Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 4

De Librairal
Révision datée du 4 janvier 2010 à 16:31 par Lexington (discussion | contributions) (Page créée avec « {{Navigateur|Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 3|[[Wilhelm von Humbol... »)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Aller à la navigation Aller à la recherche
Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 3 << Wilhelm von Humboldt  —  Essai sur les limites de l'action de l'État >> Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 5


Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 4


Anonyme


Chapitre 43 - Du soin de l'État pour la sûreté contre les ennemis extérieurs .

Pages correspondant à ce thème sur les projets liberaux.org :

Du point de vue que l'on a choisi dans cette étude. — Influence générale de la guerre sur l'esprit et sur le caractère de la nation. — Comparaison de cette situation elle-même et de toutes les institutions qui s'y rapportent chez nous. — Inconvénients divers de l'état de guerre par rapport au développement intérieur de l'homme. — Grand principe qui ressort de cette comparaison.

Revenons à notre sujet. En ce qui concerne la sûreté contre les ennemis extérieurs, j'aurais à peine besoin de dire un mot, si l'application de l'idée générale faite successivement à tous les objets ne lui donnait plus de clarté. Et ce travail sera d'autant moins inutile que je me bornerai à examiner l'influence de la guerre sur le caractère de la nation, et qu'ainsi je ne quitterai pas le point de vue choisi par moi comme étant le point de vue dominant dans cette étude tout entière. Les choses ainsi considérées, la guerre me paraît être l'un des phénomènes les plus salutaires au progrès du genre humain, et c'est avec peine que je la vois disparaître de plus en plus de la scène du monde[1]. Sans doute, c'est l'extrémité redoutable qui fait que toute âme active s'éprouve, se retrempe en luttant contre le danger, le labeur, la peine, qu'elle se modifie par suite en une foule de nuances à travers la vie humaine, et qu'elle donne à la personnalité entière la fores et la variété, sans laquelle la légèreté n'est que la faiblesse, l'unité que le vide.

On me répondra qu'à côté de la guerre il existe des moyens analogues de développement; qu'il est des dangers physiques dans beaucoup de professions; qu'il est, si je puis ainsi parler, des dangers moraux de toute nature, qui peuvent atteindre le grave et ferme politique dans son cabinet, comme le libre philosophe dans sa cellule solitaire. Mais il m'est impossible d'abandonner l'idée que dans ce cas-ci, comme toujours, toute entité purement intellectuelle n'est que la fleur d'une entité physique[2]. Sans doute le tronc sur lequel cette fleur peut naître vit dans le passé. Mais la pensée du passé s'éloigne sans cesse; les hommes sur lesquels elle agit deviennent de plus en plus rares dans le peuple; et sur ceux-là même son action devient de jour en jour plus faible. Les autres travaux, bien que dangereux, tels que la navigation, l'exploitation des mines, etc., sont plus ou moins dépourvus de cette idée de grandeur et de gloire qui se rattache étroitement à la guerre. Et, en réalité, cette idée n'est pas chimérique. Elle repose sur la conception de la puissance supérieure. On s'efforce d'échapper à l'action des éléments, de la subir avec résignation plutôt que de la vaincre :

Aucun homme
Ne doit se mesurer
Avec les dieux[3].

Le sauvetage n'est pas la victoire. Ce que le sort favorable nous envoie, et dont tirent parti le courage ou la sensibilité de l'homme, n'est ni le fruit ni la preuve de la puissance suprême. Ajoutons que dans la guerre chacun croit avoir le droit de son côté; chacun croit venger une offense. Et l'homme simple, sous l'empire d'un sentiment que, de son côté, l'homme le plus civilisé ne saurait nier, songe bien plus à laver son honneur qu'à prendre ce dont il a besoin pour vivre.

