Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Méprises sur la valeur des choses dues à l'argent

De Librairal
Révision datée du 9 janvier 2014 à 17:22 par Gio (discussion | contributions) (Page créée avec « {{Navigateur|[[Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Des métaux considérés comme monnaie|Chapitre ... »)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Aller à la navigation Aller à la recherche
Chapitre 14 : Des métaux considérés comme monnaie << Étienne Bonnot de Condillac  —  Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre >> Chapitre 16 : De la circulation de l'argent


Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Méprises sur la valeur des choses dues à l'argent


Anonyme


15. QUE L'ARGENT, EMPLOYÉ COMME MESURE DES VALEURS, A FAIT TOMBER DANS DES MÉPRISES SUR LA VALEUR DES CHOSES

Nous avons remarqué que, lorsque le commerce se fait par l’échange des choses dont on surabonde, chacun donne une chose qui n’a point de valeur par rapport à lui, parce qu’il n’en peut faire aucun usage, pour une chose qui a une valeur par rapport à lui, parce qu’il en peut faire usage, et que, par conséquent, chacun donne moins pour plus. Or c’est ainsi qu’il eût été naturel de juger toujours des valeurs, si on eût toujours commercé par échanges et sans argent monnoyé.

Mais, lorsque l’argent eut été pris pour mesure commune des valeurs, il fut également naturel de juger qu’on donnait, dans les échanges, valeur égale pour valeur égale, toutes les fois que les choses qu’on échangeait étaient estimées égales en valeur chacune à une même quantité d’argent.

On voyait que, par le moyen de l’argent, on pouvait déterminer, avec quelque précision ? une valeur respective entre deux quantités de nature différente, entre une quantité de blé, par exemple, et une quantité de vin. Dès-lors on ne vit plus, dans ces valeurs respectives, que la quantité d’argent qui en était la mesure : on fit abstraction de toute autre considération ; et, parce que cette quantité était la même, on jugea qu’on donnait dans les échanges valeur égale pour valeur égale.

Cependant lorsque je vous livre une quantité de blé, appréciée dix onces d’argent, pour recevoir de vous une quantité de vin de même prix, il n’est pas sûr que cet échange soit également avantageux pour vous et pour moi, quoique ces deux quantités paraissent l’équivalent l’une de l’autre.

En effet, si le blé que je vous ai livré m’est absolument nécessaire, et que le vin que vous m’avez donné soit surabondant pour vous, l’avantage sera de votre côté, et le désavantage du mien. Il ne suffit donc pas de comparer quantité en argent à quantité en argent, pour juger qui gagne de vous ou de moi. Il y a encore une considération qui doit entrer dans le calcul ; c’est de savoir si nous échangeons tous deux un surabondant pour une chose nécessaire, En pareil cas, l’avantage est égal pour l’un et pour l’autre, et nous donnons chacun moins pour plus ; dans tout autre, il ne peut être égal, et un de nous deux donne plus pour moins.

Nous avons remarqué que, dans les échanges, les choses sont réciproquement le prix les unes des autres. Nous remarquerons ici que si l’argent est la mesure de la valeur des choses qu’on achète, la valeur des choses qu’on achète est réciproquement la mesure de la valeur de l’argent. Supposer, par exemple, qu’avec six onces d’argent on peut acheter un muid de blé, n’est-ce pas supposer qu’un muid de blé est la mesure de la valeur de six onces d’argent ?

Quand donc on a pris l’argent pour mesure commune de toutes les valeurs, c’est uniquement, comme nous l’avons vu, parce qu’il est, de tous les effets commerçables, le plus propre à cet usage ; et cela ne suppose pas qu’il ne puisse avoir lui-même pour mesure la valeur des choses contre lesquelles on échange. Au contraire, il est évident que la valeur de ce qu’on achète est toujours la mesure de la valeur de l’argent qu’on donne.

Mais dès qu’on a eu pris l’argent pour mesure commune, on l’a bientôt regardé comme mesure absolue ; c’est-à-dire, comme une mesure qui est mesure par elle. même, indépendamment de toute relation, ou comme une chose qui, par sa nature mesure toutes les autres, et n’est mesurée par aucune. Cette méprise ne pouvait manquer de répandre beaucoup de confusion Aussi a-t-elle fait voir une valeur égale dans les choses qu’on échange, et on a fait de cette valeur égale un principe de commerce.

Cependant, si ce que je vous offre était égal pour vous en valeur, ou, ce qui est la même chose, en utilité, à ce que vous m’offrez ; et si ce que vous m’offrez était égal pour moi à ce que je vous offre, nous resterions l’un et l’autre avec ce que nous avons, et nous ne ferions point d’échange. Quand nous en faisons, nous jugeons donc vous et moi que nous recevons chacun plus que nous ne donnons, ou que nous donnons moins pour plus.

Rappelons-nous le temps où les Européens commençaient à commercer en Amérique, et où, pour des choses auxquelles nous attachons peu de valeur, ils en recevaient d’autres auxquelles nous attachons la plus grande.

