux articles de consommation, les produits alimentaires fondamentaux, le vêtement, le mobilier, et les principaux instruments de l’économie. Chacune ne produisait guère que ce qu’elle consommait, et ne consommait guère que ce qu’elle produisait »[6].

En 1730, les exportations de l’Angleterre consistaient toujours en « lainages en autres tissus, un peu de cuir, de fer, de plomb, d’argenterie et d’orfèvrerie, et quelques produits réexportés, comme le tabac et les calicots des Indes. Les importations consistaient en vins et liqueurs, riz, sucre, café, huile, fourrures et un peu de fils de laine, de chanvre, de soie et de lin à l’usage de nos industries spécialement favorisées »[7].

Chose plus significative encore, le commerce intérieur s’effectuait encore principalement à l’intérieur de régions capables de se suffire à elles-mêmes. « Le commerce intérieur entre des régions de l’Angleterre très éloignées l’une de l’autre », dit Hobson, « était très faible »[8]. Le transport des marchandises était difficile. « Les produits agricoles étaient presque entièrement destinés à la consommation locale, à l’exception du bétail et des volailles, que l’on menait à pied des comtés avoisinant jusqu’à Londres et aux autres grands marchés. » Dans l’ensemble, l’industrie travaillait pour des marchés locaux. De plus, à l’intérieur d’un même district, la spécialisation individuelle était très peu poussée. Les produits de l’industrie textile de Norwich par exemple « étaient fabriqués dans les chaumières disséminées sur une vaste région ».

Depuis plus de cent cinquante ans, la révolution qui a transformé ces petites collectivités locales relativement indépendantes et autarciques en membres spécialisés d’un vaste système économique s’est poursuivie sur un rythme de plus en plus rapide. L’économie fermée, moins productive, n’a pas pu subsister en présence du rendement supérieur d’un mode de production dans lequel le travail et les ressources naturelles sont spécialisées, et qui favorise ainsi l’emploi des machines et de la force motrice mécanique. La division mondiale du travail a été jusqu’à un certain point entravée par les tarifs douaniers, les lois d’immigration, et par d’autres obstacles aux mouvements du capital et du travail. Mais ils n’ont fait que retarder l’évolution. Dans les pays qui se considèrent comme les plus civilisés, il ne reste plus aujourd'hui que très peu de communautés vraiment capables de se suffire à elles-mêmes. L’économie familiale fermée a virtuellement disparu. Certaines nations, dans l’ensemble, dépendent moins que d’autres du commerce extérieur, mais aucune ne pourrait entreprendre ne fût-ce que de maintenir son niveau de vie actuel si elle devait être isolée du reste du monde.

Cependant la révolution est loin d'être achevée. Il n'y a que quelques dizaines d'années qu'elle a commencé à pénétrer dans les grandes masses asiatiques, africaines et sud-américaines. Elle semble d'ailleurs devoir tout emporter sur son passage.

Cette révolution, qui intéresse l'humanité tout entière et pose toutes les grandes questions sociales de notre époque, est due principalement à la division du travail croissante dans des marchés toujours plus étendus : le machinisme, la société anonyme, et la concentration sont des phénomènes secondaires. Je veux dire par là que les hommes ne sont tentés d'inventer et d'installer des machines qu'une fois qu'ils ont commencé à spécialiser leur industrie en vue d'un marché étendu. S'il est vrai que les machines elles-mêmes favorisent la spécialisation, le fait essentiel est que les machines ne sont pas inventées tant que le travail n'est pas spécialisé. Les fameuses inventions de l'industrie textile anglaise, qui sont si souvent considérées comme la cause immédiate de la révolution industrielle, ont été faites par des « hommes pratiques, dont la plupart étaient des ouvriers plongés dans les détails de leur art, et mis en présence d'une difficulté définie à vaincre, d'une économie particulière à réaliser »[9]. Les inventions s'accumulèrent naturellement au fur et à mesure que l'industrie textile se développait. Mais il est suffisamment clair que l'invention a commencé dans l'industrie qui était déjà la plus spécialisée. Cela est également vrai de la société anonyme. L'usage de cette forme d'organisation industrielle ne devint général qu'au milieu du XIXe siècle, lorsque la division du travail fut encore plus poussée.

Il est indispensable de se rendre compte de la primauté de la division du travail dans l'économie moderne pour pouvoir faire une juste distinction entre les phénomènes vraiment progressifs et les autres. Si nous voulons retrouver notre route dans les difficultés pratiques et dans la confusion intellectuelle de notre époque, il nous faut revenir au premier principe de l'économie dans laquelle nous vivons, et voir bien nettement que son caractère déterminant est l'accroissement des richesses par un mode de production qui met fin à l'autarcie des nations, des localités et des individus, et crée entre eux une interdépendance profonde et complexe.