Personne ne voudra me concéder que la mort du guerrier qui tombe en combattant soit plus belle que la mort héroïque d'un Pline, ou, pour citer des hommes que peut-être on n'admire pas assez, que la mort d'un Robert ou d'un Pilâtre de Rozier. Mais ces exemples sont rares ; et qui sait si, outre ceux-là, on en pourrait découvrir d'autres? Aussi n'ai-je choisi pour la guerre aucun cas particulièrement favorable. Qu'on prenne les Spartiates aux Thermopyles. Je demande à tout venant quelle est l'influence d'un tel exemple sur une nation? Je sais bien que l'on peut montrer, que l'on montre en effet, le même courage dans toutes les situations de la vie. Mais ira-t-on blâmer l'homme sensé qui se laisse entraîner par ce qui est la plus vivante manifestation de ces sentiments? Peut-on nier qu'une telle manifestation agit du moins sur la foule en général? Et, malgré tout ce que j'ai entendu dire de maux qui seraient plus terribles que la mort, je n'ai encore vu aucun homme qui jouit de la plénitude de la vie, et qui, à moins d'être un fanatique, méprisât la mort. Il est vrai qu'il existait de tels hommes dans l'antiquité; en ces temps où l'on estimait encore la chose plus que le nom, le présent plus que l'avenir. Ce que je dis ici des guerriers ne s'applique qu'à ceux qui, moins éclairés que ceux de la République de Platon, prennent les choses, la vie et la mort, pour ce qu'elles sont, qu'à ces guerriers qui ont devant leurs yeux la grandeur et qui prennent la grandeur pour enjeu. Toutes les situations où les extrêmes se touchent, pour ainsi parler, Sont les plus intéressantes et les plus fertiles en enseignements. Mais, où voyons-nous qu'il en soit ainsi en dehors de la guerre, dans laquelle le penchant et le devoir, le devoir de l'homme et celui du citoyen paraissent être en lutte continuelle, et où, cependant, toutes ces collisions trouvent la plus complète solution, pourvu que ce soit la légitime défense qui ait fait prendre les armes?

Le point de vue où je me place, et qui me fait considérer la guerre comme salutaire et nécessaire, fait déjà voir suffisamment de quelle manière je pense qu'il faille en user dans l'État. L'esprit qui la soulève doit pouvoir avec certitude se manifester librement dans tous les membres de la nation[4]. Ceci combat tout d'abord l'institution des armées permanentes. Ces armées et tous les procédés modernes de faire la guerre sont bien loin de l'idéal qui serait si nécessaire au progrès de l'Homme. S'il faut déjà que le guerrier fasse d'Une manière générale le sacrifice de sa liberté et qu'il devienne une machine, il en est ainsi à un bien plus haut degré dans nos guerres contemporaines, où la part, de la force, de la bravoure, de l'habileté individuelles, est si restreinte. Combien de maux arriveront fatalement si des parties considérables de la nation sont retenues dans cette vie mécanique pendant la paix, et seulement en vue d'une guerre possible, non pas durant quelques années, mais souvent pendant leur existence entière.

Peut-être est-ce ici plus que partout ailleurs le cas de dire qu'avec le développement de la théorie des entreprises humaines, celles-ci perdent de leur utilité pour ceux qui y prennent part[5]. Il est incontestable que l'art de la guerre a fait chez les modernes d'immenses progrès; mais il est aussi incontestable que la noblesse du caractère des guerriers est devenue plus rare; on ne le rencontre dans toute sa beauté que dans l'histoire de l'antiquité[6], ou du moins, — à supposer que l'on voie ici une exagération, — chez nous trop souvent l'esprit guerrier n'entraîne que des conséquences fâcheuses pour les nations, tandis que dans l'antiquité nous le voyons bien souvent en produire de fort salutaires. Mais nos armées permanentes apportent la guerre jusqu'au sein de la paix, si je puis ainsi parler. Le courage et la discipline militaires ne sont honorables que quand ils s'allient, celui-là aux plus belles vertus de la paix, celle-ci au profond sentiment de la liberté. S'ils s'en séparent, et combien cette séparation n'est-elle pas favorisée par le soldat armé en temps de paix — la discipline dégénère facilement en esclavage, l'esprit militaire en licence et en brutalité.

A côté de cette critique des armées permanentes, qu'il me soit permis de rappeler que je n'en parle ici qu'autant que mon point de vue l'exige. Loin de moi la pensée de méconnaître leur grande et incontestable utilité ; c'est cette utilité qui les fait résister aux causes de dissolution provenant des vices qui leur sont inhérents et qui les entraîneraient, comme toutes les choses humaines, à une perte irrésistible. Elles sont une partie de l'ensemble construit, non par les vaines conceptions de la raison humaine, mais par l'infaillible main de la destinée. Ce serait la tâche d'un historien futur qui entreprendrait de nous comparer d'une manière impartiale et complète avec une époque plus reculée, ce serait sa tâche de dépeindre l'influence des armées permanentes sur tous les faits propres à notre temps, et leur part de mérite et de responsabilité dans le bien et le mal qui peut nous distinguer.

