Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Deuxième partie : Les faits. L’évolution économique - Livre III : Le développement des formes d’organisation économique à l’époque contemporaine

De Librairal
Aller à la navigation Aller à la recherche

Chapitre 10. Position du problème et aperçu préliminaire.

Après cette revue des multiples systèmes de transformation sociale, l'esprit désorienté a besoin, pour se ressaisir, de reprendre contact avec la réalité, et de revenir aux faits comme à la seule base solide de toute doctrine sociale.

Aussi bien la pensée moderne, formée à la discipline des sciences naturelles et de la critique historique, ne saurait procéder autrement. Le plus grand progrès réalisé de nos jours dans les sciences sociales a été un progrès de méthode; la méthode historique et d'observation a définitivement ruiné les anciens concepts absolus. Systèmes politiques basés sur la théorie de l'état de nature, systèmes économiques fondés sur la liberté naturelle, constructions utopiques des anciens socialistes, codes de lois modèles présentés comme l'expression définitive de la raison écrite, toutes ces conceptions sont mortes, parce qu'elles supposaient l'existence d'un idéal universel, absolu, perpétuel, sur lequel les sociétés humaines, dès qu'elles en recevaient la révélation d'un penseur ou d'un peuple, devaient se modeler, en reniant les institutions vicieuses et irrationnelles qu'elles avaient jusque-là pratiquées.

A cette idée rationaliste et simpliste, la science moderne a substitué celle d'évolution naturelle, d'enchaînement et de continuité nécessaire, de développement organique et de relativité des institutions sociales. Les institutions ne sont pas des créations arbitraires, elles poussent comme des organismes, suivant les conditions du milieu historique où elles sont nées; elles ne sont à aucune période des monstruosités imaginées par un esprit malfaisant, elles apparaissent comme des phénomènes de masses, ayant leur raison d'être dans l'état psychologique et économique du groupe social où elles se sont établies; elles ne sont jamais non plus un but définitif, un modèle immuable sur lequel l'humanité puisse se reposer, elles sont dans un perpétuel devenir, et se transforment progressivement sous l'action de facteurs toujours en mouvement dans le sein de la société.

La thèse organique de l'école historique, dressée en réaction contre le rationalisme de la Révolution française, soulève à son tour des critiques chez les penseurs contemporains; et bien certainement elle est excessive, si on l'interprète dans la pleine rigueur du déterminisme traditionaliste, en déniant à la volonté et à la raison humaine tout rôle dans l'évolution. Toutefois, la base de la doctrine reste intacte; et malgré certaines divergences qui subsistent sur des questions de limite et de dosage, le réalisme historique, avec sa méthode expérimentale, paraît définitivement entré dans nos habitudes de pensée.

La force du socialisme contemporain de Karl Marx, Lassalle et Engels, vient justement de ce qu'il repose sur cette base scientifique de l'évolution et du déterminisme historique. L'exposé magistral des grandes transformations économiques contenu dans le Capital et dans le Manifeste communiste fait ressortir cette idée essentielle, méconnue des anciens socialistes, que le régime capitaliste n'est pas un ensemble d'institutions vicieuses créées par la volonté malfaisante de quelques hommes; c'est une forme sociale qui ne pouvait pas ne pas être dans certaines conditions historiques, qui s'est constituée naturellement et nécessairement sur les débris de la petite production individualiste. Mais aussi, et de la même manière que jadis le régime du petit producteur indépendant, la production capitaliste engendre et développe en elle-même à son tour des antagonismes qui doivent entraîner sa dissolution avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. A mesure que s'accentue la concentration, le mode de production collectif de la grande industrie capitaliste devient incompatible avec le monopole privé du capital, et doit aboutir fatalement à la propriété commune de tous les moyens de production, y compris le sol. C'est donc dans la société présente que s'élabore progressivement la structure du régime de la propriété collective.

Les socialistes contemporains, quelles que soient leurs réticences ou leurs divergences au sujet de l'organisation socialiste de l'avenir, sont cependant tous d'accord pour la rattacher à l'évolution historique. C'est donc bien à la méthode d'observation qu'ils prétendent recourir, lorsqu'ils annoncent l'établissement d'un mode de production et d'échange socialement organisé.

De son côté, Herbert Spencer emploie les mêmes procédés d'induction historique pour justifier des conclusions bien différentes sur l'avenir des institutions sociales. Il croit pouvoir induire des changements déjà effectués par la civilisation qu'à une époque plus ou moins éloignée, et sauf des reculs toujours possibles avec le réveil passager du militarisme, le régime de la coopération forcée et du statut obligatoire, propre à la société militaire et à la société communiste, disparaîtra définitivement des nations les plus avancées pour faire place au type de la société industrielle, caractérisée par la coopération volontaire et la liberté des contrats. Dans l'organisation sociale de l'avenir, les échanges et la location des services assureront à chacun une juste rémunération exactement proportionnée à l'effort et au mérite, parce qu'ils s'effectueront en dehors de toute réglementation artificielle et par les seules lois de la libre concurrence. La société comprendra dans sa structure plastique d'innombrables associations privées, qui se chargeront des services les plus divers; quant à l'État, son rôle se réduira strictement aux fonctions de sécurité qui seront nécessaires pour assurer le respect des droits réciproques des individus.

Pourquoi ce régime de libre concurrence et de laisser faire doit-il se généraliser et l'emporter définitivement? C'est que toute intervention de l'autorité publique dans les échanges et les contrats, toute charge fiscale ayant un autre objet qu'une dépense de sécurité entraîne une répartition artificielle des produits, et dépouille les hommes supérieurs du bénéfice de leur mérite au profit des individualités inférieures. Or, dans un état de civilisation où la lutte pour l'existence entre les nations ne s'exercera plus que sur le terrain économique, les sociétés appelées à survivre et à progresser aux dépens des autres seront celles qui permettront aux hommes les mieux adaptés à l'état industriel de s'élever et de se multiplier; celles au contraire qui arracheront aux hommes supérieurs les résultats de leurs efforts pour en faire bénéficier les faibles disparaîtront, battues dans la course de la civilisation.

M. de Molinari s'inspire des mêmes idées. Après avoir montré que la tutelle politique est nécessaire tant que les hommes restent très inégaux en capacité et que leur adaptation est imparfaite, il déclare que les servitudes politiques et économiques nées de l'état de guerre disparaîtront dans l'avenir, parce que ce sont des "nuisances dans un état de concurrence industrielle". L'État devra se décharger des services d'intérêt collectif, y compris même celui de la sécurité publique, en les confiant à de grandes sociétés privées qui seront livrées à la concurrence. Car l'État omnipotent, après avoir subi un ralentissement de la production et de la population, s'effondrera sous le poids de ses charges fiscales. La concurrence entre les nations imposera fatalement la réforme du gouvernement politique et l'établissement du self government individuel; les sociétés qui se déroberont à la pression de la concurrence tomberont nécessairement en décadence et feront place à d'autres.

Ainsi, par la même méthode, par l'observation du passé et du présent, l'école socialiste et l'école individualiste, dans leurs prévisions sur l'état social de l'avenir, arrivent à des conclusions diamétralement opposées; l'une conclut à la nécessité historique d'un régime autoritaire de propriété collective et de production organisée, l'autre à la nécessité d'un état de libre concurrence et d'invidualisme presque anarchique auquel les sociétés ne sauraient se dérober sous peine de mort. Où est la vérité?

Pour essayer de la découvrir, il faut à notre tour recourir à l'étude des faits. Parmi les innombrables phénomènes de la vie sociale, nous observerons les formes de l'organisation économique dans leur évolution, en nous attachant aux organes qui paraissent les plus vivaces, les plus propres à un large développement ultérieur dans les sociétés avancées. S'il est vrai que les mêmes causes, dans des conditions semblables, doivent produire des effets du même genre, nous devons être capables de discerner, par une observation prudente et attentive, les tendances du mouvement contemporain dans les sociétés de civilisation occidentale, au moins pour un avenir prochain, et en supposant que des facteurs inconnus ne viennent pas bouleverser les conditions actuelles de révolution.

Parmi les grands courants qui agissent dans les sociétés modernes pour déterminer en elles des modifications de structure et de fonctions, celui du capitalisme est certainement l'nn des plus puissants. La notion du capitalisme nous est aujourd'hui familière. C'est le régime dans lequel la production et ses annexes (transports, commerce, banque, etc.) se trouvent entre les mains de capitalistes, qui tirent un profit de leur capital-valeur en l'investissant dans des entreprises où le travail est fourni par des salariés. Le régime capitaliste se caractérise donc moins par la dimension des entreprises que par un certain état des relations juridiques dans lequel les activités économiques sont subordonnées au capital en quête de profit.

Cette conception du capitalisme peut être critiquée pour défaut de précision; on peut lui reprocher de laisser indécises les frontières qui séparent le capitalisme des autres formes de la production, contester telle ou telle partie de la définition ou même la combattre dans son principe; on peut discuter s'il y a, entre l'entreprise capitaliste et celle du petit producteur indépendant resté travailleur manuel, une différence de nature ou de degré, une distinction qualitative ou simplement quantitative. Mais peu importe ici; la notion, dans ses grandes lignes, est suffisante pour caractériser le régime moderne par opposition aux formes économiques antérieures, régime patriarcal de l'économie sans échanges et régime de la petite exploitation indépendante.

Or le capitalisme tend aujourd'hui, avec plus ou moins de force suivant les pays, à éliminer les formes antérieures et à soumettre à sa loi une portion croissante des activités économiques. Les causes qui déterminent ce mouvement universel sont-elles psychologiques, ou extérieures à l'homme? Il semble évident qu'aucun phénomène social ne peut se produire sans avoir sa source dans l'esprit humain, dans l'éternel effort de l'homme pour réaliser ce qu'il considère comme son plus grand bien; conception d'ailleurs variable suivant les époques et les milieux, déterminée par de nombreux facteurs moraux, politiques, esthétiques et autres. Le mouvement vers le capitalisme est donc le produit de cet effort, au moins de l'effort des hommes qui disposent des moyens de succès.

Mais le mobile psychologique ordinaire n'a produit cette évolution spécifique qu'à raison de circonstances historiques déterminées, qui se sont rencontrées à un moment donné dans certains pays. Parmi ces circonstances, l'extension des marchés par le développement des moyens de communication, et la prépondérance des facteurs matériels de la production par le fait des progrès de la science et de la technique, peuvent être considérées comme les causes les plus actives du phénomène. Il a fallu aussi, pour qu'il prît naissance, un certain état de la population et de la richesse antérieurement accumulée; il a fallu, pour qu'il s'étendit, un certain régime juridique écartant les entraves, un milieu de libre concurrence où l'esprit mercantile pût prendre un libre essor et produire ses effets les plus complets. Les facteurs politiques, juridiques et moraux ont donc concouru, par influence en retour, à la formation du régime nouveau; mais les facteurs techniques et économiques ont eut la part principale, ils ont été la cause principale de la révolution industrielle, et leur prépondérance n'a rien de surprenant dans un phénomène d'ordre économique. Or, ces diverses circonstances constituent la civilisation même; la plupart prennent une importance grandissante dans les sociétés contemporaines elles déterminent donc, à titre de causes impulsives ou simplement de conditions favorables, un développement parallèle aussi rapide du capitalisme.

D'autre part, il s'opère également, dans les mêmes milieux, un mouvement général de groupement, d'intégration, d'organisation spontanée des éléments sociaux, qui s'est singulièrement accéléré dans les vingt dernières années du XIXème siècle.

Au point de vue politique, cette tendance se manifeste par la formation des grandes unités nationales, par une centralisation croissante dans les États fédérés, par la constitution de nouvelles fédérations politiques, par des unions douanières et de vastes systèmes d'alliances internationales. Depuis que le champ sur lequel s'exerce la concurrence des intérêts politiques et économiques s'est étendu à l'univers, les grands États ont dû contracter des alliances visant les multiples problèmes d'une politique mondiale.

Dans l'ordre économique, les conditions nouvelles de la lutte pour l'existence obligent les entreprises concurrentes à chercher un accroissement de force dans un agrandissement de leurs dimensions ou dans une entente réciproque, en vue de se procurer les avantages de la grande production ou même de dominer le marché. De là d'innombrables groupements de capitaux ou de personnes pour la création de vastes entreprises capitalistes ou coopératives. Sous un autre aspect, dans le conflit des intérêts entre employeurs et salariés, même tendance à la constitution de groupes puissants et à la fédération des groupes. Dans tous les pays, la même civilisation économique fait éclore ces multiples associations, qui se développent avec la force d'organismes jeunes appelés à des formes supérieures. Enfin la grande association nationale, l'Etat, et les groupes politiques secondaires, étendent aussi constamment leurs fonctions économiques, soit par voie d'assistance et de protection, soit par voie de réglementation et de contrôle sur les exploitations privées, soit enfin sous la forme d'entreprises directes.

Ces deux grands courants, l'un dans le sens du capitalisme, l'autre dans le sens de la consolidation et de l'intégration par le groupement des éléments individuels, se combinent-ils ou se contrarient- ils ? Sur certains points, ils se combinent; la concentration des entreprises, les associations de capitaux, les coalitions d'entrepreneurs sous une forme fédérative ou unitaire, sont les manifestations supérieures du capitalisme. Par ailleurs, les associations coopératives, les syndicats de travailleurs salariés, les entreprises publiques et autres fonctions économiques de l'État et des communes ont bien en général leur raison d'être dans le développement du capitalisme; mais ces divers organismes se forment en réaction contre lui et pour limiter sa puissance. Parmi ces formes nouvelles, les unes consacrent le triomphe des forts, tandis que les autres tendent à fortifier les faibles dans leur lutte contre les forts.

Ce sont ces différentes manifestations de la vie sociale contemporaine que l'on voudrait retracer ici. Dans l'esquisse synthétique qui va suivre, on ne se propose pas d'étudier les faits pour eux-mêmes, avec la prétention de fournir sur eux des renseignements nouveaux; on a seulement pour but de présenter d'une façon succincte des faits déjà connus, exposés par d'excellents observateurs, en les envisageant surtout au point de vue dynamique pour essayer de discerner en eux les tendances générales de l'évolution. Peut-être, après un examen consciencieux de la réalité mouvante des choses, pourrons nous répondre à la question posée au début les sociétés modernes : s'engagent-elles dans la voie du collectivisme autoritaire, ou dans celle de l'individualisme libertaire ?


Chapitre 11. La concentration industrielle et commerciale.

Section 1. Agrandissement des entreprises.

La concentration dans l'industrie manufacturière, les transports, le commerce de détail, les banques, les assurances, etc., est un fait si universellement connu, si fortement établi par des observations nombreuses et concordantes, qu'il est devenu banal de le constater; toutefois, il n'est pas inutile de mesurer par des chiffres l'étendue actuelle du mouvement, et surtout la vitesse de son cours. Sur ce dernier point, nous n'avons guère à notre service que les statistiques allemandes, les seules qui aient été établies sur les mêmes bases à deux époques différentes. Il est vrai que l'Allemagne, dont le développement industriel a été si remarquable dans les dernières années du XIXème siècle, nous offre une excellente illustration du phénomène.

Dans l'intervalle de treize ans qui sépare les deux derniers recensements professionnels allemands de 1883 et 1895, le nombre des petites exploitations industrielles (travailleurs isolés et établissements occupant 5 personnes au plus) a sensiblement diminué, tandis qu'augmentait celui des moyennes (6 à 50 personnes) et des grandes exploitations. Les premières ont perdu 79000 personnes , alors que les secondes en gagnaient 793000 et les troisièmes 353000; aussi la proportion du personnel des petites entreprises dans l'ensemble est-elle tombée de 55 à 40 p. 100. A l'intérieur de chacune de ces trois grandes classes, même tendance à l'accroissement proportionnel du personnel des établissements les plus importants.

Si l'on tient compte, à côté du personnel, de l'importance des forces inanimées employées dans les diverses exploitations, en comptant un cheval-vapeur comme l'équivalent de 24 forces humaines, la prépondérance des grandes entreprises apparait bien plus forte encore. Dans l'industrie et le commerce (les statistiques allemandes ne nous permettent pas de les séparer pour ce calcul nous observons que, si les petits établissements occupent encore 46 p. 100 du personnel, ils n'emploient plus que 15 p. 100 du total des forces en hommes et en moteurs, tandis que les grands établissements de plus de 100 personnes, avec leurs différentes branches et succursales, comprennent plus de la moitié de ces forces réunies (exactement 54,8 p. 100),. Dans ce chiffre, les exploitations géantes, celles qui emploient plus de 1000 personnes, comptent à elles seules pour 18 p. 100; la maison Krupp occupe pour sa part 44000 ouvriers et employés, et dispose d'une force de 36 560 chevaux-vapeur. Ces immenses établissements d'industrie et de commerce ont plus que doublé en nombre et en personnel dans l'espace de treize ans.

La concentration est donc extrêmement rapide en Allemagne depuis quelques années. Elle se fait sentir principalement dans les industries textiles, les industries chimiques, les mines, la construction des machines, la minoterie, le travail des métaux et l'industrie du bâtiment.

En France, nous ne pouvons constater la progression par des chiffres que pour les fabriques de sucre, qui décroissent en nombre alors qu'elles augmentent leur production. Quant à l'état statique de l'industrie dans son ensemble, tel qu'il ressort du Recensement des industries et des professions de 1896, il dénote une concentration déjà très avancée, puisque les grands établissements industriels; occupant au moins 5O salariés comprennent à eux seuls 45 p. 100 du personnel de l'industrie (sans les transports). Même proportion à peu près en Belgique pour les établissements de même importance, d'après le Recensement des industries et des métiers de 1896. Les exploitations de plus de 1000 ouvriers comprennent, comme en France, à peu près le dixième de la population ouvrière.

Pour l'Angleterre, nous ne pouvez suivre le mouvement que dans l'industrie textile, où la moyenne par établissement des broches, des métiers et des ouvriers s'élève régulièrement. Aux États-Unis, il nous est possible de mesurer la vitesse de la concentration dans l'industrie tout entière par le même procédé des moyennes progressives. Dans l'ensemble, l'importance moyenne des entreprises en capital, en personnel et en produit s'élève d'une façon à peu près continue depuis 1850, bien que le nombre des établissements se soit beaucoup accru dans le dernier Census de 1900, à la suite d'un relevé plus soigneux des petits métiers. Pour quelques grandes industries, machines agricoles, cordonnerie mécanique, tapis, fer et acier, cuirs, liqueurs, constructions des navires, lainages, etc., le nombre absolu des entreprises a même une tendance à diminuer. Si l'on remonte jusqu'en 1850, les différences de moyennes sont énormes; depuis 1880 même, la progression est très sensible dans les principales industries. Ainsi, depuis cette époque jusqu'en 1900, l'importance moyenne des établissements a doublé ou triplé dans la plupart des divisions; l'accroissement est même plus rapide encore dans la construction des navires, dans celle des machines agricoles et dans l'industrie des cuirs.

En même temps qu'elle se concentre, l'industrie obéit à deux autres tendances, qui agissent en sens contraire l'une de l'autre sans être cependant contradictoires.

D'un côté, les entreprises industrielles subissent certainement la loi générale de la spécialisation progressive. C'est ainsi que les filatures de coton anglaises restreignent leur fabrication à une série de numéros très limitée, de manière à éviter les arrêts résultant des changements de numéros sur les métiers, et à conquérir une supériorité décisive dans un genre de production très spécialisé. Quand une grande société industrielle possède plusieurs établissements, il arrive souvent que la division du travail s'opère par l'affectation de chaque établissement à une spécialité distincte.

D'autre part, on observe aussi que les grandes entreprises, lors même qu'elles restent spécialisées, tendent à embrasser la série complète des fabrications nécessaires à la production d'une marchandise achevée, et cherchent parfois à étendre leurs opérations depuis l'extraction des matières premières jusqu'à la vente au consommateur, de manière à se rendre indépendantes des industries connexes et des intermédiaires, et à fournir le maximum de rendement sans arrêts dans la production. Ainsi une fabrique d'horlogerie, tout en se consacrant à un genre de fabrication spécialisé, rassemble autour de son moteur des opérations multiples jusque-là disséminées dans une multitude d'ateliers à domicile. Une grande filature possède des ateliers de réparation; un grand tissage s'annexe une blanchisserie ou une teinturerie; une grande usine fait subir à ses sous-produits les préparations complémentaires qui doivent en faire des produits marchands; les fabriques de papier achètent des établissements de défibrage du bois, tandis que les chocolateries acquièrent des fabriques de sucre; les entreprises de navigation sur le Rhin sont propriétaires de docks et d'engins de manutention; les grandes entreprises d'abattoirs à Chicago ont leurs wagons et dépôts frigorifiques dans les places principales où elles expédient la viande, etc.

Nulle part ce phénomène d'intégration ne se manifeste avec autant de force que dans l'industrie du fer et de l'acier, où les entreprises importantes se suffisent complètement à elles-mêmes, possédant, à côté de leurs hauts fourneaux, laminoirs et usines de transformation, des mines de houille, des gisements de minerais et des voies ferrées; en Allemagne, en Autriche et aux États-Unis, les houillères fusionnent avec les établissements sidérurgiques et métallurgiques. D'autres industries, comme celles du zinc et des glaces, des produits chimiques, présentent une organisation analogue; des fabriques de machines et des compagnies maritimes achètent des mines de houille. (V. Annexe II, l", Allemagne.)

La grande industrie s'annexe aussi le commerce. Le syndicat houiller du Rhin a créé une filiale qui monopolise le commerce et le transport de la houille dans la région. Des entreprises anglaises et américaines pour la production du thé, du tabac, de la bière, se subordonnent les détaillants ou établissent dans les grandes villes des bureaux de vente au détail. De même, des fabriques de machines agricoles, d'instruments de musique, de machines à coudre, de bicyclettes et automobiles, de meubles et tapis, tiennent des magasins de vente dans les principaux centres d'écoulement.

Même accroissement dans les entreprises de navigation. Les petits armateurs conservent encore la pêche et le cabotage; mais la navigation au long cours, surtout par bateaux à vapeur, appartient presque exclusivement à de grandes sociétés. Des compagnies anglaises se sont agrandies en achetant les flottes de leurs concurrents. La moyenne du tonnage par entreprise, dans la navigation à vapeur du monde, a doublé de 1880 à 1903, passant de 2 372 à 5 486 tonnes. Les grandes entreprises possédant une flotte supérieure à 100000 tonneaux, qui n'étaient que 3 en 1880 avec 387 163 tonneaux, soit 5,2 p. 100 de l'ensemble de la navigation à vapeur, sont au nombre de 39 en 1905, avec 7849590 tonneaux, soit 27,6 p. 100 de l'ensemble; parmi elles, deux compagnies allemandes possèdent respectivement 523 000 et 708000 tonneaux

Le commerce est soumis à la même loi de centralisation, bien que d'une façon moins sensible. En Allemagne, de 1883 à 1895, les petits établissements de commerce et de transport occupant moins de 6 personnes n'ont certes pas décru en nombre et en personnel comme les petites exploitations industrielles; ils ont, au contraire, augmenté d'une façon absolue. Mais leur augmentation proportionnelle a été moins rapide que celle des moyens et grands établissements, de sorte qu'en définitive l'importance relative du petit commerce dans l'ensemble a diminué; la proportion de son personnel est tombée de 76 à 70 p. 100.

En France, nous ne pouvons faire de semblables comparaisons d'une époque à une autre. Nous savons seulement qu'en 1896 les établissements commerciaux employant 5 salariés et plus occupent la moitié du personnel salarié du commerce.

Mais qu'est-il besoin de statistiques, pour établir un fait qui s'affirme aux yeux du public le moins initié par la croissance extraordinaire des grands magasins et des bazars? Partout ils s'agrandissent et se multiplient; ils étendent le cercle de leur clientèle bien au delà de la ville ou ils sont situés, grâce aux facilités nouvelles des expéditions par petits colis; ils cherchent à atteindre les couches les plus nombreuses de la population par des procédés rajeunis de vente à crédit ou à tempérament. On ne rencontre qu'à Paris des magasins au chiffre d'affaires de 15O ou 180 millions, comme le Louvre ou le Bon Marché. Mais Londres possède les établissements Spiers et Pond (capital, 48 millions de francs} et le bazar Whiteley (55 millions d'affaires) à Chicago, c'est Siegel Cooper and C° (90 millions d'affaires), Marshal Field (80 millions); à Berlin, c'est le bazar Wertheim (40 millions), etc.

Dans des branches de commerce plus spécialisées, les grands magasins s'étendent d'une autre manière. Tandis que la maison Potin multiplie ses correspondants en province, l'épicerie Lipton, au capital de 63 millions, répand ses 300 succursales sur tout le solde l'Angleterre. Une grande maison de tabacs anglaise, Salmon et Gluckstein, possède 140 magasins de débit; telle maison de librairie française établit des succursales dans les différents quartiers de Paris et dans les villes de province; certaines entreprises, tant à Londres qu'à Paris, possèdent des restaurants de quartier multiples; les commerces de la boucherie, de la boulangerie et de la laiterie présentent des cas d'extension analogues dans certaines grandes villes; des sociétés possèdent de grands hôtels disséminés dans un même pays ou dans les diverses contrées du monde. Sous cette forme, la concentration ne s'opère plus par la création ou l'agrandissement d'un magasin gigantesque, mais par la multiplication des comptoirs locaux qui dépendent d'une même entreprise et constituent les organes d'une maison mère.

Le grand commerce de détail, comme la grande industrie, tend à la fois à la spécialisation et à l'intégration. Lorsqu'une grande maison de détail s'annexe le commerce du gros, lorsqu'une grande épicerie entreprend de fabriquer elle-même certains des produits qu'elle met en vente, lorsqu'un grand magasin établit pour ses besoins des ateliers de confection, de tapisserie, d'ébénisterie et autres, l'intégration consiste à réunir sous une même direction une série d'opérations connexes pour un même genre de marchandises, et se concilie avec la spécialisation. Mais lorsque l'intégration s'effectue par la concentration dans un même établissement de plusieurs branches de commerce différentes, il n'en est plus de même; les deux tendances, spécialisation et intégration, sont alors contradictoires; aussi s'observent- elles dans des entreprises différentes. Tandis que certains grands magasins multiplient leurs rayons dans les spécialités les plus disparates, de manière à attirer la clientèle par la plus grande variété possible d'objets à sa convenance, d'autres magasins prospèrent et grandissent en présentant au public tous les modèles possibles d'une même spécialité, quincaillerie, épicerie, verrerie, meubles, fourrures, vêtements pour hommes, etc.

La banque se concentre de la même manière que le commerce de détail. Les banques constituées par actions ont pris à la fin du XIXème siècle un développement considérable; elles étendent maintenant leurs rameaux sur toute la surface d'un pays, et fondent même des succursales sur les places étrangères. En 1905, les cinq grandes banques françaises par actions (y compris la Banque de France) possèdent un capital de 1 milliard, et des dépôts et comptes courants pour 3 milliards et demi; là-dessus, le Crédit lyonnais, à lui seul, détient plus de 1 milliard de dépôts. Les petites banques locales disparaissent successivement devant les agences des grandes sociétés de crédit; les unes sont absorbées, les autres cessent leurs affaires sans être remplacées, de sorte qu'il n'y a guère, pour subsister en face des banques par actions et de leurs succursales, que les banques privées les plus importantes situées dans les grands centres d'affaires. De même, en Angleterre, beaucoup de banques privées ont été absorbées par les Joint stock Banks, et les amalgamations des banques de province avec les banques de Londres ont été fréquentes dans les vingt dernières années. Aussi les banques par actions sont-elles parvenues à un grand développement: 21 d'entre elles possèdent plus de 100 succursales dans le Royaume-Uni; les dépôts, pour 16 banques par actions, s'élèvent à près de 10 milliards de francs, et le capital, pour les 6 principales, à 1 800 millions.

En Allemagne, les grandes banques de Berlin, comme la Deutsche Bank, n'ont pas seulement créé des succursales; elles ont surtout, en augmentant leur capital, absorbé des banques considérables situées dans les grands centres industriels et maritimes. Tantôt elles se sont contentées d'acquérir la majorité des actions pour dominer la direction de la banque provinciale; tantôt elles ont acheté la totalité des actions et transformé la banque en filiale. La crise de 1900-1901 a eu pour effet de fortifier encore les plus puissantes au détriment des moyennes et petites banques. Aux États-Unis, la formation des trusts accélère la concentration dans les affaires de la banque, en privant les banques locales d'une partie de leur clientèle industrielle, et en augmentant l'importance des grandes banques de spéculation de New-York, qui ont fondé les principaux trusts.

Dans la banque comme dans le commerce de détail, un mouvement d'intégration se poursuit parallèlement à celui de la concentration, en sens contraire de la spécialisation. Les grands établissements de crédit du continent ne se bornent pas aux opérations de banque à court terme, dépôts et comptes courants, escomptes et avances sur titres; ils se chargent des ordres de bourse et des opérations de change; beaucoup même, surtout en Allemagne, entreprennent des émissions d'emprunts et de valeurs industrielles. Cependant le crédit hypothécaire et le crédit agricole restent généralement distincts, réservés à des institutions particulières.

Les assurances n'échappent pas non plus à la loi commune. En France et en Allemagne, le nombre des compagnies d'assurances sur la vie reste stationnaire, ou s'accroît à peine depuis de longues années, tandis que le chiffre de leurs affaires progresse rapidement; aussi la moyenne des capitaux assurés, par compagnie, a-t-elle presque doublé en France, et triplé en Allemagne depuis 1880; de grandes compagnies y ont absorbé des sociétés moindres. Aux Etats- Unis, le nombre des sociétés d'assurances sur la vie est tombé de 71 en 1870 à 37 en 1889, et la moyenne par société des sommes assurées a sextuplé, passant de 140 a 845 millions de francs. L'actif des sociétés d'assurance-vie s'élève à 11,5 milliards de francs aux États- Unis, 7,2 milliards en Angleterre, 2,1 milliards en France, celui des sociétés d'assurance de toute nature monte à 5 milliards eu Allemagne les grands établissements d'assurances, devenus d'immenses réservoirs de l'épargne privée, disposent par là d'une puissance financière considérable.

La concentration a eu deux conséquences naturelles, que les statistiques nous permettent de saisir l'agglomération des capitaux dans les sociétés par actions, et la décroissance continue de la proportion des entrepreneurs vis-à-vis des salariés.

Dans l'industrie manufacturière, les mines, les chemins de fer, la navigation, le commerce, la banque, les assurances, etc., les entreprises les plus considérables ont du, pour la plupart, se constituer en sociétés par actions. En France (1899), le capital de ces sociétés monte à 13 milliards 1/2, non compris 22 milliards en obligations. Pour l'Angleterre (1904), leur capital s'élève à 70 milliards 1/2 de francs, y compris celui des compagnies de chemins de fer. En Allemagne (1896), capital et réserves des sociétés par actions montent à 10 milliards de francs, sans compter 8 milliards en obligations. Aux États-Unis (1900) les sociétés par actions fournissent 89,5 p. 100 du produit total de l'industrie; la proportion s'élève même à 81,4 p. 100 dans l'industrie chimique, à 89,9 p. 100 dans celle du coton, et 93,6 p. 100 dans celle du fer et de l'acier.

L'industrie, à mesure qu'elle grandit, devient une propriété impersonnelle, monnayée sous forme de titres mobiliers. A ce degré, elle subit de plus en plus la domination de la haute finance. Les grandes entreprises ne peuvent plus se passer du concours des maisons de banque, soit pour l'émission de leurs titres, soit pour des avances et des commandites. L'influence de la finance sur l'industrie est surtout sensible à l'égard des trusts et des cartels, qui sont formés et cré dités par la haute banque.

Il résulte aussi de la centralisation industrielle et commerciale que la proportion des patrons indépendants diminue vis-à-vis du nombre sans cesse grossissant des salariés. La diminution est particulièrement rapide en Allemagne de 35 p. 100 en 1882, la proportion des entrepreneurs d'industrie et de commerce (en comptant parmi eux les chefs d'ateliers à domicile, et parmi les salariés les ouvriers à domicile isolés) est tombée à 26 p. 100 en 1895; si l'on met de côté les travailleurs isolés, la proportion tombe d'une époque à l'autre de 17,3 à 12,3 p. 100 dans l'industrie, et de 26,3 à 22,9 p. 100 dans le commerce. En Belgique, dans l'industrie, la chute est moins rapide, parce que le développement industriel y est plus ancien; néanmoins, au lieu d'une proportion de 1 patron pour 1,8 ouvrier en 1846, on n'y trouve plus en 1896 que 1 patron pour 3 ouvriers. Même proportion à la même époque dans l'industrie française, tandis que le commerce compte un peu plus de patrons que de salariés.

En même temps que diminue le nombre des entrepreneurs relativement aux salariés, le capital des entreprises, principalement le capital fixe, augmente plus vite que le personnel salarié. L'évolution industrielle a donc pour conséquence d'amoindrir l'importance relative des facteurs personnels à l'égard des facteurs matériels dans le procès de production.

La cause du mouvement universel de concentration capitaliste est bien connue; c'est la supériorité des grandes entreprises dans la concurrence qui le provoque, avec la force irrésistible d'une loi naturelle.

Considérons l'industrie. Une grande entreprise, disposant de larges capitaux, peut se procurer les meilleures machines, et tenir sans cesse son outillage à hauteur des inventions les plus récentes; elle achète les brevets pour l'exploitation des procédés les plus perfectionnés elle attire les directeurs et ingénieurs les plus capables, les ouvriers les plus habiles et les plus laborieux par des salaires plus élevés et des journées plus courtes. Dans les ateliers, le travail est organisé de manière à donner la plus grande production aux moindres frais: spécialisation extrême des tâches, application des ouvriers saperieurs à certains travaux délicats, qui permettent de donner ensuite la besogne courante à des ouvriers ordinaires recevant un salaire réduit, utilisation complète et continue des machines, traitement industriel des déchets et des sons-produits par quantités suffisantes. De toutes manières, le grand établissement réalise des économies: sur la main-d'oeuvre, moins coûteuse malgré les hauts salaires de certains ouvriers; sur les matières, utilisées sans déperdition sur le machinisme, d'autant moins onéreux par unité de force qu'il est plus puissant; sur les frais généraux, d'autant moins élevés par unité de produit que l'entreprise est plus considérable. Par la supériorité de son organisation du travail, le grand établissement procède avec plus de rapidité et de simplicité dans l'exécution, et obtient une plus grande homogénéité des produits; il peut ainsi fournir des livraisons régulières, ponctuelles et uniformes aux prix les plus bas, et renouveler promptement ses assortiments; il est capable d'exécuter les commandes les plus considérables et les plus pressées, et d'entreprendre les travaux de construction les plus gigantesques.

Ces avantages au point de vue technique de la production ne sont pas les seuls; dans la partie commerciale de sa tâche, le grand entrepreneur n'est pas moins favorisé. Qu'il s'agisse d'achats de matières premières ou de matériel, qu'il s'agisse de transports ou même d'obligations fiscales, les conditions sont généralement meilleures pour celui qui opère par grandes masses. Au point de vue de la vente, les grandes maisons peuvent se charger des plus vastes commandes, et organiser elles-mêmes l'exportation; elles ont le moyen de se passer des intermédiaires onéreux. L'étendue de leur capital et l'élasticité de leur crédit leur permettent de profiter des occasions favorables pour leurs approvisionnements, d'attendre un relèvement des cours pour l'écoulement de leurs marchandises, et de surmonter les crises qui écrasent les faibles. Leur capital, circulant plus vite, est aussi plus productif. Le crédit leur est facile, et l'escompte largement ouvert au taux le plus bas. Grâce à l'ampleur de leurs transactions, elles peuvent aussi se contenter d'un moindre profit sur chaque marchandise. Pour toutes ces raisons d'ordre industriel et commércial, les grandes entreprises peuvent vendre moins cher et réaliser des bénéffices plus élevés; elles l'emportent naturellement dans la concurrence, et survivent quand les autres succombent.

Dans le commerce de détail, les avantages de la concentration sont, pour la plupart, de même nature que dans l'industrie et les transports économises sur les frais généraux, conditions favorables pour les achats, ampleur et bon marché du crédit, circulation rapide du capital, etc. Les grands magasins peuvent éliminer un grand nombre d'intermédiaires coûteux, et se rendre indépendants des négociants en gros; ils dictent leurs conditions aux fabricants, qu'ils se subordonnent par des participations, des avances et des contrats à livrer. Ils attirent la clientèle par l'étendue, la variété, la fraîcheur de leurs approvisionnements sans cesse renouvelés, par les facilités qu'ils donnent à l'acheteur d'exercer son choix, de faire rapidement des achats multiples et de s'en dégager dès qu'il le désire.

Quant aux grandes banques par actions, leur supériorité ne vient pas de la modicité relative de leurs frais; mais l'importance des capitaux dont elles disposent leur permet d'abaisser le taux de l'escompte au profit de leurs meilleurs clients, sans avoir à se préoccuper d'un réescompte onéreux, dont les petites banques sont toujours obligées au contraire de tenir compte à l'avance; par-dessus tout, la puissance du crédit attaché à leur signature et l'étendue de leur sphère d'action leur assurent la prééminence. C'est en effet par leur rayonnement sur tout le territoire d'un grand pays qu'elles peuvent drainer partout les capitaux flottants, pour les porter sur les points où ils sont le plus nécessaires, et par conséquent le plus lucratifs; c'est par la multiplicité de leurs comptoirs qu'elles peuvent attirer une immense clientèle et répandre dans le public les titres qu'elles se chargent de placer fructueusement. En particulier, les banques qui émettent des valeurs industrielles doivent avoir un capital-actions considérable, pour entreprendre les grandes affaires et diviser les risques en créant des entreprises multiples et variées.

L'analyse qui vient d'être présentée montre suffisamment que les avantages de la concentration ne sont pas toujours attachés à la dimension de l'établissement, mais qu'ils le sont plutôt à la dimension de l'entreprise. La distinction est essentielle, car une entreprise peut réunir sous une même direction industrielle et commerciale plusieurs établissements distincts et éloignés. II y a des limites qu'un établissement ne peut dépasser dans sa croissance sans une lourde surcharge des frais généraux, et sans une aggravation périlleuse des difficultés de surveillance et de direction; il n'y a pas de limite, semble-t-il, à l'extension des entreprises. Une entreprise trouve donc avantage, dans certaines circonstances, à s'étendre par multiplication de ses établissements, agences ou succursales, plutôt que par agrandissement d'un siège unique. Nous en avons déjà cité quelques exemples; nous le verrons mieux encore en étudiant les trusts.


Section 2. Coalitions d'entreprises.

Nous venons de voir que les entreprises, individuelles ou montées par actions, s'agrandissent en développant les dimensions de leurs établissements, en créant de nouveaux établissements, ou en achetant des entreprises concurrentes. Cette forme de concentration, qui s'est présentée la première à notre analyse, est aussi la plus simple; mais ce n'est pas la seule. Dans ces dernières années, chez les peuples les plus progressifs, la concentration s'est encore effectuée par voie d'entente et de coalition entre des entreprises indépendantes, qui ont renoncé à tout ou partie de cette indépendance ans le but de limiter la concurrence, de réglementer la production, et même d'exercer un véritable monopole sur le marché.

Il n'est pas question ici de ces coalitions éphémères de spéculateurs (rings, corners), qui se forment sur un grand marché pour produire une hausse ou une baisse momentanée sur une marchandise, et qui doivent liquider leur opération à bref délai pour réaliser un bénéfice. Il ne s'agit que des ententes durables entre des entreprises proprement dites; peu importe d'ailleurs que ces entreprises aient pour objet la production industrielle, les transports par terre ou par mer, l'emmagasinage, le commerce en gros ou au détail, les assurances, etc. Il ne s'agit même pas de toutes les ententes et associations qui peuvent se former entre producteurs, transporteurs ou commerçants, mais seulement de celles qui tendent à limiter ou à supprimer la concurrence. Il existe bien des sociétés coopératives composées d'agriculteurs, d'industriels ou de commerçants, qui se proposent d'organiser la production ou la vente d'un produit; plusieurs d'entre elles contiennent le germe d'une coalition, et se développeront peut-être un jour en ce sens; mais elles ne deviennent réellement une coalition que lorsqu'elles imposent à leurs membres certaines obligations destinées à écarter les effets de la concurrence.

Ces coalitions naissent spontanément de la concurrence elle-même et des abus qu'elle engendre. Lorsque, sous l'effort de chaque entreprise pour écouler ses produits, les prix s'abaissent à tel point que non seulement les entreprises les plus faibles ne couvrent plus leurs frais, mais que les plus puissantes mêmes ne réalisent aucun profit, la concurrence, devenue meurtrière de l'industrie et malsaine pour le corps social tout entier, ne peut que succomber sous ses propres excès et s'abolir elle-même; elle s'anéantit alors, soit par l'absorption des plus faibles, soit par l'absorption des concurrents quand leurs forces ne sont pas trop inégales.