Le retard culturel

Pendant plus de mille ans après la décomposition de la grande association du monde romain, les peuples occidentaux ont vécu en petites collectivités relativement fermées. C'est à ce genre d'existence que nos habitudes traditionnelles et nos idées préconçues, que nos coutumes et nos institutions ont été adaptées. Notre intelligence a été adaptée à un genre de vie organisé sur une petite échelle, et immuable au cours d'une génération donnée. Mais la révolution industrielle a institué un genre de vie organisé sur une très grande échelle, dans lequel les hommes et les communautés ont perdu leur autonomie et dépendent étroitement les uns des autres, dans lequel les changements ne sont plus assez graduels pour être imperceptibles, un genre de vie hautement dynamique par rapport à la durée même d'une existence humaine. Jamais la plus grande partie de l'humanité ne s'est vu imposer si brusquement une transformation plus profonde des habitudes, des idées et des valeurs.

Depuis le début de cette révolution, toute la vie, depuis la diplomatie des grandes puissances jusqu'aux questions les plus intimes et les subtiles de religion, de goût et de rapports humains, a été profondément affectée par cette transformation. Il n'existe plus aujourd'hui aucun gouvernement séculier qui ressemble, si ce n'est par la forme extérieure, aux gouvernements d'avant la révolution. La plupart des gouvernements qui existaient au XVIIIe siècle ont été renversés. Quelques-uns ont été pacifiquement reconstruits ; mais tous ont été profondément modifiés. L'Etat, la loi, la propriété, la famille, l'Eglise, la conscience humaine, la notion du juste et de l'injuste, de la position sociale, de l'espoir, du besoin, tout cela a changé. Cette révolution des bases de l'existence humaine a exigé une formidable réadaptation de l'humanité à un milieu matériel et social plein de surprises et de nouveautés.

La réadaptation est naturellement plus lente que les transformations révolutionnaires. C'est pourquoi il y a toujours eu à cette époque ce que les sociologues appellent un « retard culturel ». C'est-à-dire que les hommes ont abordé les questions actuelles avec des idées et des habitudes adaptées à une situation qui n'existe plus. Tout comme les voyageurs placés sur la plate-forme arrière d'un trait, ils n'ont vu que le paysage déjà dépassé. Des millions d'hommes ont dû se réadapter non seulement à un nouveau genre de vie, mais encore à une vie dans laquelle la situation la plus nouvelle est bientôt transformée en une situation plus nouvelle encore. Cela n'a pas été facile, et le sentiment de confusion spirituelle, de déception et d'insécurité dont est pénétrée toute la culture moderne est le fidèle reflet des misères et des difficultés de cette réadaptation.

Les gens n'ont pas su s'il leur fallait bénir l'ordre nouveau ou le maudire ; ils l'ont maudit ou béni suivant l'aspect de la révolution qu'ils envisageaient. Il a procuré à des millions d'hommes une amélioration considérable de leur niveau de vie : pour d'autres, il a simplement signifié une rupture brutale avec leurs habitudes. C'est ainsi qu'à certains le XIXe siècle est apparu comme un siècle de progrès, et à d'autres comme un siècle de dégradation. On peut trouver tous les témoignages qu'on veut en faveur de l'une et l'autre de ces opinions. La division du travail a produit des richesses bien plus grandes. Mais elle a aussi produit le prolétariat. La division du travail a rendu les hommes dépendants les uns des autres et a par conséquent fondé leur prospérité sur le principe d'une collaboration pacifique dont les bénéfices sont réciproques. Mais elle les a également dangereusement exposés à l'arbitraire de ceux qui refusent de collaborer.

La révolution a donc été marquée par une série interminable de paradoxes déconcertants. Il y a eu du progrès et de la misère. Il y a eu de la démocratie et de l'insécurité. Il y a eu l'interdépendance des nations, et la féroce rivalité de leurs impérialismes. Il y a eu l'égalité juridique et l'inégalité sociale. Il y a eu un grand procès moral qui a aboli l'esclavage et les castes, affranchi les hommes et les femmes, épuré et élevé le traitement des criminels, créé des écoles et des universités ouvertes à tous, libéré la pensée et la conscience de la censure des autorités. Mais d'autre part il y a les nouveaux riches, seigneurs bien moins agréables que les nobles qu'ils ont supplanté, il y a les foules des grandes cités, déracinées, privées de leurs traditions ancestrales, n'ayant rien pour ennoblir leurs vies, n'ayant plus la foi qui console.

La révolution industrielle est une révolution dans le sens le plus complet du terme. Elle est la grande révolution générale dont toutes les révolutions particulières depuis Cromwell n'ont été que des incidents. Sa phase accélérée dure depuis cinq générations. Certaines régions favorisées ont connu de brèves périodes de tranquillité. Mais il est certain qu'il faudra beaucoup plus de cinq générations pour que la révolution s'achève. La suppression de l'économie fermée ne fait que commencer dans bien plus de la moitié du monde. Elle continuera. Aucun Ghandi ne saurait retenir cette marée. Rien ne peut empêcher l'humanité tout entière d'être tirée de son isolement ancestral et entraînée vers l'économie mondiale des spécialistes interdépendants. Car le nouveau mode de production est incomparablement plus apte à la lutte pour la survivance. Les gens qui l'adoptent non seulement deviennent plus riches que ceux qui ne l'adoptent pas, mais encore ils les soumettent et les dominent. La révolution continuera donc. Mais comme elle nécessite, non seulement une transformation de l'économie, mais une réadaptation de la nature et des habitudes humaines, il faudra beaucoup de temps pour que les hommes arrivent à rattraper les circonstances et à apprendre tout ce qui leur est nécessaire pour remanier en conséquence leurs coutumes et leurs institutions.