Mais il faudrait que j'eusse été bien malheureux dans l'exposition de mes idées, si l'on pouvait en conclure que, suivant moi, l'État doit de temps en temps faire la guerre. Qu'il donne la liberté, et que l'État voisin jouisse de la même liberté. En tout temps les hommes sont hommes et ne perdent point leurs passions originelles. La guerre naîtra d'elle-même ; et, si elle ne naît point, on sera certain que la paix n'est ni imposée par la force, ni produite par une paralysie artificielle. De cette manière la paix des nations sera un bien aussi supérieur en bienfaisance que l'image du laboureur paisible est plus douce que celle du guerrier couvert de sang. Et, si l'on songe aux progrès de l'humanité entière faits par chaque génération, il est clair que les temps à venir deviendront de jour en jour plus pacifiques. Quand la paix proviendra des facultés intérieures des êtres, les hommes, et surtout les hommes libres seront devenus pacifiques. Aujourd'hui — l'histoire de l'Europe pendant une année le prouve — nous jouissons des fruits de la paix, mais non de ceux du calme. Les forces humaines tendant toujours et indéfiniment à l'action, du moment qu'elles se rencontrent, s'unissent ou se combattent. Quelle forme prendra le combat? Sera-ce la guerre, ou la concurrence, ou telle autre nuance quelconque ? Cela dépendra surtout du degré de perfectionnement des facultés humaines.

Je dois maintenant tirer de ces prémisses un principe servant à mon but final.

L'État ne doit en aucune manière provoquer la guerre ; il doit aussi peu l'empêcher violemment, quand les faits la rendent nécessaire ; il doit laisser son influence sur l'esprit et le caractère s'exercer librement sur toute la nation ; il doit surtout s'abstenir de toutes prescriptions positives pour former la nation à la guerre; ou, du moins, quand elles sont absolument indispensables, comme le sont les exercices militaires des citoyens, il doit leur donner une direction telle qu'elles ne se bornent pas à produire la bravoure, l'habileté, la subordination du soldat, mais l'esprit du vrai guerrier; ou plutôt qu'elles suscitent de nobles citoyens toujours prêts à combattre pour leur patrie.

Notes et références

  1. Humboldt a eu le temps de se consoler de 1792 à 1815.
  2. Ces mots renferment l'application d'une théorie qui jouit quelque temps d'une grande vogue dans l'école romantique allemande. On peut lui donner en français le nom de Philosophie de l'identité (Identitätsphilosophia). Elle établit, entre l'ordre physique et l'ordre intellectuel, un parallélisme bien plus rigoureux que ne le lit l'école sensualiste de Condillac. Suivant ses adeptes, toute pensée, tout sentiment repose sur un fait, ou plus exactement, sur un objet matériel correspondant. Par conséquent, suivant Humboldt, le danger purement moral qui assiège les résolutions du politique, ou let Spéculations du penseur, dans leur cabinet d'étude, manque de base, de réalité et par suite d'efficacité, Pour que le danger puisse agir efficacement sur le développement humain, il faut que ce danger presse tout à la fois l'intelligence et le corps, Pense et le vie; or, la guerre seule réunit à un haut degré cette double condition. —Telle est, en quelques mots, l'idée métaphysique et l'application qu'en fait Humboldt dans ce passage. Contentons-nous d'observer que, pour le plus grand nombre, la guerre ne présente qu'un danger purement physique? Quand deux de ces armées comme notre temps sait les organiser se trouvent en présence, est-ce que le simple soldat a à faire vraiment œuvre d'intelligence? Evidemment non. Et quant à l'enthousiasme, on le lui représente souvent comme mauvais. Par suite la guerre, telle qu'elle existe aujourd'hui, ne peut aider que bien rarement le développement de l'homme. Il n'en peut être ainsi que quand chaque soldat sait et veut ce pour quoi il se bat. Voyez du reste ce qui est dit un peu plus loin.
  3. Goethe, Poésies, Des limites de l'humanité
  4. Ce correctif plein de sens doit être rapproché de ce qui est dit au commencement de ce chapitre.
  5. La multiplicité croissante des règles formulées, l'habitude bien vite acquise de les suivre aveuglément, fait que l'esprit de ressource disparaît, que l'imprévu dans les résolutions devient plus rare. La gloire des capitaines éminents, des généraux de la république française, par exemple, est d'avoir substitué aux principes reçus de l'ancienne tactique des procédés nouveaux qui leur appartenaient en propre. (Voyez plus haut chap. II)
  6. Dans Homère, oui, mais non dans l'histoire. (Voyez l'Introduction, vers la fin.)
Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 3 << Wilhelm von Humboldt  —  Essai sur les limites de l'action de l'État >> Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 5