Les premiers exemples de ce procès naturel se sont présentés dans l'industrie des chemins de fer, en Angleterre et aux États-Unis. Des l'origine, la concurrence n'a pu s'y maintenir entre les compagnies, parce que nulle industrie n'offrait des conditions plus favorables à la fusion ou à l'entente. Mais, à une époque plus récente, les coalitions se sont multipliées, en Amérique et ailleurs, dans beaucoup d'autres branches de l'industrie. D'une manière a peu près invariable, elles sont nées des circonstances qui viennent d'être relatées.


Cartels.

Les ententes conclues pour un objet déterminé, entre des entreprises qui conservent par ailleurs leur existence individuelle et leur autonomie, sont généralement désignées sous le nom de cartels ou de pools. Les cartels réunissent des entreprises concurrentes qui appartiennent à la même catégorie professionnelle; ils exercent leur action dans une localité restreinte ou dans un État, parfois même dans le monde entier. Ils visent à prévenir les abus de la concurrence, et même a établir un monopole, mais sans prétendre le restreindre à un cercle limité d'entreprises; un cartel reste ordinairement ouvert à tous ceux qui se soumettent à ses clauses. Les cartels sont donc des fédérations économiques, qui laissent aux entreprises adhérentes leur individualité distincte et ne les obligent que dans les limites tracées par le pacte fédéral.

Suivant leur degré de cohésion et de centralisation, on distingue plusieurs espèces de cartels : ceux qui se bornent à poser des règles communes sur les conditions accessoires de la vente (escompte, délais de paiement, etc.), ceux qui établissent un prix de vente minimum, sans chercher à prévenir la baisse par des mesures qui l'atteignent à sa source; ceux qui fixent à chaque établissement un rayon d'écoulement déterminé, en divisant le marché par circonscriptions géographiques, ceux qui cherchent à agir sur la production, soit en imposant à chaque contractant un chômage périodique ou une réduction proportionnelle à ses moyens de production, soit plutôt en déterminant à l'avance le total de la production annuelle et en assignant à chaque entreprise un certain contingent, sauf à prélever, sur les établissements qui dépassent leur contingent, une somme destinée à indemniser ceux qui ne l'ont pas atteint.

Les combinaisons usitées sont donc extrêmement variées; mais toutes celles qui viennent d'être indiquées ont le vice commun d'être trop lâches et de se prêter, malgré les mesures de contrôle et les pénalités, à des fraudes multiples; mal observé, le pacte se dissout trop facilement. La seule forme vraiment vigoureuse et résistante du cartel est celle qui réalise la véritable centralisation, sinon au point de vue industriel ce serait alors le trust, au moins au point de vue commercial; c'est le comptoir de vente, le bureau de vente commun, chargé de passer tous les marchés, de recevoir les commandes et de les distribuer, en un mot, de pourvoir seul et pour le compte de tous à l'écoulement des produits sur le marché intérieur. Cette forme de cartel ne se conçoit guère autrement que combiné avec quelques-unes des modalités précédentes; il serait difficile à un comptoir de vente d'assurer l'écoulement total de la production, si la convention n'assignait pas à chaque établissement un contingent limité pour le marché national, ou tout au moins ne lui fixait pas les limites d'un marché territorial; mais son caractère essentiel est toujours l'organisation de la vente en commun. Parfois, c'est une maison de banque que le cartel charge de cet office; plus souvent, il institue lui-même son propre bureau de vente, soit que le bureau serve simplement d'intermédiaire entre les entreprises syndiquées et la clientèle, soit qu'il opère lui-même la vente après avoir acheté les produits. Cette dernière organisation, la plus parfaite que comporte le cartel, nécessite la formation d'une société entre les entreprises intéressées. La société ainsi constituée présente tous les caractères économiques d'une société coopérative; mais elle est en même temps et essentiellement un cartel car le comptoir de vente, par les obligations qu'il impose à ses adhérents, réalise l'unité d'action dans le but de régir les prix et d'établir un monopole.

La plupart des cartels se proposent, à des degrés divers, l'organisation de la production ou de la vente sur le marché intérieur; il en est cependant qui visent aussi l'exportation, et qui la favorisent par certains procédés propres à décongestionner le marché intérieur. Il existe aussi, mais en petit nombre, des cartels d'achat, notamment entre fabricants de sucre vis-à-vis des cultivateurs de betteraves; on pourrait même considérer comme tels les syndicats organisés entre patrons pour résister aux prétentions de leurs ouvriers. Les cartels de vente provoquent parfois, par leurs prétentions, la formation de cartels d'achat; si les exploitants des houillères ou des hauts fourneaux se syndiquent, leurs clients de l'industrie métallurgique se coalisent de leur côté pour opposer cartel à cartel; de même, l'industrie allemande des cuirs vise à fonder un syndicat d'achat pour lutter à armes égales contre les bouchers coalisés comme vendeurs de peaux brutes. A l'inverse, des syndicats se forment entre cultivateurs de betteraves pour résister à la pression des fabricants de sucre syndiqués.

Toutes les branches d'exploitation ne sont pas également propres aux cartels. D'une manière générale, la tendance à la coalition est d'autant plus forte que la concentration est déjà plus avancée; l'accord est aisé, en effet, entre des entreprises peu nombreuses, surtout si elles sont rapprochées géographiquement et si leur marché est limité. Le cartel suppose en outre qu'il existe entre les concurrents une certaine égalité; sinon, la concurrence aboutit à l'absorption plutôt qu'à la coalition. Enfin, et c'est la condition principale, le cartel ne peut guère exister que pour des marchandises produites en masse suivant un type uniforme. Les articles fabriqués par petites quantités, ceux qui ont une originalité individuelle, ceux qui sont parvenus au dernier degré de fabrication, s'y prêtent difficilement. Quant à ceux qui portent une marque connue et appréciée du public, ils sont l'objet d'une sorte de monopole individuel, et échappent par conséquent à toute combinaison collective.

Exposer ces conditions, c'est dire que les cartels se rencontrent surtout dans la grande industrie. Ils foisonnent en Autriche et en Allemagne, leurs pays d'origine; l'industrie houillère, la grosse métallurgie, la construction mécanique, l'industrie chimique, les industries du verre et de la poterie, les industries alimentaires, sont celles où l'on rencontre les coalitions les plus nombreuses et les plus fortes, sous forme de comptoirs de vente ou autrement. En Allemagne, la région Rhin-Westphalie est le siège des syndicats les plus puissants de la houille, du coke et de la fonte; au début de 1904 s'y est formé le syndicat de l'acier, qui réunit presque tous les établissements de l'Allemagne. Les cartels du sucre et de l'alcool, qui comprennent aussi la presque totalité des intéressés, sont eux-mêmes des combinaisons au second degré; l'un résulte d'un accord entre le syndicat des fabricants de sucre et celui des raffineurs, l'autre d'une entente semblable entre distillateurs et rectificateurs d'alcool. Quant à l'industrie textile, sa production diversifiée se prête moins facilement à la coalition. On y trouve bien des accords tendant à limiter la production ou à fixer des prix uniformes; mais le lien y est plus lâche et l'entente généralement éphémère. Nous verrons toutefois que les trusts n'y sont pas inconnus.

Dans beaucoup d'autres pays, en Russie et en Belgique notamment, la grande industrie a suivi l'exemple donné par les pays germaniques. En Angleterre, les pools sont nombreux dans la métallurgie et la construction mécanique; les plus célèbres sont les Alliances de Birmingham, conclues entre fabricants de lits métalliques; mais, comme elles reposent sur un accord avec les unions ouvrières, il est préférable d'en parler à propos des associations professionnelles.

Aux États-Unis, les combinaisons de ce genre, généralement temporaires, sont très fréquentes et se chiffrent sans doute par centaines, peut être par milliers; mais elles sont mal connues et n'ont jamais fait l'objet d'un relevé. Le pool le plus considérable est celui de la viande (Beef trust), formé à Chicago entre les huit principales corporations de packers (Armour et autres).

En France, bien que la combinaison ait été pratiquée dès le milieu du XIXème siècle, les syndicats de producteurs n'ont pas pris le même développement et sont restés relativement peu nombreux. Le plus connu d'entre eux est le Comptoir de Longwy, formé en 1876 entre les maîtres de forges de l'Est pour la vente de leurs produits à l'intérieur mais il en existe d'autres encore dans les différentes branches de l'industrie du fer et de l'acier, dans la raffinerie du sucre, dans celle du pétrole, dans l'industrie des glaces, etc. Enfin, on signale même des cartels internationaux dans certaines industries chimiques comme celle de la soude, dans la production du zinc, du fer, du plomb et du cuivre, dans la fabrication des rails, des lampes à incandescence, des ustensiles émaillés, etc. Récemment encore, il existait une entente entre les fabriques de glaces de France, de Belgique, d'Allemagne et d'Italie.

Les cartels internationaux tendent à s'élargir par des ententes entre cartels ou trusts de nationalités différentes. C'est ainsi que des accords sont intervenus entre les syndicats du coke belge et allemand, entre les trusts du fil de coton anglais et américain; longtemps il y a eu entente entre le trust américain du pétrole et les producteurs du Caucase et de la Galicie dans ces dernières années, après une lutte opiniâtre, un accord a été conclu entre les deux trusts des fabricants de tabacs anglais et américains pour la répartition des marchés

En dehors de la grande industrie, les grandes entreprises de navigation se prêtent également bien à des combinaisons de ce genre; les pactes sont fréquents, en Allemagne et en Angleterre, entre les compagnies de navigation maritime. Les assurances forment aussi un domaine approprié aux cartels, à cause de la similitude des opérations et du petit nombre des concurrents; en Autriche, en Russie et ailleurs, les tarifs des assurances contre les incendies résultent d'un accord entre les compagnies. Le commerce en gros, charbons, thés, denrées coloniales, etc., fournit aussi de nombreux exemples de coalitions en Angleterre, en Allemagne et ailleurs.

Au contraire, l'agriculture est restée jusqu'ici en dehors du mouvement. C'est que l'agriculture, surtout dans ses branches principales, oppose à la formation des cartels des obstacles de tout genre: les producteurs y sont trop nombreux et trop dispersés, les marchés trop étendus, les produits manquent généralement d'homogénéité, la production échappe trop facilement aux limitations conventionnelles sous l'influence des conditions climatériques. Aussi les tentatives de coalition sont-elles extrêmement rares parmi les agriculteurs. On ne peut guère signaler en ce sens que les efforts des agrariens allemands pour organiser la vente du blé, et ceux des producteurs de lait, dans certaines régions de l'Allemagne, pour accaparer le marché d'une grande ville et imposer leurs prix aux commerçants. Quant aux cartels de l'alcool et du sucre, ce sont de véritables cartels industriels, auxquels les agriculteurs n'adhèrent qu'en qualité de fabricants; leur objet est de limiter la production industrielle, et d'exercer une action sur le prix d'un produit industriel; ils n'ont pas encore essayé de réglementer la production de la betterave ou de la pomme de terre.

La petite industrie et le commerce de détail ne semblent pas offrir un terrain plus favorable aux cartels. Toutefois, les ententes ne sont pas inconnues chez les détaillants. Un peu partout, il se forme des ententes tacites sur les prix de vente au détail entre les bouchers, les boulangers, épiciers, pharmaciens, droguistes d'une même localité. Il arrive aussi que les détaillants élèvent des cartels contre les négociants en gros ou les producteurs. Tandis que les producteurs coalisés cherchent à imposer leurs conditions aux débitants, ceux-ci se groupent parfois pour se défendre; ainsi, à Berlin, les marchands de lait se sont syndiqués pour mener la guerre du lait contre la coopérative des paysans du Brandebourg. Plus souvent, les commerçants au détail se coalisent vis-à-vis des grands producteurs pour adapter leurs prix de vente à ceux du gros, et pour se réserver une certaine marge qui leur laisse un profit suffisant; on a des exemples de ces coalitions chez les épiciers en Angleterre. Parfois même, il arrive que les détaillants sont les plus forts, et qu'ils dictent leurs conditions. En Angleterre, l'association des pharmaciens-droguistes à obtenu des fabricants de spécialités pharmaceutiques l'engagement de refuser toute fourniture aux détaillants qui vendraient les produits au dessous d'un certain prix; la convention s'applique à 86 fabriques, 3 500 détaillants (40 p. 100 de l'ensemble), et porte sur une centaine de produits. L'exemple a été suivi aux États-Unis et au Canada, et les débitants de tabacs anglais cherchent à s'organiser de la même manière. En Allemagne, certains commerçants sont allés plus loin encore; l'Union des marchands d'ustensiles en fer fait signer aux fabricants l'engagement de ne fournir aucun bazar ni aucune société coopérative. Enfin le cartel devient un mode d'intégration commerciale, lorsqu'il consiste dans l'union d'une maison de gros et de nombreuses maisons de détail, comme c'est le cas en Angleterre dans le commerce du thé.


Trusts.

Les cartels les mieux organisés ne procurent des économies aux intéressés que sur les frais de vente, de réclame et d'intermédiaires; les comptoirs de vente eux-mêmes ne réalisent qu'imparfaitement l'unité commerciale, et n'opèrent en aucune façon la centralisation industrielle. Aussi les entreprises qui se font concurrence dans une même branche, si elles veulent supprimer les inconvénients d'une production mal coordonnée, ou si elles ont besoin d'échapper aux lois contre les coalitions, doivent aller plus loin dans la voie des sacrifices, et renoncer totalement à leur individualité pour se fondre dans une entreprise unique. Sur le continent européen, l'esprit particulariste des producteurs a fait obstacle jusqu'ici à ces fusions. Aux États-Unis, au contraire, la concurrence plus ardente a déterminé les entreprises rivales à s'amalgamer en corporations unitaires et centralisées, qui portent le nom de trusts en souvenir d'un mode de constitution aujourd'hui abandonné.

Les formes juridiques du trust peuvent varier; tantôt la corporation n'est propriétaire que de la majorité des actions dans les diverses sociétés amalgamées; c'est le holding trust, dont l' US Steel Corporation, ou trust de l'acier, est le type le plus remarquable; tantôt la nouvelle compagnie est directement propriétaire de tous les immeubles et de tout l'outillage des anciennes entreprises, qui ont totalement disparu à la suite d'une fusion complète; tel est le cas de l'American Sugar Refining Co. Mais ces différences ne portent guère que sur la forme; bien que la première combinaison présente peut-être moins de cohésion que la seconde, les caractères et les avantages économiques de l'amalgamation sont à peu près les mêmes dans les deux cas.

Un trust ne bénéficie pas seulement des économies ordinaires de la production entreprise sur une grande échelle; l'unité de direction, étendue à des établissements multiples, lui permet d'opérer sur les frais des réductions toute particulières. Tandis qu'un cartel est obligé de conserver les établissements les plus faibles, et leur donne même un appui artificiel en provoquant une hausse des prix, en allouant des indemnités de chômage, parfois même en concédant des primes supplémentaires aux petites usines (cartel allemand de l'alcool), un trust peut, dès sa formation, fermer les usines mal situées ou mal outillées qui sont sous sa dépendance, et ne conserver que les établissements les mieux agencés, de manière à restreindre au minimum les frais généraux, le coût de la main-d'oeuvre et celui des transports. C'est ainsi que le Whisky trust, au moment où il s'est constitué, a fermé 68 fabriques sur 80, sans réduire cependant la production. Régissant souverainement toute la production dans les nombreux établissements soumis à sa loi, le trust peut encore réaliser de nouveaux progrès par une division du travail plus largement appliquée, en affectant chaque fabrique à une production très spécialisée il peut aussi donner à la plupart de ses usines un fonctionnement intégral et continu, en faisant supporter les inévitables à-coups de la production par un petit nombre d'entre elles désignées à l'avance; il peut étendre à toutes ses fabriques les progrès réalisés dans une seule, et généraliser l'usage des brevets dont il s'est rendu acquéreur. Enfin, c'est encore par une habile distribution géographique qu'un trust économise les frais de transport, en dirigeant sur chaque marché les produits de l'usine qui peut les lui expédier par la voie la moins coûteuse. Un comptoir de vente peut d'ailleurs simplifier les transports de la même manière.

Mais l'activité et l'esprit de progrès ne risquent-ils pas de se ralentir dans ces vastes organisations bureaucratiques, surtout si elles sont à l'abri de la concurrence? Les administrateurs des trusts ne le pensent pas; ils entretiennent l'émulation entre les directeurs de leurs différentes usines par une comparaison continuelle des frais et des bénéfices opérés dans chacune d'elles, et les intéressent par des primes calculées suivant le chiffre d'affaires de leurs établissements. Ils estiment que la direction de spécialistes exercés vaut bien celle de fils de famille à qui échoit, par droit de naissance, la propriété des entreprises individuelles.

Au point de vue commercial, un trust obtient les mêmes avantages qu'un comptoir de vente par son organisation centralisée, et présente même une unité de direction plus complète et plus sûre. Mais les avantages commerciaux sont bien supérieurs encore, pour l'un comme pour l'autre, en cas de monopole. Sans parler des bénéfices qui peuvent résulter de la baisse des matières et de la hausse des produits au delà des prix de concurrence, le monopole procure par lui-même des économies importantes. Un trust ou un cartel en possession d'un monopole, au lieu de s'épuiser en coûteux efforts pour arracher à ses concurrents la clientèle existante, consacre toutes ses ressources à la recherche de nouvelles couches de consommateurs. La réclame cesse d'être nécessaire, et les commis voyageurs, dont la fonction principale consiste à disputer les clients aux maisons rivales, deviennent en partie superflus; aussi leur nombre a-t-il diminué de 38 000 aux États-Unis depuis le développement des trusts. Plus de concessions ruineuses consenties pour évincer les concurrents ou écraser un adversaire; plus de ventes au-dessous du prix de revient, ni de crédits aux mauvais payeurs; plus de crises de surproduction sur le marché intérieur, ni de stocks à écouler dans des conditions désastreuses; le trust, maître du marché, fixe ses prix, prend des garanties contre les clients suspects, et ajuste aussi exactement que possible la production à l'état de la demande.

Ce sont là notions courantes aujourd'hui; il était cependant utile de les rappeler, pour préciser exactement les causes naturelles de l'évolution industrielle, et pour mettre en lumière son caractère de nécessité. Suivant le tempérament des peuples et les conditions de milieu,, les ententes ont pris des formes différentes; en Europe, on s'est borné à des fédérations plus ou moins étroites; aux États-Unis, on a poussé jusqu'au bout la centralisation par esprit de conquête etde spéculation mais partout, chez tous les peuples industriels, on a senti la nécessité de recourir à la coalition dans certaines branches de la production pour mettre fin à une concurrence ruineuse; diminuer les frais et conquérir les marchés extérieurs.

Les Américains reconnaissent la force du mouvement qui les entraîne; ils attribuent volontiers à la constitution des trusts leur supériorité dans certaines parties du commerce d'exportation, et constatent qu'ils ne subissent guère les importations des pays à faibles salaires que dans les branches de production où les trusts ne sont pas dominants. Aussi le mot d'ordre est-il aujourd'hui de combattre les abus de ces formidables engins de domination, sans se priver des avantages qu'ils comportent.

Le développement des trusts aux États Unis est un fait récent; en 1900, sur 185 trusts relevés par le Census, 12 seulement avaient une origine antérieure à 1890, tandis que 92 s'étaient formés de juin 1899 à juin 1900. Il est assez difficile d'en faire le dénombrement exact, sans confondre avec les véritables trusts formés par amalgation les simples trusts, les pools ou cartels, et les sociétés qui se sont agrandies par achat d'entreprises concurrentes. Le Census de 1900 ne compte que 185 trusts, et ne leur attribue qu'une part assez faible dans l'ensemble de l'industrie nationale; ils n'occuperaient que 8 p. 100 des salariés de l'industrie, et ne fourniraient que 14 p. 100 de la production industrielle. Mais ce recensement, qui est antérieur à la formation du trust de l'acier, est probablement incomplet; des statistiques plus récentes, d'un caractère semi-officiel, donnent les noms de 387, voire même de 443 trusts proprement dits.

Plus difficile encore parait être l'estimation de leur capital. Il est certainement considérable; le Census de 1900 évaluait le montant des actions et obligations émises par les trusts à 15 milliards de francs; suivant une estimation de 1902, le capital autorisé s'élèverait à 35 milliards de francs pour 387 corporations, et, suivant une autre, à 46 milliards pour 443 trusts. Mais ce capital est toujours arrosé {Watered) bien au delà de la valeur réelle des établissements, dans le but de satisfaire aux exigences de tous ceux dont le concours est nécessaire à la formation du trust: grands industriels qui ne consentent à la vente de leurs usines ou à l'échange de leurs titres qu'avec une majoration considérable, banquiers et promoteurs qui cherchent un énorme profit pour leurs avances et leurs démarches; souvent aussi, l'exagération du capital est destinée à dissimuler au public le taux réel des dividendes. Le Census de 1900 constate lui-même qu'à côté d'un capital de 3093 millions de dollars, valeur d'émission, les établissements des 188 trusts recensés n'avaient qu'une valeur d'inventaire de 1 436 millions de dollars. La surcapitalisation serait donc en moyenne du double de la valeur réelle; elle a été du quintuple pour le Shipbuilding Trust, qui a sombré en 1904.

Les promoteurs cherchent à justifier la surcapitalisation en disant que tout capital doit s'estimer d'après son revenu réel, d'après sa capacité d'acquisition, et que, sur cette base, les émissions ne sont pas exagérées. C'est reconnaître implicitement que la surcapitalisation consiste en définitive dans la capitalisation du revenu du monopole, et qu'elle rend nécessaire, pour la rémunération du capital, une certaine exploitation du public. C'est aussi escompter d'une façon aventureuse les bénéfices à venir. L'exagération du capital est certainement dangereuse pour les souscripteurs et pour les consommateurs; elle menace la solidité de l'édifice, au moins au point de vue financier, et détermine aujourd'hui une crise aux Etats-Unis. Mais si la constitution actuelle de certains trusts est précaire, même chez ceux qui paraissent les plus puissants, la consolidation industrielle est fondée sur des causes trop profondes pour ne pas survivre aux combinaisons financières hasardeuses qui l'ont entourée à sa naissance.

Les trusts dominent les principales branches de la grande production en Amérique : fer et aciers, machines, appareils électriques, produits chimiques, sucre, alcool, pétrole, glace, biscuits, sel, bière, tabacs, papier, verre, textiles, cuir, bois, etc. Certains d'entre eux ont des dimensions colossales. Le Census de 1900 en signale 13 dont le capital d'émission dépasse 330 millions de francs: c'est le trust des cuirs (US Leather), au capital de 637 millions de francs; la Continental Tobacco C° et le trust du pétrole, au capital de 488 millions chacun; les trusts du cuivre, du sucre, des voitures Pullmann, au capital de 370 à 380 millions, etc. Le plus ancien des grands trusts, et l'un des plus prospères, est celui du pétrole, la Standard 0il C°, qui a distribué en 1900, d'après le Census, un dividende de 223 millions de francs, soit 45 p. 100 du capital; il est vrai que ce capital n'est pas arrosé.

Mais le trust le plus gigantesque est celui de l'acier, l' US Steel Corporation. II n'est pas seulement remarquable par l'énormité de son capital (7 200 millions de francs, dont 5 300 millions en actions) il l'est aussi par la complète intégration industrielle qu'il a su opérer. Il réunit en en effet sous une même direction des gisements de minerais, des mines de houille, des carrières de pierres à chaux, une centaine de navires pour les transports sur les grands lacs, des docks et embarcadères, un réseau de voies ferrées sur lesquelles circulent 28000 wagons, des hauts fourneaux et des usines de transformation qui se chiffrent par centaines. Il occupe 168000 salariés, et contrôle 60 à 80 p. 100 de la production américaine suivant les articles; en 1902, son produit brut s'élevait à 3 milliards de francs, ses recettes nettes à près d'un demi-milliard. Il présente enfin, dans sa constitution, ce caractère particulièrement intéressant d'être formé par l'amalgamation de 11 corporations, dont quelques-unes étaient déjà, dans leur spécialité métallurgique, des trusts considérables; c'est donc un trust de trusts, une combinaison dernière qui est comme le couronnement d'une organisation collective de l'industrie.

L'Angleterre, à son tour, est entrée dans le mouvement à une date récente. En dehors des entreprises qui se sont agrandies en achetant des maisons rivales, comme le cas est fréquent dans la métallurgie, la construction des navires, l'industrie houillère et la navigation maritime, en dehors également des simples pools et des coalitions de spéculateurs, les trusts proprement dits se sont multipliés depuis 1898. D'après un état dressé en 1901, et inséré dans le Rapport de la Commission industrielle instituée en 1898 par la Chambre des représentants aux Etats-Unis, le capital des trusts anglais, qui n'est pas dilué comme celui de leurs congénères américains, montait alors à 2 300 millions de francs; sur 35 trusts relevés dans cet état, 21 possédaient un capital supérieur à 25 millions, et 6 un capital variant entre 170 et 230 millions. Ces consolidations se rencontrent principalement dans l'industrie textile et les industries connexes, fileterie, filature, retorderie, peignage de laine, bonneterie, fabrication de tulles et rubans, teinturerie, impressions sur étoues et blanchiment; mais on en trouve également dans la construction des navires, l'industrie métallurgique et la construction mécanique, dans les industries chimiques, les moulins à huile, les carrières de pierres, les fabriques de savons, poudres de tir, papiers peints, linoleum, ciment, etc. Les lignes de navigation maritime et les docks ont fait l'objet d'amalgamations analogues; le commerce des charbons en offre également des exemples, qui sont en même temps des cas remarquables d'intégration du commerce en gros, du commerce de détail et des transports. Ces combinaisons ne paraissent pas d'ailleurs aussi lucratives en Angleterre qu'aux Etats-Unis, peut-être à cause d'une administration moins centralisée.

Il existe enfin des trusts internationaux, comme il existe des cartels internationaux; on en trouve pour la dynamite Nobel, le borax, le nickel, le mercure. Le trust de l'Océan (International Mercantile Marine C°) est apparu à sa naissance comme un trust de grandes compagnies anglaises et américaines, et un cartel formé entre ce trust et des compagnies allemandes et hollandaise.


Les effets du monopole.

Certains trusts ne sont que de vastes entreprises ayant une large part dans le chiffre total des affaires de même nature de leur pays, sans en détenir cependant le monopole. Mais tous les trusts tendent naturellement au monopole, et beaucoup d'entre eux ont réussi à l'établir sur un marché local ou sur le marché national, quelques-uns même sur le marché universel. Plusieurs cartels, même parmi ceux qui ne sont pas constitués en comptoirs de vente, sont aussi parvenus au monopole, avec cette différence qu'ils ne sont pas des corporations fermées.

Le monopole se caractérise par le pouvoir de fixer les prix. Il suffit à un trust ou à un cartel, pour le posséder effectivement, de contrôler 80 à 90 p. 100 du débit total de la marchandise; le prix établi par le trust est alors accepté comme le prix du marché, et les concurrents qui subsistent encore l'adoptent eux-mêmes.

Quel que soit le monopoleur, entreprise unitaire simple, fédération d'entreprises (cartel), ou entreprise unitaire d'origine composite (trust), les effets du monopole sont toujours les mêmes et s'exercent à l'égard des mêmes catégories d'intéressés. Ce sont, en première ligne, les consommateurs; ce sont aussi les producteurs de matières premières, les négociants en gros et les détaillants; ce sont enfin les employés et ouvriers salariés.

Pour le consommateur, il semble qu'il soit à la merci du monopoleur, et qu'il doive subir des prix très supérieurs à ceux qui résulteraient de la concurrence. Tel n'est pas cependant l'avis de beaucoup d'économistes, qui font valoir que le monopoleur, dominé par la recherche du profit, n'a pas intérêt à hausser les prix outre mesure. Abuser du monopole pour rançonner le consommateur, ce serait susciter des compétiteurs, provoquer le recours à des succédanés tels que l'alcool à la place du pétrole, et restreindre la consommation au point de diminuer le bénéfice global. L'intérêt bien entendu d'un trust est d'abaisser son prix jusqu'au point, variable suivant les produits, où le débit correspond au plus grand benéfice, point qui peut être très bas pour des articles susceptibles de se répandre dans de très larges couches de consommateurs.

Freins insuffisants réplique-ton d'autre part. Qu'est-ce que la concurrence potentielle, vis-à-vis d'un trust tout-puissant qui alimente à peu près complètement le marché ? Pour le lui disputer, y il faudrait engager des capitaux considérables dans une lutte dont l'issue serait douteuse, mais dont le résultat immédiat le plus certain serait l'improductivité totale des capitaux pendant toute la durée de la concurrence, tant à cause de la surproduction inévitable que des procédés extrêmes de la guerre commerciale. N'est-ce pas suffisant pour décourager à l'avance toute compétition? Et si la concurrence parvient néanmoins à s'établir, n'aboutira-t elle pas encore une fois au rachat ou à la fusion? Enfin, ajoute-t-on, si la seule garantie contre une hausse excessive se trouve dans l'intérêt bien entendu du monopoleur, rien ne protège le public contre les manoeuvres financières d'administrateurs audacieux qui se préoccupent peu des intérêts permanents de l'entreprise, et ne songent qu'à profiter momentanément du monopole en élevant les prix, pour donner un dividende immédiat à un capital exagéré et pour amener une hausse temporaire des titres dans un but de spéculation.

Mais la question ne peut ainsi se discuter in abstracto; il faut interroger les faits, tels qu'ils ressortent de l'enquête entreprise par la Commission industrielle des États-Unis, de celle que poursuit la Commission allemande instituée en 1902 et d'autres études documentaires. Sur cette question des prix, trois conclusions résultent assez nettement des enquêtes.

1° La formation d'une combinaison donne lieu à un relèvement immédiat des prix. La constatation, faite en Amérique pour les trusts, n'est pas moins sure pour les cartels européens. Le relèvement est d'ailleurs justifié; il ne faut pas oublier, en effet, que toute combinaison a pour origine un abaissement anormal des prix dû à l'excès de la concurrence, qui ne laisse pas à l'industrie le juste profit dont elle ne peut se passer.

2° Les prix des articles monopolisés par les trusts américains subissent des fluctuations fréquentes et considérables. Ce fait d'expérience vient contredire les prévisions que l'on pouvait fonder sur le pouvoir régulateur d'une coalition investie d'un monopole. Il est cependant établi d'une façon incontestable par l'enquête américaine. C'est que les trusts les plus puissants n'ont jamais joui jusqu'à présent d'un monopole continu. Lorsque surgit la concurrence, le trust cherche à l'abattre en abaissant ses prix, parfois au-dessous du prix de revient si la concurrence est simplement locale, il ne baisse les prix que sur les points où porte l'attaque, sauf à récupérer la perte en les élevant partout ailleurs. En l'absence de concurrence, au contraire, le trust tient le prix à un taux assez élevé pour recueillir seul, à l'exclusion du public, le bénéfice des économies qui résultent pour lui de la production en grand et du monopole. D'ailleurs, ce taux ne signifie pas toujours un prix plus élevé qu'avant la combinaison, ni même une différence plus grande entre le prix du produit et celui de la matière première.

Quoi qu'il en soit, les fluctuations des prix prouvent suffisamment, que le monopole ne s'est encore établi nulle part d'une façon permanente et inattaquable, et que les trusts sont tenus à une modération relative s'ils veulent le conserver. Jusqu'ici, toutes les fois qu'un trust a voulu pousser trop loin ses avantages, il a provoqué des concurrences qui lui ont été dommageables; les trusts du sel et del'ammoniaque en Angleterre, le Whisky trust aux Etats-Unis, ont ainsi supporté la peine de leur avidité, et le trust américain du sucre, qui contrôlait 90 p. 100 de la production en 1898, n'en contrôle plus que 55 p. 100 en 1900 pour la même raison.

En Europe, il est rare que les syndicats industriels manient les prix avec autant d'audace qu'en Amérique. A part les exemples déjà anciens qui viennent d'être cités, les trusts anglais paraissent avoir usé modérément de leur pouvoir. La hausse de leurs produits, en 1900 et 1901, est due pour la plus grande partie à celle des matières premières, et les bénéfices qu'ils réalisent proviennent surtout des économies de la concentration.

Quant aux cartels du continent, ils ont sans doute profité de leur situation pour élever les prix au-dessus du taux de concurrence, autant que le permettaient les tarifs douaniers; le cartel allemand du sucre, notamment, pendant les deux années 1900-1902, a pu hausser de 33 p. 100 le prix du raffiné, tandis que le prix du sucre brut baissait de 36 p. 100 dans la seconde partie de cette période; certains cartels du coke et de la fonte ont été l'objet de plaintes justifiées au sujet des prix, de la qualité des livraisons et des conditions léonines qu'ils imposaient à leurs clients. Toutefois, il est équitable de reconnaître qu'en général la politique des cartels allemands a été tempérée, qu'elle a tendu à stabiliser les cours et à régulariser la production pendant une période de grandes vicissitudes industrielles, de manière à éviter les crises de prix et les embauchages d'ouvriers suivis de renvois en masse; les cartels de la houille ont assuré à leurs clients des prix relativement modérés pendant la disette du charbon en 1900; et si les prix de la houille, du coke, de la fonte ou des demi-produits, établis par des contrats à long terme, sont devenus onéreux après la baisse des produits demi-ouvrés et finis pour les usiniers qui ne possédaient pas de mines et de hauts fourneaux, les cartels ont répondu que « le producteur qui s'est abstenu d'exploiter la hausse avec autant d'âpreté que ses concurrents n'est évidemment pas à même d'accompagner la baisse aussi rapidement que ces derniers ». Un autre cartel, celui de l'alcool, a maintenu une certaine fixité des prix pour l'alcool de bouche, et il a largement abaissé ceux de l'alcool industriel avant 1904. L'opinion publique en Europe est singulièrement plus ombrageuse qu'en Amérique à l'égard des monopoles, et ne tolérerait pas certains procédés pratiqués de l'autre côté de l'Atlantique.

3° Les prix d'un grand nombre de produits monopolisés sont plus élevés à l'intérieur qu'à l'exportation. Sur le marché intérieur, à l'abri des barrières douanières, on fait payer des prix de monopole au consommateur ou à l'industrie nationale; mais en même temps, pour entretenir une large production sans encombrer le marché, on vend le surplus en dehors des frontières à des prix inférieurs, parfois même à perte, en se couvrant par des bonifications prélevées sur les bénéfices de la vente à l'intérieur. On conquiert ainsi de nouveaux marchés à l'étranger; mais on rend l'exportation impossible aux industries nationales qui sont obligées de se servir du produit monopolisé.

Cette pratique est établie par les témoignages les plus nombreux et les plus concordants; elle est courante dans les trusts américains, comme dans les cartels allemands et autrichiens du sucre, de la houille, du coke, de la fonte, etc. Les représentants des syndicats cherchent à la justifier en disant que, s'ils n'opéraient pas ainsi, ils seraient obligés de restreindre leur production et de lui donner une allure plus irrégulière, faute de débouchés suffisants; de là un accroissement de frais, qui retomberait plus lourdement encore sur le consommateur indigène. Les syndicats ne sont d'ailleurs pas les seuls à user de ces procédés de discrimination; dans les industries d'exportation fortement protégées, les entreprises individuelles y recourent volontiers pour le sucre, ce sont les législations elles-mêmes qui ont donné l'exemple par leurs primes d'exportation.

Le monopole des corporations industrielles est aussi pesant pour les producteurs et vendeurs de matières premières que pour les consommateurs. Un trust qui est l'unique acheteur d'un produit dicte naturellement ses conditions. La Standard Oil Co a parfois offert aux producteurs de pétrole brut des prix très élevés pour ruiner une raffinerie concurrente; mais quand elle s'est trouvée affranchie de toute concurrence, elle a bien souvent abaissé ses prix d'achat au point de mettre en perte les exploitants des puits de productivité moyenne; maîtresse des transports par ses pipe-lines, elle dispose à son gré des puits qu'elle veut acheter. Dans les cartels du sucre, chaque fabricant, après que les zones d'approvisionnement ont été réparties par la convention, reste seul acheteur vis-à-vis des cultivateurs de betteraves. Même pression des négociants syndiqués sur les vignerons, des usiniers sur les pêcheurs de sardines, et ainsi de suite. Il ne reste aux producteurs de matières que la ressource de se syndiquer eux-mêmes pour soutenir leurs prix, s'ils sont conscients de leurs intérêts et capables d'organisation.

Les négociants en gros et au détail subissent aussi la loi des syndicats de producteurs. Les grandes combinaisons industrielles ont souvent exercé une influence salutaire, en écartant du marché des matières brutes les éléments de spéculation qui en faussaient les cours. Elles ont aussi rendu de véritables services aux consommateurs en posant une limite aux exigences des détaillants, dans le but de parvenir au plus grand débit possible de leurs marchandises; c'est ainsi qu'elles fixent elles-mêmes les prix auxquels les commerçants sont autorisés à vendre leurs produits, et ne leur consentent les réductions ordinaires que s'ils observent ces conditions. Lorsque la marge est suffisante, le détaillant n'est pas lésé; bien au contraire, il retire un grand avantage de la stabilité des prix du gros maintenue par certains cartels. Mais il n'est pas rare non plus qu'un syndicat pèse sur les maisons de détail par des primes, des menaces ou des amendes, pour les engager à ne vendre que ses produits à l'exclusion de ceux de ses concurrents.

Quant aux ouvriers, il ne semble pas qu'ils aient eu jusqu'ici à souffrir gravement de ces nouvelles organisations industrielles. Malgré la fermeture des établissements inférieurs, le nombre total des emplois dans les industries monopolisées est loin d'avoir diminué seuls, les employés supérieurs et les commis voyageurs ont été sérieusement atteints. D'un autre côté, la régularité de la production a donné plus de stabilité aux emplois, plus de continuité au travail, notamment dans les houillères et l'industrie du fer en Allemagne et en Autriche. Pour les salaires, ils sont devenus plus uniformes, et ils ont suivi une hausse normale dans les industries favorisées par les circonstances, comme la métallurgie; à cet égard, il n'y a pas eu de différence sensible entre les trusts et les grandes entreprises de constitution simple. Naturellement, c'est toujours dans les grandes exploitations prospères que les ouvriers reçoivent les salaires les plus élevés, et c'est là seulement qu'ils peuvent obtenir des pensions de retraite.

La concentration industrielle réalisée par les trusts facilite certainement l'établissement de rapports réguliers entre les unions ouvrières et les employeurs, par la pratique du contrat collectif et de la conciliation en comités mixtes. Ainsi, dans les mines de houille de Pittsburg, la compagnie formée par la fusion de 140 entreprises a établi, d'accord avec l'Union générale des ouvriers mineurs américains, une échelle mobile des salaires avec un minimum; en Angleterre, la Bradford Dyers' Association est représentée dans un comité permanent de conciliation. Toutefois, cette concentration capitaliste serait redoutable pour les ouvriers s'ils n'opéraient pas la concentration de leur côté; on a vu des trusts échapper aux conséquences de la grève dans certains de leurs établissements en transférant à d'autres la production des usines arrêtées. La puissance capitaliste d'un trust est tellement supérieure à celle d'un grand nombre de patrons accidentellement réunis pour la résistance, que l'union de toutes les associations ouvrières dans la branche d'industrie monopolisée devient une nécessité. Encore la force même d'une grande fédération ouvrière vient-elle se briser contre celle d'un trust colossal. Dans la grève de 1901 menée contre la grande Corporation de l'acier par l'Union générale des ouvriers du fer et de l'acier (Amalgamated Association of Iron, Steel and Tin Workers), l'association ouvrière malgré ses 60 000 ou 80 000 grévistes, a échoué rapidement et perdu des positions; le nombre des usines dans lesquelles elle était reconnue et admise à discuter les conditions du travail a été réduit.

Le pouvoir des grands trusts touche donc plus ou moins toutes les classes de la société. Il est d'autant plus inquiétant qu'il est plus concentré. Bien que les actions d'une vaste corporation soient répandues dans un grand nombre de mains, il n'en est pas moins vrai que sa direction effective appartient tout entière à un très petit nombre de gros actionnaires. Dans les conditions actuelles de l'organisation des trusts, ce sont moins les industriels que les financiers qui ont le contrôle de ces entreprises. Il y a plus; les principaux actionnaires des grandes affaires industrielles organisées en trusts ont aussi la haute main dans d'autres affaires importantes, houillères, chemins de fer, navigation, banques, assurances. Les mêmes hommes figurent dans de multiples conseils d'administration, de sorte que, sous leur direction, les diverses entreprises se prêtent un mutuel concours. Cette circonstance favorise singulièrement l'intégration, qui n'est qu'un aspect particulier de la concentration; c'est ainsi que les charbonnages et les entreprises de transport viennent par leurs faveurs fortifier la position des trusts et assurer leur monopole. Mais il en résulte aussi que la haute banque domine toute la grande industrie et tout le système économique; par les appuis qu'elle sait se créer dans la presse et dans les pouvoirs publics, elle parvient même à exercer son influence sur le système politique dans le sens de ses intérêts; en sorte que le capitalisme, à sa plus haute expression, devient un régime dans lequel quelques milliardaires commandent, par les trusts et autres organisations financières, un capital huit ou dix fois plus considérable que le leur, et détiennent une puissance économique qui semble jusqu'ici sans contrepoids.


La sphère du monopole.

En présence du développement si rapide des trusts et des cartels, un problème général s'impose à notre attention.