La contre-révolution collectiviste

C'est pourquoi, au fur et à mesure que la transformation révolutionnaire avance, elle provoque à chaque pas des résistances et des rébellions. Elle en provoque à droite et à gauche, c'est-à-dire chez ceux qui possèdent le pouvoir et la richesse, et chez ceux qui n'en ont pas. Le mouvement de gauche est socialisant et tend logiquement au communisme. Le mouvement de droite, qui groupe les gens riches alliés à des politiciens et à des militaires, se manifeste par le nationalisme économique, l'impérialisme conquérant, les monopoles, et, dans sa forme extrême et désespérée, devient ce que l'on appelle aujourd'hui le fascisme. Ces deux mouvements se livrent une lutte de classes désespérée, mais, par rapport à la grande révolution industrielle des temps modernes, ils sont tous deux des formes de réaction et de contre-révolution. Car, en dernière analyse, ces deux mouvements collectivistes sont des efforts faits pour résister par divers moyens de contrainte aux conséquences de la division croissante du travail.

Pour démontrer cette proposition, il faut rappeler les premiers principes de l'économie nouvelle que les hommes ont commencé à pratiquer sur une grande échelle au cours des cent cinquante dernières années.

Elle n'est pas, comme l'était l'économie ancienne, réglée par la coutume. Je veux dire que la richesse n'est plus produite par des hommes qui héritent de leur père un lopin de terre, leur situation sociale, leur profession, ou une tradition artisanale. Dans l'économie moderne, non seulement la profession de chacun est infiniment plus spécialisée, mais encore, ce qui est beaucoup plus significatif, son choix d'une profession et son succès dans cette profession sont réglés, non par l'usage établi, mais par des prix qui fluctuent sur des marchés extrêmement larges. On peut dire que dans l'ancienne économie, on produisait pour consommer[10]. Les hommes produisaient directement pour leur propre consommation, ou tout au moins pour satisfaire les besoins raisonnablement stables et bien connus d'un petit nombre de clients réguliers et familiers. Dans l'économie moderne, le mobile personnel de la production est le profit - il s'agit de vendre l'article plus cher qu'il n'a coûté. Les marchandises sont expédiées non pas à la maison du producteur, ni même à des clients réguliers et connus, mais à un marché éloigné et impersonnel.

Les prix qu'un individu obtient sur ce marché pour ses produits déterminent son échec ou son succès, c'est-à-dire qu'ils indiquent s'il a investi avec succès ou non son capital et son travail. Le marché est donc le régulateur souverain des spécialistes dans une économie basée sur une division du travail très spécialisée. Il fait ce que la commission du plan est censée faire dans une économie planifiée. Il détermine, en offrant des prix plus élevés pour certaines marchandises, une augmentation de la production de ces marchandises. Par la hausse des prix, le marché incite un plus grand nombre d'hommes à consacrer leur capital et leur travail à la production de ces marchandises. En offrant de bas prix, le marché les avertit d'avoir à cesser de les produire, et de retirer une partie du capital et du travail qu'ils auraient sans cela investi.

Notes et références

  1. Voir International Conciliation, n° 306, p. 7, publié par la Fondation Carnegie.
  2. Mein Kampf, cité par Florinsky, op. cit, p. 73.
  3. Voir La Grande Illusion, par sir Norman Angell.
  4. Voir The Great Society, de Graham Wallas.
  5. « L’humanité n’a pris que très tard l’habitude de l’échange… et chez les peuples primitifs… l’échange pacifique est dans le meilleur des cas une pratique exceptionnelle. Les Carthaginois eux-mêmes, à en croire Hérodote, trouvaient encore dans la région méditerranéenne des peuples avec lesquels ils ne pouvaient commercer qu’en déposant des marchandises sur le rivage et en se retirant ensuite. » Voir A History of the economic institutions of Modern Europe, par Frederick L. Nussbaum, en particulier aux chap. 1, 2. Ce livre est basé sur Le Capitalisme Moderne de Sombart.
  6. John A. Hobson, The Evolution of Modern Capitalism, p. 32, éd. De 1910
  7. ibid, p. 40
  8. Ibid, p. 45.
  9. Hobson, op. cit., p. 80. Hobson note également que les savants, au sens strict du terme, furent fort peu mêlés à ces grandes découvertes. De tous les grands inventeurs de textile, Cartwright seul était un penseur.
  10. « Il vint tant de vin et de sel au couvent, dit Caesar de Heisterbach, qu'il fut tout simplement nécessaire de vendre le surplus. » Voir Nussbaum, op. cit, p. 32. César considérait que la fonction essentielle des terres du couvent était de ravitailler le couvent. Seul le surplus rendait nécessaire la vente d'une partie du produit.
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