Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 1

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Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 1


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Chapitre 1 - Etude de l'homme considéré comme individu, et des fins dernières les plus élevées de son existence.

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La dernière et la plus haute fin de chaque homme est le développement le plus élevé et le mieux proportionné de ses forces dans leur individualité propre et particulière. — Les conditions nécessaires pour qu'elle soit atteinte sont la liberté d'action et la variété des situations. — Application immédiate de ces principes à la vie intérieure de l'homme. — Leur justification par l'histoire. — Principe fondamental pour cette étude tout entière auquel conduisent ces considérations.

Le vrai but de l'homme, non pas celui que le penchant mobile de chacun, mais celui que la raison éternelle et immuable lui assigne, c'est le développement le plus large et le mieux proportionné de ses forces dans leur ensemble. Toutefois l'extension des forces humaines exige encore une autre condition qui se relie étroitement à la liberté, la diversité des situations. L'homme, même le plus libre, le plus indépendant, quand il est placé dans un milieu uniforme, progresse moins[1]. Cette diversité est d'abord une conséquence de la liberté, et puis c'est une répression qui, loin d'enchaîner l'homme, donne aux objets qui l'entourent une forme quelconque ; de sorte que ces deux choses n'en sont pour ainsi dire qu'une seule. Il est bon cependant, pour la clarté des idées, de les bien séparer et de les distinguer l'une de l'autre. Chaque homme ne peut agir en une fois qu'avec une seule et même force ou plutôt son être ne se livre tout entier qu'une seule fois à une action donnée. Aussi l'homme parait-il créé pour la spécialité exclusive, puisque son énergie s'affaiblit dès qu'elle s'étend à plusieurs objets. Mais il échappe à ce spécialisme étroit quand il travaille à réunir ses forces isolées, souvent exercées isolément, à faire agir, dans chaque période de sa vie, celles qui sont près de s'éteindre en même temps que celles qui commencent à briller, et à multiplier ces forces au lieu de multiplier les objets sur lesquels il agit. Ce que produit ainsi l'union du passé et de l'avenir avec le présent résulte encore, dans la société, de l'union avec nos semblables. Dans toutes les périodes de la vie, chaque homme n'atteint cependant que l'une des perfections qui forment pour ainsi dire le caractère de tout le genre humain. Par les rapports qui naissent des qualités essentielles des êtres, les uns doivent nécessairement s'approprier les richesses des autres. Un tel lien, favorable au progrès du caractère, que l'expérience nous montre existant chez tous les peuples, c'est, par exemple, l'union des deux sexes. Mais si, dans ce cas, la diversité aussi bien que le désir de l'union se manifestent d'une façon moins énergique, ni la première ni le second ne sont moins forts; ils sont seulement moins apparents, quoiqu'ils agissent plus puissamment, même quand cette diversité disparaît, et entre personnes du même sexe. Ces idées, mieux étudiées et plus exactement développées, conduiraient peut-être à une plus juste explication d'un phénomène utilisé dans l'antiquité, surtout chez les Grecs, par le législateur lui-même ; je veux parler de ces liaisons que l'on a souvent et toujours à tort appelées, soit amour ordinaire, soit simplement amitié. L'utilité de pareilles liaisons pour le progrès de l'homme se reconnaît au degré d'indépendance que garde chacune des parties, dans l'intimité qui les unit. Car sans cette intimité, l'un ne peut pas suffisamment comprendre l'autre; mais, d'un autre côté, l'indépendance est nécessaire pour faire que celui qui comprend puisse s'approprier ce qu'il a compris. Toutefois ces deux conditions exigent la force des individus et une différence pas trop grande, afin que l'on puisse comprendre l'autre; et pas trop petite, afin que l'un puisse admirer et désirer pour soi-même ce que l'autre possède. Cette énergie et cette différence variée s'unissent dans l'originalité de la force et de l'éducation, d'où dépend en dernière analyse toute la grandeur de l'homme, vers laquelle l'individu doit toujours tendre, et que celui qui veut agir sur les hommes ne doit jamais oublier. De même que cette propriété, que ce caractère propre est le produit de la liberté de l'action et de la diversité des agents, de même elle les crée à son tour. La nature inanimée elle-même, dont la marche est toujours régulière et soumise à des lois immuables, paraît cependant avoir plus d'originalité aux yeux de l'homme qui s'est formé lui-même. 11 se fond en elle pour ainsi parler, et il est vrai de dire, dans le sens le plus élevé, que chacun aperçoit l'abondance et la beauté qui l'entourent, suivant qu'il la garde l'une et l'autre dans son sein[2]. Mais combien l'influence de cette cause ne s'exerce-t-elle pas davantage quand l'homme ne se borne plus à sentir et à percevoir des impressions extérieures, mais quand il devient lui-même actif?