On sait quelles sont les causes ordinaires des monopoles privés : causes naturelles, lorsque les sources de la production sont restreintes (sel, pétrole, houille, métaux, etc.), ou que le service à exploiter nécessite une occupation de la voie publique (services d'eaux et de gaz, tramways, etc.); causes artificielles, lorsqu'un privilège est conféré à un exploitant soit par l'autorité publique (brevet d'invention, marque de fabrique, concession privilégiée des voies ferrées), soit par de grandes entreprises de transport ou d'emmagasinage. Mais ces, causes strictement définies, d'une étendue relativement limitée, sont elles les seules? Ne doit-on pas, au contraire, reconnaître aujourd'hui une nouvelle cause de monopole privé, agissant avec une énergie croissante, dans la supériorité des grands capitaux, qui écrasent par leur seule puissance les entreprises de moindre envergure sur le terrain de la libre concurrence? Ne voyons-nous pas à notre époque, en dehors des monopoles naturels et artificiels, s'élever des monopoles d'origine purement capitaliste qui naissent spontanément de l'organisation économique des sociétés modernes? Et si le monopole peut s'établir par la seule force des capitaux, n'est-il pas destiné à envahir progressivement tout le domaine économique, comme une conséquence nécessaire du régime de la libre concurrence ?

A cette question, la plus grave peut-être que soulève le capitalisme grandissant, il semble difficile à l'heure actuelle d'apporter une réponse certaine appuyée sur l'observation; et les hommes qui l'ont étudiée de plus près, à l'aide des matériaux fournis par l'enquête de la Commission industrielle des États-Unis, comme M. Jenks, se montrent assez réservés dans leurs conclusions, disant que l'expérience des trusts contemporains est encore trop récente pour fournir des éléments de certitude.

En fait, il est difficile de citer aux États-Unis un trust important et durable, investi d'un réel monopole, qui ne le doive à quelque cause naturelle ou artificielle : limitation naturelle de la production, brevet d'invention, tarifs de faveur ou ristournes des compagnies de chemins de fer, etc.

Toutefois, on a beaucoup abusé du régime protectionniste des États-Unis pour soutenir que la floraison des trusts américains est un phénomène purement local, qui serait impossible dans un régime de liberté commerciale. M. Havemeyer, président de l'American Sugar Refining C°, est venu prêter à cette opinion l'appui de son autorité, en déclarant devant la Commission industrielle que la protection douanière est la mère de tous les trusts. M. Havemeyer n'a donné de son affirmation qu'une justification insuffisante, et d'ailleurs dangereuse pour ceux qui ont foi dans la libre concurrence, lorsqu'il a dit que la protection active la concurrence intérieure, qui se résout finalement en combinaisons. Mais on a fait observer en sens contraire que, si la protection douanière permet incontestablement à un trust, une fois qu'il est constitué et armé d'un monopole, de mieux rançonner les consommateurs et de faire l'exportation à prix réduits, elle n'explique pas la formation même de ce monopole et la suppression de la concurrence intérieure. Loin de là, les prix élevés qui résultent d'un tarif protecteur favorisent les petites entreprises comme les grandes, et sont plus nécessaires encore aux premières pour subsister qu'aux secondes pour se développer; la suppression des barrières de douane, si elle devait mettre en échec le monopole d'un trust par l'introduction de la concurrence étrangère, pourrait être favorable aux consommateurs, mais elle n'aurait pas pour effet de ranimer la concurrence intérieure; des entreprises de moindre importance échoueraient, là où le trust lui-même ne parviendrait pas à maintenir ses positions. La protection douanière peut être la nourrice des trusts, elle n'en est pas la mère.

Au reste, il n'est plus guère possible de s'en tenir à cette affirmation que les trusts doivent leur existence au protectionnisme, depuis que nous sommes renseignés sur leur croissance en Angleterre. Et les trusts anglais, qu'on le remarque bien, ne sont pas seulement de grandes combinaisons d'entreprises fusionnées qui opérent en concurrence avec d'autres entreprises; plusieurs d'entre eux contrôlent 80 à 98 p. 100 de la production dans leur spécialité, et possèdent par conséquent un véritable monopole sur le marché national, avec une influence qui s'étend, pour quelques-uns, sur le marché universel. C'est la maison Coats, alliée à l' English Sewing Cotton C° et à l' American Thread C°; c'est encore la Fine Cotton Spinners and Doublers Association, la Calico Printers'Association, la British Cotton and Whool Dyers Association alliée à la Bradford Dyers'Association ,l' English Velvet and Whool Dyers' Association, Scarlet and Colors Dyers'Association, la société des Wall Paper Manufacturer dans une moindre mesure, les British and Coke Mills Association, etc. Ces industries ne sont pas monopolisées par l'accaparement des sources naturelles de la production; ce sont des filatures et fileteries, des teintureries, des maisons d'impressions sur étoffe, des fabriques de papiers peints, etc. Elles ont donc un monopole d'origine capitaliste, attaché à la puissance de leurs capitaux et à la supériorité de leur organisation.

Néanmoins, il serait téméraire de généraliser ces exemples, et de conclure pour l'avenir au triomphe du monopole sur tout le champ de la production. Que le monopole s'établisse par la seule force des capitaux, en dehors de toute restriction naturelle et de tout privilège artificiel, dans les entreprises de chemins de fer là où elles sont libres, dans la navigation transatlantique, dans la grande industrie métallurgique, dans la raffinerie du sucre et du pétrole, dans les grandes industries chimiques, dans d'autres encore, rien de plus naturel et de plus facilement explicable; il s'agit là d'industries nécessairement concentrées, dans lesquelles les concurrents sont peu nombreux et doivent être tôt ou tard amenés à l'unité. Mais que la même unité doive se réaliser dans des branches d'industrie et de commerce où l'outillage est simple, où l'exploitation peut être entreprise avec de faibles capitaux, où les produits, parvenus au dernier degré de fabrication, présentent une grande variété, où la gestion ne comporte pas de règles communes applicables à de nombreux établissements, mais doit varier suivant les conditions locales et les relations personnelles, voilà qui est beaucoup plus douteux, j'ajoute même infiniment peu probable; nous le verrons de façon plus précise à propos de la petite industrie et du petit commerce. On oublie surtout, lorsqu'on affirme pour l'avenir la généralisation du monopole, l'énorme importance et la force de croissance des entreprises de dimension moyenne, trop puissantes pour se laisser absorber, trop nombreuses pour s'amalgamer.

Un économiste anglais, M. Hobson, a dit avec beaucoup d'à-propos que partout où les canaux de la production et de la circulation sont resserrés, il se trouve des monopoleurs qui lèvent des taxes sur le public comme jadis les barons du Rhin; encore faut-il, pour que le péage puisse être prélevé, que la voie soit étroite.

Quoi qu'il en soit, on conviendra volontiers qu'un monopole à base simplement capitaliste, là où il réussit à s'établir, reste néanmoins beaucoup plus précaire et exposé à la concurrence qu'un monopole fondé sur un accaparement des produits naturels ou sur un privilège légal; il ne peut tourner à l'abus, par des prix poussés sensiblement au delà du taux de concurrence, sans provoquer des compétitions victorieuses et s'effondrer sous ses propres excès, comme il arrive à la concurrence elle-même. Les faits observés jusqu'à présent justifient suffisamment cette proposition.


Chapitre 12. Les limites de la concentration dans l'industrie et le commerce.

L'industrie à domicile salariée, le métier indépendant, le petit commerce et la plupart des exploitations agricoles échappent encore à la concentration, mais dans des conditions très différentes. Tandis que l'industrie à domicile, placée sous le contrôle des entreprises capitalistes, ne fait obstacle qu'à la centralisation du procès technique de la production, la petite industrie de l'artisan autonome, le petit commerce et la petite exploitation agricole échappent non seulement à cette centralisation technique, mais encore à la concentration capitaliste seules, par conséquent, elles peuvent être considérées comme de véritables limites au mouvement général de concentration des entreprises étudié précédemment.


Section 1. L'industrie à domicile salariée.

Il s'agit là d'une forme d'industrie dans laquelle l'entrepreneur de la production, au lieu d'agglomérer ses ouvriers dans une fabrique, leur distribue le travail à domicile. Quoique la production se trouve ainsi dispersée, la forme capitaliste est aussi complète et l'organisation commerciale aussi concentrée dans ce régime de l'industrie à domicile que dans le régime de la fabrique. Les ouvriers, bien que travaillant dans leurs locaux d'habitation, sont de simples salariés comme des ouvriers de fabrique, n'ayant de relations qu'avec l'entrepreneur qui commande le travail. Par là, l'industrie à domicile salariée diffère essentiellement des deux autres formes de travail à domicile, industrie patriarcale et métier d'artisan; dans l'industrie patriarcale, les travailleurs produisent pour les besoins personnels du groupe restreint auquel ils appartiennent; dans le petit métier, l'artisan travaille à son compte pour le marché, il est propriétaire du produit, le vend à ses risques aux consommateurs et garde son indépendance économique.

L'industrie à domicile salariée se prête aux combinaisons les plus variées. L'entrepreneur proprement dit, celui qui emploie les travailleurs à domicile et vend la marchandise à son profit, peut être un industriel ou un commerçant. C'est un véritable industriel, propriétaire d'une fabrique, lorsque le produit nécessite certaines élaborations préparatoires ou complémentaires dans un grand atelier ou dans une usine mécanique. En dehors de ces circonstances, l'entrepreneur, même s'il porte le nom usuel de fabricant, n'est qu'un simple négociant, commissionnaire ou détaillant; il est tel grand magasin qui fait ainsi travailler 20000 ouvriers et ouvrières à domicile.

L'entrepreneur est quelquefois en relation directe avec les ouvriers; il donne l'ouvrage à son bureau, ou le fait distribuer à domicile par un employé. Plus souvent, il se borne à traiter avec un facteur, sorte de sous-entrepreneur commerçant qui s'engage à fournir une certaine quantité d'ouvrage pour un prix fait, et qui trouve son bénéfice en le faisant exécuter pour un prix moindre. C'est alors ce facteur qui traite avec les ouvriers, distribuant à son bureau, ou à domicile dans les régions écartées, les matières et pièces demi-ouvrées fournies par l'entrepreneur, donnant les modèles et commandant le travail pour un certain prix de façon, recevant et contrôlant les produits achevés, payant aux façonniers les salaires convenus, faisant passer d'un ouvrier à l'autre les pièces qui demandent des élaborations successives, et remettant enfin les marchandises à l'entrepreneur qui les centralise pour les vendre en masse.

Quant à l'ouvrier, façonnier ou tâcheron, ou bien il travaille isolément chez lui, aidé souvent par les membres de sa famille; ou bien il dirige un petit atelier à domicile, employant des auxiliaires qu'il salarie lui-même et gardant pour lui le surplus du prix de façon : il est alors un sous-entrepreneur pratiquant le marchandage, à la fois patron et salarié.

Parmi ces petits chefs d'atelier, il en est qui prennent des commandes tantôt chez un entrepreneur, tantôt chez un autre; leur condition n'est plus alors purement et simplement celle d'un chef ouvrier louant ses services un entrepreneur; leur atelier n'est plus un département annexe d'une fabrique ou d'une maison de commerce ces petits patrons forment un premier échelon intermédiaire entre le salarié travaillant a domicile et l'artisan.

Le façonnier est toujours propriétaire de son outillage, à moins que le genre de la production ne nécessite des métiers très coûteux, qui sont alors prêtés ou loués par l'entrepreneur. Celui-ci fournit aussi la matière du travail lorsqu'elle est coûteuse, ou qu'elle consiste en pièces déjà travaillées par la machine ou par d'autres ouvriers à domicile; sinon, le façonnier se la procure lui-même. Quand l'ouvrier est propriétaire des instruments et de la matière, il travaille souvent sans contrat, fabriquant des articles à son compte pour les offrir ensuite à des fabricants ou négociants, commissionnaires, colporteurs et détaillants : tel est le cas pour beaucoup de vanniers et tresseurs de paille, sculpteurs sur bois et tourneurs, ébénistes-trôleurs, etc. Ces travailleurs, au lieu d'être des salariés, sont des vendeurs de marchandises, dont la situation économique se rapproche de celle des artisans autonomes. Toutefois, n'étant pas en rapport immédiat avec les consommateurs, ils présentent aussi de grandes analogies avec les ouvriers salariés à domicile. Par le fait qu'ils ne traitent qu'avec des négociants, leur indépendance économique est souvent illusoire, et leur condition réelle généralement inférieure à celle des artisans, parfois même à celle des travailleurs à domicile salariés. Au reste, il arrive que certains ouvriers de cet ordre, restés à leur compte, travaillent tantôt pour les consommateurs, tantôt pour des entrepreneurs, soit à l'avance, soit sur commande suivant les circonstances; ils revêtent plusieurs caractères à la fois ou par intermittence. Comme les espèces végétales et animales, les différentes catégories économiques sont reliées entre elles par des anneaux intermédiaires qui ne peuvent être classés avec certitude, et qui contribuent à faire de la série des types une chaîne à peu près continue.

Par certains côtés, l'industrie à domicile paraît un régime de travail favorable à l'ouvrier. Au lieu de la discipline de fabrique, c'est l'indépendance relative, la faculté pour l'ouvrier de travailler à ses heures, quand et comme il lui plaît; c'est le moyen pour l'ouvrière de gagner sa vie sans cesser de surveiller son ménage et ses enfants; c'est l'individualité respectée, le foyer conservé, la vie de famille sauvegardée. Aussi n'est-il pas rare d'entendre exprimer des plaintes sur la décadence des industries à domicile, ou des espérances sur leur relèvement. Bien plus, les travailleurs à domicile eux-mêmes, quelle que soit la misère à laquelle les réduit la concurrence de la machine, paraissent très attachés au métier qu'ils exercent chez eux, et luttent avec la dernière énergie pour ne pas entrer à la fabrique, où l'assujettissement leur paraît intolérable. Il est vrai que cette répugnance tient pour une large part à la force de l'habitude : les générations nouvelles, dans les familles de travailleurs à domicile, sont beaucoup moins attachées à l'atelier domestique, et n'hésitent pas à se diriger vers la fabrique quand le travail y est plus rémunérateur.

En réalité, le régime du travail à domicile, dans la plupart des circonstances, constitue la pire forme du salariat. Toutefois, il serait excessif de prononcer contre lui une condamnation générale et sommaire.

Dans les campagnes, l'industrie à domicile ne se présente pas sous des couleurs trop défavorables. Les locaux de travail peuvent être défectueux et malsains; mais le travailleur n'y passe pas sa vie entière, il trouve au dehors l'air pur et la lumière. Le salaire peut être faible, plus faible qu'à la ville pour des travaux semblables mais la vie est aussi moins coûteuse, et le salaire industriel n'est souvent qu'un supplément de ressources pour des familles rurales qui possèdent un champ, un verger avec quelques animaux, ou qui peuvent louer leurs services à des cultivateurs du voisinage. La culture du petit domaine rural risque parfois d'être négligée pour le métier néanmoins, la petite industrie domestique est un bienfait, parce qu'elle occupe les bras et procure quelques ressources en hiver. La situation n'est vraiment mauvaise pour les travailleurs à domicile des campagnes que s'ils sont exclusivement des ouvriers industriels, sans propriété rurale, sans occupation agricole principale ni même accessoire. Ceux-là n'ont qu'un salaire insuffisant; ils sont, plus que tous autres, à la merci des intermédiaires et victimes des pratiques les plus détestables fraudes dans le pesage ou le mesurage des matières et des produits, abus dans le relevé des malfaçons, truck-system pratiqué par les facteurs ou leurs affiliés débitants de denrées.

Dans les grandes villes, à l'exception des spécialistes et des ouvriers occupés dans les industries fines qui demandent de l'ingéniosité et du savoir-faire, les travailleurs à domicile sont en général les plus misérables des salariés. Tailleurs de l'East-end de Londres, de New-York ou de Chicago, couturières et lingères de Paris ou de Berlin, cordonniers de Vienne, ébénistes du faubourg Saint-Antoine, de Breslau ou de Melbourne, c'est pour eux, en tous pays, que les enquêtes publiques et privées nous révèlent les misères les plus poignantes et les surmenages les plus épuisants suivis de chômages prolongés; c'est sur eux, ouvriers et ouvrières en chambre, que pèse le sweating system, le régime des salaires infimes, des journées de travail démesurées, des ateliers encombrés et sordides. Victimes de la concurrence, ils supportent tout le poids d'une exploitation à outrance dont nous avons tous notre part de responsabilité anonyme par notre poursuite impitoyable du bon marché. Dans les slums des grandes villes, l'idylle du travail au foyer se transforme en un cercle d'enfer, et la souffrance s'y exprime en plaintes rythmées par la bouche d'un Thomas Hood ou d'un Morris Rosenfeld, le tailleur poète des sweat shops de New-York.

La cause? L'excès des offres de travail, la concurrence des affamés qui se disputent ia besogne à tout prix. C'est qu'il s'agit de métiers qui peuvent être exercés après un très rapide apprentissage, surtout depuis que l'ouvrier a cessé de confectionner un produit tout entier, et s'est trouvé réduit à un travail parcellaire sur des pièces souvent préparées par la machine. Là se pressent, toujours plus nombreuses, les femmes de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie, qui cherchent dans le travail un supplément de ressources pour leur famille ou des moyens d'existence personnelle. Là viennent échouer les ouvriers des campagnes attirés vers les villes, les chômeurs de toutes les professions, ignorants ou maladroits, les étrangers immigrés, les Juifs expulsés de leur pays, voire même, dans certaines contrées, des hommes de race jaune, dont la concurrence abaisse les salaires au plus bas degré, tout le déchet de la population ouvrière, toute la foule des misérables acharnés au travail, forcés, par les bas salaires, de prolonger la journée de travail au delà de toute mesure, mais déprimant aussi, par leurs longues journées, le taux général de leur salaire.

Bien d'autres circonstances encore contribuent à rendre la situation du travailleur à domicile plus précaire que celle de l'ouvrier de fabrique. Dans les industries à domicile, les périodes de travail excessif alternent avec les mortes-saisons,, sans que rien vienne modérer les irrégularités de la production; car l'entrepreneur, n'ayant pas un capital fixe à tenir en activité, n'a aucun intérêt à régulariser la marché de la production; obéissant sans résistance aux caprices de la mode et aux vicissitudes des saisons, provoquant même les changements de mode qui sont favorables à son mouvement d'affaires, il ne se fait aucun scrupule d'exiger les travaux dans le délai le plus bref, sauf à cesser ensuite toute commande de travail. La protection légale est à peu près nulle; les assurances ouvrières, là où elles sont établies, n'atteignent pas en général les façonniers à domicile; les lois sur l'âge d'admission, la durée du travail et l'hygiène des ateliers ne s'appliquent pas aux ateliers de famille, et pénètrent difficilement dans les autres ateliers à domicile. Enfin la protection qui pourrait résulter des organisations ouvrières est aussi insuffisante; les travailleurs à domicile, composés en grande partie de femmes et d'étrangers, sont trop faibles, trop ignorants et trop dispersés pour être en état de s'associer dans un but de résistance. Les grèves sont rares dans ces milieux inorganisés, et quand la défaite n'est pas immédiate, les quelques avantages conquis au prix de sacrifices infinis sont vite emportés sous la poussée des nouveaux venus.

Comment cette forme d'industrie peut elle trouver place entre la petite industrie indépendante et la grande industrie mécanique centralisée ? Quelles sont ses raisons d'existence et ses chances d'avenir?

Pour qu'une industrie puisse être exercée à domicile, il faut évidemment que l'instrument de travail, outil ou métier, soit resté simple, et n'ait pas été remplacé par une machine coûteuse et compliquée. Si la machine doit être actionnée par un moteur puissant, si elle est directement productrice et exécute elle-même toutes les opérations, sa supériorité dans la production est telle que le travail à la main ne peut subsister.

Mais dans un grand nombre d'industries, la main de l'ouvrier doit encore diriger l'outil ou la pièce à ouvrer sur une machine relativement simple. Dans ces industries, il n'est pas indispensable que la force soit donnée par un moteur inanimé, actionnant plusieurs machines-outils ou plusieurs métiers rassemblés dans une fabrique; lorsque la force nécessaire à chaque instrument de travail est peu considérable, elle peut encore être fournie par l'homme, par un animal ou un petit moteur à domicile. En pareil cas, une machine puissante, si elle accroît la productivité du travail, ne diminue pas toujours sensiblement les frais; la grande industrie mécanique ne s'impose plus pour des raisons d'ordre technique : l'industrie à domicile peut exister à côté d'elle, et les chances de succès de l'une des deux formes d'industrie vis-à-vis de l'autre dépendent de circonstances économiques variables. Il y a même quelques industries dans lesquelles la force mécanique est difficilement utilisable, ou n'a trouvé jusqu'ici que de rares applications : elles forment le domaine le plus sûr du travail à domicile.

C'est surtout dans les industries du vêtement que domine le travail à la main, et c'est là par conséquent que l'industrie à domicile rencontre les conditions les plus favorables à son existence. En dehors des multiples variétés de cette branche d'industrie, les métiers exercés à domicile sont encore extrêmement nombreux.

Plusieurs d'entre eux s'appliquent à des articles de luxe et de demi-luxe; par contre, dans certaines catégories de l'habillement, lingerie et cordonnerie, dans l'ébénisterie et divers autres genres de production, c'est l'industrie à domicile qui fournit la pire camelote d'exportation.

Cette explication des industries à domicile par des raisons d'ordre purement industriel n'est cependant pas complète. En effet, si l'agglomération en fabrique ne s'impose pas dans certaines industries à cause de la simplicité des instruments de travail, et si la petite industrie domestique y est encore techniquement possible, pourquoi n'est-elle pas restée indépendante? Pourquoi le travailleur est-il devenu un salarié, au lieu d'être resté un artisan autonome?

La réponse est aisée; le travailleur perd son indépendance économique et devient un salarié, même en gardant son atelier propre, quand la production doit se faire par grandes masses pour un vaste marché. Dans ces circonstances, ce n'est plus l'instrument, l'outil de la production, qui est inaccessible au travailleur; c'est le capital circulant, le produit et souvent la matière qui dépassent ses ressources; c'est aussi le rôle commercial de l'entrepreneur qui surpasse ses capacités.

La matière est-elle coûteuse, fait-elle l'objet d'un grand marché livré à la spéculation? Doit-elle subir certaines préparations mécaniques, de telle sorte que le travail à la main n'est qu'une phase de la production se combinant avec le travail de la machine? Le travailleur est généralement incapable de se procurer la matière de son travail, et ne peut qu'entrer dans le système de la production capitaliste. En tout cas, et lors même qu'il est capable d'acheter la matière, le produit lui échappe nécessairement pour circuler dans la sphère capitaliste. C'est un produit de grande vente, fait pour un marché étendu et souvent très éloigné; sur lui s'exerce parfois la spéculation; le vendeur qui dirige la production doit prévoir les besoins, rechercher les débouchés, faire de la réclame, envoyer des représentants, organiser l'exportation, calculer les effets des changes étrangers, des tarifs de transport et des droits de douane, accorder des crédits, disposer d'un fonds de roulement important. Infailliblement, dans ces conditions, le travailleur cesse d'être en rapport direct avec le consommateur; il n'a plus de relations qu'avec l'entrepreneur capitaliste qui commande son travail et le salarie.

L'industrie à domicile est-elle destinée à disparaître? Karl Marx, dont la pensée puissante et systématique réduisait volontiers les problèmes à des formules simples, ne voyait en elle qu'une forme transitoire entre les modes de production du passé : industrie patriarcale des campagnes et petit métier indépendant des villes et la grande industrie concentrée.

Bien qu'il ait aperçu très nettement les avantages de cette forme d'industrie pour l'entrepreneur capitaliste, il la croyait appelée à disparaître totalement devant les progrès du machinisme. Le filage et le tissage, révolutionnés en effet par la machine, absorbaient son attention, et l'industrie du vêtement elle-même lui paraissait destinée, sous l'action de la concurrence et des lois de fabrique, à se concentrer dans de grands ateliers.

Cette simplification du phénomène de concentration correspond-elle à la réalité, et l'évolution industrielle indiquée par Karl Marx s'accomplit-elle aussi largement qu'il le pensait?

Si l'on considère l'origine des industries à domicile, on constate que beaucoup d'entre elles ont bien l'origine qu'il leur attribuait. Les unes sont sorties en effet de l'industrie domestique des campagnes, qui produisait primitivement pour les besoins de la famille, pour le marché local ou pour le colportage; d'autres, en plus grand nombre, sont une déformation du métier indépendant de l'artisan urbain, qui louait jadis ses services au client ou lui vendait ses produits. Techniquement, ce sont bien toujours les mêmes métiers s'exerçant sur les mêmes objets; économiquement, ils se sont transformés, parce que le capitalisme les a soumis à sa dépendance. Telle a été l'évolution, notamment, pour les cordonniers dans diverses régions de l'Allemagne et de l'Autriche, pour les horlogers de la Forêt Noire, les ébénistes de Breslau, les verriers de Bohême, les fabricants de gants, peignes et éventails de Vienne, etc.

Mais d'autres industries à domicile ont une origine différente. Quelques-unes sont primaires, et se sont établies dès le principe dans une contrée avec le caractère d'industrie salariée. Beaucoup d'industries de ce genre, chez des populations rurales adonnées aux travaux industriels, ont succédé à d'autres industries de même nature ruinées par le machinisme, principalement au tissage à domicile et à la fabrication des dentelles à la main; tel est le cas pour la cordonnerie en Bohême, la fabrication des cigares dans diverses régions de l'Allemagne, et pour de nombreuses industries féminines en Belgique, couture, broderie, cousage des gants, etc. Il y a même des exemples notables d'industries à domicile qui sont nées d'une décomposition de la grande industrie concentrée.

Quant à la destinée de cette forme de la production, il est également vrai que beaucoup d'industries à domicile ont déjà succombé ou sont appelées à disparaître devant les progrès du machinisme. Fileurs de lin et tisseurs d'étoffes unies ne sont plus qu'un souvenir dans les campagnes; et si l'on rencontre encore quelques vestiges archaïques du tissage à domicile des étoffes unies dans les régions écartées de la Silésie, de la Bohême et de la Forêt Noire, la lutte ne saurait se prolonger bien longtemps. En Allemagne, les exploitations à domicile de l'industrie textile ont diminué d'un tiers en nombre et en personnel entre 1883 et 1898. En France, les canuts de Lyon cèdent progressivement devant l'extension des fabriques pourvues de métiers mécaniques; les métiers à bras ne subsistent guère que dans les campagnes pour le tissage des étoffes façonnées. En Belgique, plus de 100 000 fileurs et fileuses de lin ont disparu des Flandres dans l'espace d'un demi-siècle. Les dentellières à la main, si nombreuses jadis dans certaines provinces de France et de Belgique, décroissent avec rapidité depuis que la fabrication mécanique inonde le marché de tulles et dentelles à bon marché.

Sommes-nous donc fondés à accepter la conclusion générale de Marx, et devons-nous prévoir une disparition totale plus ou moins prochaine des industries à domicile?

Si nous nous en rapportons aux statistiques les plus récentes, il ne semble pas que cette conclusion soit autorisée. Non seulement certaines industries à domicile menacées par la machine prolongent la résistance en se consacrant à des opérations spécialisées, mais dans d'autres branches, principalement dans l'industrie du vêtement, moins exposée jusqu'ici à la concurrence du machinisme, le travail à domicile prend de nos jours une extension considérable. Tailleurs, couturières, modistes, chemisières et lingères, ouvriers en fourrures, coupeurs et couseuses de gants, brodeuses et autres ouvriers travaillant à domicile pour le compte d'un négociant ou d'un grand magasin, sont plus nombreux que jamais.

Il y a plus; quelques industries à domicile reprennent l'offensive, font reculer la grande industrie et s'établissent sur les ruines de la fabrique. Ce singulier phénomène de régression a été constaté notamment dans certaines parties de l'ébénisterie à Paris et à Londres, dans la broderie, la fabrication des cigares en Allemagne. De même, dans la couture et la lingerie, le grand atelier tend à se dissoudre pour faire place aux petits ateliers et au travail en chambre; le fait ne s'observe pas seulement à Paris; à Chicago et à New-York, les grandes fabriques de confection ont disparu devant les ateliers des sweaters, depuis que les Juifs de Russie et de Bohême sont venus déprimer les conditions du travail dans l'industrie du vêtement.

Ces mouvements en sens inverse dans les diverses industries à domicile sont exactement notés par certaines statistiques professionnelles. Nous y voyons, pour l'Allemagne et la Belgique, que la diminution du nombre total des travailleurs à domicile, d'ailleurs très faible en Allemagne (4 p. 100 seulement de 1885 à 1893), doit être attribuée presque exclusivement à l'industrie textile, et que, dans les autres métiers au contraire, le personnel des ouvriers à domicile s'accroît rapidement et couvre une grande partie des pertes subies dans la catégorie précédente. Actuellement, l'industrie à domicile occupe encore 1/5 environ des ouvriers industriels en Belgique et en Suisse, 1/8 en Autriche. En France, où elle a toujours tenu une très large place, elle prend un nouvel essor depuis quelques années; les inspecteurs du travail signalent tous les ans dans leurs rapports la progression des ateliers de famille sur différents points du territoire.

C'est qu'en effet les causes économiques qui expliquent la persistance de cette forme d'industrie entre la grande fabrique et le petit métier prennent de nos jours une importance croissante.

En distribuant l'ouvrage au dehors, l'entrepreneur épargne les dépenses d'installation d'un grand atelier, les charges de l'outillage, les frais de loyer, d'impôts, assurances, combustible et éclairage; toutes, ces charges, dont le poids augmente constamment avec la cherté des loyers et l'extension du capital fixe, retombent sur l'ouvrier soit directement, soit sous forme de retenues sur son salaire pour la location et l'amortissement des outils et des métiers.

L'entrepreneur se dispense de même des frais de surveillance. Contre les malfaçons, d'ailleurs nombreuses, il est protégé par le contrôle des intermédiaires chargés de recevoir les produits.

L'industrie à domicile n'est nullement inférieure à l'industrie concentrée au point de vue de la division du travail; très souvent, il y a collaboration multiple et continue entre le travail à la main qui s'exécute au domicile de l'ouvrier, et le travail mécanique qui se fait à l'usine; les travailleurs à domicile se bornent à donner une élaboration parcellaire très simple à des pièces demi-façonnées par la machine, qui passent de maison en maison pour retourner finalement à la fabrique ou à l'entrepôt, où s'opère parfois le finissage. La dispersion des ouvriers cause assurément des pertes de temps et des frais de transport; mais ces pertes et ces frais ne grèvent pas l'entrepreneur, qui trouve presque toujours le moyen de les rejeter sur l'ouvrier.

L'entrepreneur, n'ayant pas de capital fixe, rejette également sur l'ouvrier tout le poids des crises et des chômages. Aussi recourt-il autant que possible à ce mode d'exploitation pour les industries de saison et pour celles qui sont soumises à la mode, ne conservant la fabrique que pour les articles courants qui trouvent toujours un écoulement et peuvent être fabriqués à l'avance comme stock.

C'est aussi dans l'industrie à domicile que le chef d'entreprise peut payer les salaires les plus bas. Pour gagner quelque argent sans quitter son intérieur où sa présence est indispensable, l'ouvrière consent à des prix de façon dérisoires. Les travailleurs de cette catéeorie, souvent dispersés à la campagne, sont sans défense, et l'entrepreneur, en s'adressant à eux, se met à l'abri des syndicats et des greves.

Enfin il n'est pas jusqu'au développement des lois de fabrique, destiné, d'après Karl Marx, à accélérer la ruine des ateliers domestiques, qui ne contribue au contraire à les multiplier. La prévision de Marx serait juste, si les lois de fabrique s'appliquaient aux petits ateliers comme aux grands; mais il n'en est rien, ni en fait ni en droit. Le grand industriel qui veut se soustraire aux lois limitant la durée du travail, pour donner à la production sa plus grande expansion dans un moment favorable, distribue l'ouvrage à domicile; là, on fera des journées de 14 et 16 heures, on travaillera au besoin jour et nuit; les ateliers de famille sont soustraits à tout contrôle, et, dans les petits ateliers à domicile occupant des salariés, le sous entrepreneur, seul responsable, échappe facilement à la surveillance des inspecteurs.

La conclusion qui se dégage de cette analyse est très nette : l'industrie à domicile ne se défend contre la concurrence du machinisme que par les basses conditions qu'elle fait au travail; aussi s'étend-elle à mesure que les organisations ouvrières et la législation réussissent à améliorer la situation des salariés dans la grande industrie sans atteindre efficacement la petite. Toutes les fois que le travail n'exige pas une force puissante, les entrepreneurs préfèrent renoncer au grand atelier central et commander le travail à domicile. Lors même que l'agglomération des ouvriers autour d'un moteur central présente certains avantages au point de vue de l'organisation du travail, la grande industrie ne triomphe que si la productivité du machinisme est très supérieure.

C'est ainsi qu'en tissage même, le machinisme n'a pas envahi tout l'ensemble de la production; si le métier mécanique s'est imposé avec un élan irrésistible dans la fabrication des tissus ordinaires, le métier à la main, malgré l'infériorité du travail de préparation à domicile, subsiste cependant pour la plupart des tissus fins, qui supporteraient difficilement l'action du métier mécanique, pour les étoffes façonnées qui comportent une grande variété de modèles, pour les nouveautés soumises aux variations de la mode, soieries riches du Lyonnais, rubans de soie et de velours de la région de SaintÉtienne, bonneterie de soie des Cévennes, batistes et linons du Cambrésis, lainages de Sainte-Marie-aux-Mines, tissus damassés de Belgique, etc, Pour ces articles nouveautés qui ne peuvent être fabriqués en stock, les changements fréquents qu'impose la mode seraient trop coûteux sur des métiers mécaniques, et les chômages trop onéreux pour les usiniers chargés d'un grand outillage. Aussi le tissage à domicile, malgré les réductions qu'il a subies, conserve-t-il une place importante; il occupe encore un cinquième ou un tiers du personnel ouvrier en Allemagne, suivant qu'il s'agit du coton ou de la soie; la moitié des ouvriers et même plus en Belgique, dans le tissage du coton, de la laine et du lin

Néanmoins, il semble bien que cette situation, lors même qu'elle se prolongerait longtemps, ne saurait durer indéfiniment, et que, à moins de circonstances nouvelles, la victoire doive rester en définitive à la grande industrie concentrée. Ne nous laissons pas abuser par la progression récente de certains métiers à domicile; ce mouvement peut être interverti d'un jour à l'autre, soit par de nouveaux perfectionnements du machinisme, soit par une intervention plus rigoureuse des lois de protection ouvrière dans la petite industrie.

Dans beaucoup de métiers, le travail à la main, jadis en possession de la fabrication intégrale du produit, a été délogé successivement de ses positions, et ne s'applique plus qu'à la préparation ou au finissage de pièces partiellement travaillées à la machine; de cette combinaison du travail mécanique et du travail à la main, les exemples abondent sous les formes les plus variées dans de nombreuses industries, armurerie, coutellerie, horlogerie, clouterie, cordonnerie, etc. Encore cet état de choses est-il lui-même provisoire. Dans la cordonnerie et l'horlogerie notamment, si le travail à la main subsiste encore partiellement en Europe, il a été complètement éliminé par la fabrication mécanique aux États-Unis. Le tissage à la main, même dans le domaine des articles nouveautés où il s'est retranché, ne résisterait probablement pas à certaines inventions qui faciliteraient les changements sur les métiers mécaniques et qui réduiraient le nombre des ruptures; déjà les nouveautés du genre de Sainte-Marie-aux- Mines sont tissées mécaniquement en Saxe. Dans les industries du vêtement elles-mêmes, les progrès de l'adaptation des moteurs inanimés à la machine à coudre ont plutôt favorisé jusqu'ici une certaine concentration du travail. L'industrie à domicile résiste jusqu'au bout, en acceptant les pires conditions de travail; ces concessions rencontrent cependant une limite physiologique, et si la différence de productivité du machinisme devient telle qu'elle dépasse les économies poursuivies jusqu'à cette limite, la chute de l'industrie à domicile ne peut plus être retardée.

Toutefois, un nouveau facteur intervient de nos jours, qui sauvera peut-être un grand nombre d'industries domestiques pour lesquelles la force nécessaire est restreinte; ce facteur, qui préoccupe à si juste titre l'opinion publique, c'est la force motrice à domicile fournie par de petits moteurs à gaz, à pétrole ou à alcool, et surtout par la transmission de l'énergie électrique. Déjà ces procédés commencent à se répandre; les passementiers de Saint-Etienne et du Forez, en particulier, adaptent avec succès le courant électrique à leurs métiers. Les petites industries domestiques sont tellement variées, leurs procédés de fabrication tellement différents, qu'il est impossible d'établir à leur égard des prévisions générales soit dans le sens de leur disparition, soit en sens contraire. Néanmoins il est permis de penser, sans trop s'aventurer, que si l'industrie électrique, grâce à de nouveaux perfectionnements, parvient à fournir la force à grande distance par petites quantités et pour des prix minimes, les industries à domicile se trouveront dans des conditions techniques à peine inférieures à celles des fabriques elles pourront lutter avec avantage et même se multiplier, surtout dans les régions montagneuses où les chutes d'eau leur fourniront la force à bon marché. Mais l'adaptation sera lente, si elle rend nécessaire le remplacement des anciens métiers; et dans les villes, les inconvénients des installations mécaniques aux étages des maisons d'habitation peuvent retarder longtemps la diffusion de la force à domicile.

L'expansion de l'industrie à domicile, dans ces nouvelles conditions, sera-t-elle un bien ou un mal pour la population ouvrière? C'est une tout autre question. La force motrice à domicile sera un bienfait pour les travailleurs, si elle diminue leur fatigue et si elle accroît leur production. La généralisation du procédé fera certes baisser encore les prix de façon; mais c'est un fait général que les progrès mécaniques, tout en abaissant les tarifs aux pièces, profitent cependant aux travailleurs en déterminant une hausse de leur salaire journalier, à moins qu'ils ne permettent le remplacement des forts par les faibles. Sans doute le salaire, dans l'industrie à domicile, restera toujours inférieur à celui des ouvriers de fabrique; le travailleur, et surtout l'ouvrière, se contentera toujours d'un salaire moins élevé pour un travail qu'il pourra exécuter chez lui; de son côté, l'entrepreneur n'aurait plus le même intérêt à faire exécuter le travail en dehors de la fabrique, si le salaire n'y était pas plus faible. Mais les façonniers et leurs auxiliaires pourront profiter de l'accroissement de la production pour relever le niveau de leurs salaires, surtout s'ils savent s'émanciper et se défendre par l'association; or l'emploi des procédés mécaniques ne peut que favoriser ce mouvement, en contribuant au développement intellectuel des travailleurs. Si les choses se passent ainsi, l'extension des ateliers de famille sera un véritable progrès social. Mais, d'autre part, les ateliers à domicile resteront toujours soumis aux irrégularités sans frein de la production, et les chômages y seront d'autant plus pesants pour les façonniers que ceux-ci auront fait plus de frais pour installer la force dans leurs ateliers.


Section 2. Le métier indépendant.

A la différence des industries à domicile, les petites entreprises industrielles indépendantes échappent non seulement à la centralisation technique de la production, mais aussi à la concentration capitaliste. Dans quelle mesure subsistent-elles, quelle est leur force de résistance, jusqu'à quel point leurs conditions actuelles d'existence nous renseignent-elles sur leurs chances d'avenir? Bien que nous possédions des données précieuses sur leur état passé et actuel dans certains pays, il nous est toujours difficile d'en tirer des indications quelque peu sûres pour l'avenir. Le chercheur le plus consciencieux se trouve naturellement incliné, suivant ses préférences, à interpréter les faits comme signifiant la vitalité ou l'agonie des petites exploitations autonomes. Il faut donc un effort pour écarter ces tendances subjectives, et peut-être n'y réussit-on jamais complètement.

Nul ne conteste que, dans certains domaines, la partie est perdue pour la petite entreprise; tout le débat porte sur le point de savoir s'il faut généraliser ces faits, et considérer les petites exploitations indépendantes de l'industrie comme des îlots disséminés, s'endettant peu à peu sous l'effort des éléments contraires, et destinés à être engloutis un jour par le flot montant du capitalisme.

La notion du métier est celle d'une petite entreprise menée par un artisan qui travaille seul, ou qui emploie comme auxiliaires des membres de sa famille, des apprentis, voire même quelques ouvriers salariés, mais sans cesser de travailler lui-même; d'autre part, cet artisan est un entrepreneur indépendant, propriétaire de ses instruments de travail et de ses matières, qui vend directement ses produits à la clientèle et court les risques de l'entreprise. Sans doute, il est parfois difficile de dire où commence et où finit le métier indépendant. L'entrepreneur qui occupe une dizaine d'ouvriers, et qui se contente ordinairement d'exercer un rôle de surveillance et de direction, n'est-il pas déjà un entrepreneur capitaliste? L'artisan qui vend ses produits tantôt aux consommateurs, tantôt à des commissionnaires et à des magasins, celui surtout qui, sans cesser d'être propriétaire des matières et des produits, travaille pour un seul magasin, ne côtoie-t-il pas la sphère de l'industrie à domicile dépendante ? En haut comme en bas, les confins du métier sont quelque peu incertains; cette imprécision, commune à toutes les classifications scientifiques, ne doit pas nous faire renoncer à une notion suffisamment claire par elle-même.

