Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - introduction

De Librairal
Révision datée du 9 décembre 2009 à 19:09 par Lexington (discussion | contributions) (Page créée avec « {{Navigateur||Wilhelm von Humboldt  —  [[Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État|Essai sur les limites de l'action de l'É... »)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Aller à la navigation Aller à la recherche
<< Wilhelm von Humboldt  —  Essai sur les limites de l'action de l'État >> Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 1


Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - introduction


Anonyme


Introduction

Pages correspondant à ce thème sur les projets liberaux.org :

Définition de l'objet de cette étude. Il a été rarement examiné, bien qu'il soit fort important. — Coup d'oeil historique sur les bornes que les États eux-mêmes ont réellement posées à leur influence. — Différence entre les Etats dans l'antiquité et dans les temps modernes. — Quel est le but auquel tend en général le lien social? Est-ce seulement la sûreté? est-ce le bonheur de la nation? — Controverse. — Législateurs et philosophes affirment que c'est le bonheur. — Cependant un examen plus rigoureux de cette proposition est nécessaire. — Cet examen doit procéder de l'homme considéré comme individu, et de ses plus hautes destinées.

Quand on compare entre eux les gouvernements les plus dignes d'être observés, quand on en rapproche les opinions des philosophes et des politiques les plus autorisés, on s'étonne, non sans raison peut-être, de voir qu'un problème qui pourrait mériter toute leur attention a été si incomplètement examiné et résolu avec si peu de précision. Ce problème, le voici : Quel doit être le but de l'organisation sociale tout entière? Quelles sont les limites qu'elle doit poser à son action? Définir les parts différentes qui reviennent à la nation ou à quelques-uns de ses membres dans le gouvernement ; distinguer les diverses branches de l'administration ; proposer des moyens pour qu'une partie des membres ne violent pas à leur profit les droits de l'autre partie : voilà ce qui a exclusivement occupé presque tous ceux qui ont, ou proposé des plans de réformes politiques, ou même réformé des Etats. Il me semble cependant que dans tout travail nouveau d'organisation sociale, on doit avoir sans cesse devant les yeux deux objets; et si l'on oublie l'un des deux, on s'expose à coup sûr à de graves inconvénients : il faut définir d'abord les deux parties, gouvernante et gouvernée, de la nation, puis la part qui revient à chacune d'elles dans la constitution du gouvernement; il faut ensuite déterminer les objets sur lesquels l'État, une fois constitué, pourra ou ne pourra pas exercer son action. Ce dernier point qui touche particulièrement à la vie privée des citoyens, qui donne la mesure de leur liberté et de l'indépendance de leur action, est en réalité le vrai, le principal butà se proposer; l'autre n'est qu'un moyen nécessaire pour arriver à celui-ci[1]. Toutefois, quand l'homme poursuit avec une attention plus tendue ce premier but, il manifeste son activité dans sa marche ordinaire. Tendre à un but, y parvenir en dépensant beaucoup de force physique et morale, c'est là qu'est le bonheur des hommes ayant quelque puissance et quelque vigueur. La possession, permettant à la force qui s'est exercée de se reposer, n'agit sur nous que par la puissance de l'imagination. A la vérité, dans cette situation de l'homme, où la force est toujours tendue vers l'action, où la nature qui l'entoure l'invite sans cesse à l'action, le repos et la jouissance n'existent qu'à l'état d'idées. Mais pour l'homme exclusif le repos est identique avec la cessation de toute manifestation extérieure de son existence; et pour l'homme sans culture, un seul objet ne permet pas à son activité extérieure de se développer suffisamment. Par suite, ce que l'on dit de la satiété causée par la possession, particulièrement dans la