Cherche-t-on à déterminer ces idées avec plus d'exactitude, en les appliquant plus immédiatement à l'individu, tout se réduit ici à la Forme et à la Matière. La forme la plus pure, avec la plus délicate enveloppe, nous la nommons idée ; la matière la moins pourvue de forme, nous la nommons perception sensible. La forme naît de la combinaison des matières. Plus la matière est abondante et variée, plus la forme est sublime. Un enfant divin ne peut être le fruit que de parents immortels. La forme redevient pour ainsi dire la matière d'une forme plus belle encore. Ainsi la fleur se change en fruit, et ce fruit lui-même fournit la semence d'une nouvelle tige qui se couvrira de fleurs. Plus la variété augmente avec la délicatesse de la matière, plus grande est la force, car plus intime est la liaison. La forme paraît pour ainsi dire se fondre dans la matière et la matière dans la forme; ou bien, pour parler sans figure, plus les sentiments de l'homme contiennent d'idées et plus ses. idées contiennent de sentiments, plus sa supériorité devient inaccessible. De cet accouplement éternel de la forme et de la matière, de la diversité et de l'unité dépend la fusion de l'homme dans l'homme, des deux natures réunies, et de cette fusion dépend sa grandeur. Mais la force de cette union dépend de la force de ceux qui s'unissent. Le plus beau moment dans la vie de l'homme est le moment de la fleur[3]. Le fruit de la forme la moins gracieuse, la plus simple, fait deviner la beauté de la fleur qui sortira de lui pour s'épanouir. Tout se précipite vers la floraison. L'objet qui naît immédiatement est bien éloigné de la forme charmante à laquelle il arrivera plus tard. La tige grosse et lourde, les feuilles larges, pendant chacune de leur côté, ont besoin d'une forme plus achevée. Elle apparaît graduellement aux yeux, quand on considère la tige ; des feuilles plus tendres se montrent comme pour s'unir; elles se resserrent plus étroitement, jusqu'à oe que le calice paraisse donner satisfaction au désir de la plante[4]. Cependant le rêgne, végétal n'est pas favorisé du sort. La fleur tombe et le fruit reproduit immédiatement la tige, qui, d'abord informe, se parfait aussitôt. Quand la fleur se flétrit chez l'homme, elle fait place au fruit qui est plus beau; et l'infini éternellement insondable voile à nos yeux le charme du fruit le plus magnifique. Or, ce que l'homme reçoit du dehors n'est que la semence. Si belle qu'elle soit en elle-même, c'est l'énergie de son activité qui doit la rendre féconde. Mais sa bienfaisante influence sur l'homme existe toujours en proportion de ce qu'elle est elle-même originale et vigoureuse, Pour moi, l'idéal le plus élevé de la société des êtres humains serait l'État ou chacun se développerait par lui-même et suivant sa propre volonté. La nature physique et morale rapproche ces hommes les uns des autres, et, de môme que les luttes de la guerre sont plus glorieuses que celles du cirque, de même que les combats des citoyens irrités sont plus honorables que ceux des mercenaires qu'on pousse, de même les luttes entre les forces de tels hommes prouveraient et produiraient en même temps la suprême énergie.

N'est-ce pas là ce qui nous attache si vivement à l'antiquité grecque et romaine? Et non-seulement nous, mais tous les âges, si éloignée, si reculée que soit pour eux cette époque ? N'est-ce pas parce que les hommes dans ces temps eurent à soutenir de si rudes combats contre Je sort et contre leurs semblables ? Chacun d'eux y puisa de la force, agrandit ses qualités originelles ; chacun y trouva pour soi-même une forme nouvelle et admirable. Chaque âge qui suit doit être au-dessous de ceux qui l'ont précédé; — et avec quelle rapidité cette décadence ne g'augmentera-t-elle pas dans l'avenir! — Il est au-dessous pour la variété : variété de la nature, les immenses forêts sont défrichées, les marais desséchés, etc.; variété de l'homme, elle se détruit par le progrès de communication et d'union dans les œuvres humaines ; et cela par leg deux raisons indiquées plus haut[5], C'est là une des principales causes qui rendent si rare l'idée du beau, de l'insolite, de l'étonnant, La stupéfaction, la couardise, la découverte de ressources nouvelles et inconnues rendent aussi moins souvent nécessaires les résolutions subites, imprévues et pressantes. Car d'abord la pression des faits extérieurs sur l'homme est moins considérable parce que l'homme est muni de plus d'instruments pour y obvier; ensuite, il n'est plus guère possible de leur résister avec les seules forces que la nature a données à chacun et que chacun n'a qu'à employer. Enfin la science plus perfectionnée rend l'invention moins nécessaire, et l'enseignement qu'on reçoit vient encore émousser la faculté que nous avons d'apprendre[6]. Mais il est incontestable que quand la variété physique s'amoindrit, une variété morale et intellectuelle plus riche et plus consolante'vient prendre sa place; des nuances, des différences frappent notre esprit plus raffiné; elles pénètrent notre caractère moins fortement accusé, mais plus délicatement cultivé, et influent sur la vie pratique. Si ces nuances eussent existé, sans doute l'Antiquité, ou du moins les penseurs de ce temps ne les eussent pas laissées passer inaperçues. Il en a été du genre humain tout entier comme de l'individu. Ce qu'il y avait de grossier a disparu; ce qu'il y avait de délicat est resté. Sans doute cela serait heureux si le genre humain était un homme, ou si la force d'une époque, de même que ses livres et ses découvertes, passait aux Ages suivants. Mais il n'en est pas ainsi. Il est vrai que notre civilisation a aussi son genre de force ; et c'est peut-être par la mesure de sa délicatesse qu'elle surpasse la force de l'antiquité ; mais reste à savoir si tout ne doit pas commencer par une civilisation primitive, fille de la barbarie. Partout la sensibilité est le premier germe et la plus vive expression de toute idée. Ce n'est pas ici le lieu, ne fût-ce que de tenter cette recherche. De ce qui précède, il résulte que nous devons veiller sur notre force, sur notre originalité, et sur tous les moyens de les entretenir.