Nous possédons très heureusement, sur la question des métiers, une mine abondante de renseignements dans les statistiques allemandes, et surtout dans la grande enquête de 1895-1897 entreprise en Allemagne et en Autriche par le Verein für Socialpolitik. L'impression qui se dégage des nombreuses observations recueillies par les enquêteurs dans les régions les plus variées, dans les villes grandes et petites comme dans les campagnes, est assez généralement pessimiste; certains métiers sont morts, d'autres ont été dépouilles d'une partie de la fabrication qui leur appartenait autrefois, d'autres, enfin, sont malades ou au moins menacés.

Les causes de cet ébranlement ressortent des explications déjà fournies sur la concentration des entreprises et sur l'industrie à domicile; elles se ramènent toutes à une seule, le progrès scientifique, source des inventions qui ont créé le machinisme et développé les moyens de transport. C'est un fait bien connu que la transformation des instruments de production, souvent provoquée elle-même par l'agrandissement des marchés, a fait disparaître le métier dans les industries où elle s'est opérée. II faut ajouter que l'extension des marchés, même dans certaines industries où le machinisme n'intervient pas, impose au producteur un rôle commercial hors de proportion avec les moyens de l'artisan.

Au point de vue industriel, il est à peine besoin de faire ressortir l'infériorité du petit producteur, dénué des moyens mécaniques qui rendent le travail plus rapide et plus productif, souvent dépourvu des connaissances indispensables et incapable de suivre les progrès techniques, impuissant à retenir les bons ouvriers par de forts salaires, éprouvant des difficultés croissantes pour conserver un atelier spacieux dans les villes; évidemment, l'artisan doit renoncer aux productions qui exigent un machinisme coûteux et compliqué, une application raisonnée des procédés scientifiques, ou même une organisation développée de la division du travail entre plusieurs corps de métiers.

L'infériorité de l'artisan n'est pas moins sensible au point de vue commercial. Étroitement limité dans ses achats de matières et opérant avec un capital restreint, il se trouve placé sous la dépendance des fournisseurs qui lui font crédit. Pour la conservation même des marchandises en magasin, leur emballage et leur expédition, sa situation est généralement désavantageuse. Quant à la vente, elle lui devient inaccessible dès qu'elle dépasse l'étroit rayon d'une clientèle purement locale; encore est-il obligé fréquemment, pour la conserver, d'établir un magasin de vente.

C'est qu'en effet les habitudes du public ont changé. L'usage se perd de faire exécuter un objet sur commande, surtout si l'exécution exige le concours de plusieurs corps de métiers; le consommateur ne veut plus perdre son temps, ni courir les risques d'une livraison défectueuse ou mal appropriée à ses désirs; il veut choisir entre des produits tout faits, et délaisse l'échoppe pour le magasin. Aussi le petit industriel urbain doit-il tenir un magasin où il débite, à côté de ses produits, des articles de seconde main sortis de la fabrique ou de l'industrie à domicile. Mais c'est là une lourde charge qui s'aggrave avec la cherté progressive des loyers dans les villes, et qui suppose déjà, chez le petit industriel, la disposition d'un certain capital. En outre, tous les artisans ne sont pas capables de tenir un commerce; loin de là, la plupart d'entre eux ignorent les règles les plus élémentaires de la comptabilité, et beaucoup succombent plutôt par défaut d'éducation commerciale que par insuffisance technique comme fabricants.

Pour ces différentes raisons, les artisans qui produisent des marchandises se trouvent beaucoup plus atteints que ceux qui fournissent simplement leur travail aux particuliers pour des installations et réparations. Dans tous les genres de fabrication qui portent sur des articles de type uniforme, susceptibles d'une production en masse pour un marché étendu, le métier recule soit devant la fabrique, soit devant l'industrie à domicile, suivant que le machinisme est ou non nécessaire; cette évolution a commencé bien avant la proclamation de la liberté de l'industrie, à une époque où le régime de la corporation obligatoire et fermée existait encore en France, en Allemagne et en Autriche. C'est ainsi que le métier a disparu totalement ou à peu près dans de nombreuses industries où il florissait jadis tissage, chapellerie, maroquinerie, quincaillerie, fabrication des épingles, des peignes, brosses, couteaux, lampes et ustensiles de ménage, tonnellerie, meunerie, brasserie, tannerie, etc.; il a été dépossédé en grande partie dans la menuiserie, l'ébénisterie, la teinturerie, l'horlogerie, la cordonnerie, la confection des vêtements.

Sur ces différents points, l'artisan vaincu a cédé devant la fabrique, ou bien il est tombé sous la dépendance des entreprises capitalistes comme travailleur à domicile salarié; tout au moins occupe-t-il une situation intermédiaire sur les confins indécis du métier indépendant et de l'industrie à domicile, achetant encore ses matériaux, mais cessant d'être en relations directes avec le consommateur, ne vendant ses produits qu'à des fabricants et négociants ou même travaillant pour un seul. Tel est le sort d'un grand nombre d'ébénistes qui vendent à des magasins; à moins d'être des spécialistes peu exposés à la concurrence, leur situation matérielle n'est guère supérieure à celle des tâcherons qui reçoivent la matière et travaillent sur commande. Telle est aussi, en dernière analyse, la condition de certains entrepreneurs du bâtiment soi-disant indépendants, qui, dans les villes où la population augmente rapidement, sont crédités et exploités par des spéculateurs, ou qui se trouvent au moins subordonnés à un entrepreneur général au lieu d'être en rapport direct avec le propriétaire.

Là même où l'artisan a pu se maintenir, il est rare qu'il fabrique comme jadis un produit complet; généralement, il doit acheter des objets à demi fabriqués ou complètement achevés que fournit la grande industrie, et se contente de les terminer ou de les ajuster sur place.

Il n'est pas jusqu'aux industries d'art, souvent considérées comme le domaine où le métier pourrait se reconstituer, qui n'échappent à la petite industrie indépendante, quand les pièces sont exécutées sur des modèles fournis par des artistes et dessinateurs, et quand l'exécution réclame l'emploi de procédés coûteux : bronzes, verreries, céramique, galvanoplastie, lithographie, photogravure, etc. Dans les industries d'art, l'artisan ne subsiste que s'il peut faire lui-même le modèle et exécuter le travail à la main.

Aussi les conclusions de M. Sombart sur l'avenir des métiers sont-elles catégoriques. Il est possible que leur situation soit actuellement meilleure à l'ouest qu'à l'est de l'Allemagne, et que les grandes villes leur offrent dans l'avenir un asile plus sûr que les petites villes et les campagnes; possible également que certains métiers, ceux de l'alimentation et du bâtiment par exemple, soient mieux garantis que ceux du mobilier et du vêtement; possible encore qu'ils aient plus de résistance pour les réparations que pour la fabrication du neuf; mais ce sont là de simples différences de degré. Aucune branche des métiers n'est à l'abri des atteintes du capitalisme, aucune d'elles ne suit une évolution différente des autres dans son principe; le métier est une forme d'industrie surannée, inférieure à tous points de vue, donnant des produits moins bons et plus chers que la grande industrie, et destinée par conséquent à disparaître; c'est une question de temps, et les différences que l'on relève ne peuvent porter que sur la durée plus ou moins longue de sa décomposition. Rien ne peut le sauver ni l'association coopérative, qui a fait un fiasco complet dans les milieux d'artisans, malgré les efforts prolongés des partis conservateurs; ni l'emploi des machines, ni la vulgarisation du crédit. Le machinisme et le crédit ne sont utilisés dans cette sphère que d'une façon exceptionnelle, par quelques individualités entreprenantes qui, du même coup, sortent de la catégorie des artisans pour s'élever au rang d'entrepreneurs capitalistes. Au reste, si le moteur à domicile et le crédit se généralisaient parmi les artisans, il en résulterait un tel accroissement de leur production, qu'elle ne trouverait plus d'écoulement sur les marchés locaux; le progrès technique, conduisant à la production en masse, ferait tomber plus rapidement encore l'artisan sous la domination du capital commercial.

Si le pessimisme paraît pleinement justifié pour un grand nombre de métiers dont nous observons aujourd'hui la décadence, une conclusion aussi sommaire sur la disparition totale de l'espèce, dans un avenir plus ou moins rapproché, paraît au contraire aventureuse et prématurée. Elle dépasse certainement les indications que nous fournissent les statistiques sur les tendances de la petite industrie, et néglige, dans sa généralité, certains côtés du problème.

En Allemagne, de 1882 à 1895, la petite industrie (travailleurs isolés et établissements occupant moins de 6 personnes) est la seule catégorie qui ait subi une diminution absolue, tant pour le nombre des exploitations que pour celui des personnes occupées; mais cette diminution n'est pas considérable; elle n'est que de 186000 exploitations (8,6 p. 100 du total) et 79000 personnes (2,4 p. 100). Elle prend cependant une importance plus significative, si l'on considère que, dans l'intervalle entre les deux recensements, la population de l'Empire a augmenté de 18 p. 100, et que le personnel de la moyenne et de la grande industrie s'est accru dans des proportions considérables; aussi la petite industrie occupe-t-elle aujourd'hui une place bien plus restreinte dans l'ensemble (40 p. 100 du personnel total de l'industrie au lieu de 53 p. 100).

Mais il est une circonstance qui vient sensiblement restreindre la portée de ces chiffres; c'est qu'ils s'appliquent aussi bien à l'industrie à domicile qu'au métier indépendant. Or, on sait que l'industrie à domicile a diminué en Allemagne d'une époque à l'autre, à cause de la disparition progressive du tissage à la main. Il est difficile d'évaluer exactement la part qui revient à l'industrie à domicile dans la diminution totale du personnel de la petite industrie; mais elle doit être importante. Le métier occupe encore une place considérable en Allemagne, car, après déduction des chiffres qui se rapportent à l'industrie à domicile, il figure encore pour 1647000 exploitations et 3733000 personnes. Il a d'ailleurs lui-même une tendance générale à se concentrer; dans son personnel, ce sont les maîtres qui diminuent, tandis que le nombre des auxiliaires s'accroit.

Dans les établissements les moins importants de la moyenne industrie, occupant de 6 à 10 personnes, l'accroissement a été assez considérable entre 1882 et 1895; le personnel s'est accru de 314 000 personnes soit 60 p. 100. Mais ces établissements dépassent déjà la mesure du métier proprement dit; ce sont presque des petites entreprises capitalistes, dont le chef cesse souvent d'être un travailleur manuel; elles forment l'échelon par lequel passent les artisans les plus capables lorsqu'ils entrent dans la sphère de l'industrie capitaliste. Dans certaines branches, les entreprises moyennes se sont développées parallèlement avec la petite industrie mais plus souvent encore, elles se sont accrues à ses dépens.

En Belgique, la plupart des métiers ont progressé depuis 1846; toutefois il faut observer que l'industrie à domicile est comprise dans le tableau, et que la population a augmenté de 50 p. 100 dans cette période. Si l'on fait abstraction de l'industrie à domicile, on constate que la petite industrie indépendante, dans ce pays de grande production occupe 36 p. 100 du personnel total de l'industrie.

Aux États-Unis, les métiers se sont également développés en nombre et en importance globale entre les deux derniers Census; mais ce développement a été bien moins rapide que celui des fabriques, de sorte que la part du métier dans l'ensemble de l'industrie a diminué. Il est même remarquable que, dans les villes, les métiers emploient moins de capital, moins de matières et moins de salariés en 1900 qu'en 1890.

Dans les autres pays, nous ne pouvons comparer la situation à des époques différentes. Le recensement autrichien de 1902, sur 3900000 personnes occupées dans l'industrie, en compte 1500000 dans la petite industrie, mais ce chiffre comprend environ 400 000 travailleurs à domicile. Quant à la France, mal servie par la nature au point de vue des mines et de l'industrie sidérurgique, elle a toujours excellé dans les productions fines et variées l'exportation des articles de bijouterie, bimbeloterie, ouvrages en métaux, modes et confections, se chiffre par centaines de millions, sans que les statistiques puissent nous révéler l'importance des achats faits à l'intérieur par les étrangers voyageant en France; ces marchandises sont fournies en majeure partie par la petite industrie, qui domine notamment à Paris. Aussi le chiffre de 2900000 personnes occupées dans la petite industrie, soit 46 p. 100 du personnel total de l'industrie, n'est-il pas invraisemblable mais il se compose, dans une proportion impossible à préciser, de travailleurs à domicile. Quant au tableau A de la contribution des patentes, il indique une augmentation constante du nombre des patentes; toutefois, comme il s'applique indistinctement à la petite industrie, au petit et au moyen commerce, on peut supposer que l'augmentation est imputable en majeure partie au commerce de détail.

Si nous nous en tenons à la statistique allemande, la seule qui nous fournisse des renseignements utilisables sur la petite industrie independante, nous constatons non seulement que le métier n'est pas mort en Allemagne, mais même qu'il a perdu peu de terrain, dans une période où l'on aurait pu croire que le développement soudain de la grande production capitaliste désorganiserait les anciennes formes de la production. Les économistes qui pensent que le métier est condamné à disparaitre ont discuté les chiffres; ils ont observé, avec grande apparence de raison, que les chiffres dissimulent les rapports réels de dépendance qui lient un très grand nombre de petits producteurs soi-disant autonomes à des entreprises capitalistes; ils ont expliqué la survivance du métier par la routine de la clientèle; lente à se détacher de ses anciens fournisseurs, par les conditions misérables dans lesquelles vivent beaucoup d'artisans, par les ressources accessoires que leur fournit la possession d'un coin de terre ou d'un petit capital, par l'exploitation abusive qu'ils exercent à l'égard de leurs apprentis et de leurs ouvriers. Tout cela est possible, vrai sans doute en grande partie; et pourtant, cela ne suffit pas à expliquer la stabilité, la force de résistance d'une forme d'industrie à laquelle les conditions de la vie moderne paraissent si défavorables.

M. Bücher, après avoir exposé les résultats généraux de l'enquête faite de 1985 à 1897, et décrit en larges traits l'évolution actuelle de la petite industrie, est loin de partager l'opinion de M. Sombart sur le sort qui lui est réservé. Certes, dit-il, elle se restreindra toujours davantage aux positions où elle peut le mieux faire valoir ses avantages propres; mais "je suis fermement persuadé que le métier, comme forme d'exploitation, ne pourra jamais disparaitre complètement". Les formes d'exploitation industrielle sont comme les moyens de transports; les anciennes peuvent se trouver refoulées par les nouvelles, mais elles ne perdent jamais totalement leur utilité.

Il y a, en effet, dans le metier le plus humble, un principe de vie toujours actif. Le petit producteur peut avoir des charges plus lourdes que le grand industriel; il est mal outillé, routinier, ignorant même, c'est possible; mais il travaille énergiquement, parce qu'il est son maître et recueille le profit de son activité; il soigne son travail, parce que ses produits ne sont pas anonymes; il gère lui-même ses affaires, il dirige en personne ses auxiliaires, travaille et vit avec eux; il est en rapport, immédiat avec la clientèle, qui le connaît personnellement; il évite le coulage et les frais de surveillance qui grèvent la grande entreprise, même la mieux conduite, par cela seul qu'elle est conduite administrativement. Ces avantages sont loin d'être négligeables; ils compensent bien des causes d'infériorité, et rendent la lutte possible quand il ne s'agit pas de marchandises à la grosse.

Individuellement considérés, les divers métiers se trouvent placés dans des conditions trop différentes pour être l'objet d'une condamnation en bloc; il en est dont les conditions particulières assurent l'existence dans le présent et dans l'avenir.

Il ressort des observations faites en Allemagne que l'évolution des métiers est très différente dans les villes et dans les campagnes. Dans les villes, le personnel des métiers tend à diminuer d'importance relativement à la population; en même temps se manifeste une tendance à la concentration des métiers; les petites entreprises prennent individuellement plus d'importance, elles emploient un plus grand nombre d'ouvriers. Les artisans les plus capables agrandissent leur atelier, ouvrent un magasin, deviennent de petits entrepreneurs capitalistes; les autres, s'ils ne tombent pas dans le salariat comme ouvriers de fabrique ou travailleurs à domicile, ne sont plus que des rapiéceurs en d'autres termes, le métier urbain est réduit aux réparations quand il ne se transforme pas.

Dans les campagnes, au contraire, principalement dans les contrées riches et peuplées de l'ouest, le personnel des métiers s'accroît relativement à la population, sans que les entreprises tendent individuellement à augmenter d'importance; parmi les maîtres, ceux qui travaillent sans ouvriers ni apprentis restent très nombreux (64 p. 100). Le métier est donc loin de reculer dans les campagnes: la population rurale achète bien des marchandises aux magasins de la ville voisine ou à la voiture du colporteur; pourtant, elle reste fidèle à l'artisan du pays, dont le rôle parait s'élargir avec les progrès de l'aisance et la restriction des travaux domestiques.

A côté des métiers qui déclinent ou qui restent stationnaires, il en est, au contraire, qui démontrent leur vitalité en progressant. S'agit-il de l'alimentation, boucherie, charcuterie, boulangerie, pâtisserie, confiserie? L'accroissement est considérable (18 p. 100 sur les exploitations, 33 à 35 p. 100 sur le personnel, de 1882 à 1895 en Allemagne) il est vrai que ces métiers ont un caractère commercial très prononcé, qui explique en grande partie leur prospérité; mais, en tant que métiers, ils gardent toute leur raison d'être, parce que leur fonction est de préparer les produits suivant les goûts particuliers de la clientèle sur un marché restreint.

Cette même fonction appartient encore aux tailleurs et cordonniers sur mesure, aux couturières, modistes et lingères qui travaillent sur commande, aux tapissiers et ébénistes qui reçoivent directement les ordres de la clientèle. Toutefois, le client qui ne se contente pas de l'article tout fait porte plutôt sa commande, dans les grandes villes, à des magasins grands ou moyens qui font exécuter le travail par des ouvriers à domicile, ou qui se chargent de la décoration des appartements.

S'agit-il encore de services personnels comme ceux des coiffeurs, de services domestiques comme ceux des blanchisseuses? Les métiers qui s'y rapportent, de même que ceux de la boulangerie et du vêtement, se sont multipliés à mesure que ces services se détachaient de l'industrie domestique. Là encore, l'artisan continue à jouer un rôle utile : il est rapproché du client, il entretient avec lui des rapports immédiats et réguliers, il sait se plier à la variété de ses exigences. De même encore, l'emballeur doit recevoir directement les commandes de la clientèle; le relieur, l'encadreur continuent à travailler en petit atelier pour les amateurs. Dans les campagnes, le charron, le sellier, le maréchal ferrant restent nécessaires et sont toujours nombreux, principalement dans les pays de petite culture.

Voilà donc toute une catégorie nombreuse et importante de métiers qui, par leur nature propre, sont adaptés aux besoins des consommateurs et paraissent garantis pour l'avenir; ils ne sauraient être remplacés ni par l'usine, ni par l'industrie à domicile. Les procédés chimiques et mécaniques sont peut-être une menace pour les petits métiers de teinturiers-dégraisseurs et de blanchisseurs; ils atteignent à peine les boulangers, pâtissiers, bouchers, confiseurs, coiffeurs, emballeurs, etc. Aussi la plupart de ces métiers accusent-ils une augmentation en Allemagne; il n'y a de diminution sérieuse que sur les cordonniers, blanchisseuses et couturières, qui restent néanmoins très nombreux dans la petite industrie.

Beaucoup de métiers, et dans tous les genres, s'ils ont reculé pour la confection du neuf, gardent au moins toute leur importance pourles réparations; tailleurs, cordonniers, tapissiers, ébénistes, horlogers, forgerons, chaudronniers, ferblantiers, et ainsi de suite. Tous ces travailleurs ne sont pas devenus des ouvriers à domicile; beaucoup restent encore des artisans indépendants; quelques-uns, ceux qui sont capables d'avoir un magasin, reçoivent des commandes et font commerce de marchandises achetées en gros; tous, les plus humbles comme les plus aisés, se chargent des travaux de réparation. Toutefois, ce domaine du métier n'est pas à l'abri de la concurrence; les magasins entreprennent également de faire les réparations, et tendent, au moins dans les villes, à se subordonner dans cette fonction les artisans les plus faibles.

Il reste à parler des nombreux métiers du bâtiment, qui forment l'une des catégories les plus importantes de la petite industrie. Les très grandes entreprises sont rares dans le bâtiment, à cause des difficultés d'une surveillance disséminée; les grandes et les moyennes tiennent une large place, mais les petites restent nombreuses et florissantes. C'est que, dans les campagnes et même dans les villes, les petits industriels du bâtiment sont toujours recherchés pour les constructions de faible dimension, pour les installations et réparations chez les particuliers. Aussi, à moins d'être tout à fait dépourvus de capitaux, les petits entrepreneurs de maçonnerie, charpente, menuiserie, couverture, plomberie, serrurerie, peinture, vitrerie, restent des artisans indépendants. Ils ne fabriquent pas toujours les pièces; le serrurier, notamment, reçoit beaucoup de pièces que lui fournit l'industrie mécanique; mais ils interviennent au moins pour les ajuster sur place. Cette circonstance favorise cependant la transformation du métier en entreprise capitaliste, parce qu'elle impose à l'entrepreneur la disposition d'un fonds de roulement plus important.

Dans les sociétés progressives, l'extension des besoins favorise la petite industrie comme la grande; le développement de l'une ne s'effectue pas nécessairement aux dépens de l'autre, lorsque le champ de la consommation s'élargit. Ainsi les grandes fabriques peuvent créer des ateliers annexes de menuiserie et serrurerie pour leurs travaux neufs et leurs réparations; cette extension de la fabrique ne restreint pas le domaine des petits ateliers indépendants qui travaillent pour les particuliers. Les progrès de l'aisance et le raffinement des goûts sont au moins aussi favorables au métier qu'à la fabrique; l'industrie du vêtement sur mesure en profite plus que la confection. Il est même remarquable devoir combien la petite industrie se trouve favorisée par des inventions et des besoins nouveaux plombiers, ajusteurs, fumistes, serruriers, sont plus réclamés que jamais pour les installations de services d'eau, salles de bains, gaz et électricité, appareils de chauffage et autres, qui se vulgarisent avec le souci de l'hygiène et le goût du confortable; les mécaniciens se multiplient dans les villes et les moindres villages, pour la réparation des cycles et des automobiles les forgerons et menuisiers des campagnes sont occupés par les réparations des machines agricoles et autres ustensiles; des métiers surgissent et trouvent une clientèle à côté des grandes maisons.

Le métier n'est donc pas mort ni même mourant; certains économistes et historiens doutent même que sa condition actuelle soit pire qu'au XVIII° siècle; il subit des transformations internes, il perd du terrain sur beaucoup de points, il est ébranlé sur d'autres, mais son existence est assurée par ailleurs, et il est à croire qu'il ne périra jamais complètement.


Section 3. Le petit commerce.

Le commerce de détail ne présente pas, pour le petit exploitant, les mêmes obstacles que l'industrie; le petit détaillant ne se trouve pas gêné, comme l'artisan, par les difficultés de la vente en gros, et ne rencontre pas non plus la concurrence du machinisme. Aussi les petites entreprises sont-elles moins éprouvées dans le commerce de détail que dans l'industrie par le mouvement contemporain de la concentration capitaliste. Certes, ce mouvement se fait sentir aussi dans le commerce; les grandes entreprises de vente au détail jouissent évidemment de nombreux avantages, sur lesquels nous avons insisté plus haut. On ne saurait nier le tort causé au petit commerce par les grands magasins, les bazars et les sociétés coopératives; bien des boutiques ont disparu, bien d'autres encore sont menacées par la concurrence des grandes maisons de détail et des coopératives. Cependant, l'extension des grands magasins ne s'opère pas toujours au détriment du petit et du moyen commerce. Les magasins de faible importance ont toujours leur raison d'être pour les objets de luxe et les marchandises sortant des modèles ordinaires. Même pour les articles courants, les petits magasins ont l'avantage d'être à la portée immédiate de la clientèle, dans tous les quartiers d'une grande ville, dans les petites villes et les bourgades; le grand magasin, malgré le développement de ses succursales et de ses services d'expéditions, ne saurait avoir le don d'ubiquité, principalement dans le commerce des denr2es et des objets qui se débitent journellement par petites quantités, mercerie, papeterie, clouterie, etc.

Aussi le petit commerce est-il surtout vivace et extensif dans la catégorie des objets de consommation journalière; sans revenir sur les bouchers et les boulangers, qui sont à la fois artisans et commercants, on voit aujourd'hui foisonner les épiciers, droguistes, pharmaciens, crémiers, débitants de tabacs, marchands de combustibles, négociants en vins, etc. Restaurateurs et hoteliers se multiplient à mesure que se répandent les habitudes de déplacement, et les débitants de boissons pullulent d'une façon inquiétante.

Sur l'accroissement rapide de ces diverses professions commerciales, la statistique allemande renferme des chiffres qui ne laissent aucun doute; le petit commerce, principalement dans l'alimentation, n'est pas en voie de disparaitre. Dans l'ensemble, les exploitations commerciales employant moins de 6 personnes, tout en diminuant légèrement d'importance relativement aux deux catégories supérieures entre 1882 et 1895, ont progressé d'une façon très notable en chiffres absolus, tant au point de vue des exploitations ( augmentation de 229 215, ou de 34 p.100) qu'à celui du personnel (augmentation de 495472 personnes, ou de 49 p.100). En France, les petits établissements de commerce occupant de 1 à 4 salariés forment les 9/10 du total, et comprennent la moitié du personnel salarié du commerce. En outre, nous savons que le nombre des patentes s'élève d'une façon continue, et cet acrroissement, qui est de 210 000, ou 16 p.100 depuis 1871 dans la catégorie de la petite industrie et du commerce, peut être attribué principalement à ce dernier élément.

Toutefois, les faits sociaux sont si complexes, que les chiffres purs et simples ne sauraient donner l'image de la réalité sans des réserves nombreuses sur leur interprétation.

En Allemagne, dans certaines professions, le petit commerce a augmenté en 13 ans de 25 000 à 30 000 exploitations; masi ces chiffres ne nous renseignent guère sur les modifications internes qui résultent, pour beaucoup de ces petites entreprises, du développement du capitalisme, et sur les liens de dépendance qui les attachent bien souvent à de grandes maisons. Parmi ces petits détaillants, il en est quelques-uns qui sont de simples gérants de succursales. En dehors même de ces tenanciers, combien en est-il de débitants dits indépendants qui ont été installés, crédités par des fabricants et négociants en gros, pour écouler les produits que la maison leur fournit ? Débitants de boissons créés et soutenus par les brasseurs ou les négociants en vins, crémiers, épiciers ou débitants de tabacs liés par des contrats, boulangers crédités par les minotiers, bouchers placés sous la dépendance des marchands de bestiaux, tous ne sont au fond que des préposés à la vente pour le compte d'autrui. Néanmoins, ceux-là même ne sont pas de simples salariés; ce sont des agents intéressés, vendant pour leur compte en même temps que pour le compte de l'entreprise qui les alimente; ce sont, si l'on veut, des sous-entrepreneurs, mais placés généralement dans une situation bien préférable à celle des intermédiaires, des tâcherons chefs d'atelier de l'industrie à domicile.

Est-il besoin d'observer, d'ailleurs, que l'indépendance économique n'est pas essentielle au bien-être? Ce n'est pas la condition de salarié qui fait le prolétaire, c'est la faiblesse de la rémunération et la précarité de l'existence. L'ébéniste de la trôle qui travaille sans engagement et pour son propre compte, le vannier qui colporte ses produits, les travailleurs ambulants qui exercent les petits métiers de la rue ne sont malgré leur situation indépendante, que des prolétaires; et il en est parfois de même pour le professeur, le médecin, l'agent d'affaires insuffisamment occupés et rémunérés. En revanche, le mécanicien de précision et l'ouvrier ciseleur bien payés, le fonctionnaire public et l'employé de commerce qui reçoivent des appointements réguliers, sont de véritables salariés sans être des prolétaires.

C'est ainsi qu'il se forme, non seulement dans les carrières libérales et les administrations publiques, mais dans l'industrie, le commerce, les transports, la banque et les assurances, une classe moyenne de plus en plus nombreuse composée de salariées directeurs, ingénieurs, chimistes, contremaîtres, ouvriers d'élite à poste fixe, employés de tout grade bien rétribués ou intéressés aux affaires; agents en service actif, représentants de commerce, agents d'assurances, qui se multiplient partout où la concentration n'est pas telle qu'elle supprime toute concurrence. Le petit commerce indépendant peut se restreindre sans que la classe moyenne soit atteinte.


Chapitre 13. L'agriculture et le capitalisme.

§ 1. Dimensions des exploitations agricoles.

Si l'industrie et le commerce offrent le spectacle d'une concentration progressive des entreprises, d'un appauvrissement et d'une réduction des petites exploitations sur les points où elles se trouvent en concurrence avec les grandes, l'agriculture ne présente rien de semblable.

L'étude la plus attentive des statistiques ne permet pas de conclure à un mouvement général de concentration des exploitations agricoles; les mouvements se produisent en sens divers dans les différents pays, et il semble difficile, au milieu de cette confusion, d'en découvrir la loi. On constate un peu partout une multiplication croissante des exploitations. Peut-être aussi existe-t-il une certaine tendance, dans les pays de culture paysanne, à la constitution de grandes exploitations en même temps qu'au morcellement de la terre en cultures parcellaires; dans les pays de grande culture, une tendance inverse à l'accroissement des petites et des moyennes exploitations; mais l'expérience est trop limitée pour qu'on puisse dire qu'il s'agit là d'une alternance régulière.

Les Etats dans lesquels les statistiques les plus récentes marquent un léger recul proportionnel des cultures de dimensions moyennes sont la France, la Belgique et le Danemark.

La France est un pays où l'importance de la petite et de la moyenne culture dépasse quelque peu celle de la grande culture. Or, dans l'intervalle entre les deux statistiques de 1882 et de 1892, la superficie occupée par les deux premières a décru. Les petites exploitations (1 à 10 hectares) et les moyennes (10 à 40 hectares) ont perdu ensemble 684000 hectares, qui ont été gagnés en partie par les constructions et voies de communication, en partie par la grande culture (+ 197000 hect.) et la culture parcellaire inférieure à 1 hectare (+ 243000 hect.). Par là, les proportions antérieures ont été légèrement modifiées. La grande culture s'étend aujourd'hui sur 45,56 p. 100 du sol cultivé, au lieu de 44,96 p. 100 en 1883; par contre, la culture moyenne n'occupe plus que 28,99 p. 100 au lieu de 29,93 p. 100; les autres catégories ne subissent des modifications proportionnelles que dans une mesure insignifiante.

Ce phénomène de régression des exploitations de 1 à 40 hectares est localisé au sud de la Loire; les auteurs de la statistique l'attribuent principalement au phylloxéra, qui a amené l'expropriation d'un certain nombre de petits cultivateurs incapables de reconstituer leurs vignobles. S'il est d'ailleurs un fait remarquable, qui dénote la force de résistance de la petite culture, c'est la manière dont les vignerons français ont su tenir tête au fléau et reconstituer leurs vignes dévastées.

Au reste, les exploitations classées dans la grande culture sont elles-mêmes, en partie, de dimensions assez modestes; la grande culture, dans la classification administrative, commence à 40 hectares. Les très grands domaines exploités par des sociétés par actions, dans des régions de vignobles ou de culture betteravière, sont des exceptions à peu près négligeables. Il importe de remarquer, en outre, que les grandes exploitations occupent surtout les plus mauvaises parties du sol; tandis qu'elles s'étendent en superficie sur les 60 à 70 p. 100 des bois et terres incultes, elles n'occupent que 30 à 39 p. 100 des vignes, prairies et terres labourables.

Pour la Belgique, où domine la petite culture, il est bien difficile de se rendre compte du mouvement réel des exploitations, parce que les statistiques indiquent seulement le nombre des exploitations dans les différentes classes, sans noter la superficie occupée par elles dans chaque division. De 1880 à 1895, les exploitations des deux classes inférieures (parcellaires et paysannes) ont diminué en nombre d'une façon très sensible, si l'on s'en rapporte aux chiffres de 1880 qui sont suspects d'erreur; au contraire, les exploitations moyennes (10 à 40 hectares) et grandes (supérieures à 40 hectares) sont devenues plus nombreuses. Si l'on remonte jusqu'aux statistiques de 1866 et 1846, les mouvements sont trop variés pour qu'il soit possible d'y trouver des indications sur une tendance générale vers la concentration ou la dispersion.

Au Danemark, entre 1883 et 1895, la part des exploitations paysannes dans la production agricole du pays a légèrement diminué tandis que celle des grandes exploitations a légèrement augmenté. Mais les différences sont si minimes, qu'on peut considérer l'état des cultures dans ce pays comme stationnaire; la culture paysanne y garde une énorme prépondérance, car les grandes exploitations ne fournissent que 15 p. 100 du produit total de l'agriculture.

Ailleurs, le mouvement se produit en sens contraire. En Allemagne, de 1882 à 1895, les exploitations paysannes de 3 à 20 hectares se sont notablement étendues en nombre et en surface, passant de 12348000 à 13037000 hectares, et leur importance relative s'est accrue aux dépens de toutes les autres catégories. Ces exploitations tiennent une place considérable dans l'agriculture allemande; elles occupent exactement les 2/5 du sol cultivé. Par contre, les exploitations moyennes de 20 à 100 hectares ont perdu 38.000 hectares (sur 9.908.000); recul qui serait insignifiant, si l'ensemble du territoire cultivé n'avait gagné 650.000 hectares dans les chiffres de la statistique. La culture parcellaire a également perdu quelques milliers d'hectares, bien que le nombre de ces petites exploitations ait notablement augmenté; le morcellement a donc fait des progrès. Quant à la grande culture de plus de 100 hectares, elle a gagné à peu près ce que perdait la moyenne, et cependant sa part proportionnelle dans le sol a légèrement diminué.

Il est remarquable que dans les régions à l'est de l'Elbe (sauf le Mecklembourg et la Prusse orientale), où dominent les grandes propriétés féodales, la dimension des exploitations tend à se restreindre; la grande culture a décru au profit des catégories inférieures, et la moyenne culture elle-même au profit des exploitations paysannes. Au contraire, dans les pays de petite culture situés à l'ouest de l'Elbe, c'est-à-dire en Saxe, dans l'Allemagne du Sud, dans les provinces rhénanes et en Alsace-Lorraine, le mouvement général, autant qu'on peut le discerner à travers de multiples entrecroisements, s'opère au détriment des exploitations parcellaires et de la petite culture paysanne, en faveur de la moyenne culture (sauf en Alsace, Lorraine, en Bavière et Wurtemberg, où la culture paysanne est en progrès) et de là grande culture.

La Hollande, pays de petite culture, ne donne des renseignements que sur le nombre des exploitations. Bien que cet indice soit insuffisant, nous pouvons conclure de la statistique hollandaise que la petite et la moyenne culture y sont en progrès, car le nombre des exploitations de 1 à 50 hectares a augmenté, tandis que celui des exploitations supérieures a diminué entre 1885 et 1895.

L'Angleterre, on le sait, est un pays de grande culture; les capitaux s'y sont appliqués de bonne heure à l'agriculture, et la grande propriété, établie à la suite d'un processus historique très particulier, y a engendré la grande culture; celle-ci s'est donc développée en Angleterre pour des raisons politiques, qui n'ont rien à voir avec la supériorité des grandes entreprises dans la concurrence. Le centre de gravité de la culture anglaise se trouve dans les exploitations de 40 à 120 hectares, qui représentent, pour ce pays, la culture moyenne; à côté d'elles, les exploitations d'une dimension supérieure tiennent encore une très large place. Or, dans le court espace de 10 ans, entre 1888 et 1895, ces dernières ont perdu 143000 hectares, et les exploitations parcellaires, inférieures a 2 hectares, ont également rétrogradé; tout le terrain perdu par ces deux catégories extrêmes a été conquis par les classes intermédiaires, principalement par les cultures de 20 à 40 hectares, qui occupent 13 p. 100 de l'ensemble du sol cultivé au lieu de 14,6 p. 100, et par celles de 40 à 120 hectares, qui occupent 42,89 p. 1.00 au lieu de 42 p. 100; la grande culture supérieure à 120 hectares ne prend plus que 27,37 p. 100 du sol au lieu de 28,4 p. 100

S'il est un pays qui offre pour notre étude un intérêt particulier, à cause de la rapide circulation des hommes et des capitaux, et de la promptitude avec laquelle le capitalisme y développe ses formes les plus favorables à la mise en valeur des ressources naturelles, c'est bien les États-Unis. Mais l'agriculture, aux États-Unis, se présente dans des conditions très différentes de celles où se trouve l'agriculture européenne, parce qu'elle s'applique en grande partie à des terres neuves, qui sont naturellement soumises à une exploitation extensive. Pour cette raison, les États-Unis ne peuvent être rangés dans aucune des catégories précédentes et doivent être étudiés à part.

Dans leur état actuel, les États-Unis sont loin d'être le pays des fermes géantes que l'on se représente volontiers. Les petites exploitations ne dépassant pas 70 hectares, celles qui peuvent être mises en valeur par une famille de cultivateurs indépendants, se chiffrent par millions (exactement 4 721 738) et occupent 40,4 p. 100 du territoire; elles ont souvent pour origine une concession en homestead de 80 ou 160 acres. Les exploitations relativement moyennes, de 70 à 200 hectares, occupent 27,7 p. 100, et les grandes exploitations, 31,9 p. 100 du sol approprié. Mais si l'on écarte les deux grandes divisions géographiques du Sud-Centre et de l'Ouest, où dominent les Ranches, les cultures inférieures à 70 hectares couvrent à peu près la moitié du sol (48,4 p. 100), tandis que les grands domaines n'en occupent plus que 16,3 p. 100.

Cette répartition tend-elle à se modifier au détriment de la petite culture? On peut affirmer que non. Depuis 1850, le nombre des exploitations, passant de 1 449 073 à 5 739 657, s'est accru plus rapidement que la population rurale; en comptant dans cette population les habitants des campagnes et ceux des petites villes inférieures à 8000 âmes, on trouve aujourd'hui une ferme pour 8,9 personnes, au lieu d'une ferme pour 14 personnes en 1880. Le nombre des exploitations s'est aussi accru plus vite que le territoire cultivé; de sorte que la contenance moyenne par exploitation, qui était de 202,6 acres en 1850 (81 hectares), est descendue à 146,6 acres en 1900 (58,6 hectares).

Il est vrai que cette contenance moyenne, après s'être abaissée jusqu'à 133,7 acres en 1880 (53,4 hectares), s'est relevée depuis lors; en particulier, les très grands domaines de plus de 400 hectares, qui n'étaient que 38578 en 1880, sont au nombre de 47276 en 1900. On serait donc tenté, d'après ces chiffres, de conclure à un mouvement de concentration des exploitations agricoles depuis 1880. Mais ce n'est là qu'une apparence, résultant d'un phénomène propre à un pays neuf de colonisation rapide. L'accroissement dans la dimension moyenne des exploitations est dû exclusivement, à l'occupation, sur des surfaces considérables dans ces dernières années, de terres non améliorées, utilisées principalement pour l'élevage. La création de ranches immenses dans des régions neuves semi-arides a pris de telles proportions, surtout entre 1890 et 1900 (augmentation de 60 p. 100 dans la superficie des terres non améliorées), qu'elle a dissimulé dans les moyennes le mouvement naturel de morcellement qui se poursuit ailleurs, et renversé les chiffres dans le sens d'un accroissement de surface par exploitation.

En étudiant par régions les chiffres du Census de 1900, nous constatons que les États et territoires où la dimension moyenne des fermes a le plus augmenté depuis 1890 sont aussi ceux ou l'extension des terres non améliorées a été la plus forte; ils sont tous situés dans la vaste région du Centre Ouest qui s'étend du nord au sud des États-Unis le long des Montagnes Rocheuses, région sèche où la colonisation gagne du terrain par l'extension des ranches d'élevage, par une culture très extensive ou même par appropriation sans culture (Montana,Dakota N. et S., Wyoming, Utah, Nebraska, Colorado,, Rsnsas, New Mexico, Oklahoma, Texas). C'est là que les grandes exploitations de plus de 400 hectares se sont multipliées dans les vingt dernières années, accusant un accroissement de 20707, quand leur accroissement total pour les États-Unis, pendant la même période, n'est que de 18 698.