sphère des sensations délicates, ne s'applique nullement à l'homme idéal que l'imagination peut créer ; cela s'applique entièrement à l'homme sans culture, et s'applique à lui de moins en moins, à mesure que la culture qu'il donne à son âme le rapproche de cet idéal. De même que, pour le conquérant, la victoire est plus douce que la terre conquise; de même que le réformateur préfère la périlleuse agitation de sa réforme à la paisible jouissance des fruits qu'elle rapporte, de même pour l'homme en général, le commandement a plus de charme que la liberté, ou du moins le soin de conserver la liberté a plus de douceur que la jouissance même de la liberté. La liberté n'est, pour ainsi dire, que la possibilité d'une activité variée à force d'être illimitée; la domination, le commandement, c'est l'activité isolée, mais réelle. Le désir de la liberté ne vient trop souvent que du sentiment qu'elle nous manque. Il demeure donc incontestable que la recherche du but et des limites de l'action de l'État a une importance grande, plus grande peut-être qu'aucune autre étude politique. On a déjà remarqué qu'elle constitue l'objet définitif, pour ainsi dire, de toute la science politique. Mais elle est encore d'une application plus aisée et plus étendue. Les révolutions d'État proprement dites, les changements de constitution gouvernementale ne sont pas possibles sans le concours de circonstances nombreuses et souvent fortuites; elles entraînent toujours diverses conséquences pernicieuses. Au contraire, tout gouvernant, qu'il soit dans un milieu démocratique, aristocratique ou monarchique, peut toujours étendre ou resserrer les bornes de son action sans troubles et sans bruit; plus il évite les innovations à grand effet, plus il atteindra avec sûreté son but. Les meilleurs travaux de l'homme sont ceux où il imite le plus exactement le travail de la nature. Le petit germe inconnu que la terre reçoit silencieusement rapporte plus que l'éruption du volcan, nécessaire sans doute, mais toujours accompagnée de ravages. Il n'existe point de moyens de réformes qui, mieux que ceux-là, conviennent à notre temps pour qu'il puisse à juste titre se vanter de la supériorité de ses lumières. L'importante étude des limites de l'action de l'État doit en effet, comme on l'aperçoit facilement, conduire à la plus entière liberté des facultés et à la plus grande variété des situations. La possibilité d'existence d'une grande liberté exige toujours un non moins grand développement de civilisation. Le moindre besoin d'action uniforme et unie exige une plus grande force et une richesse plus variée chez les agents individuels. Si notre temps se distingue par la possession de ces lumières, de cette force et de cette richesse, il faut aussi lui accorder cette liberté à laquelle il prétend avec raison. De même les moyens par lesquels la réforme pourrait se faire sont bien mieux appropriés à une culture progressive, pourvu que nous en admettions l'existence. Si, dans d'autres occasions, le glaive menaçant de la nation limite la puissance matérielle du souverain, ici ce sont les lumières et la civilisation qui l'emportent sur ses caprices et sa volonté; et néanmoins la transformation des choses paraît être son ouvrage plutôt que celui de la nation. En effet, si c'est un beau et noble spectacle que celui d'un peuple qui, fort de la certitude de ses droits humains et civiques, brise ses fers ; c'en est encore un plus beau et plus noble que celui d'un prince qui brise les liens de son peuple et lui garantit la liberté, non par bienfaisance ou par bonté, mais parce qu'il considère cela comme le premier et le plus absolu de ses devoirs : ce qui vient du respect et de la soumission à la loi est plus noble et plus beau que ce qui a pour mobile le besoin ou la nécessité. La liberté à laquelle une nation marche en changeant sa constitution ressemble à la liberté que peut donner un État constitué comme l'espoir ressemble à la jouissance, l'ébauche à la perfection.