Je considère donc comme acquis que la vraie raison ne peut désirer pour l'homme d'autre état que celui où non-seulement il jouit de la plus entière liberté de développer en lui-même et autour de lui sa personnalité propre ; mais encore où la nature ne reçoit des mains de l'homme d'autre forme que celle que lui donne librement chaque individu, dans la mesure de ses besoins et de ses penchants bornée seulement par les limites de sa force et de son droit. À mon sens, la raison doit maintenir ce principe dans son intégrité, sauf ce qui concerne la conservation de l'homme. Cela doit toujours servir de base dans toute étude politique, et spécialement pour la solution de notre question.

Notes et références

  1. Cette condition, exigée par Humboldt, l'a été rarement chez nous. Beaucoup, et des meilleurs, paraissent même la repousser. M. de Rémusat n'est pas de ce nombre. Il dépeint et combat la tendance de ceux pour qui la formation d'une matière sociale similaire et malléable dans toutes ses parties a été, en France, la véritable oeuvre nationale du Pouvoir (voy. Politique libérale, p. 59 et suiv.). — D'autres sont tombés dans une méprise différente. Ceux-ci ont reconnu l'importance de la diversité comme élément de la liberté ; puis, frappés du caractère uniforme de nos lois actuelles et du caractère tout opposé des lois de l'ancienne France, ils ont affirmé que celles-ci étaient plus favorables au libre développement des forces humaines. C'est ce que l'on trouve dans le livre de M. Raudot : La France avant la Révolution, 1847. L'erreur est manifeste, et Tocqueville a bien su s'en garder (voir. l'Ancien régime et la Révolution). Dans l'ancienne France cette diversité n'était que la diversité dans le pouvoir, sinon dans le despotisme. Ce n'est certes pas celle-là Que Humboldt réclame et que les amis de la liberté doivent désirer. — Notre auteur revient plus loin sur cette idée pour la metire plus vivement en lumière. (Voyez le chapitre suivant, § 1.)
  2. Système de l'identité du subjectif et de l'objectif. Comp. chap. v. et les notes
  3. De la fleur, de la maturité (Nouveau Muséum allemand, 1791, 22, 23 juin). (Note de l'auteur.)
  4. Goethe, Des métamorphoses des plantes. (Note de l'auteur.}
  5. Cette observation a été faite une seule fois par Rousseau dans Emile. (Note de l'auteur.) — Voici en quels termes : « Il faut avouer que les caractères originaux des peuples, s'effaçant de jour en jour, deviennent en même raison plus difficiles à saisir. A mesure que les races se mêlent et que les peuples se confondent, on voit peu à peu disparaître ces différences nationales qui frappaient jadis au premier coup d'oeil. Autrefois chaque nation restait plus renfermée en ellemême ; il y avait moins de communications, moins de voyages, moins d'intérêts communs ou contraires, moins de liaisons politiques et civiles de peuple à peuple, point du tout de ces tracasseries royales appelées négociations, point d'ambassadeurs ordinaires ou résidant continuellement ; les grandes navigations étaient rares ; il y avait peu de commerce éloigné, et le peu qu'il y en avait était fait, ou par le prince même, qui s'y servait d'étrangers, ou par des gens méprisés qui ne donnaient le ton à personne et ne rapprochaient point les natlions. Il y a cent fois plus de liaisons maintenant entre l'Europe et l'Asie qu'il n'y en avait jadis entre la Gaule et l'Espagne : l'Europe seule était plus éparse que la terre entière ne l'est aujourd'hui. » Voilà pourquoi les antiques distinctions des races, les qualités de l'air et du terroir marquaient plus fortement de peuple à peuple les tempéraments, les figures, les mœurs, les caractères, que tout cela ne peut se marquer de nos jours, où l'inconstance européenne ne laisse à nulle cause naturelle le temps de faire ses impressions, et où les forêts abattues, les marais desséchés, la terre plus uniformément, quoique plus mal cultivée, ne laissent- plus, même au physique, la même différence de peuple à peuple et de pays à pays. » (Emile, lib. V, Des Voyages.)
  6. Voyez plus loin (chapitre V) une application de ceci faite à l'art militaire
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