Au contraire, la dimension des exploitations s'est restreinte partout où les progrès de la culture se sont effectués beaucoup moins par occupation de terres non améliorées que par amélioration des terres déjà occupées; dans toutes les régions où la colonisation ne s'est pas étendue brusquement, l'effet normal de la civilisation sur la dimension des fermes, l'effet de resserrement ordinaire, s'est manifesté dans les chiffres de la statistique. Ainsi il y a diminution, ou augmentation peu importante de la superficie moyenne des fermes, dans l'immense territoire plus anciennement colonisé qui s'étend du nord au sud, et qui comprend toute la partie Centre-Est et Sud- Est des États-Unis. Dans les États du Sud-Atlantique, où domine la culture du coton, les exploitations se morcellent suivant une progression ininterrompue depuis 1830, pour s'ajuster à la mesure des familles de cultivateurs qui les font valoir par leur propre travail. Même dans les États du Nord-Centre qui fournissent la plus grande production de blé, la dimension des fermes diminue à mesure que la colonisation est plus ancienne, et les fermes géantes se désagrègent.

Il est vrai que dans la région Nord-Atlantique, la plus riche, la plus peuplée, la plus anciennement colonisée, les mouvements ne se présentent pas partout dans le sens d'une diminution de la contenance des fermes; dans quelques États de cette région (Mas., N. York, N. Jersey, Penns., Connec.), la tendance à l'augmentation l'emporte légèrement, à cause du développement des exploitations laitières. Mais on y relève aussi une tendance inverse au morcellement, surtout à cause de l'extension prise par la culture maraîchère, et cette tendance est la plus forte dans les autres États de la région

En résumé, aux États-Unis, les progrès de la culture capitaliste, c'est-à-dire de la culture intensive réclamant des capitaux, poussent à la division des exploitations, sauf dans le cas tout spécial des fermes à lait. Les très grandes exploitations ne se développent que dans les régions tout nouvellement colonisées; ailleurs, à mesure que s'accroissent la population et la richesse, à mesure que l'irrigation s'améliore, il devient plus avantageux de faire de la culture intensive, restituante et diversifiée que de l'élevage ou de la culture extensive consacrée à une seule céréale; car l'agriculture uniforme et sans engrais, telle qu'on la pratique dans les fermes géantes, épuise la terre et laisse finalement un moindre produit net. Les grandes exploitations tendent donc à se morceler aux États-Unis, comme en Australie et en Nouvelle-Zélande.

La conclusion qui ressort avec évidence de ces multiples observations comparées, c'est qu'il est impossible de baser sur elles une loi générale de concentration dans l'agriculture; les mouvements sont trop peu importants, ils se produisent dans des directions trop différentes pour qu'il soit permis de les invoquer dans un sens ou dans l'autre. Les petites et moyennes exploitations agricoles se maintiennent, sans même présenter, comme beaucoup de métiers industriels, des indices de décadence qui fassent naître des doutes sur leur faculté de résistance; dans certains pays, ces exploitations s'étendent même aux dépens de la grande culture. Comment donc expliquer une différence aussi tranchée avec le commerce et l'industrie?

On peut dire, non sans raison, que les exploitations rurales ne peuvent s'agrandir avec la même facilité que les entreprises industrielles et commerciales. Il n'est pas possible de créer de toutes pièces une vaste exploitation agricole comme on crée une grande usine ou un grand magasin; la grande culture ne peut se substituer à la petite que par des agrandissements territoriaux, par des usurpations sur un sol déjà occupé et exploité en petits lots; or des obstacles de tout genre, tenant à la nature des lieux, à l'espèce des cultures, à l'état historique de la propriété et aux difficultés des transmissions, entravent à la fois les modifications de l'exploitation agricole et celles de la propriété, qui ont entre elles des liens étroits.

Toutefois ces difficultés, capables de retarder le mouvement de concentration, ne seraient pas assez fortes pour l'arrêter indéfiniment, si la grande culture était décidément plus lucrative que la petite. Nous sommes donc ramenés finalement, dans notre recherche des causes, à la question très ancienne, mais toujours débattue, de la grande et de la petite culture : l'une d'elles est-elle économiquement supérieure à l'autre ?


§ 2. Les conditions économiques de la grande et de la petite culture.

Ce n'est pas que la question puisse être discutée in abstracto et en thèse absolue, comme elle l'a été trop souvent. Il est de toute évidence que la petite exploitation s'impose pour certaines cultures exigeant des soins minutieux, comme la culture maraîchère, tandis que la grande exploitation convient mieux à la sylviculture. Or, l'exploitant n'a pas toujours le libre choix de sa culture; la nature du sol et du sous-sol, le climat, la distribution des eaux, la distance des marchés, l'état des prix, bien d'autres conditions physiques ou économiques, déterminent généralement le genre de culture qui doit être adopté dans une exploitation, et, par là-même, l'étendue que comporte l'entreprise. Mais les cultures les plus importantes, celles des céréales, de la betterave à sucre et à alcool, des plantes fourragères, de la vigne, des herbages pour l'élevage et la production du lait, se prêtent indifféremment à la grande et à la petite entreprise, à moins de circonstances particulières tenant à la nature du sol et au régime des eaux. C'est alors que l'on peut discuter les mérites respectifs de la grande et de la petite culture; et, bien que la question puisse être considérée à peu près comme épuisée par une discussion plus que séculaire, il n'est pas inutile d'en rappeler les éléments au point de vue de l'agriculture moderne, pour en dégager quelques indices sur l'avenir de la petite culture.

On s'accorde généralement à reconnaître qu'au point de vue de la production, la culture parcellaire est très défectueuse, à moins qu'il ne s'agisse de jardinage ou de culture maraîchère. La pulvérisation du sol et l'enchevêtrement des parcelles, tels qu'on les rencontre dans certaines contrées de la France et de l'Allemagne, font obstacle à une agriculture progressive. Mais toutes les cultures parcellaires ne se trouvent pas dans ces conditions; il en est d'autres, au contraire, qui présentent de sérieux avantages économiques et sociaux. L'enclos qui entoure la maison d'habitation ou le petit champ qui y attient permet au journalier agricole, à l'ouvrier mineur, à l'ouvrier de fabrique, au travailleur à domicile, au petit commerçant de village ou à l'employé urbain de se procurer des légumes et des fruits et d'entretenir quelques animaux. Ces cultures naines contribuent au bien-être d'une nombreuse population : elles peuvent être très fécondes en produits maraîchers; et lors même que des lopins de terre cultivés par des ouvriers à leurs moments perdus ne seraient pas l'objet d'une exploitation très soigneuse et très productive, il faudrait encore se féliciter de leur multiplication. Mais les cultures parcellaires, quelles qu'elles soient, restent en dehors de notre question, qui concerne les exploitations paysannes dont l'étendue, variable suivant l'état de la technique agricole, suffit à la subsistance d'une famille.

En principe, la grande exploitation présente en agriculture certains avantages du même genre que dans les autres branches de la production économie de frais, s'appliquant aux bâtiments, clôtures et chemins d'accès, à l'emploi des instruments de culture, des ustensiles et des animaux de travail; usage des machines, application rationnelle de la division du travail, direction intelligente sachant utiliser les procédés scientifiques; capitaux en quantité suffisante pour permettre la culture intensive et conserver à l'entreprise son indépendance commerciale; avantages multiples dans les achats de matières, les ventes de produits, les transports, les conditions du crédit, etc. Néanmoins, ces avantages de la grande entreprise n'ont pas, à beaucoup près, la même importance en agriculture que dans l'industrie.

Chacun sait, en effet, que le machinisme et la division du travail sont loin de jouer le même rôle et de recevoir des applications aussi étendues en agriculture que dans la production industrielle. Les opérations agricoles, subordonnées au procès naturel de la production organique, ont un caractère discontinu et alternatif; elles sont dispersées dans l'espace; elles s'appliquent à des productions complémentaires les unes des autres. Pour ces différentes raisons, l'agriculture ne comporte, en général, ni spécialisation des entreprises dans un seul genre de production, ni division du travail par affectation du travailleur à un genre de travail unique. Pour les mêmes raisons, le petit moteur mobile est seul utilisable en agriculture, et ne peut fonctionner que par intermittence; aussi le moteur mécanique n'a-t-il pas toujours une rentabilité supérieure à celle des animaux de travail, dont les emplois sont multiples; l'usage de la charrue à vapeur, en particulier, se restreint aux labours profonds sur des sols durs et non accidentés, et ne s'est pas généralisé. Les machines les plus usuelles sont celles qui, comme les semoirs, les moissonneuses et les batteuses mécaniques, régularisent ou accélèrent les opérations agricoles; celles-là sont utilisées par le petit cultivateur lui-même, qui recourt à un entrepreneur ambulant ou à son propre syndicat lorsqu'elles sont trop importantes pour une petite exploitation. D'ailleurs, le progrès agricole dépend bien moins de l'application du machinisme à la culture que de l'amélioration du sol, des plantes et des animaux par des procédés physiques et chimiques

La différence des frais, réelle dans bien des cas, s'atténue sensiblement lorsque le cultivateur, travaillant de ses bras, n'emploie comme auxiliaires habituels que les membres de sa famille. On l'a dit bien souvent, et l'on ne saurait trop le répéter : c'est par son travail que le paysan obtient des résultats qui supportent la comparaison avec ceux de la grande culture. Les salariés employés dans une exploitation capitaliste sont loin d'apporter à la culture les mêmes soins que le paysan travaillant pour son propre compte; et bien que le salaire agricole soit resté très bas, le grand exploitant, soumis aux exigences d'un personnel souvent arriéré, instable, et généralement insuffisant à certaines époques de l'année, éprouve de fréquents embarras du côté de la main-d'oeuvre. Les difficultés de la surveillance, aussi bien que celles des transports, imposent aux exploitations agricoles des limites relativement restreintes, qu'elles ne sauraient dépasser sans un accroissement plus que proportionnel des charges et des frais généraux; les opérations agricoles sont trop dispersées pour se prêter avantageusement, en culture intensive, à des entreprises aussi vastes que celles de l'industrie.

La petite culture est-elle inférieure à la grande au point de vue de la productivité ? A consulter les statistiques, c'est le contraire qui paraît être la vérité. D'après le Census américain de 1900, la valeur moyenne du sol, des instruments de culture, du bétail, des produits, de la main-d'oeuvre et des engrais employés, par unité de surface, est d'autant plus élevée que l'exploitation est plus petite. Il est vrai que les moyennes relatives aux exploitations parcellaires se trouvent iniluencées par la valeur considérable des cultures maraîchères; aussi dans les cultures du maïs, du blé et du coton, l'échelle des produits est assez différente; cependant, même dans ces branches les plus importantes, c'est tantôt la petite, tantôt la moyenne culture qui égale la grande en productivité ou qui la dépasse.

Peut-être dira-t-on que les États-Unis sont un pays neuf, où la moyenne de productivité des grandes exploitations se trouve abaissée par les ranches, qui renferment de vastes espaces de terres non améliorées. L'observation doit être juste, et il serait préférable, en effet, de recourir à la statistique d'un vieux pays; mais elle nous manque pour cette comparaison. Cependant celle de l'Allemagne nous fournit déjà quelques précieuses indications. Au point de vue de l'emploi des machines agricoles, la petite culture, comme on peut s'y attendre, se trouve sensiblement en retard sur la grande; cependant elle a fait depuis 1882 d'énormes progrès, relativement plus rapides que ceux de la grande culture, dans l'emploi des batteuses mécaniques et même des moissonneuses. Quant à l'état du bétail, contrairement à une opinion assez répandue, il est très supérieur en petite culture. Sans doute, le mouton y est inconnu; mais les autres animaux y sont beaucoup plus abondants; leur valeur par hectare, même en faisant abstraction des chevaux qui peuvent être considérés plutôt comme une charge, y est beaucoup plus forte, et elle augmente bien plus vite que dans les grandes exploitations.

Pour serrer la question de plus près, il faut comparer la grande et la petite culture en pays pauvre et en pays riche. Dans les contrées pauvres, la grande culture est généralement dépourvue de capitaux au même degré que la petite. En pareilles conditions, la différence de productivité vient surtout du travail; elle est alors tout à l'avantage des petites exploitations, puisque le travail du cultivateur et de sa famille est bien plus productif que celui de la main-d'oeuvre salariée. En outre, la terre du paysan est mieux engraissée; le bétail y est plus nombreux par unité de surface, et l'équilibre des pertes et des restitutions s'y trouve maintenu par la consommation sur place de la plupart des produits. Dans ces régions, la grande culture est donc plus extensive que l'autre; le petit cultivateur obtient un produit brut supérieur, et sans doute aussi un produit net plus élevé. L'agriculture des pays neufs, pauvre en capital et en main-d'oeuvre, est naturellement une agriculture extensive sur de très grands domaines; mais on y observe justement que la grande exploitation recule devant la moyenne et la petite, dès que les conditions deviennent favorables à une culture plus intensive.

Dans les pays riches, la situation n'est pas tout à fait la même. Sans doute, la petite exploitation convient particulièrement à la culture des produits fins et coûteux qui réclament des soins particuliers, tabac, légumes, fruits, etc. (à moins qu'ils ne soient traités par des procédés industriels comme dans les forceries). Il est possible aussi que, dans les contrées de production laitière, les exploitations soient d'autant plus productives qu'elles sont plus petites. Mais, en ce qui concerne les céréales, les grandes exploitations de 100 à 300 hectares organisées pour la haute culture intensive, comme elles le sont notamment dans le nord de la France, avec un capital mobilier de 1000 à 1 200 francs par hectare, donnent en général un produit brut plus considérable que la petite culture, à cause des capitaux dont elles disposent, des engrais commerciaux, machines et procédés scientifiques dont elles font usage. Néanmoins, dans ces contrées favorisées, le petit cultivateur, entraîné par l'exemple, a cessé lui-même de pratiquer la culture arriérée. Parmi les procédés de la culture rationnelle, il en est qui sont à sa portée et qu'il a su adopter : sélection des semences et des animaux, précautions ou remèdes contre les maladies des bestiaux et des plantes, emploi d'instruments perfectionnés pour la culture, le battage et les élaborations élémentaires des produits agricoles, enfin, et surtout, application judicieuse des engrais appropriés au sol. Lorsque l'usage de ces procédés dépasse ses moyens ou ne peut s'opérer avantageusement à petites doses, le paysan recourt à l'association, qui corrige l'inégalité de sa situation vis-à-vis du grand exploitant. Aussi le petit cultivateur, s'il n'obtient pas 35 ou 40 hectolitres de blé à l'hectare comme en grande culture, peut lui-même produire 35 à 30 hectolitres; avec cette récolte obtenue à moindres frais, avec les produits accessoires de la ferme, volailles, oeufs, lait, légumes, fruits, etc., il peut encore, à force de travail et de soin, réaliser un produit net à l'hectare presque aussi élevé que celui du grand cultivateur.

N'est-ce pas d'ailleurs un fait remarquable que les pays dont les rendements à l'hectare sont les plus considérables et les progrès agricoles les plus rapides sont justement, à l'exception de l'Angleterre, les pays où domine la petite culture Belgique, Hollande et Danemark. Là, comme dans le nord de la France, le paysan sait lui-même pratiquer la culture améliorante à base d'engrais, celle qui ne se contente pas de restituer au sol les éléments de fertilité absorbés par la récolte, mais qui l'enrichit encore chaque année par des apports supérieurs.

On n'aperçoit donc pas les raisons techniques qui pourraient déterminer un recul de la petite entreprise agricole. Loin de là, M. David pense que plus s'accroit l'intensité de la culture, plus les conditions deviennent favorables à la petite exploitation; sous l'action de la concurrence, les productions qui réclament de fortes quantités de capital et de travail ont une tendance à se grouper dans le voisinage des grands marchés, et cette tendance doit naturellement amener une réduction de l'étendue des exploitations dans les pays industriels, si les droits de douane ne font pas obstacle à la transformation des cultures.

Cette conclusion est peut-être excessive. Le développement de la culture maraîchère et de certaines cultures industrielles favorise sans doute le progrès des petites exploitations. Mais, à moins de supposer que la concurrence des pays neufs bannira un jour d'Europe la production des denrées de grande consommation, celle du blé, de la viande, du vin, du sucre, les grandes exploitations subsisteront, parce qu'elles sont parfaitement capables, au moins autant que les petites, de produire ces denrées d'une façon lucrative en y appliquant les procédés de la culture intensive. Quand à la production du lait, elle n'est pas moins appropriée à la grande entreprise qu'à la petite, et l'on remarque même que ses progrès favorisent l'agrandissement des exploitations dans les États de la Nouvelle-Angleterre. Il n'est donc pas à présumer que la concurrence exotique modifie sensiblement les positions respectives de la grande et de la petite culture en Europe.

Si le petit cultivateur obtient, au point de vue de la production, des résultats sensiblement égaux et parfois supérieurs à ceux de la grande culture, il semble qu'au point de vue commercial, dans les achats et les ventes, son infériorité soit plus nettement marquée.

Aussi insiste-on particulièrement sur ce point, pour peindre la situation du paysan sous les couleurs les plus sombres. On le montre dépouillé de ses anciennes industries domestiques, obligé de renoncer à l'économie en nature et de convertir ses produits en argent pour acquitter les impôts, le fermage ou les intérêts d'une dette hypothécaire, pour payer quelques auxiliaires et acheter les objets indispensables à son existence et à sa culture. Forcé de se plier aux conditions nouvelles de l'agriculture spécialisée et intensifiée, il lui faut multiplier ses achats d'instruments et d'engrais et produire pour le marché. Mais dès lors qu'il aborde le marché, il se trouve soumis à toutes les conjonctures économiques; il subit la loi des vendeurs et des usuriers, et tombe de plus en plus sous la dépendance des industriels et des commerçants capitalistes auxquels il doit vendre ses produits négociants en vins ou en céréales, minotiers, brasseurs, distillateurs, fabricants de sucre, de beurre ou de fromage, marchands de chevaux et de bestiaux, facteurs des halles, etc.

Ce tableau si vigoureusement poussé au noir suppose accomplie, sans les correctifs qui l'accompagnent, une évolution capitaliste simplement commencée en agriculture. Le paysan tend à entrer de plus en plus dans la sphère de l'économie des échanges, c'est incontestable mais le mouvement est loin d'atteindre le monde rural dans toute sa profondeur; l'économie en nature subsiste encore sur une large étendue du territoire européen, dans les pays de métayage, dans les régions montagneuses ou éloignées des voies de communication; et là même où le paysan, profitant des nouveaux débouchés, a changé les bases de son existence, il continue à consommer une partie des produits de son fonds. On lui reproche même, en France, de s'obstiner à cultiver du blé pour sa consommation personnelle sur des terres qui seraient mieux appropriées à d'autres productions; s'il le fait, c'est moins par ignorance que par souci traditionnel de son indépendance économique.

Il est fort possible, au reste, que les vestiges de cet ancien régime de l'économie en nature, malgré l'importance qu'ils conservent encore, soient destinés à disparaître. Mais à mesure que le paysan s'engage plus avant dans la voie des échanges, il apprend aussi à fortifier sa situation commerciale par l'association, soit comme acheteur,soit comme emprunteur, soit même comme vendeur. Ce point est capital; les progrès de la coopération agricole, si surprenants dans ces dernières années, sont un aspect essentiel de l'évolution contemporaine au même titre que le développement capitaliste; ils l'accompagnent et en tempèrent les effets. Celui qui les négligerait pour ne tenir compte que des envahissements du capitalisme en agriculture se ferait donc une idée fausse de la petite culture et de son avenir. Mais la coopération agricole présente une telle importance, que nous devrons lui consacrer une étude particulière.

Il faut encore observer que le petit cultivateur, s'il est propriétaire du sol qu'il exploite sans être grevé d'une dette hypothécaire, ou s'il est simplement métayer, peut supporter des baisses de prix qui sont ruineuses pour le grand fermier capitaliste. N'ayant à payer ni fermage, ni intérêts, ni salaires, il est capable de résister à la crise agricole, sinon sans souffrances, du moins sans expropriation. Au Danemark, où rien ne le protège contre la concurrence extérieure, le petit propriétaire exploitant maintient ses positions et prospère en améliorant sans cesse ses procédés de culture et de vente en commun.

Ainsi s'expliquent les statistiques. Si la petite exploitation ne recule pas devant la grande en agriculture, c'est qu'à la différence du métier industriel, la petite culture supporte la concurrence sans désavantage. Nous sommes donc loin, en réalité, de cette vision d'avenir qui hante l'esprit de certains publicistes tant libéraux que socialistes, de ces latifundia destinés soi-disant à couvrir le sol des pays civilisés, qui seraient exploités par des compagnies ou des collectivités avec toutes les ressources d'une savante organisation, services spécialisés, charrues à vapeur, usines d'élaboration pour les produits, voies ferrées intérieures, laboratoires et bureaux de comptabilité, etc. C'est un fait d'expérience que les grandes exploitations entreprises par des collectivités, comme celles des Wholesales anglaises, végètent ou échouent complètement, parce que rien ne remplace l'intérêt personnel du producteur dans un genre de production où le contrôle est particulièrement difficile à exercer.

Mais, dit-on, si le paysan parvient encore à conserver sa petite exploitation, c'est qu'il travaille comme une bête de somme, s'exténuant lui-même et exténuant les siens par un labeur excessif; s'il continue à vivre, c'est à force de privations et de jeûnes, dans une indigence sordide et dégradante qui le maintient à l'état de barbare au sein de la société civilisée.

Lorsqu'on a exposé sur ce ton l'état de subordination et de misère auquel le paysan se trouve réduit par les progrès du capitalisme, on en vient à conclure qu'il renoncera de lui-même un jour à un semblant de propriété et d'indépendance, ou au moins qu'il subira docilementl'impulsion des forces révolutionnaires de l'industrie. La grande exploitation socialiste « l'arrachera à l'enfer auquel l'enchaine aujourd'hui sa propriété privée ».

Mais la thèse se détruit par sa propre exagération. Il est toujours possible, dans un monde aussi vaste que celui des populations rurales, de fournir des exemples tirés de certaines régions où la situation du paysan est en effet difficile ou désespérée. Mais verrait-on la petite culture se défendre, et même progresser dans certains pays, si la condition générale des paysans était aussi misérable? Les petits propriétaires ruraux de France, de Belgique, du Danemark, de Suisse ou de Bavière sont-ils donc des êtres faméliques et dégradés, enchaînés par leur propriété à un enfer de barbarie? Il ne faudrait pourtant pas nous dépeindre le paysan moderne, dans les pays de petite propriété et de régime démocratique, sous les mêmes traits que le paysan français à la fin du règne de Louis XIV ou le paysan macédonien de nos jours. Une cause ne gagne rien à ces excès de zèle.

§ 3. Mouvements de la propriété rurale.

La question des exploitations agricoles soulève incidemment celle de la répartition de la propriété rurale, qui lui touche de près. La propriété rurale est-elle entrée en agonie, comme on l'a quelquefois affirmé? S'il n'existe pas de tendance appréciable à la concentration des entreprises en agriculture, il serait assez singulier qu'il y eût une tendance à la constitution de vastes domaines territoriaux par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste. Bien que l'existence de la grande propriété soit compatible avec le morcellement des fermes, il est difficile de voir, dans la stabilité des petites exploitations rurales, une circonstance favorable à l'extension de la grande propriété.

En fait, il ne semble pas que la grande propriété fasse des progrès. Les renseignements dont nous pouvons disposer à cet égard sont très insuffisants; à défaut de statistiques directes de là propriété, qui sont rares et incertaines, il faut généralement se contenter des indices fournis par les cotes foncières, qui sont plus nombreuses que les propriétaires, et qui s'appliquent au sol des propriétés bâties comme aux propriétés rurales. Ces indices, en général, ne confirment pas l'hypothèse d'une concentration de la propriété.

En Belgique, le chiffre des cotes foncières s'accroît régulièrement. Au Danemark, les petites propriétés se multiplient, tandis que le nombre des grandes propriétés reste à peu près stationnaire. En Autriche, le nombre total de propriétaires augmente sensiblement, de sorte que la surface moyenne des propriétés individuelles est en décroissance. En Prusse, où l'importance respective des différentes classes de propriétés reste assez stable, le changement le plus appréciable, depuis 1878, consiste dans un accroissement de la petite propriété (revenu inférieur à 100 thalers), en nombre et en surface occupée (augmentation de 300 000 hect., soit de 11 p. 100). Il n'y a guère que la France où l'on puisse, à divers signes, reconnaître un certain recul de la petite propriété. Encore la diminution semblet- elle porter sur la propriété parcellaire plutôt que sur la propriété paysanne proprement dite; et la grande propriété, si elle en profite partiellement, ne paraît cependant pas faire de notables progrès.

Mais le capitalisme, s'il n'attaque pas directement la propriété paysanne, ne vient-il pas la miner sous la forme insidieuse de l'hypothèque, qui ne laisse au propriétaire qu'une apparence de propriété, une enveloppe creuse dont la substance est absorbée par le créancier? Dans l'état actuel des statistiques hypothécaires, il est plus difficile encore de répondre à cette question qu'à la précédente.

Il est rare que nous connaissions, pour un pays, la situation réelle de la dette hypothécaire, dégagée des éléments factices qui l'obscurcissent plus rare encore que nous puissions apprécier, dans le total, la charge respective de la propriété urbaine, de la grande et de la petite propriété rurale. Sur ce point essentiel, nous ne sommes presque jamais renseignés. Nous savons approximativement qu'en France la dette hypothécaire est, au total, relativement faible (10 p. 100 peut-être de la valeur de la propriété), et ne paraît pas augmenter; qu'en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Hollande, en Italie, elle ne cesse de s'accroître. Mais dans quelle mesure la petite propriété participe-t-elle à ce mouvement? Nous ne le savons guère que pour la Prusse; la charge hypothécaire y est plus lourde dans la catégorie inférieure des domaines ayant moins de 112 fr. 50 de revenu que dans les autres, mais elle s'accroît moins rapidement dans cette catégorie inférieure que dans les catégories moyennes de 113 fr. 50 à 1 875 francs de revenu. Ce mouvement paraît d'ailleurs imputable à la propriété urbaine bien plutôt qu'à la propriété rurale, car, dans les villes, l'accroissement annuel des hypothèques est trois ou quatre fois plus considérable que dans les campagnes, à cause de la hausse rapide de la rente urbaine et des spéculations sur la propreté bâtie. Partout ailleurs qu'en Prusse, nous en sommes réduits aux conjectures. Mais il est permis de penser que le paysan propriétaire, obligé de recourir au crédit pour faire de la culture intensive, est moins opprimé que jadis par l'usure hypothécaire, depuis qu'il sait pratiquer le crédit coopératif dans les caisses rurales.

Lors même que la petite propriété serait lourdement grevée, on ne saurait considérer la charge qui pèse sur elle comme un signe de concentration capitaliste. On a fait observer, avec beaucoup de raison, que la plupart des dettes hypothécaires qui grèvent la petite propriété rurale ont pour origine, dans les pays neufs, un emprunt qui a procuré au cultivateur le capital d'exploitation, et, dans les autres pays, un acte d'achat ou de partage qui lui a procuré la terre elle-même. Bien souvent, la dette hypothécaire est la condition même de l'accès à la propriété, pour de nouvelles couches de paysans propriétaires qui remplacent les anciennes; aussi ces charges ont-elles leur contre-partie dans des créances qui appartiennent elles-mêmes à d'autres paysans en qualité de vendeurs ou de cohéritiers. Envisagée sous cet aspect, au point de vue actif, la dette hypothécaire, loin d'être un instrument ou un signe de concentration, se montre disseminée dans un grand nombre de patrimoines. Cette diffusion est encore accentuée dans les pays, très nombreux aujourd'hui, où les caisses d'épargne peuvent placer une partie importante de leurs dépôts et de leur avoir en prêts hypothécaires; là, une grande partie de la dette hypothécaire pesant sur la propriété paysanne, en dehors de celle qui a pour origine un achat ou un partage, forme le gage de milliers de déposants.


§4. Les effets du capitalisme dans l'agriculture.

Si le capitalisme grandissant ne paraît nullement en voie de détruire la petite exploitation et la petite propriété rurale, il n'en exerce pas moins une influence profonde sur la condition des hommes et des choses en agriculture. Il serait téméraire d'aborder ici, d'une facon incidente, les problèmes si délicats et si variés que soulèvent les transformations hisotriques du régime agraire dans certains pays comme l'Irlande, la Russie, la Galicie, la Sicile et l'Andalousie. Je me bornerai à noter brièvement les effets les plus généraux du capitalisme en agriculture.

C'est d'abord la propriété rurale qui a changé de caractère et de fonction. La terre n'est plus l'assiette permanente du groupe familial, le lieu sanctifié par les tombeaux des ancêtres, le bien commun inaliénable qui fournit la subsistance de la famille ou de la tribu. La terre a cessé également d'être l'instrument de la domination politique d'une classe aristocratique, et la base d'un système de rapports hiérarchiques entre les hommes. Les anciens liens qui immobilisaient la terre et qui attachaient les hommes sont tombés, la propriété foncière est devenue un droit individuel, intégral, librement cessible; et la terre, comme le travail, a pris le caractère d'une marchandise. Aussi la terre est-elle aujourd'hui un objet de placement comme un autre, une forme d'mvestissement du capital-valeur; elle est entrée dans le domaine du capitalisme, elle représente un capital, et sa fonction est de fournir un revenu en argent. Plus elle devient mobile et facilement cessible, et plus elle se rapproche des autres formes du capital, qui sont-elles mêmes d'autant mieux appropriées à leurs fonctions qu'elles permettent plus facilement à la valeur-capital de se dégager; la mobilisation parfaite de la propriété foncière et du gage hypothécaire serait la dernière étape de cette transformation capitaliste. Mobilité de la terre et mobilité des hommes, circulation rapide des biens, facilité de déplacement et de déclassement pour les personnes, ce sont bien là les traits essentiels qui distinguent si profondément les sociétés nouvelles des sociétés d'ancien régime.

L'agriculture, à son tour, a subi l'influence du capitalisme. L'économie en nature se restreint; le cultivateur produit de plus en plus pour le marché, même dans les petites exploitations. La culture, pour rester lucrative vis-à-vis de la concurrence étrangère, doit se faire intensive ou se spécialiser dans certaines productions, notamment dans celles qui sont fines et coûteuses; il faut donc au cultivateur, comme à l'industriel, un certain capital d'exploitation. De là le développement des caisses rurales dans certains pays de petite culture.

D'après Karl Marx, « chaque progrès de l'agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l'art d'exploiter le travailleur, mais encore dans l'art de dépouiller le sol; chaque progrès dans l'art d'accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les États-Unis du nord de l'Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s'accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu'en épuisant en même temps les deux sources d'où jaillit toute richesse: La terre et le travailleur ». Et M. David reprend lui-même cette critique, mais à la charge de la grande exploitation, qui, dit-il « partout où elle est intervenue dans l'histoire, a montré son caractère spoliateur vis-à-vis du sol »

Karl Marx, dans le passage précédent, est dominé par l'exemple de l'agriculture américaine, dont il interprète d'ailleurs l'évolution au rebours des faits, et M. David lui-même ne paraît guère songer, en dehors de l'Amérique, qu'aux grandes exploitations de la Prusse. Mais les méfaits visés par ces deux écrivains sont ceux de l'agriculture extensive produisant pour le marché; or, ce genre de culture n'a rien de capitaliste. La véritable agriculture capitaliste, grande ou petite, est celle qui, grâce à des capitaux, enrichit la terre par de fortes masses d'engrais produits à la ferme ou achetés au dehors; cette agriculture-là n'est pas seulement restituante comme la petite culture pré-capitaliste des familles pratiquant l'économie naturelle, elle est aussi améliorante.

Ce qui est vrai, comme le constate M. David, c'est qu'il y a dans les sociétés modernes une déperdition considérable de richesses par l'évacuation à la mer des déchets des grandes villes, de sorte que la statique du sol ne s'y maintient que grâce aux apports des denrées, fourrages et engrais exotiques; c'est aussi que le système des baux à court terme est ruineux pour la terre, dont le fermier épuise les ressources dans les dernières années du bail. Mais ces maux ne sont pas inévitables; de nouveaux progrès réalisés dans le traitement industriel ou le mode d'emploi des vidanges et des eaux d'égout, certains changements de législation au profit des fermiers comme en Angleterre, pourraient arrêter ces gaspillages.

D'autres transformations se sont encore accomplies dans la production agricole. Par l'effet des progrès scientifiques, du perfectionnement des méthodes et de la complication croissante du matériel, les opérations nécessaires au traitement et à la transformation des produits du sol tendent, les unes après les autres, à se détacher de l'agriculture pour faire l'objet d'industries distinctes. Hier, c'était la brasserie, la distillerie des betteraves et des pommes de terre, la féculerie, la fabrication du sucre, celle de l'huile; aujourd'hui, c'est la minoterie, la fabrication du beurre, déjà même la préparation et la conservation des vins, qui échappent aux cultivateurs pour se concentrer dans des établissements industriels. L'agriculteur ne vend plus que rarement des produits prêts à être consommés; spécialisé dans la culture du sol, il n'a guère de relations qu'avec des fabricants ou des négociants, et se trouve exposé à subir les conditions des cartels d'acheteurs, quand il ne sait pas leur opposer une défense collective.

La terre étant entrée dans le commerce, le capital s'est porté sur elle comme sur les autres placements lucratifs; depuis la disparition du bail héréditaire ou à très long terme, le bail temporaire a permis au capitaliste d'en tirer un revenu en argent sans exploiter lui-même. L'exploitation par propriétaire reste encore le mode dominant dans la plupart des pays, sauf en Angleterre où les fermiers cultivent 86 p. 100 du sol, et en Belgique, où ils sont 72 p. 100 des exploitants et occupent la moitié du territoire agricole. Mais, dans beaucoup de régions, le faire-valoir direct recule devant l'exploitation par fermier.

En France, les exploitations directes diminuent en nombre et en superficie; elles ne sont plus, en 1893, que 74,6 p. 100 de l'ensemble, au lieu de 79,7 p. 100 en 1882, et n'occupent plus que 52,8 p. 100 du sol cultivé (moins les bois) au lieu de 59,7 p. 100. Le métayage recule également en superficie, de sorte que le bail à ferme s'étend aux dépens des autres modes d'exploitation, passant de 9 millions d'hectares environ à 12600000 dans l'espace de 10 ans. En Allemagne, en Hollande, les exploitations directes restent stationnaires ou augmentent légèrement en nombre, mais leur proportion diminue vis-à-vis des exploitations par fermier; il est vrai qu'en'Allemagne les premières s'accroissent en surface plus rapidement que les secondes. En Belgique, les exploitations par propriétaire cèdent peu à peu, tant en nombre qu'en superficie, devant les cultures par fermier. Aux États-Unis, les exploitants propriétaires ne sont plus que 64 p. 100 du total en 1900, au lieu de 74 p. 100 en 1880. Il n'y a, pour faire exception à ce mouvement général, que le Danemark, et, dans une moindre mesure, la Suède, où les exploitations par propriétaire ont encore accentué, dans ces dernières années, leur énorme prépondérance.

Sur le travailleur agricole sans propriété, ou possesseur d'une parcelle insuffisante à sa subsistance, le capitalisme produit des effets défavorables. Bien des circonstances nouvelles, en effet, contribuent à rendre plus difficile la condition du simple ouvrier agricole: c'est la disparition des anciens droits d'usage et de parcours, la réduction des communaux et des affouages, la ruine du tissage à domicile et de quelques autres industries domestiques des campagnes (souvent remplacées, il est vrai, par d'autres industries à domicile), les progrès du machinisme en agriculture, notamment des moissonneuses et des batteuses mécaniques, l'extension des pâtures aux dépens des cultures céréales par suite de la concurrence des grains exotiques. Dans ces conditions nouvelles, avec le développement de l'économie monétaire qui réduit un peu partout les applications du salaire en nature et du métayage, avec la disparition des habitudes patriarcales et des engagements à longue durée, le travailleur agricole devient un salarié du même genre que l'ouvrier d'industrie, un prolétaire louant ses services à titre précaire pour un salaire en argent, à la fois plus indépendant et plus instable que jadis.

Aussi la population des ouvriers agricoles diminue-t-elle rapidement. Ils se détachent de la terre qu'ils n'ont jamais possédée, ou dont ils ne possèdent qu'un lambeau. Ils émigrent vers les villes ou vers les pays neufs, suivant que l'industrie de leur pays leur offre ou non des emplois. Malgré la réduction des bois, des terres incultes et des jachères, malgré les progrès de la culture à base d'engrais, de l'élevage et de certaines cultures aux façons multipliées comme celles de la vigne, de la betterave et des produits maraîchers, malgré le développement des industries agricoles annexes, les campagnes ne peuvent retenir leur population; l'ouvrier agricole, privé de certaines occupations hivernales et de diverses ressources complémentaires, se porte versles centres où le salaire en argent est plus élevé.

Il n'est pas de phénomène plus général et plus permanent, dans les sociétés modernes, que la croissance des grandes villes et la diminution de la population rurale par rapport à la population urbaine. Il est, bien entendu, plus sensible qu'ailleurs dans les pays de rapide essor industriel, comme les États-Unis, la Belgique, l'Allemagne ou la France, et il atteint son maximum d'intensite en Angleterre, où la proportion de la population rurale sur l'ensemble s'est abaissée, dans le cours du XIXème siècle, de 59 à 28 p. 100; mais il se fait sentir partout, jusque dans les pays où l'agriculture a conservé la plus forte prépondérance, en Suisse, en Hongrie et dans les pays scandinaves. En Allemagne, et surtout en France, la population des campagnes diminue même d'une façon absolue. De 1846 à 1901, la population rurale française a diminué de 3 749 000, et sa quote-part dans l'ensemble s'est abaissée de 75,6 p. 100 à 60,2 p. 100. On peut prévoir que la cherté des emplacements, des matériaux et des vivres rejettera certaines grandes industries dans les campagnes, et que les facilités de transport à bon marché contribueront à décongestionner les grands centres. Mais il en résultera bien moins une diffusion nouvelle de la population à travers champs que l'extension des tentacules autour des grandes villes, ou la formation de nouveaux noyaux d'agglomération sur certains points du territoire.

La diminution de la population dans les campagnes ne porte pas sur tous ses éléments sans distinction. Dans les deux pays où les statistiques nous permettent d'analyser le mouvement, en France et en Allemagne, la baisse est imputable exclusivement à la population agricole proprement dite, à celle qui vit de l'agriculture. Dans la population agricole elle-même, cette diminution affecte moins les travailleurs que les membres de la famille agricole qui ne se livrent pas aux travaux des champs; et parmi les travailleurs, elle n'atteint que les salariés.

Aussi l'agriculture présente-t-elle, dans ces deux pays, un phénomène très différent de celui qui se constate dans l'industrie; la proportion des chefs d'exploitation dans le total de la population active s'élève, parce que leur nombre augmente tandis que celui des travailleurs salariés diminue. En France, de 1862 à 1892, les exploitants indépendants de l'agriculture ont augmenté de 35OOOO, environ 10 p. 100, et les salariés ont diminué de 1000000, dans l'énorme proportion de 25 p. 100, de sorte que la proportion des premiers sur l'ensemble des travailleurs agricoles s'est élevée de 44 p. 100 à 84p. 100. En Allemagne, de 1882 à 1895, ce rapport s'est élevé de 28 à 31 p. 100. Les salariés qui abandonnent l'agriculture, quand ils n'émigrent pas à l'étranger, viennent grossir les rangs des ouvriers industriels, des domestiques, des employés de bureau, des agents d'administration, etc. Cet accroissement des salariés du commerce, de l'industrie et des administrations est l'un des effets les plus frappants du capitalisme; mais si l'on considère l'agriculture en elle-même, on ne peut pas dire qu'il s'y opère une prolétarisation croissante des travailleurs; la vérité est en sens contraire. Karl Marx s'est donc complètement trompé lorsqu'il a dit « Dans la sphère de l'agriculture, la grande industrie agit plus révolutionnairement que partout ailleurs en ce sens qu'elle fait disparaître le paysan, le rempart de l'ancienne société, et lui substitue le salarié. Les besoins de transformation sociale et la lutte des classes sont ainsi ramenés dans les campagnes au même niveau que dans les villes. »


Chapitre 14. La coopération.

Les sociétés coopératives, si variées dans leur forme, leur objet et leur composition, présentent toutes cependant un caractère commun qui les distingue des sociétés capitalistes : les associés ne se contentent pas de fournir les capitaux, d'élire les administrateurs, de voter dans les assemblées et de courir les risques de l'affaire; ils participent aussi personnellement à la fonction entreprise par la société, ils coopèrent à son oeuvre, lui fournissent leur concours ou profitent eux-mêmes de ses services; en conséquence, après l'allocation d'un intérêt fixe au capital, ils se répartissent les bénéfices au prorata des opérations effectuées par chacun d'eux comme coopérateur.

Pour apercevoir plus nettement l'influence de la coopération dans le régime capitaliste, il convient de distinguer les sociétés coopératives suivant qu'elles sont ou non formées entre des entrepreneurs.

Certaines coopératives groupent les individus à un tout autre titre que celui d'entrepreneur; leurs membres y participent en qualité de travailleurs, de consommateurs, etc. Telles sont les sociétés de production industrielle, de consommation et de construction. Les sociétés d'assurances mutuelles entre non-producteurs et les sociétés de secours mutuels, qui pratiquent aussi la coopération dans le domaine de l'assurance et de l'assistance, peuvent elles-mêmes être rangées dans cette catégorie de la coopération simple.