Si l'on jette un coup d'œil sur l'histoire des constitutions, on voit qu'il serait difficile de limiter avec précision l'étendue qu'elles ont réservée à leur action; aucune d'elles n'a suivi en cela un plan réfléchi, imposant sur des principes simples. Toujours on a restreint la liberté des citoyens en se plaçant à deux points de vue : ou à cause de la nécessité d'organiser, d'assurer le gouvernement, ou à cause de l'utilité qu'on trouva à prendre soin de l'état physique et moral de la nation. Suivant que le Pouvoir, en possession d'une force intrinsèque, a plus ou moins besoin d'autres appuis, ou suivant que les législateurs ont étendu plus ou moins loin leurs regards, on s'est arrêté tantôt à l'un, tantôt à l'autre de ces points de vue. Souvent aussi on a agi en vertu des deux considérations à la fois. Dans les anciens États, presque toutes les dispositions qui touchent à la vie privée des citoyens sont politiques, dans le vrai sens du mot. En effet, comme le gouvernement avait peu d'autorité réelle sur eux, sa durée dépendant essentiellement de la volonté nationale, il devait songer à trouver une foule de moyens pour faire concorder son caractère avec cette volonté. Il en est encore de même aujourd'hui dans les petites républiques; et, en considérant les choses de ce seul point de vue, on peut dire sans se tromper que la liberté de la vie privée grandit à mesure que décroît la liberté publique, tandis que la sûreté suit toujours la même progression que cette dernière. Les anciens législateurs se sont souvent, et les anciens philosophes se sont toujours préoccupés de l'homme, dans le sens le plus strict du mot; et dans l'homme ce fut toujours la dignité moraie qui leur parut la chose capitale. C'est ainsi que la République de Platon, suivant la remarque fort juste de Rousseau[2], est un traité d'éducation bien plus qu'un traité de politique. Si l'on passe aux Etats modernes, il est impossible de ne pas apercevoir l'intention de travailler pour les citoyens eux-mêmes et pour leur bien, dans cette multitude de lois et d'institutions qui, souvent, donnent à la vie privée une forme si définie, La constitution intérieure plus forte de nos gouvernements, leur indépendance complète du caractère des nations; l'influence plus énergique des théoriciens, qui, suivant leur nature, sont en état de prendre les choses de plus haut et de plus loin ; une foule d'inventions qui apprennent à mieux tirer parti des objets communs sur lesquels s'exerce l'activité de la nation ; enfin et surtout certaines notions religieuses qui rendent le souverain responsable de la moralité et du bonheur futur des citoyens, se sont réunies pour empêcher ce changement. Si l'on parcourt seulement l'histoire de certaines lois et ordonnances de police, on voit qu'elles naissent souvent du besoin tantôt réel, tantôt feint, qu'a le Pouvoir de lever des impôts sur ses sujets; et l'on retrouve la ressemblance avec les anciens États, en ce point que ces dispositions ont également pour but le maintien de la constitution. Mais quant aux restrictions qui ne concernent pas tant l'État que les individus qui le composent, il existe toujours une profonde différence entre les anciens et les modernes États. Les anciens se préoccupaient de la force et du développement de l'homme comme homme; les nouveaux se préoccupent de son bien-être, de sa fortune, de ses moyens de gagner. Les anciens recherchaient la vertu, les nouveaux recherchent le bonheur. Aussi les restrictions à la liberté dans les anciens États étaient-elles d'un côté plus pesantes et plus dangereuses, car elles s'attaquaient à l'élément vraiment constitutif de l'homme, à son moi intérieur. Aussi les peuples de l'antiquité présentent-ils tous un caractère d'exclusivisme qui, sans parler de leur civilisation toute rudimentaire et de l'absence de toute communication générale, fut en grande partie causé et alimenté par l'éducation publique introduite partout, et par la vie commune des citoyens organisée d'après un plan préconçu. D'un autre côté, chez les anciens, toutes ces lois de l'État maintenaient et augmentaient la force active de l'homme. Et précisément ce point de vue, le désir de former des citoyens énergiques et contents de peu, donna pourtant plus de ressort à l'esprit et au caractère. Chez nous au contraire, l'homme est directement moins gêné, mais les choses qui l'entourent le compriment; et c'est pourquoi il paraît possible de commencer à diriger ses forces intérieures contre ces liens extérieurs. Aujourd'hui, comme le désir de nos États est de toucher plutôt à ce que l'homme possède qu'à ce qui est l'homme lui-même; comme ils ne tendent nullement à exercer ses forces physiques, intellectuelles et morales, ainsi que le faisaient les anciens, bien que d'une manière exclusive, mais à imposer comme des lois leurs idées et rien que leurs idées, la nature des restrictions apportées par eux à la liberté supprime l'énergie, cette source de toute vertu active, cette condition nécessaire de tout développement large et complet. Chez les anciens, l'augmentation de la force compensait l'exclusivisme; chez les modernes, le mal qui résulte de l'amoindrissement de la force est augmenté par l'exclusivisme. Partout cette différence entre les anciens et les modernes est évidente. Dans les derniers siècles, ce qui attire surtout notre attention, c'est la rapidité des pas faits en avant, la foule et la vulgarisation des inventions industrielles, la grandeur des œuvres fondées. Ce qui nous attire surtout dans l'antiquité, c'est la grandeur qui s'attache à toutes les actions de la vie d'un homme et qui disparaît avec lui; c'est l'épanouissement de l'imagination, la profondeur de l'esprit, la force de la volonté, l'unité de l'existence entière, qui seule donne à l'homme sa véritable valeur[3]. L'homme, et spécialement sa force, son développement, voilà ce qui excitait toute l'activité; chez nous, on ne s'occupe trop souvent que d'un ensemble abstrait dans lequel on paraît presque oublier les individus; ou, du moins, on ne songe nullement à leur moi intérieur, mais à leur tranquillité, à leur bien-être, à leur bonheur. Les anciens cherchaient le bonheur dans la vertu; les modernes se sont appliqués trop longtemps à développer la vertu par le bonheur[4] et celui-là même qui vit et exposa la morale dans sa plus haute pureté[5] croit devoir, par une série de déductions artificielles, donner le bonheur à son homme idéal, non pas comme un bien propre, mais comme une récompense étrangère. Je ne veux plus insister sur cette différence, et je finis par une citation de l'Ethique d'Aristote : « ce qui est propre à chacun, suivant sa nature, est la chose la meilleure et la plus douce. Aussi, plus l'homme vivra selon la raison, mais sans s'en écarter jamais, plus il sera heureux ».