On conviendra que, suivant notre façon de penser, ils donnaient moins pour plus, lorsqu’ils donnaient un couteau, une épée ou un miroir pour un lingot d’argent, ou pour un lingot d’or. Mais on ne pourra pas disconvenir que l’Américain ne donnât aussi moins pour plus, lorsqu’il donnait, par exemple, un lingot d’or pour un couteau : car il donnait une chose à laquelle, dans son pays, on n’attachait point de valeur, parce qu’elle y était inutile, pour une chose à laquelle on attachait une valeur, parce qu’elle y était utile.

On disait alors que les Américains ne connaissaient pas le prix de l’or et de l’argent. On parlait comme si ces métaux devaient avoir une valeur absolue. On ne songeait pas qu’ils n’en ont qu’une relative aux usages de l’homme ; et que, par conséquent, ils n’en ont point pour un peuple qui n’en fait rien.

L’inégalité de valeur, suivant les usages et les opinions des peuples, voilà ce qui a produit le commerce, et ce qui l’entretient, parce que c’est là ce qui fait que, dans les échanges, chacun a l’avantage de donner moins pour plus.

Cependant, parce qu’on n’est pas porté à croire que l’argent puisse être surabondant, en quelque quantité qu’on en ait. on aura de la peine à comprendre que, lorsqu’on en donne pour une chose qu’on achète, on ait l’avantage de donner moins pour plus, surtout si la chose est ce qu’on appelle chère. Voyons donc comment l’argent peut être considéré comme chose nécessaire, ou comme chose surabondante.

Tout votre bien est en terre, et vous avez des denrées de toutes espèces, plus que vous n’en pouvez consommer. Il est évident qu’en livrant les denrées surabondantes à votre consommation, vous abandonnez une chose qui vous est inutile ; et, que pour peu que vous trouviez d’utilité dans ce que vous aurez reçu en échange, vous aurez donné moins pour plus.

Je n’ai que des rentes, et tout mon revenu est en argent. Or je ne puis pas subsister avec cet argent, comme vous avec vos denrées. Il m’est donc inutile par lui-même, et il le serait toujours, si je ne trouvais pas à l’échanger avec vous ou avec quelque autre. Quand je le livre, j’abandonne donc une chose qui m’est inutile pour une chose qui m’est nécessaire, et je donne moins pour plus. Mais nous nous trouvons dans des positions bien différentes : car, dans le produit de vos terres, il n’y a d’inutiles pour vous que les denrées surabondantes à votre consommation ; au lieu que, dans le produit de mes rentes, si je ne trouve pas à l’échanger, tout est inutile pour moi, puisque il n’y a rien pour ma consommation.

L’argent, inutile par lui-même, parce qu’avec l’argent seul on ne saurait subsister, ne devient donc utile que parce qu’ayant été choisi pour mesure commune de toutes les valeurs, il est reçu pour prix des choses qu’on achète.

Or la quantité d’argent qu’il me faut pour me fournir de toutes les choses nécessaires à ma subsistance est pour moi ce que sont pour vous les denrées que vous êtes obligé de réserver pour subsister vous-même. Si je livrais cet argent pour des choses inutiles à ma consommation, je ferais un échange désavantageux ; je donnerais une chose nécessaire pour une chose inutile, je donnerais plus pour moins.

Mais l’argent qui me reste, lorsque j’ai mis à part tout celui qui est nécessaire à ma subsistance, est un surabondant pour moi, comme les denrées, que vous ne devez pas consommer, en sont un pour vous.

Or, plus je suis assuré de subsister conséquemment aux besoins que je me suis faits, moins ce surabondant en argent a de valeur pour moi. Je n’y regarderai donc pas de fort près, et, lors même que j’en donnerai pour des frivolités dont je voudrai essayer la jouissance, je croirai donner moins pour plus.

Il en sera de même pour vous, lorsque, après avoir fait une provision abondante de productions de toutes espèces, il ne pourra rien manquer à votre subsistance. Alors ce qui vous restera est un surabondant que vous donnerez volontiers pour une frivolité qui paraîtra n’avoir point de valeur.

Il arrivera de là que la valeur des choses nécessaires sera toujours mieux appréciée que la valeur des choses superflues, et ces valeurs ne seront point en proportion l’une avec l’autre. Le prix des choses nécessaires sera très bas par comparaison au prix des choses superflues, parce que tout le monde est intéressé à les apprécier au plus juste. Au contraire, le prix des choses superflues sera très haut par comparaison au prix des choses nécessaires, parce que ceux-mêmes qui les achètent ne sont pas intéressés à les estimer avec précision. Mais enfin, à quelque prix qu’on les achète, ou quelque chères qu’elles paraissent, celui qui les paie avec un argent surabondant est toujours censé donner moins pour plus.


Chapitre 14 : Des métaux considérés comme monnaie << Étienne Bonnot de Condillac  —  Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre >> Chapitre 16 : De la circulation de l'argent