Lorsque ces sociétés prennent de vastes dimensions, elles constituent des cas de concentration pure et simple, au même titre que les grandes entreprises capitalistes. Non sans doute qu'elles rentrent dans le cercle de la concentration capitaliste, puisque chez elles le caractère capitaliste se trouve exclu par le mode de répartition des profits, au moins tant qu'elles restent attachées aux principes rigoureux de la coopération. Mais ces coopératives, quand elles se développent, restreignent le champ des petites entreprises individuelles comme peuvent le faire les grands magasins et autres exploitations capitalistes de grande envergure; à cet égard, leur croissance agit exactement de la même manière que la concentration capitaliste.

D'autres sociétés coopératives groupent des individus, ou même des sociétés, en qualité d'entrepreneurs; ce sont, en quelque sorte, des fédérations d'entreprises indépendantes qui, sans perdre leur individualité, s'unissent pour créer une entreprise distincte, dans le but d'accomplir en commun l'une de leurs fonctions essentielles ou annexes.

A ce type appartiennent les sociétés ou syndicats agricoles d'achat et de vente, les coopératives agricoles qui ont pour objet l'élaboration des produits du sol, les sociétés d'assurances mutuelles entre producteurs, les associations entre artisans et débitants pour l'achat des matières premières et des outils, l'usage commun des instruments de production, l'emmagasinage et la vente des marchandises. Les sociétés coopératives de crédit à la production, caisses rurales et banques populaires, présentent un caractère semblable. On peut même considérer certains cartels, ceux qui fondent une entreprise distincte sous forme de comptoir de vente, comme une variété capitaliste de la coopération, et les ranger dans cette catégorie de la coopération complexe.

Ces sociétés coopératives d'agriculteurs, d'artisans ou de commerçants, lorsqu'elles sont considérables, sont bien aussi, en elles mêmes, des cas de concentration. Toutefois, à les considérer dans leurs éléments constitutifs et dans leur influence sociale, on se rend compte que leur développement agit dans un sens directement opposé à celui de la concentration capitaliste. A part les comptoirs de vente, dans lesquels la coopération vient renforcer l'action capitaliste, les associations dont il s'agit, loin d'être des instruments de conquête écrasant les petites entreprises dans une lutte inégale, sont au contraire le moyen pour les entreprises indépendantes, même les plus petites, de se fortifier et de défendre leur existence en se procurant, par leur union, certains des avantages de la grande exploitation. Si donc on trouve, dans ces associations coopératives, un mode collectif de la production et même, dans une certaine mesure, de l'appropriation, du moins doit-on reconnaître que le collectivisme qu'elles représentent laisse subsister les petites entreprises individuelles, et contribue même à les maintenir dans leur intégrité.

Le mouvement coopératif appartient tout entier à l'époque contemporaine. Ses débuts remontent à un demi-siècle environ, mais son essor ne date guère que des vingt dernières années. Or, au commencement du XXème siècle, on compte approximativement, dans les pays civilisés, 66000 sociétés coopératives de toute nature et 12 millions de coopérateurs. Bien que les coopératives paraissent encore disséminées au milieu des entreprises capitalistes, leur croissance rapide atteste leur vitalité, et permet d'entrevoir l'importance qu'elles sont appelées à prendre dans l'avenir.


Section 1. Sociétés coopératives simples et leurs fédérations.

Sociétés de production industrielle.


Les sociétés de production entre ouvriers industriels sont peut-être celles qui ont éveillé, à leurs débuts et en 1848, les plus grandes espérances, mais qui ont aussi causé les plus vives déceptions. Certes, il n'est pas de meilleure école de solidarité que ces associations, dans lesquelles des travailleurs manuels unissent leurs ressources et leurs efforts pour entreprendre la production à leur compte en s'affranchissant du patronat; à ce point de vue, elles sont même bien supérieures aux sociétés de consommation. Mais on sait aussi les multiples difficultés qui entravent le développement de ces entreprises coopératives : défaut de capital, de discipline et de clientèle. On sait aussi combien est fréquente la déviation de celles qui réussissent, et comment les ouvriers de la première heure, quand ils ont surmonté heureusement les difficultés du début, se transforment aisément en petits patrons capitalistes, employant des auxiliaires salariés et gardant pour eux-mêmes tout le profit de l'entreprise. Les sociétés qui conservent le mieux leur caractère égalitaire sont les coopératives de production à base syndicale, dont le capital a été fourni et les statuts rédigés par le syndicat ouvrier de la profession; mais ces ateliers coopératifs communs à tous les syndiqués d'un métier sont encore rares.

Aussi les sociétés de production tiennent-elles une place insignifiante dans l'industrie contemporaine; inconnues dans beaucoup de pays, elles sont, partout ailleurs, rares et peu importantes. En Allemagne et aux États-Unis, celles qui figurent dans les statistiques ont un caractère coopératif plus ou moins altéré, et ne peuvent être, pour la plupart, considérées comme de véritables associations ouvrières. En Angleterre, les sociétés de production tirent une force particulière de l'appui que leur prêtent les sociétés de consommation, en capital et en clientèle; mais les sociétaires qui travaillent pour l'association ne fournissent qu'une petite partie du capital social, et ne sont pas aussi nombreux que les auxiliaires salariés. C'est en France que les coopératives de production ont pris le plus grand developpement depuis une quinzaine d'années, et qu'elles ont le mieuxconservé é leur caractère démocratique. Encore ne s'agit-il que de 300 sociétés, d'importance généralement médiocre; plusieurs d'entre elles ne se soutiennent que grâce à des appuis extérieurs et artificiels. Très rares sont celles qui, comme la Verrerie ouvrière d'Albi et la Société des mineurs de Monthieux, ont abordé la grande industrie. Les plus nombreuses et les plus prospères se rencontrent dans l'industrie du bâtiment, où elles peuvent avoir la clientèle des administrations publiques. L'esprit coopératif est entretenu par des organes communs comme la Chambre consultative, la Construction coopérative et la Banque coopérative des associations ouvrières de production.

Quel que soit l'intérêt qui s'attache à ces efforts, on ne saurait donc, en aucune manière, considérer la coopération de production, telle qu'elle se présente ici, comme une forme destinée à libérer la classe ouvrière du salariat et à transformer la société capitaliste; tout au plus peut-elle prospérer dans les métiers ou le travail joue un rôle prépondérant. L'avenir de la coopération, même au point de vue de la production, n'est pas là.

A côté des sociétés de production, il convient de signaler des associations de travailleurs qui pratiquent également la coopération, mais sans capital, et qui prennent des travaux à l'entreprise en fournissant uniquement la main-d'oeuvre. Cette combinaison du contrat de travail et de l'association coopérative, que MM. de Molinari et Yves Guyot considèrent comme la forme de l'avenir, est ancienne dans certains pays; c'est l'artèle en Russie, l'association de braccianti en Italie. Elle trouve quelques applications en France et ailleurs, principalement dans la métallurgie et la verrerie, dans la typographie ou elle porte le nom de commandite, dans la viticulture du Languedoc, etc. Peut-être est-elle appelée à s'étendre dans la grande industrie avec le développement des syndicats, comme une forme perfectionnée et complète du contrat collectif de travail


Sociétés de consommation.


Tandis que la coopération de production reste stationnaire, les sociétés de consommation ne cessent de s'accroître et de se fortifier : elles forment de puissantes fédérations, et accomplissent, par le groupement de leurs ressources, des oeuvres qui auraient paru chimériques il y a vingt-cinq ans. Si les Pionniers de Rochdale datent de 1844, le mouvement ne s'est réellement dessiné qu'a partir de 1860, et n'a pris de l'ampleur que depuis 1880. Aujourd'hui, on compte dans les pays civilisés plus de 10 000 sociétés de ce genre les sociétés réunies de l'Angleterre, de l'Allemagne, de la France, de l'Italie et de l'Autriche comptent 4 millions de membres et font un chiffre d'affaires de 2 milliards. Ces résultats sont d'autant plus remarquables, que les débuts de la plupart des sociétés sont modestes et de date récente. En dépit de certains échecs, des divisions politiques et religieuses, de l'opposition des intérêts menacés, en dépit des lois hostiles et des mesures fiscales prises contre elles dans certains États, les sociétés de consommation grandissent et manifestent une force d'expansion dont le terme paraît encore éloigné.

Dans cette voie, l'Angleterre dépasse de beaucoup les autres pays, avec ses 2 millions de coopérateurs répartis dans un nombre relativement restreint de sociétés, qui emploient un capital de 880 millions de francs et réalisent un chiffre de ventes annuel de 1450 millions. Pour utiliser leur capital, elles subventionnent des sociétés de production indépendantes, ou bien elles entreprennent elles-mêmes la production; beaucoup d'entre elles construisent des maisons pour leurs membres (38 000 maisons, représentant un capital de 200 millions de francs). Depuis 1880, la progression est énorme; non pas que les sociétés se soient beaucoup multipliées : leur nombre est stationnaire depuis dix ans, mais elles ont presque quadruplé leur effectif et leur chiffre d'affaires. Une seule société, celle do Leeds, compte 50 000 membres et fait un chiffre d'affaires de 38 millions de francs. C'est qu'en Angleterre les sociétés de consommation évitent de se faire concurrence; celles qui sont situées dans un même centre s'amalgament, elles étendent leurs opérations en créant des succursales dans les petites localités; la tendance à la concentration est donc très sensible dans la coopération anglaise.

Le mouvement coopératif, sans être aussi prononcé sur le continent, suit une progression régulière. En France, le nombre des sociétés de consommation a doublé depuis dix ans, et le chiffre de leurs membres s'est élevé à 570 000. Sur les 1900 sociétés existant en 1904, il n'en est pas plus d'un dixième qui soient antérieures à 1880. Nombreuses sont les boulangeries coopératives, même dans les campagnes, où les cultivateurs fournissent la farine pour retirer en échange une certaine quantité de pain. On compte 24 sociétés dont le chiffre d'affaires atteint ou dépasse le million, et l'on estime à 180 millions le chiffre total des ventes pour l'ensemble des sociétés françaises; certaines sociétés parisiennes, fortes de plusieurs milliers de membres, réalisent 3 millions de ventes par an, et l'Association des employés civils de l'État, avec ses 18000 membres, évalue son mouvement d'affaires à 6 millions. La coopération de consommation, sans être encore généralisée dans notre pays, est donc loin d'y rester une quantité négligeable.

En Allemagne, les sociétés de consommation sont presque aussi nombreuses qu'en France et paraissent avoir plus d'importance, car leur débit annuel est estimé à 300 millions de francs. C'est l'Allemagne qui possède la plus vaste coopérative du monde, la société de Breslau, forte de 87 000 membres (32 millions d'affaires). Là aussi, la progression est continue, car le nombre des sociétés a doublé dans les dix dernières années.

Même floraison en Belgique, et plus vigoureuse encore, car, s'il faut en croire certaines statistiques, il y aurait 300 000 coopérateurs, soit 7,4 p. 100 de la population dans les sociétés de consommation, alors qu'en France et en Allemagne la proportion n'est que de 1,4 p. 100, et en Angleterre même de 4,8 p. 100. Tout le monde connaît d'ailleurs les grandes coopératives socialistes de la Belgique, la Maison du Peuple de Bruxelles (18000 sociétaires), le Vooruit de Gand (6 600 sociétaires), véritables bazars de l'alimentation, du vêtement et autres marchandises de consommation populaire, aussi remarquables par leur forte organisation et leur influence politique que par l'importance de leurs affaires (4 à 5 millions à la Maison du Peuple). Les luttes politiques et religieuses, la concurrence entre sociétés catholiques, socialistes et libérales, loin d'avoir entravé le développement de la coopération comme dans d'autres pays, semblent au contraire l'avoir stimulé dans ce petit pays de civilisation intensive.

L'Italie est une terre favorable à la coopération un millier de sociétés de consommation comptant environ 200 000 membres, et, parmi elles, une grande société, l'Union de Milan, qui fait 5 millions d'affaires. Au Danemark, la grande majorité de la population rurale pratique la coopération pour sa consommation, comme pour la production et la vente de son beurre. En Suisse, Autriche, Hongrie, Russie, Hollande, dans tous les pays de l'Europe et jusqu'au Japon, la coopération se manifeste sous cette forme, plus ou moins avancée suivant les régions, mais toujours en progrès d'année en année. Toutefois, les États-Unis ne paraissent pas être un milieu propice aux sociétés de consommation; elles n'y comptent que 60 000 sociétaires, et la plus importante ne dépasse pas, dans ses ventes, le chiffre de 2 500 000 francs.

Partout où la coopération est suffisamment développée, les sociétés se groupent en fédérations, non seulement pour établir entre elles des liens moraux permanents et soutenir la lutte contre les ligues du petit commerce, mais surtout pour réaliser par leur association des bénéfices matériels, soit en effectuant leurs achats par masses considérables, soit même en entreprenant la production pour leur prpore compte.

Les Anglais sont arrivés ainsi à des résultats surprenants, que j'ai déjà eu l'occasion de signaler. Les deux Wholesales de Manchester et de Glasgow, fondées en 1864 et 1868, embrassent la presque totalité des sociétés de distribution de la Grande-Bretagne. Chargées des achats en gros pour les sociétés adhérentes, elles leur font des ventes dont l'importance a quadruplé depuis 20 ans et s'élève aujourd'hui à 655 millions de francs. Elles ont des entrepôts en Angleterre et à l'étranger, envoient des agents au dehors pour leurs achats de denrées, et possèdent même une petite flotille de bateaux à vapeur pour leurs relations avec le continent.

Mais le côté le plus intéressant de cette organisation coopérative de la consommation, la tentative la plus curieuse et la plus féconde peut-être pour l'avenir, c'est l'organisation de la production par les sociétés de distribution. Celles-ci ne se contentent pas de fournir, sur leurs immenses ressources, une grande partie du capital social des sociétés de production indépendantes ; elles fondent elles-mêmes des entreprises de production à leur usage, y emploient 18 000 ouvriers, et y produisent une valeur de 137 millions de francs. Même développement de la production dans les Wholesales; 15 000 ouvriers et 139 millions de valeurs produites, alors que 20 ans auparavant la tentative était à ses débuts. Denrées alimentaires, pain, lard et jambon, conserves, biscuits et confitures, articles d'habillement tels que chemises, lainages, flanelles, chaussures et vêtements confectionnés; marchandises diverses, tabacs, bougies, savons, papeteries, brosses, meubles, etc., tous ces produits sortent des fabriques coopératives montées par les sociétés de détail ou par leurs Wholesales, et trouvent chez leurs membres un écoulement assuré. La fabrique de chaussures de Leicester, appartenant à la Wholesale anglaise, est la plus importante du royaume et occupe 1 800 ouvriers; les fabriques de la Wholesale écossaise, concentrées près de Glasgow, en groupent 4000. Toutefois, les Wholesales rencontrent des limites à leur extension; elles ont à peine abordé la production agricole et l'industrie textile, et les grandes industries minières et métallurgiques, celle des transports, qui dépasseraient les besoins de leurs membres, leur échappent complètement.

Le continent ne peut rien offrir d'équivalent ni même d'approchant mais en tout pays, les sociétés de consommation se sont fédérées, et leurs fédérations commencent à entrer dans la voie tracée par les Wholesales anglaises. En Allemagne, en Italie, en Autriche les grandes unions de sociétés coopératives, quoique puissantes par le nombre de leurs membres (248 000 en 1903 dans l'Union allemande des sociétés Schulzc-Delitzsch), n'ont pas encore entrepris les opérations de commerce, à l'exception toutefois de l'Union centrale allemande des sociétés de consommation socialistes (638 sociétés, 528000 membres); mais la Fédération des sociétés coopératives du parti ouvrier en Belgique (105 000 membres), l'Union des sociétés coopératives suisses à Bâle (115 000 sociétaires), la Fédération des sociétés de consommation danoises de Copenhague, celle de la Hangya à Buda-Pesth (64 000 membres), l'Union des sociétés de distribution à Moscou, toutes ces fédérations possèdent des magasins centraux et des entrepôts régionaux; elles effectuent, depuis peu d'années, des achats en gros pour plusieurs millions de francs le magasin de gros de la Fédération danoise à Copenhague, en particulier, avait un débit dépassant 25 millions de francs en 1903. En France également, des fédérations locales, des unions entre sociétés d'employés de chemins de fer, entre sociétés appartenant au parti ouvrier, se sont formées dans le même but.

En Allemagne, la Société centrale d'achats en gros de Hambourg, organe de l'Union des sociétés de consommation socialistes, a déjà obtenu des résultats intéressants. Son chiffre de ventes, qui est de 27 millions de francs environ en 1903, parait modeste à côté de celui des Wholesales anglaises; mais elle sait s'inspirer des principes qui ont assuré le succès de ces grandes organisations, en retenant par des appointements élevés les administrateurs les plus capables. Elle traite avec le trust américain du pétrole, avec les syndicats allemands du sucre et de l'alcool, avec la Wholesale de Manchester pour le thé, avec l'Union coopérative suisse pour le fromage, avec les coopératives de production allemandes pour le tabac, la charcuterie et les farines.

Des relations s'établissent ainsi entre collectivités. Un peu partout, malgré les résistances opposées, dans le sein même des sociétés, par des ambitions déçues ou par des intérêts moins avouables encore, les fonctions commerciales passent à des organes fédératifs; les achats sont faits à de meilleures conditions, par des administrateurs mieux renseignés, et la gestion des coopératives se régularise à mesure que les intermédiaires deviennent moins nombreux.

Quant à la production, les sociétés coopératives du continent et leurs fédérations l'ont à peine abordée jusqu'ici; tout au plus peut-on citer quelques cas isolés: production de vins et confections de vêtements dans certaines coopératives italiennes; fabrication de pâtes alimentaires par l'Union suisse; ateliers de cordonnerie et de confection du Vooruit de Gand, brûlerie de café, fabrication de chocolat, de sucre et de cigarettes par la Fédération danoise. Mais déjà l'élan est donné, et le but avoué de toutes les fédérations est d'entreprendre à leur tour la production dès que leurs ressources seront suffisantes. Très probablement elles y parviendront, lorsqu'elles se seront fortifiées et enrichies par quelques années de pratique commerciale.


Sociétés de construction.


Dans certains pays, la coopération ne s'est pas bornée à satisfaire les besoins journaliers des consommateurs en denrées et autres marchandises d'usage courant; elle s'est appliquée aussi au logement. Des sociétés coopératives se sont fondées dans ce but; les unes construisent des maisons pour les sociétaires, qui en deviennent soit locataires, soit propriétaires à charge de remboursement par annuités; les autres, plus nombreuses et plus importantes, se contentent d'avancer à leurs membres les fonds nécessaires à la construction ou à l'acquisition des maisons d'habitation; dans ce but, elles reçoivent les épargnes d'une partie de leurs adhérents et empruntent aussi des capitaux à des tiers, principalement aux sociétés de consommation.

Ces sociétés coopératives de construction et de prêts, qui existent en petit nombre sur le continent européen, n'ont pris jusqu'ici une extension considérable que dans les pays anglo-saxons, Angleterre, Australie, Canada, Etats-Unis où elles constituent la forme préférée de l'épargne dans la classe ouvrière et dans la petite bourgeoisie. Toutefois, l'Allemagne compte aussi plus de 500 sociétés de ce genre, comprenant 100 000 membres; elles contractent des emprunts auprès des établissements d'assurance contre l'invalidité et la vieillesse; celles qui sont comprises dans l'Union Seliulze- Delitzsch ont déjà dépensé 85 millions de francs. En Angleterre, 1 260 millions de francs ont été employés en constructions par les Building Societies, qui comptent 880000 membres prêteurs et emprunteurs. Mais les Etats-Unis tiennent la tête du mouvement dans ce genre de coopération; 1 560 000 coopérateurs, 3 milliards de francs dépensés en constructions par les Building and Loans Societies, 350 000 édifiées par elles, tel est déjà le bilan de leurs opérations. Grace à elles, des villes comme Philadelphie, la City of Homes, se composent en grande partie de maisons modestes habitées par leurs propriétaires.


Mutualités.


Si l'on considère enfin la forme la plus ancienne de la coopération, celle de l'assistance, on constate un magnifique épanouissement de la mutualité à notre époque. Dans tous les grands pays, les mutualistes se chiffrent par millions, et la fortune des sociétés par centaines de millions. En Angleterre, les Friendly Societies et Collecting Societies sont au nombre de 29 000, comptant plus de 13 millions de membres, et disposent d'un capital de 1 100 millions de francs. Ces sociétés sont groupées en puissantes fédérations dont quelques-unes, l'Ordre des Forestiers notamment, réunissent 750 000 membres et possèdent un capital de 250 millions. Aux États-Unis, les Fraternal Beneficiary Orders, qui ont surtout pour objet le service des retraites, comptent plus de 5 millions de membres; les 52 sociétés les plus importantes encaissent des primes annuelles pour 270 millions de francs. En France, la mutualité, sans être aussi développée, tient cependant une place importante : 2 500 000 mutualistes, répartis entre 15 000 sociétés possèdent un fonds de 380 millions et un revenu de 53 millions. Depuis 1902, les sociétés françaises forment 87 unions mutualistes, qui ont fondé 24 caisses de réassurance; elles se relient à 3 fédérations régionales, et s'unissent au sommet dans la Fédération nationale de la mutualité française. Même dans les pays d'assurance obligatoire contre la maladie, en Allemagne et en Autriche-Hongrie, la concurrence des caisses obligatoires n'a pas tué les caisses libres, qui entrent pour une notable proportion dans le fonctionnement de l'assurance.

Section 2. Sociétés coopératives complexes formées entre entreprises indépendantes.

Envisageons maintenant la coopération pratiquée par des entreprises; il s'agit ici de sociétés coopératives ou syndicats peu importe - la forme juridique - qui groupent les individus en leur qualité d'entrepreneurs de production ou de commerce.


§1. La coopération agricole.


La croissance et la multiplication des associations agricoles est certainement l'un des événements les plus inattendus et les plus considérables de la fin du XIXème siècle. Sous l'empire des mêmes causes et des mêmes nécessités, elles ont surgi spontanément partout. Sans parler ici des anciennes sociétés agronomiques d'un caractère plutôt académique, ni des comices agricoles, ni des grandes ligues agraires plus modernes et plus bruyantes, comme les Bauervereine allemands, qui sont des partis organisés pour la lutte politique et la défense des intérêts généraux de l'agriculture, considérons les associations formées dans le but de rendre à leurs membres des services matériels, les seules qui aient un caractère vraiment coopératif.

Déjà existaient d'ancienne date des associations de propriétaires ruraux, ayant pour objet l'exécution de travaux d'amélioration foncière, drainage, irrigation, curage, endiguement, etc. Mais dans les vingt dernières années du XIXème siècle, ce sont les cultivateurs eux-mêmes qui ont créé un vaste courant d'association. Achats en gros d'engrais, semences, fourrages, bestiaux et instruments de culture, usage commun de machines et de matériel agricole, élevage et amélioration du bétail, usage commun d'animaux reproducteurs, vente et exportation de produits agricoles, préparation industrielle et écoulement de produits tels que le beurre, le fromage et le vin, crédit agricole sous forme d'avances et d'escomptes, assurances agricoles contre l'incendie, la grêle, les accidents, la mortalité du bétail, il n'est pas un service, pas une fonction, pas une branche de l'activité agricole où la coopération n'ait pénétré, à l'exception toute fois de la fonction la plus importante, la culture, l'exploitation rurale proprement dite, qui est restée partout oeuvre individuelle. Et non seulement les cultivateurs ont su s'associer pour retirer de la coopération des avantages matériels, mais dans nombre d'associations, ils ont fait une place à des services d'ordre intellectuel et moral, comme l'enseignement agricole et l'assistance mutuelle. Puis les associations locales, pour multiplier leur puissance, se sont agglomérées en fédérations; de vastes unions, formées entre sociétés similaires ou même différentes, ont étendu leurs rameaux sur toute la surface d'un pays, comme une végétation naturelle librement sortie du sol.

C'est que les mêmes causes, progrès des méthodes scientifiques, concurrence des pays neufs et crise des prix, ont partout déterminé le mouvement. Pour sauver le profit menacé, il a fallu faire de la culture rationnelle et intensive à base d'engrais, employer des machines, pratiquer la sélection des animaux et des plantes, perfectionner les procédés d'élaboration des produits; dans ces circonstances, l'exploitant isolé ne se suffisait plus à lui-même comme au temps de l'économie naturelle et de la culture routinière: l'association s'imposait pour les achats de matières et instruments, pour le traitement industriel des produits et l'organisation de la vente, comme pour le crédit et l'assurance.

A ce mouvement universel d'association, le petit cultivateur a participé comme le gros fermier et le grand propriétaire; il s'y est même engagé plus avant, parce que l'association lui était plus nécessaire encore pour écarter certaines causes d'infériorité tenant a l'exiguïté de son entreprise. Quels sont en effet les pays où s'épanouissent les associations agricoles? Ce n'est pas l'Angleterre, pays de grande propriété; c'est la France, l'Allemagne (17 000 sociétés agricoles), l'Italie du Nord, c'est la Belgique et la Hollande, le Danemark et l'Irlande, pays de petite culture. Là, le paysan, souvent guidé et entraîné par des hommes d'initiative, en tout cas poussé par la nécessité, est sorti de son isolement traditionnel pour entrer dans la voie de la coopération. Le monde agricole subit actuellement une longue et profonde commotion; sous l'influence de l'enseignement, de la presse et de l'exemple, il s'opère dans les masses rurales une lente, mais sûre transformation des habitudes et des méthodes, dont nous ne pouvons aujourd'hui mesurer pour l'avenir l'étendue et les conséquences.


Sociétés d'achat.


La forme la plus simple et la plus répandue de la coopération agricole est la coopération d'achat, qui fait l'objet essentiel des syndicats agricoles. Ces syndicats ont atteint en France un développement considérable depuis vingt ans; 660 000 cultivateurs sont groupés dans 3000 syndicats, d'importance d'ailleurs fort inégale, puisque les uns se restreignent à une commune, tandis que d'autres, comme ceux de la Sarthe, de la Vienne et de la Charente- Inférieure, s'étendent à un département tout entier, comptent 10 000 à 15 000 membres, et font des achats d'engrais, matières et instruments pour 1 ou 2 millions; plusieurs d'entre eux possèdent de nombreux dépôts et magasins, où ils fabriquent parfois les engrais composés. Au total, on estime les achats ainsi réalisés par les syndicats français à 200 millions par an.

Ce régime d'associations du premier degré se complète, et c'est là son caractère le plus remarquable, par une organisation fédérative très étendue et très souple, qui embrasse l'immense majorité des syndicats et leur rend le service de centraliser les achats en gros, sans cependant porter atteinte à l'autonomie des sociétés locales. Un réseau de 10 grandes fédérations régionales, dont les plus importantes, celles du Sud-Est et celle de Bourgogne et Franche-Comté, réunissent chacune 50 000 à 60000 cultivateurs; au sommet, l'Union centrale des syndicats des agriculteurs de France, qui groupe les syndicats et unions régionales les plus importants, puisque le chiffre de ses adhérents s'élève à 500 000; auprès de ces différentes unions, des sociétés coopératives filiales qui font les achats en gros par millions; tel est le magnifique ensemble qui s'est constitué spontanément au sein des populations rurales, sur la base solide des syndicats locaux.

Dans les autres pays, les sociétés agricoles d'achat ne sont ni aussi nombreuses, ni aussi importantes qu'en France; elles jouent cependant un rôle très notable dans l'économie générale en Allemagne, en Belgique, en Hollande et en Suisse. Il faut d'ailleurs observer que d'autres associations, les caisses rurales et les Kornbauser en Allemagne, Autriche et Hongrie, les comices agricoles en Italie et en Belgique, opèrent également les achats collectifs pour leurs membres. En Allemagne, les sociétés d'achat se rattachent à un vaste système fédératif qui fait la force des associations agricoles de ce pays. La plupart d'entre elles appartiennent à la grande fédération nationale, le « Reichsverband der deutschen landwirtschaftiichen Genossen-schaften»; à un échelon intermédiaire, elles sont groupées en fédérations d'État ou de province et en sociétés centrales, qui possèdent comme les unions françaises, leur société d'achats en gros et leurs magasins. Les syndicats belges ont une organisation analogue. De même, l'Union des sociétés agricoles de la Suisse orientale possède un magasin central, dont les achats en gros montent à plusieurs millions.

Ainsi, de quelque côté que nous portions nos regards, nous voyons les agriculteurs, comme les consommateurs eux-mêmes, s'organiser pour leurs achats, relier en fédérations leurs groupes primaires, concentrer le service des achats en gros dans des sociétés centrales, de manière à obtenir par leur union des rabais plus considérables et des garanties plus sérieuses pour la pureté des produits qui leur sont nécessaires. C'est ainsi que le petit cultivateur, dans ses achats les plus minimes, s'assure des avantages qu'il n'aurait jamais pu obtenir isolément, et qui semblaient réservés à la grande exploitation.


Sociétés de vente.


L'organisation collective de la vente, de l'expédition et de l'exportation des produits agricoles présente beaucoup plus de difficultés que celle de l'achat des matières et instruments nécessaires à l'agriculture. Du côté des administrateurs, elle suppose l'art de présenter les produits suivant les goûts de la clientèle, et de les grouper en vue de l'expédition la pratique des procédés commerciaux, tels que confection des bulletins de prix courants, envois de prospectus et d'échantillons, emploi de voyageurs et représentants; la connaissance exacte des marchés, des débouchés, des conditions économiques, des tarifs de transport et de douane; en un mot, des capacités et une expérience commerciale qui appartiennent à des négociants de métier bien plutôt qu'à de simples agriculteurs délégués dans ces fonctions. De la part des associés eux-mêmes, il faut obtenir la bonne qualité constante et l'uniformité des produits, en imposant au besoin des procédés semblables de culture et de traitement; les associés doivent s'astreindre à fournir des livraisons régulières, et réserver leur production au syndicat pour le prix qu'il est en mesure d'offrir, sans se laisser détourner par des sollicitations étrangères. Ces conditions multiples sont si difficiles à réunir, que les tentatives d'organisation, beaucoup plus rares jusqu'ici pour la vente que pour l'achat, ont fréquemment échoué, soit par incapacité des gérants, soit par indifférence ou mauvaise foi des associés. Les syndicats qui ont essayé de se constituer en organes de ventes sous la forme la plus lâche, se bornant à transmettre les commandes à leurs membres sans contracter personnellement, ont eux-mêmes éprouvé d'assez nombreux insuccès.

Toutefois, le mouvement est commencé, et il a déjà donné des résultats appréciables dans divers pays. Sans parler encore des coopératives agricoles de production, si prospères dans certaines branches, on peut signaler bien des sociétés spécialement instituées pour la vente des produits agricoles qui fonctionnent aujourd'hui d'une façon satisfaisante.

En France, les meilleurs résultats ont été obtenus jusqu'à ce jour par des sociétés locales qui ont organisé la vente des produits spéciaux de leur territoire, légumes verts, fleurs, fraises, huile d'olive, vins, cidres, beurres et fromages; des syndicats d'exportation se sont fondés dans les régions qui expédient leurs légumes et leurs fruits en Angleterre. En outre le Syndicat central des agriculteurs de France a établi un office qui sert d'intermédiaire entre ses membres pour les achats et ventes réciproques de semences, fourrages et aliments du bétail. Au Danemark, sous l'influence de sociétés spéciales, qui se sont fédérées pour centraliser le service et renforcer le contrôle de la qualité des produits, l'exportation des oeufs a triplé dans ces dix dernières années. Il existe également des syndicats de vente pour les légumes et les fruits en Italie et en Californie, pour les oeufs et la volaille en Irlande, pour les oeufs en Hongrie.

L'Allemagne est le pays qui a fait le plus d'efforts en ce sens. Nombreuses sont les sociétés agricoles qui ont entrepris la vente du bétail, des oeufs, du tabac, du houblon et autres produits spéciaux. Une Société centrale pour la vente des bestiaux a réalisé, en 1902, un chiffre d'affaires de 100 millions de francs; elle a créé à Berlin un marché spécial pour le bétail, et elle s'efforce d'étendre les débouchés au dehors; mais l'absence d'organisations locales est pour elle une source de faiblesse. Quelques sociétés régionales ont entrepris la vente du beurre sur une petite échelle; d'autres se sont formées pour la vente du lait; pendant plusieurs mois, en 1904, l'association des paysans du Brandebourg a soutenu à Berlin la lutte contre les commerçants, dans le but de maintenir des prix rémunérateurs et d'atteindre directement les consommateurs. Des cultivateurs de betteraves se sont également syndiqués pour défendre leur position de vendeurs contre le cartel du sucre.

Ces tentatives, si intéressantes soient-elles, ne sauraient avoir une portée considérable; pour qu'une profonde transformation économique s'opérât, il faudrait que les agriculteurs parvinssent à organiser la vente collective d'une denrée de très large consommation comme le blé. Les Allemands n'ont pas reculé devant les difficultés du problème.

Dans diverses régions de l'Allemagne et de l'Autriche, des magasins de blé (Kornhauser)de contenance variée ont été construits par des sociétés coopératives isolées ou affiliées aux grandes fédérations agricoles, généralement avec le concours du budget de l'État. Le blé, déposé par les associés, est nettoyé, séché, classé, mélangé suivant un type uniforme propre à la vente. Les sociétés n'obligent leurs membres à apporter au magasin la totalité de leur récolte que dans les régions de grande propriété. Les unes achètent et revendent le blé à leur compte; les autres se bornent à le recevoir en dépôt et à servir d'intermédiaires pour la vente, sauf à consentir des avances aux déposants. Dans les régions exportatrices du nord et de l'est, les Kornhauser font mieux encore; ils entreprennent eux-mêmes l'exportation, quand elle leur paraît nécessaire pour dégager le marché intérieur.

Les ventes ont déjà acquis une certaine importance, puisqu'en 1902 on les évaluait, pour l'ensemble des 170 sociétés coopératives se livrant à la vente des céréales, au chiffre de 6 millions de quintaux. Bien que ce chiffre ne représente encore qu'une petite fraction du commerce des céréales en Allemagne, il est loin d'être négligeable. Dès à présent, ces sociétés rendent à leurs membres le service de les affranchir du commerce; elles participent directement aux adjudications les plus importantes; grâce à leurs achats fermes ou à leurs avances, les petits propriétaires, en Bavière et ailleurs, échappent à la nécessité de vendre à tout prix après la récolte; grâce à elles également, les cultivateurs, là où elles fonctionnent, reçoivent des prix de vente locaux qui ne sont pas inférieurs aux cours cotés en bourse.

Pour l'avenir, elles espèrent réussir à former un jour un vaste cartel qui dominera le marché intérieur, libérera l'agriculture de la spéculation, régularisera les cours à l'abri des tarifs douaniers, et réglementera souverainement les emblavures suivant les besoins présumés de la consommation. Espérance lointaine, si l'on considère les difficultés de tout genre, le grand nombre et la dispersion des producteurs, la concurrence du blé étranger, l'ampleur de l'entreprise, les charges financières qui pèsent sur les sociétés existantes, leur petit nombre et leur défaut de cohésion; une organisation collective sérieuse de la vente des produits agricoles ne pourrait se réaliser que par la multiplication des coopératives locales reliées entre elles par un cartel. Mais cette espérance suffit à soutenir les agrariens allemands dans leurs efforts; quelques-uns rêvent déjà d'une organisation internationale de la vente du blé. De fait, on signale des magasins coopératifs en Autriche et même aux États-Unis, où il existe un grand nombre d'elevators coopératifs à côté des grandes entreprises capitalistes d'emmagasinage.

Sociétés d'assurances, d'élevage, etc.


En dehors de l'achat et de la vente, la coopération, en agriculture, s'applique encore à de multiples objets. C'est ainsi que l'assurance mutuelle fait de rapides progrès dans les campagnes, principalement l'assurance contre la mortalité du bétail. Les petites mutuelles agricoles sont très nombreuses en France, où elles forment généralement un service annexe des syndicats d'achat. Aux États-Unis, 2 millions de farmers font partie de ces sociétés. En Belgique, les sociétés d'assurance mutuelle contre la mortalité du bétail (842) qui assurent une valeur de 75 millions de francs, se relient dans les grandes fédérations agricoles à des caisses centrales de réassurance.

Des syndicats se sont encore constitués; en France et à l'étranger, pour mettre à la disposition de leurs membres des machines coûteuses: batteuses à vapeur, charrues défonceuses, trieurs à grains, matériel de vinification, moulins à huile, etc. D'autres ont pour but la défense commune contre certains fléaux de l'agriculture: phylloxéra et autres maladies de la vigne, insectes nuisibles, etc. Les syndicats d'élevage, en France et en Suisse, visent à améliorer les races d'animaux par le choix des reproducteurs mis à la disposition des associés; ils tiennent des registres généalogiques qui assurent aux sujets inscrits une plus-value certaine. Aux États-Unis, les sociétés agricoles pour l'adduction de l'eau, le transport par eau des céréales et des fruits, le téléphone et l'éclairage électrique, se chiffrent par milliers.


Sociétés agricoles de production.


Les coopératives agricoles de production ont un tout autre caractère que les coopératives de production industrielle. Ce ne sont pas des associations de travailleurs fournissant à la société leur travail manuel, comme pourraient l'être du reste, en agriculture même, des sociétés de cultivateurs fusionnant leurs exploitations pour pratiquer la culture en commun; ce sont des entreprises annexes, fondées par les cultivateurs en dehors de leurs exploitations agricoles restées indépendantes, dans le but de donner à leurs produits une certaine élaboration industrielle et de les écouler sous leur nouvelle forme. Ici donc, la coopération consiste, de la part du sociétaire, non pas à fournir son travail - le cas est exceptionnel - , mais à livrer ses produits et à profiter des services rendus par la société.

La coopération de production est encore rare, parmi les agriculteurs, pour la fabrication du pain et la préparation de la viande de boucherie. Les boulangeries coopératives rurales sont nombreuses, mais elles ont pour but de distribuer le pain à leurs membres, et doivent être par conséquent rangées parmi les sociétés de consommation. Quant aux moulins coopératifs et boulangeries établis par des cultivateurs de blé pour la vente aux consommateurs, ils sont tout à fait exceptionnels en France et au dehors; ce n'est guère qu'en Prusse que les moulins coopératifs ont pris quelque extension. Du côté des éleveurs, les tentatives faites pour créer des abattoirs et des boucheries coopératives vendant la viande au détail ont généralement échoué, à cause del'indifférence des associés ou de l'indélicatesse des gérants. Pour les deux articles les plus importants de l'agriculture et de l'alimentation, le pain et la viande, les producteurs ne sont donc pas encore parvenus à établir des relations directes avec les consommateurs.

De même, les coopératives agricoles sont encore peu nombreuses dans certaines industries dérivées telles que la brasserie, la féculerie, la fabrication des conserves, de l'huile, du sucre, de la chicorée, etc. Les distilleries coopératives, il est vrai, paraissent s'accroître dans certains pays; mais il en est peu qui soient de véritables entreprises coopératives, formées par des producteurs agricoles. Peut-être la coopération s'étendra-t-elle un jour dans ces différentes industries de transformation; mais, actuellement, il faut reconnaître qu'elle y est très peu développée.

Au contraire, la coopération s'est appliquée avec un plein succès à la production du beurre et du fromage. La concentration de l'industrie du beurre dans les laiteries coopératives est une conséquence de l'introduction des écrémeuses centrifuges à vapeur. Du jour, en effet, ou la fabrication du beurre est devenue mécanique, elle a dû sortir de la sphère des préparations domestiques qui se font à la ferme; elle réclamait un mode de travail collectif, et des capitaux qui ne pouvaient se détourner de l'agriculture; elle cessait donc d'être une occupation accessoire des cultivateurs pour devenir une industrie distincte. Mais comme elle n'exigeait pas des capitaux aussi considérables que la fabrication du sucre, elle convenait parfaitement à la coopération.

Pour la fondation d'une laiterie, un certain nombre d'herbagers s'associent; ils apportent leurs capitaux, ou bien ils empruntent le surplus nécessaire; ils s'engagent à fournir tout leur lait à la coopérative, et, après avoir fixé la rémunération du capital à un taux invariable, ils se répartissent l'excédent du bénéfice au prorata du lait qu'ils ont livré. Cette combinaison est éminemment favorable aux petits cultivateurs; grâce à l'association, ils produisent le beurre suivant les procédés les plus perfectionnés, en réalisant de notables économies ils utilisent les sous-produits dans des porcheries annexes; ils organisent la vente et les envois à l'étranger. La société coopérative contrôle la qualité des livraisons, garantit la pureté des produits, et agit sur ses membres pour l'amélioration du bétail et des pâtures.