Les auteurs qui ont écrit sur le droit public ont déjà plus d'une fois discuté la question de savoir si l'État doit avoir en vue seulement la sûreté, ou le bien général, matériel et moral, de la nation. La préoccupation de la liberté de la vie privée a conduit à la première de ces deux assertions, tandis que l'idée naturelle que l'État peut donner autre chose encore que la sûreté, jointe à une restriction abusive, possible mais non nécessaire de la liberté, a fait admettre la seconde[6]. Celle-ci est incontestablement la plus répandue dans la théorie comme dans l'application. On le voit dans les principaux systèmes de droit public, dans les codes modernes, faits d'après les théories philosophiques, et dans l'histoire des ordonnances de la plupart des États. Agriculture, métiers, industrie de tout genre, commerce, arts, sciences même, tout tire sa vie et sa direction de l'État. Ces principes ont fait que l'étude des sciences politiques a changé de forme, comme le prouvent les sciences de l'économie politique et de la police, d'où sont nées des branches d'administration entièrement neuves, telles que des chambres de commerce, d'économie politique et de finances. Si général que soit ce principe, il me semble qu'il mérite d'être plus rigoureusement étudié, et cette étude[7]... [on doit lui donner pour base l'homme considéré comme individu et ses plus hautes destinées].

Notes et références

  1. Cette proposition a été soutenue avec éclat et énergie par M. Berlauld (voy. Philosophie politique de l'histoire de France, chap. xvi).
  2. « Voulez-vous prendre une idée de l'éducation publique, lisez la République de Platon. Ce n'est point un ouvrage de politique comme le pensent ceux qui ne jugent les livres que par leurs titres ; c'est le plus beau traité d'éducation qu'on ait jamais fait. » (Emile, liv. Ier).
  3. Voyez, sur ces préférences pour l'antiquité, ce qui est dit vers la fin de la notice du traducteur
  4. Cette différence n'est jamais plus frappante que dans les jugements portés sur les philosophes anciens par les modernes. J'extrais comme exemple un fragment de Tiedemann sur l'un des plus beaux morceaux de la République de Platon : Quanquam aulem per se sit justitia grata nobis ; tamen si exercitium ejus imllam omnino afl'erret utllitatem, si justo ea omnia essent palienda, quœ fratres commemorant, injustitia justitiœ foret preeferenda qnsn enim ad felicitatem maxime faciunt nostram, sunt absquedubiu aliis preeponenda. Jarn corporis cruciatus, omnium rerum inopia, fames, infamia, quseque alia evenire justo fratres dixerunt, animi illam e justitia manantem voluptatem dubio procul longe superant, essetque adeo injustitia justitiœ antehabenda et in virtutum numero collo» canda. (Tiedemann, In argumentis Dialogarum Platonis, lib. II, de Republica.) . (Noie de l'auteur.)
  5. Kant, Du plus grand bien dans les éléments de la métaphysique des mœurs (plus exactement Principes fondamentaux de la métaphysique des mœurs, Riga, 1785), et dans la Critique de la raison pratique. (Note de l'auteur.)
  6. L'histoire nous montre celte dernière théorie existant nonseulement dans les livres des philosophes ou dans les lois des Etats, mais encore dans le sentiment public. Dans l'ancienne France, par exemple, les circonstances firent « qu'on voulut la royauté ; qu'on la voulut forte pour'qu'elle contînt les grands, et capable d'opprimer les petits, afin qu'elle eût le moyen de les protéger. » Ce point a été justement signalé par un écrivain éminent, dont le caractère et la position considérable conservent aujourd'hui, dans le midi de la France, les traditions d'un large libéralisme, professé par lui alors qu'il était au pouvoir. (Voir M. de Rémusat, Politique libérale, p. 30.)
  7. C'est ici que commence, dans le manuscrit original, la lacune dont il est parlé dans l'introduction du traducteur.
<< Wilhelm von Humboldt  —  Essai sur les limites de l'action de l'État >> Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 1