Aussi les laiteries coopératives sont-elles devenues, depuis une vingtaine d'années, un organe essentiel de l'économie rurale dans tous les pays de pâturages, principalementpour les petits cultivateurs possédant une ou deux vaches. En France, leur groupe principal se trouve dans les Charentes et le Poitou, où elles se sont réunies en Association centrale pour les achats collectifs; l'Association se compose de 50000 cultivateurs possédant chacun deux vaches en moyenne, et réalise un chiffre de ventes de 24 millions; mais elle n'a pas encore su organiser l'exportation. En Belgique, les laiteries coopératives comprennent 47 000 sociétaires, et vendent pour 22 millions de produits. En Irlande, elles ont 24000 membres et font un chiffre d'affaires semblable. En Allemagne, elles sont très nombreuses un millier d'entre elles, 1200 sur 2542, réunies dans le Reichsverband, comptent 110000 adhérents, et leur paient dans l'année 123 millions de francs pour le lait qu'elles en reçoivent. On les rencontre encore en Suisse, dans l'Italie du Nord, au Tyrol, en Hollande, en Hongrie, en Suède et Norvège, en Finlande, aux Etats- Unis, au Canada, jusqu'en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Sibérie. Partout elles s'ingénient à trouver des débouchés; elles fondent des agences et magasins de vente, installent des services frigorifiques pour le transport, et cherchent généralement, avec l'appui des pouvoirs publics, à conquérir le marché anglais.

Mais c'est surtout au Danemark que les paysans, associés dans les laiteries coopératives, ont obtenu les plus beaux résultats. Dans ce pays, les petits propriétaires cultivateurs, qui occupent la plus grande partie du sol, sont presque tous affiliés à des sociétés agricoles comme consommateurs ou comme producteurs. Les laiteries coopératives, qui comprennent 150000 membres, attirent à elles presque tout le lait du pays en offrant les prix les plus avantageux, et vendent annuellement du beurre pour une somme de 210 millions de francs. Elles ont su faire l'éducation du cultivateur comme herbager et nourrisseur. Elles ont aussi organisé l'exportation sur des bases excellentes fédérées dans ce but, elles donnent à leurs produits la garantie d'une marque unique, les préparent suivant les convenances particulières de leur clientèle anglaise, et sont ainsi parvenues à fournir à l'Angleterre près de la moitié du beurre que ce pays demande à l'étranger. Les exportations de beurre danois se sont élevées en vingt-deux ans de 28 à 213 millions de francs; ce succès peut être attribué complètement à la coopération, dont les premiers essais ne remontent pas au delà de 1883.

Il faut mettre en regard de ces résultats ceux qui ont été obtenus par les abattoirs et les fabriques coopératives de salaisons de porc, industrie annexe de celle du beurre un débit de 60 millions de francs, un même élan donné à l'exportation vers l'Angleterre. Les coopératives agricoles danoises sont devenues les principaux fournisseurs des sociétés de consommation anglaises. Des relations permanentes se sont établies entre les Unions danoises d'exportation et les Wholesales, et leurs marchés portent sur le lait, le beurre, le lard et les oeufs par quantités considérables (63 millions de fr. en 1903).

Ce mouvement coopératif au Danemark est d'autant plus remarquable, qu'il est dû à l'initiative des petits cultivateurs; les propriétaires des grandes fermes et des châteaux n'y ont adhéré que plus tard, sous l'empire de la nécessité. Les laiteries coopératives, en donnant de plus hauts prix et en exerçant un contrôle rigoureux sur les livraisons de leurs membres, ont triomphé des fabriques capitalistes; celles-ci disparaissent peu à peu devant la concurrence coopérative. Le même phénomène s'observe d'ailleurs en Suède, en Belgique, dans l'ouest de la France et aux États-Unis.

Dans divers pays comme l'Italie du Nord, les laiteries coopératives fabriquent en même temps du fromage; ailleurs, les fromageries coopératives existent à l'état distinct. Ainsi fonctionnent les nombreuses et antiques fruitières de la Suisse et du Jura français, modestes associations qui peuvent se constituer avec un capital très restreint. Des sociétés semblables existent encore en Allemagne, en Hollande et dans d'autres pays. Mais la fabrication du fromage, n'exigeant pas un matériel coûteux, se fait souvent encore à la ferme, et ne réclame pas la coopération comme la fabrication du beurre.

Il reste enfin à signaler, parmi les coopératives agricoles de production, les caves coopératives, Winzervercine de l'Allemagne et de la Suisse, Kellereigenossenshaften de la Transylvanie et du Tyrol, Cantine sociali italiennes. Il faut aller dans les vallées de l'Ahr, du Rhin et de la Moselle pour voir, comme au Danemark, ce que peut réaliser le paysan par ses propres efforts, quand il est animé d'un esprit d'association résolu et agissant. Par leurs coopératives, les petits vignerons ont su se contraindre réciproquement à l'amélioration de leurs procédés de culture, créer des caves collectives, appliquer les méthodes scientifiques à la vinification et à la conservation du vin, et obtenir un produit parfaitement sain, durable et homogène Ils ont entrepris d'organiser la vente et d'atteindre directement le consommateur; leurs efforts dans cette voie, contrariés par les résistances du commerce de détail, ont été peut-être moins heureux; mais les conventions passées par les coopératives viticoles avec les syndicats de négociants en vins paraissent donner de bons résultats.


Sociétés de crédit : caisses rurales.


L'agriculteur a besoin de crédit, puisque la culture intensive exige des capitaux; le paysan, jadis opprimé par l'usurier, a appris à s'en procurer par l'association. Dans les caisses rurales, les associés se fournissent mutuellement le crédit, soit en apportant des capitaux, soit en les empruntant sous leur responsabilité collective, limitée ou solidaire. Les caisses locales reçoivent les épargnes en dépôt, font des avances à leurs membres ou escomptent leurs effets; les caisses centrales des unions fournissent parfois aux caisses affiliées le fonds de roulement, réescomptent les effets, et règlent les mouvements de fonds entre les caisses locales suivant leurs besoins particuliers.

Depuis les premières fondations des grands initiateurs, Raiffeisen et Schulze-Delitzsch, qui remontent à un demi-siècle à peine, la coopération de crédit a pris un immense développement dans certains pays. L'Allemagne, qui en fut le berceau, tient la tête du mouvement : 13 000 sociétés de crédit, la plupart affiliées au Reichsverband, d'autres à des Unions régionales moins considérables, d'autres enfin, comprenant à la fois des agriculteurs, des commerçants et des industriels, à l'Union générale des sociétés Schulze-Delitzsch; un personnel de 1 600 000 membres, composé de cultivateurs pour les trois quarts; un capital, actions et fonds de réserve , de 370 millions de francs; un chiffre d'avances, en fin d'année (1903), dépassant 2 milliards; pour compléter le système et fortifier les sociétés locales, des caisses centrales établies par les grandes Unions; au sommet, la Caisse centrale des associations coopératives, créée par l'État pour faire des avances à un taux modéré et remplir l'office de banque régulatrice des mouvements de fonds; tel est l'imposant édifice du crédit coopératif en Allemagne.

Aucun pays ne peut rivaliser avec cette vaste et puissante organisation germanique; toutefois l'Autriche présente elle-même un ensemble considérable de 5 600 caisses de crédit, avec 1 325 000 adhérents et un capital de 165 millions de francs. Partout ailleurs, les caisses rurales jouent un rôle plus modeste; mais si la Suisse et le Danemark n'en comptent qu'un petit nombre, si les pays anglo- saxons paraissent décidément réfractaires à cette forme de la coopération, les banques agricoles progressent sensiblement en Hongrie (1630 sociétés, 367000 adhérents), en Italie, en Roumanie, en Russie, en Serbie, en Belgique et en Hollande. La France est un des pays où l'organisation du crédit agricole est la moins avancée 1500 caisses rurales, la plupart très restreintes, 41 caisses régionales, un chiffre de prêts ne dépassant pas annuellement 65 millions, c'est peu relativement à l'Allemagne et à l'Autriche; mais le mouvement y est encore récent.


§ 2. La coopération dans la petite industrie et le petit commerce.


Sociétés d'achat, de vente, d'emmagasinage, d'ateliers.


Si la coopération présente de si grands avantages pour les petits exploitants en agriculture, il semble qu'elle ne leur serait pas moins utile dans l'industrie et le commerce; les artisans et détaillants, beaucoup plus menacés que les petits cultivateurs par la concurrence des grandes entreprises, devraient même, semble-t-il, montrer plus d'empressement encore à s'associer pour l'achat, l'emmagasinage, la rente et autres opérations qui peuvent se faire en commun sans porter atteinte à l'autonomie des entreprises. Il n'en est rien cependant, et l'action collective, si générale à notre époque, si féconde en résultats bienfaisants dans le monde agricole, ne paraît nullement appréciée dans la petite bourgeoisie. Ignorée dans la plupart des pays, la coopération entre artisans ou commerçants ne fait aucun progrès là où elle a été tentée; tout au plus peut-on constater quelques succès dans le domaine du crédit coopératif.

L'étroitesse de l'horizon habituel, l'esprit individualiste, l'inertie, la méfiance réciproque, sont sans doute les causes de cette faiblesse. Certes, la mentalité ordinaire du paysan ne semble pas plus favorable à l'association que celle de l'artisan ou du boutiquier; mais les intérêts des cultivateurs d'une même région ne sont pas antagonistes comme ceux des petits industriels ou des petits commerçants d'une même ville, la concurrence ne les oppose pas les uns aux autres de la même manière. Il faut ajouter qu'en agriculture, les intérêts sont solidaires non seulement entre petits exploitants, mais même entre petits et grands, de sorte que bien souvent ce sont les grands propriétaires et agriculteurs qui ont pris l'initiative des syndicats et qui les ont soutenus. Les artisans et débitants ne pouvaient trouver le même appui chez les grands industriels ou négociants, leurs concurrents directs et leurs adversaires naturels. Loin de là, ce sont les fabricants et fournisseurs qui combattent avec le plus d'acharnement les sociétés d'artisans, et qui les écrasent avant même leur naissance en menaçant les adhérents de leur supprimer tout crédit.

Aussi les petits exploitants de l'industrie et du commerce ne sont-ils guère sortis de leur isolement. L'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, la Belgique sont à peu près les seuls pays où l'on ait essayé d'introduire la coopération sous d'autres formes que les banques populaires, pour fortifier la position de la petite industrie et du petit commerce. Parmi ces coopératives, les unes ont pour objet l'achat collectif des matières premières et instruments de travail, ou des marchandises de commerce; il s'agit, en effet, d'affranchir l'artisan ou le détaillant de l'étroite dépendance des grands industriels et des négociants en gros; mais ces sociétés ne sont possibles que si les associés ont besoin de marchandises uniformes. D'autres ont pour but la création et l'entretien d'un atelier collectif, où les sociétaires trouvent le local, certains instruments d'un usage commun, parfois même la force motrice, sans être cependant associés pour la production et la vente comme dans une coopérative de production. D'autres, enfin, établissent un magasin social pour l'exposition et la vente des produits de leurs membres. Ces diverses associations peuvent rendre de réels services aux détaillants, aux artisans indépendants, et même aux travailleurs de l'industrie à domicile plus ou moins subordonnés aux fabricants et négociants.

Ainsi, dans certaines villes d'Allemagne, d'Autriche-Hongrie et de Belgique, des boulangers se sont associés pour leurs achats de bois et de farine, des cordonniers pour le cuir, des tailleurs pour les étoffes, des menuisiers et ébénistes pour l'achat du bois et l'établissement d'un atelier. Des ébénistes, des horlogers ont fondé des magasins de vente où ils exposent leurs produits, qui sont vendus pour le compte de chacun; des bouchers sont associés pour la vente des sous-produits. On cite encore des ateliers collectifs chez les tailleurs à Zurich, Genève et Lausanne, chez les ouvriers en pipes et en boutons à Vienne, des sociétés d'achat et de vente fondées par des philanthropes pour certaines catégories de travailleurs à domicile, cloutiers d'Hermeskeil près Coblentz, fabricants d'ustensiles en bois de la Forêt Noire, brodeurs du Salzkammergut. Mais ces sociétés ne sont ni nombreuses ni importantes; en Allemagne on en compte 300 tout au plus, et malgré l'appui qu'elles ont rencontrés, elles n'ont fait aucun progrès depuis l'origine (1865). En Hongrie, les coopératives d'artisans rendent des services incontestables, mais il leur faut les subventions de l'État. Quant à la coopération de production, elle a totalement échoué parmi les travailleurs de l'industrie à domicile, qui paraissent incapables de s'entendre pour répartir les commandes et exécuter le travail dans des conditions uniformes


Corporations de métiers.


Bien que les corporations de métiers ne soient pas des sociétés coopératives, et qu'elles présentent plutôt le caractère d'associations professionnelles, j'en dirai quelques mots ici même, pour grouper les diverses institutions qui tendent au relèvement des métiers.

En Autriche, en Allemagne, en Belgique et en Suisse, des efforts ont été faits par la petite bourgeoisie commerçante et industrielle, et, à côté d'elle, par les partis conservateurs, pour obtenir des pouvoirs publics des mesures propres à soutenir la situation ébranlée des classes moyennes; c'est la Mittelstandpolitik. Des ligues se sont formées, des congrès se sont réunis pour défendre cette politique et discuter les questions qui intéressent le petit commerce et la petite industrie : concurrence des grands magasins et des coopératives, concurrence par le colportage, la vente à l'encan des marchandises neuves et les liquidations fictives, extension du crédit populaire, régime légal des faillites, etc. En général, les ligues du petit commerce, qui existent dans tous les pays, réclament surtout des lois fiscales rigoureuses et des mesures restrictives à l'égard des grands magasins et des coopératives; leur influence sur la législation a été particulièrement sensible en Allemagne. En outre, le parti des métiers a inscrit dans son programme deux points principaux la corporation obligatoire, et la preuve de capacité à l'entrée du métier. Il a triomphé, au moins partiellement, en Allemagne et surtout en Autriche.

En Autriche, la corporation obligatoire fonctionne depuis 1883; dans les circonscriptions où elle est formée, elle comprend tout le personnel d'un ou plusieurs corps de métiers; mais ce sont les maîtres qui l'administrent; les ouvriers, simples adhérents, ne participent à la gestion que d'une façon très limitée, par l'intermédiaire de quelques délégués. Les fonctions de la corporation consistent à réglementer l'apprentissage, à instituer des tribunaux d'arbitrage, des offices de placement, des caisses de secours, des institutions économiques comme les sociétés coopératives, et à organiser l'enseignement professionnel. Pour l'accès de la maîtrise, on n'exige pas d'examen de capacité; mais il faut avoir exercé le métier pendant un certain nombre d'années. Certains statuts établissent même une proportion fixe entre le nombre des apprentis et celui des compagnons.

En Allemagne, il existait en 1896 de nombreuses corporations et associations libres de métiers. Dans les congrès tenus par ces associations, on réclamait la corporation obligatoire. La loi de 1897, tout en laissant subsister les corporations libres, a donné aux autorités administratives la faculté d'instituer des corporations obligatoires sur la demande de la majorité des intéressés, à la condition qu'elles soient composées de métiers semblables ou connexes, et qu'elles comprennent un nombre de membres suffisant. En outre, la loi introduit la preuve de capacité sur examen, mais sans en faire une condition d'accès du métier; le titre de maître est purement honorifique. Les attributions sont les mêmes qu'en Autriche, à quelques légères différences près; mais, les ouvriers ont une participation plus large à la gestion des services communs. Enfin la loi établit des groupes plus étendus, comités locaux de corporations différentes, chambres de métiers, union de corporations d'un même métier, qui doivent gérer des services centralisés.

En Allemagne, il parait que la constitution des corporations obligatoires présente de grosses difficultés, et qu'elle se heurte à la résistance ou à l'inertie des intéressés, principalement dans l'Allemagne du Sud et de l'Ouest, où l'on préfère l'association libre; en 1899, l'Union des corporations libres y comptait 705 corporations et 83 000 membres.

En Autriche, d'après un rapport de M. de Philippovich, professeur à l'Université de Vienne, en 1897, le résultat est franchement négatif. Les corporations, destinées à entretenir l'esprit de corps et le sentiment de l'honneur du métier, ne rencontrent guère que l'indifférence. Loin de comprendre tout le personnel des métiers, dans beaucoup de régions, elles ne sont même pas formées; ailleurs, elles sont minuscules : la plupart se composent de métiers différents qui n'ont pas d'intérêts communs; toutes disposent de ressources très médiocres; aussi n'est-il pas étonnant qu'elles montrent peu d'activité. Il y avait, en 1894, 5 317 corporations, renfermant 554 000 maîtres, 518 000 ouvriers et 174 000 apprentis; mais, sur ce nombre, les trois cinquièmes seulement des corporations avaient organisé des assemblées d'ouvriers et des tribunaux d'arbitrage, un cinquième avaient institué des caisses de secours les écoles professionnelles et offices de placement étaient très rares, et les institutions économiques à peu près nulles. Quant à l'apprentissage, il est délaissé; les corporations négligent de protéger les apprentis contre les maîtres, qui les transforment trop souvent en manoeuvres ou en garçons de courses. L'ancien esprit d'exclusivisme se manifeste sous les mêmes formes que dans l'ancien régime : conflits de compétence entre les métiers, droits élevés exigés de ceux qui veulent ouvrir un nouvel atelier, faveurs accordées aux fils de maîtres, etc. Dans ces dernières années, il est vrai, des progrès ont été accomplis, grâce aux instructeurs corporatifs, et aux encouragements donnés à l'enseignement technique et aux coopératives. Mais le placement, l'assistance, la juridiction professionnelle fonctionnent en dehors de la corporation; l'institution reste inerte, incapable de soutenir le métier contre la fabrique

Néanmoins, le parti de la petite industrie en Autriche ne se tient pas pour battu. Si la restauration a échoué, c'est qu'elle est incomplète; il faut faire entrer la grande industrie dans la corporation, et exiger de tous la preuve de capacité; il faut interdire absolument l'industrie à domicile; après cela, les corporations pourront régler la production, organiser le marché et régir les prix. On rêve de cartels embrassant à la fois l'échoppe du savetier et la grande usine mécanique de chaussures.

En somme, ni la corporation obligatoire, ni la coopération libre n'ont réussi dans la petite industrie l'éducation des intéressés n'est pas faite. Seule, l'association libre entre petits commerçants pour la défense de leurs intérêts paraît avoir été pratiquée avec succès, parce qu'elle n'implique pas coopération effective en vue de fonder et d'entretenir une institution commune.


Sociétés de crédit banques populaires.


Toutefois, il est une forme de la coopération qui a mieux réussi que les autres dans les milieux de petite bourgeoisie; c'est la coopération de crédit. L'accès du crédit à un taux modéré est d'une importance capitale pour les petits industriels et commerçants qui veulent se procurer un capital d'exploitation, ou qui font escompter leurs effets au cours de leurs opérations commerciales; le crédit à bon marché leur est nécessaire pour soutenir sans trop de désavantage la concurrence des grandes entreprises. Nul d'entre eux ne peut se passer d'un certain capital, surtout dans les villes, où la moindre exploitation suppose un magasin, des approvisionnements de matières et de marchandises, et un certain fonds de roulement. Or, bien souvent, le petit industriel ou commerçant ne peut guère fournir d'autre garantie que ses aptitudes, son travail et son honnêteté. De là le besoin de recourir à l'association, pour fournir aux bailleurs de fonds la garantie d'une responsabilité collective. Dans les sociétés coopératives de crédit, les associés se procurent des avances ou font escompter leurs effets à des conditions moins onéreuses que chez le prêteur sur gage, ou même que dans les banques ordinaires; par là, ils s'initient à la pratique du compte courant et des effets domiciliés en banque.

Nulle part on ne voit des sociétés de crédit mutuel composées exclusivement d'artisans et de petits commerçants; leur champ d'action serait trop étroit. Ainsi en Allemagne, où le crédit populaire a pris la plus grande extension, l'Union générale des sociétés Schulze- Delitzsch, qui réunit 542 000 adhérents dans ses 960 banques populaires, n'en compte que 26 p. 100 dans la petite industrie (au lieu de 37 p. 100 en 1871), et 10 p. 100 dans le commerce; les autres sont agriculteurs ou appartiennent à des professions diverses. La proportion est certainement beaucoup plus faible dans le Reichsverband, dont les caisses ont un caractère presque exclusivement rural. La petite bourgeoisie ne participe donc que dans une mesure assez restreinte à l'immense développement du crédit coopératif en Allemagne.

La situation est à peu près la même dans l'Italie du Nord, où les banques populaires, nombreuses et prospères, ne recrutent guère qu'un quart de leurs membres dans la petite industrie et le petit commerce. Toutefois, la proportion est dépassée dans quelques institutions coopératives de crédit; à la Banque coopérative milanaise, les artisans et détaillants forment les quatre cinquièmes des sociétaires et détiennent les deux tiers des actions; à Bologne, la Banque populaire fait le tiers de ses opérations avec des associés de cette catégorie. Ces sociétés, établies dans les villes principales, créent des succursales dans les petites localités, et forment des unions régionales qui se fédèrent elles-mêmes; le montant annuel de leurs avances et escomptes dépasse 800 millions; dans la plupart des sociétés, la moyenne par opération reste néanmoins assez faible, attestant ainsi le caractère populaire de l'institution.

En dehors de l'Allemagne, de l'Italie, peut-être aussi de l'Autriche et de la Belgique, le crédit coopératif joue un rôle insignifiant dans la petite industrie et le petit commerce.


Section 3. Relations entres les différentes branches de la coopération.

Quelque incomplet que soit le tableau qui vient d'être présenté, il permet de jeter un coup d'oeil d'ensemble sur le mouvement coopératif. La coopération ne rencontre pas partout un terrain favorable; certaines couches de la population y sont réfractaires, certains pays y restent encore étrangers, et ceux mêmes qui marchent à la tête du mouvement pour certaines formes de la coopération restent en arrière pour d'autres. Mais que de résultats obtenus, surtout depuis vingt ans! Quelle puissance de vie chez ces associations, dans les pays où elles ont atteint leur plus haut développement! En Angleterre, ce sont les sociétés de consommation, les Building Societies, les Friendly Societies; aux États-Unis, les Building Societies; en Allemagne et en Autriche, les caisses rurales; en Italie, les banques populaires; en France, les syndicats agricoles d'achat; au Danemark, les laiteries coopératives; en Suisse, les syndicats d'élevage; en Belgique, les sociétés de tout genre, urbaines et rurales. Chaque pays, suivant le caractère propre de ses habitants et la nature de ses productions, donne l'exemple aux autres dans l'une des branches da la coopération. Et partout, ce sont les individualités les plus faibles, au moins dans les classes placées au-dessus du niveau de la misère, qui recourent à l'association, parce qu'elles comprennent, mieux tous les jours la vérité du vieil adage. Les associations, à leur tour, le comprennent comme les individus; elles se fédèrent suivant leurs affinités pour accroître leur puissance économique.

Mais ce n'est pas tout de former des liens fédératifs entre sociétés coopératives du même genre; il est aussi important d'en établir entre les différentes branches de la coopération, et même entre les coopératives, mutualités, caisses d'épargne et syndicats professionnels. Le mouvement en ce sens est plus ou moins avancé suivant les pays : il est intéressant d'en noter les symptômes, fussent-ils encore peu accentués, parce que ces premières ébauches d'un régime fédératif complexe sont peut-être grosses d'avenir.

Dans la forme la plus simple, l'union des différents modes coopératifs se réalise lorsqu'une société se charge de plusieurs services mutuels. Ainsi les syndicats agricoles français, dont le but essentiel est l'achat en commun des matières nécessaires à l'agriculture, organisent aussi parfois des services de crédit agricole, d'assurance mutuelle contre les maladies du bétail, d'assistance mutuelle en cas de maladie. En Allemagne, beaucoup de caisses rurales se chargent des achats et ventes collectifs pour leurs membres, les sociétés pour la vente du blé distribuent le crédit agricole, etc.

D'autre part, il est très fréquent que les associations d'une certaine catégorie provoquent, par leurs encouragements et leur concours financier, la création de coopératives d'une autre sorte. Ainsi, dans les pays où les caisses rurales ont pris une grande importance, c'est elles qui forment la base de toutes les autres sociétés agricoles; avec les dépôts dont elles ne trouvent pas l'emploi dans leurs opérations de crédit ordinaire, elles organisent et créditent d'autres coopératives, sociétés d'achat et de vente, syndicats pour l'usage des machines agricoles, magasins de blé, laiteries, caves coopératives. Ailleurs, où les syndicats agricoles ont été la première forme de l'association rurale, c'est eux qui ont créé des sociétés distinctes de crédit et d'assurance tel est le cas pour la France. De même, les sociétés de consommation anglaises emploient une grande partie de leurs fonds dans d'autres sociétés coopératives, de construction et de production; elles possèdent ainsi les deux cinquièmes du capital des sociétés indépendantes de production. Dans certaines villes du continent, les syndicats ouvriers sont l'assise sur laquelle reposent les sociétés de consommation; les syndicats fondent des magasins coopératifs, leur procurent la clientèle, et les chargent de gérer certains services syndicaux comme l'assistance en cas de maladie et de chômage (Union ouvrière d'Amiens).

L'Italie a su établir entre les diverses branches de la coopération, de l'épargne et de la mutualité des liens multiples et entre-croisés. Là, les caisses d'épargne et les sociétés de consommation fournissent des capitaux aux banques populaires; les sociétés de secours mutuels fondent aussi des banques populaires et autres coopératives; les caisses rurales et banques populaires, à leur tour, contribuent, comme les caisses d'épargne et autres sociétés, à créditer les coopératives de production agricoles et industrielles et les sociétés de construction; toutes ces institutions, par des encouragements, des avances et des escomptes, se prêtent un mutuel appui, parce qu'elles poursuivent en commun le double but d'améliorer la condition des travailleurs au moyen de l'association, et d'employer les épargnes locales dans la région où elles ont été recueillies.

En Allemagne, ces relations entre coopératives de diverses sortes sont d'autant plus étroites que les grandes Unions sont composées de sociétés de toute espèce. Ainsi l'union générale des sociétés Schulze-Delitzsch, qui a un caractère plutôt urbain que rural, compte à la fois des banques populaires, des sociétés de consommation, des sociétés de construction et quelques autres, au total près de 1 500 sociétés, qui se fournissent naturellement une aide réciproque. Dans l'ordre agricole, depuis la fusion des grandes Unions de Neuwied et de Darmstadt en 1905, le Reichsverband comprend 16 000 sociétés coopératives de toute nature avec 1 400 000 membres; des milliers de caisses rurales, sociétés d'achat et de vente, laiteries et autres coopératives agricoles, groupées dans cette immense fédération, sont en rapports réguliers les unes avec les autres et se soutiennent mutuellement. II en est de même en Autriche, où 3 600 sociétés agricoles, groupées en unions par nationalité, se trouvent réunies dans l'Union générale des sociétés coopératives agricoles. C'est ainsi encore que l'Union des sociétés agricoles de la Suisse orientale comprend à la fois des syndicats agricoles et des sociétés de consommation, de sorte que son magasin de gros de Winterthur fournit autant de denrées et articles de ménage que de semences et engrais.

Mêmes groupements composites en Belgique. Chez les populations urbaines, les organisations socialistes et catholiques présentent toutes ce caractère d'amalgamation complexe. Les fédérations régionales socialistes, dont la Fédération ouvrière gantoise est le type, relient entre elles toutes les institutions coopératives, mutualistes, syndicales et autres du parti socialiste dans une ville ou une région. Les gildes locales catholiques ont une constitution analogue, et la grande Ligue démocratique belge, qui compte 115 000 membres, se compose de 700 sociétés catholiques de tout genre. Pour les populations rurales, la Ligue des paysans de Louvain et les autres fédérations agricoles régionales réunissent des gildes rurales ou sociétés d'achat, des caisses rurales, des laiteries coopératives, des sociétés d'assurance contre la mortalité du bétail, des syndicats d'élevage, etc.; elles ont institué, à l'usage de leurs groupes locaux, des services centralisés pour l'achat en gros des matières nécessaires à l'agriculture, pour le crédit et la réassurance; cette puissante organisation fédérative, formée sous les auspices du parti catholique, date de quelques années et se fortifie tous les jours.

Il paraît naturel qu'un courant régulier d'affaires s'établisse entre sociétés de production ou de vente et sociétés de consommation, les unes fournissant aux autres les denrées et articles fabriqués qui peuvent entrer dans la consommation populaire. En fait, ces rapports existent déjà sur certains points. Les sociétés de consommation anglaises ne se contentent pas de produire pour leur compte; elles sont aussi les meilleures clientes des sociétés de production, auxquelles elles fournissent capitaux et débouchés. Elles sont aussi les clientes de certaines sociétés agricoles de production étrangères; nous savons que les laiteries coopératives danoises envoient une grande partie de leur beurre à la Wholesale anglaise. En Allemagne, les Winzervereine, les laiteries coopératives et syndicats agricoles de vente fournissent les sociétés de consommation de Berlin et de Westphalie. En France, les sociétés coopératives de la région parisienne s'adressent aussi à des syndicats viticoles pour leurs achats de vin; la Verrerie ouvrière d'Albi, dont les actions ont été souscrites parles diverses associations ouvrières, trouve chez elles sa clientèle la plus sûre.

Toutefois, ces relations entre sociétés de production et sociétés de consommation sont encore rares. Est-ce, comme on l'a dit parfois, à cause des divergences naturelles qui existent entre ruraux et citadins? Faut-il attribuer le fait à l'incapacité commerciale des administrateurs dans les sociétés agricoles, au défaut de loisir ou à l'indifférence des gérants dans les sociétés de consommation? La vraie raison, c'est que l'organisation parallèle des deux groupes n'est pas encore assez avancée. En Angleterre, ce sont les associations rurales qui font défaut; sur le continent, ce sont les sociétés urbaines de consommation qui sont en retard. Mais le jour où des fédérations se seront solidement constituées de chaque côté, avec un organe central chargé des opérations commerciales, il est inévitable que ces organes se rapprochent et établissent entre eux des rapports d'affaires permanents.

Le mouvement coopératif ne peut pas être provoqué artificiellement de haut en bas par une centralisation prématurée; il faut avant tout que les groupes élémentaires croissent et se multiplient, pour qu'ils deviennent capables de communiquer la vie à des groupes de plus en plus complexes. Ainsi se forme, par la marche naturelle des choses, un réseau entre-croisé d'associations qui se combinent, se superposent, s'unissent par des liens contractuels, et réalisent tous les jours un peu mieux le fédéralisme coopératif.


Chapitre 15. Les unions professionnelles de patrons et de salariés; le contrat collectif de travail.

Au grand courant d'association qui transforme peu à peu la structure des sociétés contemporaines se rattachent encore les unions formées par les patrons et les salariés pour la défense de leurs intérêts respectifs. Ces associations professionnelles sont loin d'avoir la même ampleur dans tous les pays; mais partout elles naissent et s'accroissent à la faveur des mêmes circonstances.

Dans cette voie comme dans celle de la coopération, l'Angleterre a pris les devants, montrant par son exemple la direction que suivra le mouvement ouvrier dans les pays de civilisation semblable. La révolution industrielle, en effet, s'est accomplie en Angleterre bien plus tôt qu'ailleurs. Avec la grande industrie anglaise se sont développées les associations ouvrières pendant tout le cours du XIXème siècle, de sorte qu'elles sont parvenues aujourd'hui, dans les principales industries, à leur pleine maturité. Si les unions anglaises sont encore loin d'embrasser la totalité, ou même la majorité de la classe ouvrière, du moins leurs 2 millions de membres forment-ils un corps nombreux et discipliné, une élite qui constitue, pour les populations industrielles, le véritable centre d'attraction et de direction. Dans les branches les plus importantes de la grande industrie, mines de bouille, construction des navires, construction mécanique et autres, les unionistes forment la majorité numérique, parfois même la presque totalité des ouvriers de la profession.

Les unions anglaises sont plus remarquables encore par la puissance de leur organisation et rétendue de leurs ressources que par le nombre de leurs membres. Ce n'est pas le lieu de retracer ici les détails de cette organisation, que des travaux de premier ordre nous ont fait connaître. On sait que les grandes unions sont formées de nombreux syndicats locaux amalgames, appartenant tous à un même métier. L'administration, savante et compliquée dans les unions les plus considérables, est confiée à des agents salariés et permanents. A la tête de l'union, un organe commun, le comité central exécutif, se tient en relations constantes avec les fonctionnaires des branches locales, centralise les fonds et décide souverainement des grèves. Les unions de métiers connexes dans une même industrie s'amalgament aussi parfois entre elles, ou se relient les unes aux autres par les liens plus lâches d'une fédération. Quelques-unes de ces associations ouvrières sont colossales; la Fédération des travailleurs de l'industrie textile compte 103 000 membres, celle des mécaniciens et constructeurs de navires 240 000, la Fédération des mineurs de la Grande-Bretagne 340 000. Enfin la Fédération générale des Trades-Unions compte 403 000 membres, et les congrès annuels réunissent les représentants de 1 300 000 unionistes.

La force du mouvement s'apprécie surtout par la continuité et la rapidité de son cours. Depuis 10 ans, les unions se sont accrues d'un tiers, passant de 1 500 000 à 2 millions de membres. Telle association, celle des constructeurs de navires en fer et de chaudières, qui ne comptait pas 2000 membres en 1833, en possède 33 000 en 1890, et 48 000 en 1903; telle autre, la Société amalgamée des mécaniciens, passe de 5 000 membres en 1881 à 68 000 en 1890. et 93 000 en 1903; celle des charpentiers, de 618 en 1860 à 31 000 en 1890, et 71 000 actuellement, etc.

Les grandes unions anglaises, se recrutant parmi les ouvriers qualifiés qui reçoivent de hauts salaires et possèdent généralement de fortes qualités morales, peuvent obtenir de leurs membres des cotisations élevées (en moyenne 0 fr. 90 par semaine). Aussi disposent- elles de ressources importantes; la fortune des cent principales unions atteint 114 millions de francs, et leurs recettes annuelles s'élèvent à 50 millions. L'Union des mécaniciens, la plus riche de toutes, possède un fonds de réserve de 15 millions et un revenu de 8 millions; d'autres unions, parmi les mineurs, charpentiers, employés de chemins de fer, fileurs de coton et constructeurs de navires, ont un fonds de 5 à 9 millions et des recettes périodiques d'une importance correspondante.

Ces ressources leur permettent non seulement de soutenir la résistance en cas de grève, mais de distribuer régulièrement des secours à leurs membres en cas de chômage involontaire, de maladie et de décès. Cette destination est même devenue la principale; car tandis que les unions, au moins celles pour lesquelles le relevé a été fait, ne consacrent guère qu'un dixième de leurs ressources aux grèves, elles en affectent les deux cinquièmes et souvent plus aux secours mutuels. Les secours pour chômage involontaire, notamment, représentent en moyenne le cinquième de leurs dépenses, et atteignent une proportion de 40 à 50 p. 100 dans certains syndicats.

Cet office d'assistance est aujourd'hui capital dans les grandes unions anglaises (68 p. 100 de leurs dépenses totales), et l'on ne saurait trop insister sur son importance pour les associations ouvrières. Les caisses de chômage sont indispensables pour prévenir les offres de travail au rabais et assurer par là l'observation des tarifs des salaires syndicaux. Par-dessus tout, l'assistance mutuelle dans le syndicat ouvrier est le seul moyen efficace de maintenir la cohésion du groupe par la permanence des adhésions en dehors des périodes de conflit. Le droit aux secours prévient les défections qui, partout ailleurs, débilitent si dangereusement les syndicats ouvriers. En Angleterre même, les unions nouvelles d'ouvriers non qualifiés, dans lesquelles les cotisations beaucoup plus faibles ne suffisent pas à alimenter une caisse de secours, souffrent de cette instabilité du personnel. Les nouvelles unions de manoeuvres sont surtout des coalitions éphémères, des syndicats de résistance qui, en dehors des périodes de grève, ne comptent qu'un petit nombre d'adhérents fixes. Le néo-unionisme, aux allures plus combatives, est donc loin de présenter la même force que les anciennes unions; dans l'évolution des associations ouvrières, l'établissement d'une cotisation élevée en vue de l'assistance mutuelle paraît être la condition essentielle de leur accessibilité à des formes supérieures d'organisation.

En dehors de l'Angleterre, les associations ouvrières, de formation plus récente, sont moins nombreuses, moins riches et moins puissantes; la plupart d'entre elles se trouvent encore au même degré de développement que les unions anglaises de dockers et autres ouvriers unskilled; ce sont, en général, de simples syndicats de résistance à personnel instable, qui n'ont pas encore pu établir un service régulier de secours pour chômage et maladie. Toutefois, depuis vingt ou trente ans, l'impulsion est donnée dans tous les pays industriels, et le courant syndical, sans être toujours très profond, est aujourd'hui si rapide que les dernières statistiques connues, vite dépassées, sont déjà surannées quand on les utilise.

C'est ainsi que, dans le petit État du Danemark, la grande masse de la population ouvrière industrielle, les trois quarts peut-être, est syndiquée et fortement concentrée dans une Fédération générale. Les Trades-Unions de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande sont toutes puissantes et favorisées par les lois sur l'arbitrage. Aux États-Unis, 2 millions de salariés au moins appartiennent à des unions, qui sont affiliées entre elles suivant des combinaisons variées; la plupart de ces associations, simples ou composées, forment à leur tour par leur agglomération un groupe colossal, la Fédération américaine du travail, qui compte 1 700 000 adhérents. L'organisation syndicale aux États-Unis est remarquable par la discipline qu'elle a su imposer à des éléments hétérogènes, et par l'adoption généralisée du label, désignant aux consommateurs les marchandises fabriquées dans des conditions de travail approuvées par les syndicats.

En Allemagne, malgré la division des forces ouvrières en syndicats socialistes, chrétiens et libéraux, la constitution syndicale est déjà avancée. Le nombre des ouvriers syndiqués s'élève à plus de 1 466 000, répartis entre les divers groupes suivant leurs affinités politiques et religieuses; dans chacune des trois grandes divisions politiques, les syndicats d'un même métier sont fédérés entre eux, et ces unions centrales de métier forment à leur tour une fédération générale. Ainsi les syndicats socialistes, qui sont aujourd'hui les plus importants, comptent 1 million de membres; ils disposent d'une recette annuelle de 25 millions de francs; ils se composent de 7 000 branches locales affiliées à 63 unions centrales de métier, dont quelques-unes sont fortes de 78000 (mineurs), 97000 (ouvriers du bois), 128000 (maçons), 176000 membres mémo (ouvriers desmétaux) ils constituent par leur union la Fédération générale des Gewerkschaften. Mêmes divisions en Belgique, où les syndicats socialistes ont une prépondérance plus marquée encore 95 000 membres, dont 48 000 ouvriers mineurs, sur un total de 132 000 syndiqués.

En France, le nombre des salariés syndiqués, depuis que la liberté a été donnée aux associations professionnelles par la loi de 1884, est en progression rapide, et atteint aujourd'hui 780 000; la proportion des syndiqués sur l'ensemble des travailleurs de l'industrie et du commerce, moins forte qu'en Angleterre et en Allemagne, s'élève cependant à 22 p. 100, si l'on ne tient compte que des salariés adultes du sexe masculin travaillant en dehors de leur domicile. On compte actuellement 13 fédérations et syndicats ouvriers dont le personnel dépasse 10 000 syndiqués. Certaines fédérations nationales de métier ou d'industrie présentent des effectifs assez considérables le Syndicat national des travailleurs des chemins de fer, 42000 membres; la Fédération nationale des mineurs, 48000 membres. La centralisation se complète par la Confédération générale du travail, où se trouvent groupés 330 000 syndiqués.

A côté des unions nationales, qui comprennent les syndicats d'un même métier ou de métiers connexes, il existe, dans la plupart des États, des fédérations locales entre syndicats appartenant à des industries différentes. Ces fédérations, qui ont leur siège dans les grandes villes et les principaux centres industriels, ne représentent pas, comme les fédérations propres à un métier, des intérêts professionnels nettement déterminés; aussi les Trades-Councils anglais sont-ils loin de jouer un rôle aussi important que les Trades-Unions. Néanmoins, ces organisations locales rendent encore de grands services à la classe-ouvrière, en inspirant aux travailleurs des différentes professions le sentiment de la communauté d'intérêts qui les unit, et en fournissant aux syndicats d'une même ville un local commun pour leurs réunions et leurs services permanents, offices de placement, secours de route, enseignement professionnel et autres.

Telle est la destination des Bourses du travail françaises, qui comptent parmi leurs adhérents une notable fraction des travailleurs (377 000 syndiqués et 2360 syndicats dans 114 Bourses). On retrouve la même institution en Allemagne; ce sont les Gewerkschaftskartelle pour les syndicats socialistes (353 avec 482 000 adhérents au moins), €t les Orstverbände pour les syndicats Hirsch-Duneker. Ce sont encore les Camere del lavore italiennes, les Central Labour Unions américaines, les Trades-Halls australiennes, etc. En Belgique, les syndicats d'une même ville se trouvent compris dans des fédérations locales plus larges, qui embrassent en même temps des mutualités, des coopératives et associations diverses appartenant au même parti. Enfin, dans la plupart de ces pays, les unions de métiers et Bourses du travail se fédèrent entre elles ou se rattachent aux grandes fédérations existantes.

Les conditions du travail, pour chaque pays, se trouvent aujourd'hui dans l'étroite dépendance des facteurs économiques internationaux; les salaires peuvent être déprimés par des crises de surproduction résultant de causes extérieures les réductions de la journée de travail et les hausses de salaires trouvent leur principal obstacle dans la concurrence étrangère, et les résistances des ouvriers en grève sont souvent brisées par l'introduction des travailleurs étrangers. La classe ouvrière aurait donc grand intérêt à organiser solidement des fédérations internationales. Mais les travailleurs éprouvent de très grosses difficultés dans leurs essais d'entente internationale, et n'ont obtenu jusqu'ici que de médiocres résultats.

On est parvenu, dans certaines professions, à réunir en congrès périodique les délégués syndicaux des différents pays, et même à instituer un bureau international, un secrétariat permanent qui sert de lien entre les organisations nationales, au moins pour la correspondance, les informations et la préparation des congrès. C'est ainsi que la fédération internationale des mineurs, créée à Londres en 1892, tient des congrès annuels ou siègent les représentants d'un million et demi d'ouvriers mineurs d'Angleterre, d'Allemagne, d'Autriche, de France et de Belgique. Mais ces fédérations n'ont jamais été assez fortes pour exercer une influence générale sur la production et les salaires; elles n'ont jamais pu recueillir des ressources suffisantes pour soutenir des grèves, ni même pour distribuer régulièrement des secours de route. Faute de subventions importantes à fournir, les comités permanents n'ont jamais exercé un contrôle efficace sur les déclarations de grève, et les congrès eux-mêmes ne sont pas parvenus à s'entendre pour les réglementer. Bref, dans aucune fédération internationale, l'organe exécutif n'a eu assez d'autorité pour imposer ses décisions, coordonner les efforts et obtenir de chaque organisation nationale l'accomplissement de ses obligations fédérales essentielles, comme l'acquittement de la cotisation proportionnelle. Tout au plus peut-on citer le secrétariat international de la typographie, établi à Berne depuis 1893, qui distribue des secours de route conformément à un règlement international et soutient certaines grèves par des levées extraordinaires; encore s'en faut-il que le service fonctionne avec la régularité désirable.

Plus difficile encore parait être la fédération internationale de toutes les forces ouvrières. Sans doute, depuis la dissolution de l'Association internationale des travailleurs, de nombreux congrès internationaux ouvriers et socialistes se sont réunis dans différentes capitales; mais ces assemblées passionnées et souvent tumultueuses, dans lesquelles l'élément politique s'est toujours trouvé mêlé à l'élément professionnel, paraissent peu propres à créer une organisation internationale permanente d'un caractère vraiment syndical. Des efforts faits depuis 1901 pour réunir des délégués nationaux en conférences internationales périodiques ne semblent pas avoir donné de résultats.

Si les efforts de la classe ouvrière pour former des fédérations internationales n'ont pas mieux réussi jusqu'à présent, il ne faut pas attribuer cet insuccès aux rivalités nationales, ni aux lois restrictives de différents États européens. La véritable cause est interne; elle réside dans la faiblesse actuelle de la plupart des organisations nationales. Il en est des syndicats ouvriers comme des sociétés coopératives : le mouvement, pour être fort, doit partir d'en bas, et l'édifice ne peut se couronner par de vastes fédérations que s'il s'appuie sur des groupes locaux solidement constitués. Les fédérations internationales restent en l'air, tant qu'elles ne se relient pas à des fédérations nationales puissantes, pourvues des organes permanents indispensables, disposant de ressources abondantes, capables de faire elles-mêmes les principaux sacrifices et d'imposer le respect de leurs règlements dans les grèves de leurs propres membres.

Tandis que les salariés s'organisaient pour obtenir des salaires plus élevés et des journées plus courtes, les patrons recouraient eux-mêmes à l'association pour la défense de leurs intérêts comme employeurs. Toutefois, le mouvement a été moins rapide et moins net de leur côté. Il a toujours été plus facile aux entrepreneurs, qui sont en petit nombre, de former entre eux des coalitions tacites contre les prétentions de leurs ouvriers, sans instituer à cet effet des associations permanentes et publiques. En outre, il a toujours existé de nombreuses associations patronales d'un caractère plus général; à toute époque, les entrepreneurs d'une même profession industrielle ou commerciale, ou de professions diverses, se sont groupés pour exercer une influence sur la législation, obtenir certains tarifs de douane ou de transport, provoquer la création de voies de communication, organiser l'exportation, protéger la propriété industrielle, pratiquer l'assurance et prévenir les accidents, etc. Ces sociétés devaient naturellement, à l'occasion, se transformer en groupes de résistance. Des patrons habitués à se rencontrer dans une association déjà existante, fût-ce pour un autre objet, arrivent facilement à s'entendre en cas de conflit menaçant ou déclarés avec leurs employés. Des listes circulent, et d'un commun accord on exclut des ateliers les promoteurs des coalitions ouvrières. Une maison est-elle mise à l'index? Les autres lui prêtent leur concours pour l'aider à exécuter ses contrats de livraison; bien plus, elles épousent sa cause, et ferment leurs portes toutes ensemble pour déjouer la manoeuvre de la grève par échelons.

Mais à côté de ces associations industrielles et commerciales d'un caractère général, les patrons ont fondé aussi des ligues et syndicats plus spécialement adaptés à la lutte ou à l'entretien de rapports réguliers avec leurs ouvriers. L'organisation patronale est la contrepartie nécessaire de l'organisation ouvrière; c'est donc dans les pays où les unions ouvrières sont les plus fortes, comme l'Angleterre, que se rencontrent aussi les ligues patronales les mieux constituées. Aux États-Unis, certaines associations patronales dictent leurs conditions aux ouvriers et détiennent le service du placement. En Allemagne, les Unternehmerverbände allouent des indemnités aux maisons atteintes par une grève, et décrètent au besoin le lock-out.

En France, des syndicats mixtes, comprenant à la fois des patrons et ouvriers d'une industrie régionale, ont été créés, sous l'influence des idées religieuses, dans le but de prévenir les antagonismes et de réaliser l'union des classes par une association commune. Mais ces syndicats semblent être plutôt des oeuvres de patronage et d'assistance mutuelle que des cadres professionnels permettant aux ouvriers de débattre leurs intérêts avec les patrons sur un pied d'équilibre, et de conclure des accords collectifs sur les questions de salaires et de travail. Le mouvement est d'ailleurs limité et en décroissance.

Quant aux syndicats ouvriers dits indépendants, ou syndicats jaunes, qui s'élèvent dans certaines régions industrielles contre les unions ouvrières combatives, il est parfois difficile d'en apprécier exactement le caractère. Certains d'entre eux paraissent n'être que des créations artificielles, des contre-syndicats suscités et subventionnés par les patrons pour faire échec aux véritables syndicats ouvriers; telle est, dit-on, en Angleterre, la Free Labour Association dont la véritable fonction consisterait à rassembler des éléments flottants sur le marché du travail pour les diriger vers les maisons victimes d'une grève. Si l'organisation est factice et sans racines dans la classe ouvrière, elle ne peut être de longue durée. Sans doute, des associations indépendantes qui se forment en dehors de la fédération ouvrière la plus militante et ne veulent pas s'y inféoder peuvent avoir néanmoins un caractère réellement ouvrier; en Allemagne, en Belgique et ailleurs, les syndicats ouvriers se divisent en plusieurs courants et n'obéissent pas tous à un même mot d'ordre. Ils représentent tous cependant les vrais intérêts ouvriers, et savent, dans les circonstances graves où ces intérêts sont engagés, marcher à l'unisson; ils suivent une marche parallèle sur les questions professionnelles; aucun d'eux ne consentirait à fournir des remplaçants pour faire échouer une grève entreprise par une organisation rivale. Ainsi, dans la grande grève des mineurs de Westphalie en 1905, tous les syndicats ouvriers, aussi bien chrétiens et libéraux que socialistes, ont marché d'accord. L'épreuve est décisive, et permet de distinguer les véritables syndicats ouvriers indépendants des organes qui sont alimentés pour trahir la cause ouvrière.

Bien que l'appareil des unions et fédérations ouvrières se présente sous un aspect déjà imposant, il est encore de création trop récente dans la plupart des pays pour ne pas avoir ses faiblesses. Certaines catégories importantes de salariés échappent à peu près complètement à l'action syndicale. Les simples manoeuvres, les déchargeurs et les matelots, malgré la modicité de leurs ressources, commencent à entrer dans le mouvement; mais les femmes, les ouvriers à domicile et les ouvriers agricoles y sont restés généralement étrangers.

Pour les femmes, il est rare qu'elles forment des syndicats distincts, ou même qu'elles entrent dans les syndicats ouvriers; en dehors des syndicats de l'industrie textile, où elles figurent d'ailleurs en nombre relativement restreint, même en Angleterre, leur participation est assez faible.

Chez les travailleurs à domicile, les unions sont également difficiles à constituer, à cause de leur faiblesse et de leur dispersion. On cite bien quelques grèves parmi les tailleurs des grandes villes, et même chez certains ouvriers disséminés à la campagne tels que les rubaniers de la région de Saint-Étienne mais les associations fortes et durables, comme celle des ouvriers gantiers de Bruxelles, sont infiniment rares dans l'industrie à domicile.

Pour des raisons analogues, les ouvriers agricoles sont encore inorganisés. Les domestiques à l'année, logés et nourris à la ferme, vivant rapprochés de leur employeur, dans une situation à la fois stable et dépendante, n'ont ni le moyen, ni généralement la pensée de s'associer pour défendre leurs intérêts collectifs; et les journaliers eux-mêmes n'ont guère l'occasion de se réunir par grandes masses et de se concerter. En France, les jardiniers, les bûcherons et les ouvriers de la viticulture sont les seuls qui aient tenté de se grouper; encore l'initiative est-elle partie des Bourses du travail urbaines, tant pour l'organisation des ouvriers vignerons du Languedoc que pour celle des bûcherons du Cher depuis 1899. Des grèves morcelées, dues à l'insuffisance des salaires, ont éclaté chez les bûcherons en 1891, chez les vignerons en 1903-1904; dans les deux cas, grèves et syndicats n'ont été possibles qu'à cause de l'existence indépendante de ces ouvriers et de la nature particulière de leur travail, qui les réunit par groupes sur les lieux d'opération et d'embauchage. En Angleterre, où la grande culture capitaliste semble offrir des conditions favorables à l'association des salariés, les unions d'ouvriers agricoles, après un développement éphémère provoqué par l'ardente propagande de Joseph Arch, sont tombées dans le néant (1 800 membres en 1900). Il faut un régime de la propriété foncière bien oppressif, et des souffrances bien vives chez les travailleurs de la terre pour qu'une grève éclate parmi eux. Encore la grève ne suppose-t-elle pas nécessairement l'existence du syndicat. Des deux grandes agitations agraires qui ont soulevé les journaliers agricoles dans ces dernières années, celle d'Italie en 1901-1902 et celle de la Galicie orientale en 1902, la première seule s'appuyait sur une organisation syndicale permanente.

Dans la grande industrie elle-même, les ouvriers syndiqués ne sont encore qu'une minorité. Cette minorité, il est vrai, peut avoir une importance prépondérante si elle forme un groupe cohérent, riche et discipliné. Mais, sur le continent, beaucoup de syndicats ne sont guère qu'un assemblage d'éléments instables autour d'un noyau d'hommes fidèles et dévoués, une union précaire et dénuée de ressources plutôt qu'une corporation solidement assise; il y manque l'esprit de discipline et de solidarité, la pratique des hautes cotisations régulièrement acquittées, les méthodes d'administration qui ont porté si haut la puissance des unions anglaises.

Ces lacunes et ces faiblesses ne peuvent être contestées; mais elles sont inévitables dans un mouvement qui est encore à ses débuts partout ailleurs qu'en Angleterre; et s'il y a lieu de s'étonner, c'est plutôt de la force qu'il a prise si rapidement que des infirmités qui l'accompagnent. Au point de vue du nombre, la croissance des syndicats ouvriers a pris une allure accélérée depuis une vingtaine d'années. Entre 1890 et 1904, le nombre des ouvriers syndiqués a passé, en chiffres ronds, de 1 million et demi à 2 millions en Angleterre, de 140 000 à 800 000 en France, de 350 000 à 1 500 000 en Allemagne, de 800 000 à 2000 000 aux États-Unis; et si nous possédions des chiffres pour l'Australasie et le Danemark, la progression nous y apparaîtrait sans doute aussi forte. Dans certaines professions, industrie houillère, typographie et quelques autres, les associations ouvrières s'étendent à la majorité, ou même, en Angleterre et aux États-Unis, à l'ensemble des ouvriers de la profession. Au point de vue des méthodes administratives et financières, il semble aussi que l'exemple des unions anglaises commence à porter ses fruits. Certains syndicats, en Allemagne, en Belgique et en France, ont senti la nécessité de fortifier l'autorité du comité central, et d'assurer la continuité de la direction en rétribuant convenablement leurs agents et en prolongeant leurs pouvoirs. Ils se rendent compte, en même temps, que c'est par des cotisations élevées, donnant droit à des allocations de chômage et de maladie, qu'un syndicat parvient le mieux à retenir ses membres et à grossir leur nombre.

Les unions américaines sont largement entrées dans cette voie depuis 1880; ainsi les unions des typographes, des cigariers, des machinistes et chauffeurs, dépensent ensemble 5 millions de francs par an pour les secours. Les syndicats socialistes allemands ont presque tous haussé leur cotisation depuis une dizaine d'années, et ils affectent aujourd'hui plus du tiers de leurs ressources à l'assistance mutuelle. Les syndicats autrichiens distribuent, de leur côté, des secours de chômage importants. En France, les caisses de secours syndicales, encore médiocrement alimentées, il est vrai, sont assez nombreuses dans certaines professions telles que la typographie, l'industrie des métaux et celle du vêtement. Les mineurs belges n'ont pu reconstituer leurs syndicats en décadence qu'en majorant la cotisation; la tendance en Belgique est de donner aux unions ouvrières, comme en Angleterre, la double fonction de résistance et de mutualité; là où jadis on ne parvenait plus même à recouvrer des cotisations de cinq ou dix centimes par mois, on perçoit aujourd'hui sans difficulté des contributions mensuelles de 1 franc, 2 francs et même plus. La hausse des salaires, qui parait être la conséquence naturelle des progrès de la production dans la grande industrie mécanique, permet aux associations ouvrières d'exiger de leurs membres des impositions d'une importance croissante et par un effet en retour, l'accroissement de leurs ressources permet aux syndicats d'accélérer le mouvement de hausse des salaires.

Ainsi donc, dans tous les pays industriels, les syndicats ouvriers parcourent les mêmes étapes que l'unionisme anglais. Le monde du travail tend partout à s'organiser et à prendre une conscience collective : le courant est universel, irrésistible, il surmonte tous les obstacles, non seulement la faible digue des restrictions légales ou des tracasseries judiciaires, mais même l'entrave autrement sérieuse des antagonismes politiques, religieux et nationaux. A un phénomène aussi général doit correspondre une cause également générale d'ordre économique; cette cause ne peut être que la transformation industrielle subie par les pays civilisés dans le cours du XIXème siècle.

Serait-ce donc, comme on l'a maintes fois répété, la machine qui aurait créé cet état de choses? Il est incontestable que la machine y a beaucoup contribué, en précipitant la concentration des masses ouvrières autour des moteurs mécaniques. Par ailleurs, le machinisme a exercé une influence profonde sur l'esprit des associations ouvrières. En révolutionnant les anciennes formes de la production, et en ouvrant l'accès des métiers aux faibles et aux ouvriers non exercés, le machinisme, partout où il a dominé le travail, a ruiné les antiques prétentions des corporations ouvrières au monopole de leur métier. Les traces de l'ancien esprit particulariste, les exigences relatives à la limitation des apprentis, l'hostilité contre les machines, les conflits avec d'autres associations ouvrières au sujet du droit au métier, n'apparaissent plus que dans les professions où la machine n'a pas encore accompli son oeuvre révolutionnaire.

Mais, en y regardant de plus près, les meilleurs observateurs ont reconnu que la concentration des forces ouvrières était moins une conséquence du machinisme en particulier que du régime capitaliste dans son ensemble.

Le capitalisme, en détruisant le régime du petit atelier et en agglomérant les travailleurs dans les manufactures dès avant l'introduction du machinisme, a disjoint les éléments réunis dans la corporation d'autrefois, et opposé aux chefs d'industrie une armée sans cesse grossissante de travailleurs salariés, destinés à rester tels, et conscients de leurs intérêts de classe. Est-ce nécessairement la guerre de classes qui doit sortir de cette division? C'est une question à réserver; mais il résulte au moins de cet état de fait une opposition d'intérêts qui détermine des groupements séparés.

En même temps que les entreprises se concentraient, les obstacles à la concurrence intérieure et extérieure disparaissaient ou s'abaissaient par l'abolition des règles restrictives du système corporatif, par la suppression des douanes intérieures et la réduction des droits prohibitifs, et surtout par le progrès des transports. Sous la pression d'une concurrence sans frein, et vis-à-vis d'une clientèle toujours en quête des prix les plus bas, les chefs d'industrie ont dû peser sur les salaires, dans des conditions d'autant plus fâcheuses pour les travailleurs que des perfectionnements mécaniques incessants soumettaient les ouvriers de métier à la concurrence des travailleurs faibles et sans apprentissage.

Ainsi les deux facteurs nouveaux de la société économique, concentration et concurrence, agissaient dans le même sens pour provoquer la formation des associations ouvrières, puisqu'ils avaient ce double effet de faciliter l'entente des salariés en les réunissant par masses, et de rendre cette entente plus nécessaire que jamais pour la défense de leur étalon de vie menacé par la concurrence.

Par le fait de cette évolution économique, l'individualisme atomique a fait son temps; l'isolement individuel a dû cesser en même temps que la pulvérisation des entreprises; la centralisation industrielle appelait nécessairement la coalition ouvrière. Dans un état développé de la grande industrie, la position est trop inégale pour l'ouvrier isolé vis-à-vis du patron; les parties en présence, dans la discussion du salaire et des autres clauses du contrat, sont en réalité le capital et le travail; non pas le patron et son ouvrier, non pas même un patron et l'ensemble de ses ouvriers, mais plutôt l'ensemble des patrons d'une même industrie régionale ou nationale et l'ensemble des ouvriers de la profession.

Plus les marchés s'élargissent par le progrès des communications, plus s'étendent les rapports de concurrence et les connexités industrielles, et plus s'impose aux salariés la nécessité d'agrandir la sphère de leurs unions pour suivre le mouvement d'extension des solidarités économiques. Aussi voit-on les syndicats locaux s'amalgamer, se relier aux syndicats de métiers connexes ou d'industries différentes, se former en fédérations régionales et nationales, et même ébaucher aujourd'hui des fédérations internationales.

C'est au prix de luttes douloureuses et d'efforts incessants que la classe ouvrière parvient à réaliser les formes de concentration qui sont en harmonie avec le développement industriel. Le malaise dont souffrent les États modernes tient en grande partie à la survivance des rapports individuels de l'ancien régime économique, qui sont incompatibles avec l'état nouveau de la grande industrie moderne. Car l'évolution capitaliste des entreprises précède toujours celle des unions professionnelles; l'adaptation ne se fait qu'à la longue, et les métamorphoses se suivent à distance dans les deux séries.

Lorsque la production capitaliste s'établit dans un pays, elle trouve en face d'elle une population ouvrière généralement ignorante et complètement inorganisée. Le travail subit alors toutes les capitulations que le capital lui impose, jusqu'à l'extrême limite d'un minimum nécessaire à l'entretien de la vie physiologique. De loin en loin, dans ces milieux de prolétaires misérables agglomérés sur un même point par les nouvelles formes de la production, des grèves éclatent, soulèvements spasmodiques, révoltes de la faim marquées par des attentats sanglants, réprimées par la violence et suivies d'affaissements plus profonds.

Tel, en Angleterre, avant l'abrogation des lois contre les coalitions en 1824-1825, et même jusqu'en 1842, l'état insurrectionnel de la classe ouvrière réduite à la misère par un capitalisme sans contrepoids. Conspirations, meurtres, bris de machines, terrorisme des sociétés secrètes, répression aussi impuissante qu'impitoyable, ce fut vraiment pour l'Angleterre une période d'anarchie sociale, résultant d'un désaccord prolongé entre l'état centralisé de l'industrie et l'état inorganique des classes ouvrières abandonnées par la législation; les ouvriers étaient restés, suivant les expressions de M. et Mme Webb, "les serfs batailleurs à demi émancipés de 1823". De cette décomposition primitive devait sortir, en Angleterre, l'ordre unioniste contemporain; mais, aujourd'hui encore, nous retrouvons les mêmes traits dans les insurrections anarchistes de la Catalogne, et, à certains égards, dans les séditions agraires de l'Ukraine et de la Sicile.

Lorsque les associations ouvrières commencent à se former, elles ont une tendance, dans beaucoup de pays, à comprendre tous les salariés sans distinction de métier, et à poursuivre des fins idéalistes de transformation sociale. Il en fut ainsi, en Angleterre, de l'Association nationale de 1830 et de la Grand National Trades-Union, fondée en 1834 sous l'influence de Robert Owen; ainsi encore du GEwerkschaftsbund crée à Berlin en 1868 par Schweitzer, et même, à une époque plus récente, de l'Ordre des Chevaliers du travail aux États-Unis. Les associations ouvrières ne tardent pas d'ailleurs à s'établir sur la base plus solide du métier, dans le but de défendre leurs intérêts professionnels; mais longtemps encore le mouvement syndical reste lié au mouvement politique, sans être considéré comme ayant sa fin propre et indépendante.

Longues et difficiles sont ensuite les étapes à parcourir avant d'arriver à une coordination durable des forces individuelles. A ses débuts, dans une population ouvrière amorphe et dénuée de l'esprit de solidarité, le syndicat se confond presque avec la coalition éphémère de la grève; c'est une ébauche d'association, groupe instable qui se gonfle au moment de la lutte pour se réduire aussitôt après à un mince noyau d'adhérents fidèles, sans fonds de caisse alimenté par des cotisations suffisantes et régulières. II est toujours possible de provoquer, par des paroles ardentes, un mouvement convulsif chez des hommes qui souffrent; un concert permanent, impliquant des sacrifices à longue portée, ne peut être que le fruit d'une éducation prolongée.

Tant que les associations ouvrières sont aussi faibles, les relations entre employeurs et salariés restent nécessairement individuelles. Les patrons, dont l'éducation économique est aussi incomplète que celle de leurs ouvriers, sont imbus de l'idée que toute intervention du syndicat dans la discussion des salaires serait une usurpation sur leurs pouvoirs de direction et une atteinte intolérable à leur autorité. D'ailleurs, le syndicat n'est encore qu'une minorité de militants ou une agglomération passagère, menée par des hommes remuants et énergiques, mais souvent exaltés par les souffrances et les rancunes, ignorants des conditions industrielles, parfois même étrangers à la profession, à cause de l'ostracisme dont les chefs d'établissement frappent les ouvriers coupables d'une initiative syndicale. Les patrons refusent donc de reconnaître le syndicat et d'entrer en pourparlers avec ses délégués; ils s'obstinent dans leur prétention de ne discuter qu'avec leurs ouvriers pris individuellement; ils luttent pour briser le syndicat, excluant les chefs de leurs ateliers, organisant contre eux le boycottage des listes noires, obligeant même parfois leurs ouvriers à se démettre de l'association. Comme ils ne rencontrent pas de résistance sérieuse dans leur personnel, ils ne savent réduire les frais qu'aux dépens de la main-d'oeuvre. Nul effort pour sortir de la routine et renouveler l'outillage; l'exploitation des forces de travail à bon marché permet de soutenir la concurrence sans s'imposer les frais d'un matériel perfectionné.

A cette phase du mouvement ouvrier, la résistance à la pression patronale affecte volontiers la forme sournoise du «bousillâmes ou «sabotage » individuel; et lorsqu'elle se traduit par un soulèvement collectif, la grève, sans être nécessairement violente et insurrectionnelle, reste encore tumultueuse et chaotique. Au lieu d'être décidée après mûre réflexion par les syndicats, elle éclate d'une façon impulsive, et se propage par entraînement ou par crainte devant les injonctions de bandes anonymes. Les grévistes ne savent ni choisir le moment où les circonstances économiques sont favorables, ni présenter un programme de revendications précises. De leur côté, les patrons luttent isolément, et tentent d'obtenir la reprise du travail par des concessions individuelles. Satisfait d'un avantage souvent apparent, le personnel d'un établissement cesse la grève, sans songer à stipuler des garanties pour l'observation des conditions mal définies qui lui sont faites verbalement, tandis que les autres ouvriers de la même industrie, affaiblis par cette défection ou entrés plus tard dans la lutte, sont obligés de se soumettre sans conditions. Dans ces mouvements spontanés, nulle pensée directrice et nul plan d'ensemble des chefs improvisés, incapables d'imposer une ligne uniforme, un plan raisonné d'attaque et de défense, doivent céder aux mouvements irréfléchis de la foule. Aussi les quelques avantages qui ont pu être obtenus par surprise s'émiettent-ils au jour le jour sous l'action de la concurrence que les travailleurs se font à eux-mêmes, lorsque la période de fièvre est passée les grèves partielles se multiplient et se renouvellent à bref délai, perpétuant l'état d'instabilité dans lequel se débat l'industrie à cette phase d'associations rudimentaires.

C'est l'histoire des rapports du capital et du travail dans la plupart des métiers de l'Europe continentale. Cette période chaotique a pu prendre fin dans les pays dont l'évolution industrielle est la plus avancée; elle est moins prolongée chez certains peuples que chez d'autres, grâce à des qualités de race particulières et à diverses circonstances; mais aucun peuple ne peut la franchir sans s'y arrêter, parce que nulle population ouvrière ne peut passer brusquement de la misère et de l'abaissement à la maturité. Il faut que le syndicat sorte de la grève et se fortifie par de longues épreuves, avant de devenir l'union résistante qui représente réellement le travail vis-à-vis du capital.

Lorsque les associations ouvrières sont puissantes par le nombre de leurs adhérents, la permanence de leur personnel et l'ampleur de leurs ressources, elles n'ont plus besoin de lutter pour l'existence, et savent se faire reconnaître comme une représentation sérieuse et durable des travailleurs. Sous la direction de chefs expérimentés, exactement renseignés sur l'état du marché et soucieux de leur responsabilité, hostiles à toute aventure dans laquelle les fonds sociaux seraient inutilement compromis, les associations n'engagent la lutte qu'à bon escient. Les statuts d'un syndicat national centralisé ne permettent une grève locale que si elle a été autorisée par le comité central, après épuisement des moyens ordinaires de conciliation. Les grèves sont donc plus rares et plus pacifiques; mais elles sont aussi plus étendues et plus prolongées, se propageant chez tous les ouvriers d'une même industrie et des industries connexes, et se poursuivant pendant de longues périodes grâce aux ressources considérables des deux parties.

Vis-à-vis des unions ouvrières, les patrons doivent à leur tour constituer des associations de même nature. Entre les deux groupes peuvent alors intervenir des accords, de véritables traités réglant pour l'avenir les conditions du travail. D'abord conclues par des négociateurs improvisés ou des arbitres de circonstance pour prévenir un conflit menaçant ou terminer une grève, ces conventions finissent par entrer dans la pratique courante de l'industrie. Des organes permanents, des comités mixtes ou séparés, composés de délégués des deux parties, sont établis pour débattre et arrêter, avant toute cessation de travail, les clauses du contrat; parfois même, un arbitre est désigné à l'avance pour le cas où les plénipotentiaires siégeant dans le comité ne parviendraient pas à s'entendre. Le contrat, valable pour tous les établissements d'une même industrie dans une région déterminée, porte non seulement sur les salaires, mais sur la durée du travail et les conditions accessoires de sa prestation. Il établit des tarifs minima de salaires au temps et aux pièces communs à toute L'industrie, ou des tarifs types destinés à servir de base aux conventions particulières des groupes locaux. Il fixe la période de validité, prévoit les délais de dénonciation, et remet à des experts-arbitres le soin de trancher les difficultés d'application et d'interprétation qui pourraient provoquer des contestations individuelles ou collectives pendant la période d'exécution. Enfin il interdit, bien entendu, l'emploi de travailleurs quelconques, même non syndiqués, dans des conditions inférieures à celles de la convention, et il établit des garanties d'exécution particulières, telles que le dépôt d'une somme d'argent qui répond de l'observation des engagements réciproques.

Tel est le contrat de travail collectif, par opposition au contrat individuel. C'est le seul mode de relations entre employeurs et salariés qui soit en harmonie avec les nouvelles formes de la production capitaliste, et qui résolve les contradictions inhérentes au contrat individuel dans un régime de grande production. Aux salariés, il permet de traiter sur le pied d'égalité avec les acheteurs de leur force de travail, comme pourraient le faire des vendeurs de matières premières. Au lieu que leur faculté intégrale de travail et leur personnalité tout entière soient livrées à la discrétion de l'employeur par l'imprécision d'un accord verbal et individuel, les prestations de services qu'ils s'engagent à fournir en échange d'un salaire déterminé sont limitées par les clauses précises du contrat collectif. Aux chefs d'entreprise, ce régime assure des conditions stables pendant la durée d'application du contrat, et confère les plus solides garanties contre les malfaçons volontaires et les grèves inopinées. Aux uns et aux autres, il fixe une règle commune qui s'applique à toute l'industrie, et donne un moyen de défense contre les rabais de la concurrence.

Un régime contractuel aussi régulier suppose nécessairement une organisation corporative très forte, aussi bien du côté des patrons que des ouvriers. Car il faut que les unions soient assez riches pour répondre sur leur caisse de l'exécution du contrat; il faut surtout que les représentants des parties aient assez d'autorité, chacun dans leur groupe, pour imposer à tous les membres de la profession, syndiqués et même non syndiqués, l'observation des décisions prises et le respect des conventions arrêtées. A cet égard, l'arrangement direct entre les parties est bien supérieur à l'arbitrage. Les décisions d'un arbitre de circonstance ou d'une cour d'arbitrage officielle ne sauraient avoir qu'une autorité purement morale, à la merci du caprice des intéressés, sous la seule sanction de l'opinion publique. La conciliation elle-même n'est réellement efficace que dans certaines conditions. Des comités officiels de conciliation qui se bornent à rapprocher les parties, et même des comités mixtes qui émanent d'elles, mais sont élus au cours d'un conflit par la foule inorganisée, ne sauraient jouer le même rôle ni exercer la meme autorité que des comités permanents, délégués par des associations patronales et ouvrières puissamment constituées.

Il faut que le syndicat patronal représente la majorité des intérêts patronaux. Il faut aussi que l'union ouvrière comprenne la majorité des ouvriers de la profession , et qu'elle ait assez de force, par ses offres de placement, ses secours de routes et ses caisses de chômage, pour controler facilement les embauchages individuels. Tant que les patrons et ouvriers "cotoyeurs" restent capables de proposer ou d'accepter des conditions de travail inférieures à celles de la convention syndicale, la pratique du contrat collectif est impossible.

Aussi n'est-elle entrée dans les moeurs que chez des populations tres avancées appartenant à la grande industrie. L'Angleterre, pourvue d'ancienne date de ces rouages corporatifs qui font désormais partie de sa constitution sociale, est le pays d'élection des comités permanents de conciliation et du contrat collectif de travail; c'est chez elle que l'institution a pris naissance par l'initiative de M. Mundella en 1862 , dans la bonneterie de Nottingham.

En Angleterre, dans les métiers où les unions patronales et ouvrières sont fortes, nul ne peut exercer une profession s'il ne se soumet à la règle commune établie par contrat; il y a même des industries où les unions ouvrières, comprenant l'immense majorité des ouvriers, ont assez d'empire pour exclure du métier tout ouvrier qui n'adhère pas à l'union ou n'acquitte pas régulièrement ses cotisations. Chez les ouvriers du fer et de l'acier, mécaniciens, constructeurs de chaudières et de navires en fer, chez les mineurs, les ouvriers du coton et les tullistes, dans l'industrie du bâtiment, dans la cordonnerie mécanique, la poterie, la brasserie et d'autres industries encore, c'est le système du contrat collectif qui domine et régit les rapports du capital et du travail. Dans quelques-unes de ces professions, il existe et fonctionne régulièrement depuis vingt-cinq ans, sans que les changements incessants opérés dans le machinisme soient venus l'entraver ou l'altérer.

Les classes ouvrières sont donc parvenues en Angleterre, dans les métiers organisés, à conquérir leur indépendance et à faire reconnaitre leurs droits comme collectivités. Et loin que cette politique ait avivé la guerre du capital et du travail, elle a contribué au contraire à écarter bien des causes de conflit. La pratique habituelle du contrat collectif dans la grande industrie a fait pénétrer la conciliation dans les moeurs; elle a fait naitre des organes qui, s'ils ne peuvent pas toujours prévenir les conflits, sont du moins à la disposition des parties pour les résoudre quand ils ont éclaté. Aussi les grèves décroissent-elles en nombre et en importance globale. Si l'on compare les moyennes annuelles des périodes 1891-95 et 1901-1904, on voit le nombre des conflits descendre de 813 à 417, celui des travailleurs atteints par la grève de 370 000 à 138 000, et celui des journées de chômage de 14 millions à 3 millions; à la fin de la seconde période, la dégression est encore plus sensible. Tout au contraire, en France, les grèves s'accroissent en nombre et en importance totale, suivant une progression particulièrement rapide dans ces dernières années. Il n'est pas déraisonnable d'attribuer en grande partie cette différence à celle des organisations professionnelles.

Ce n'est pas à dire qu'en Angleterre même, tout soit parfait dans les relations entre employeurs et salariés, ni que les unions ouvrières échappent aux accusations d'adversaires passionnés; il est inévitable qu'il se produise, à certaines époques de crise ou simplement de stagnation économique, des retours offensifs de l'ancien esprit patronal. Mais il faut rendre cette justice à l'unionisme anglais qu'il remplit virilement sa tâche, avec fermeté et modération, et qu'il a la gloire de montrer à tous les peuples la voie par laquelle des classes ouvrières parvenues à un niveau élevé de caractère et de moralité peuvent réaliser pacifiquement la démocratie industrielle.

La méthode du contrat collectif, si largement pratiquée dans la grande industrie anglaise, reçoit également des applications fréquentes aux États-Unis depuis quelques années. On la signale notamment dans la construction des machines et la métallurgie, où le système d'une échelle mobile des salaires a été essayé dès 1865 dans les mines, dans l'industrie du bâtiment depuis la grève de Chicago en 1900; dans l'industrie du coton, la verrerie, la cordonnerie mécanique, etc. En Australie et en Nouvelle Zélande, le régime du contrat collectif s'est généralisé, sous l'influence des grandes unions ouvrières et de la législation sur l'arbitrage obligatoire.

Mais, dans la plupart des autres pays, le contrat collectif n'a été pratiqué que d'une façon tout à fait exceptionnelle et incomplète. En France, on a quelques exemples de conventions établies par l'arbitrage d'un tiers à l'occasion d'un conflit. Les tullistes de Calais et les mineurs du Pas-de-Calais ont même, à diverses reprises, conclu directement des accords avec les représentants des patrons; mais il n'est pas sorti de ces accords l'institution de comités permanents de conciliation. A l'inverse, les conseils d'usine, que l'on rencontre dans certains établissements de France, de Belgique, d'Allemagne et d'Autriche, sont bien des organes fixes de conciliation, des "chambres d'explication" composées de délégués du patron et des ouvriers; ils ont bien pour fonction d'aplanir les différends individuels, et même de conclure des accords collectifs pour l'avenir; mais ils sont particuliers à un établissement, et ne peuvent que difficilement régler les questions de salaires, parce que les salaires sont liés aux conditions générales de la concurrence. Quant aux conseils syndicaux institués dans les syndicats mixtes du Nord et du Pas-de-Calais, ils ne semblent pas faits pour discuter et conclure des conventions collectives.

En Allemagne, la méthode du contrat collectif s'est introduite dans quelques industries locales. Il est même remarquable que le Congrès général des Gewerkschaften socialistes réuni à Francfort en 1899 a voté une résolution favorable aux conventions établissant des tarifs communs.

En comparant ces résultats, on est tenté de croire que l'état d'équilibre et de paix industrielle réalisé par le contrat collectif est un régime propre aux pays anglo-saxons, et qu'il a peu de chances de s'acclimater ailleurs. Il est possible, en effet, que le succès des unions anglaises, américaines et australiennes s'explique en grande partie par le caractère particulier des ouvriers anglo-saxons. Toutefois, il faut noter que le pays du continent européen où les associations ouvrières sont les plus fortes, le Danemark, est celui, dit-on, où le contrat collectif s'est le mieux établi. Il est également remarquable que les typographes, dans tous les pays avancés, pratiquent le système des ententes; ils concluent avec les patrons des accords sur les tarifs de salaires et les délais de dénonciation, et établissent des organes permanents de conciliation. Ce n'est pas seulement en Angleterre et aux États-Unis que les imprimeurs recourent à ces procédés; c'est aussi en Allemagne, où le tarif commun s'appliquait, en 1901, dans 3372 maisons employant 34000 ouvriers; c'est encore en Autriche, en Belgique, et dans une certaine mesure en France. Or, les typographes comptent certainement parmi les ouvriers les plus intelligents, les plus instruits et les mieux payés; presque partout, leur profession est celle où l'on relève la plus forte proportion de syndiqués, et leurs corporations sont les plus riches et les mieux organisées. Ils sont donc, en tout pays, les pionniers de l'idée nouvelle, et tout porte à croire que le régime qu'ils ont su établir dans leurs rapports avec le patronat s'étendra, sans distinction de race, aux diverses couches de la classe ouvrière à mesure qu'elles atteindront le même niveau de culture.


Chapitre 16 L'extension du rôle économique de l'État et des municipalités.

Loin que le progrès de la civilisation ait eu pour conséquence, comme le pensait Guizot, d'amener peu à peu l'État à donner sa démission, il est évident que l'État se trouve conduit de nos jours à étendre son rôle bien au delà des fonctions essentielles de sécurité, et à s'immiscer plus activement que jamais dans le domaine économique.

Les Etats modernes sont des communautés économiques en même temps que des unités politiques; les intérêts matériels y ont pris trop d'importance pour que l'État ait pu s'en désintéresser. Un instant déssaisi sous l'empire de la doctrine du laisser-faire, il a dû sortir de son inaction et intervenir sous les formes les plus variées. Les municipalités, à leur tour, ont entrepris de gérer des services lucratifs; elles ont donné, dans certains pays, un vif élan au socialisme municipal. Il résulte de cette double tendance que les corps politiques, depuis la grande collectivité nationale jusqu'aux simples communes, sont devenus des organes essentiels de l'économie sociale.

Ce mouvement d'extension de l'État et des communes, comme le mouvement d'association lui-même, est un mode particulier du développement des formes de la vie collective; c'est un phénomène d'intégration du même ordre, qui mérite au même titre d'être étudié parmi les faits caractéristiques de l'évolution économique.

L'État se borne souvent à protéger ou contrôler les activités individuelles dans la production et les échanges; il intervient alors comme puissance publique, pour ordonner, permettre, interdire, réprimer, accorder des privilèges et des droits protecteurs, ou bien comme trésor public pour fournir des subsides. Mais sur certains points, l'État a été plus loin: il s'est substitué aux individus en se faisant entrepreneur d'industrie, de transport et autres services; il s'est chargé lui-même de certaines exploitations en qualité de personne privée, et les communes ont développé leurs services dans le même sens. C'est ce mouvement que je voudrais retracer sous ses différentes formes.


Section 1. Protection et contrôle.

Il ne saurait être question de dresser ici une nomenclature, ni d'entreprendre une étude des cas si multiples dans lesquels l'État moderne exerce cette mission de tutelle en matière économique. Jamais, à vrai dire, l'État n'a eu une politique industrielle et commerciale aussi active; à une époque où les nations luttent entre-elles pour conquérir le marché du monde, les divers États font des efforts fiévreux pour donner la primauté à leurs industries, ou au moins pour les protéger contre la concurrence étrangère; droits de douane, encouragements, subventions, primes à l'exportation et à la navigation, bonifications sur les impôts intérieurs, appuis à l'étranger, voire même, en Prusse et en Russie, participation à certains cartels privés comme ceux de la potasse et du sucre, tout est mis en oeuvre pour soutenir la production nationale et lui ouvrir des débouchés au dehors. Mais cette politique n'est pas nouvelle, et si elle a pris plus d'ampleur de nos jours à cause de la différence du développement économique, si elle a modifié en partie ses procédés depuis l'époque du mercantilisme, elle n'a cependant pas revêtu un caractère essentiellement nouveau. Nous pouvons donc passer outre, pour ne retenir que les modes d'intervention qui sont propres à la période contemporaine.

C'est ainsi qu'en matière d'hygiène publique, les législations modernes deviennent chaque jour plus envahissantes; il est même remarquable que les pays les plus attachés à la liberté individuelle sont ceux qui la sacrifient le plus volontiers aux exigences de la santé publique. Qu'il s'agisse de logements malsains, d'industries insalubres pour le voisinage, de vaccination, déclarations, désinfection et autres mesures de défense contre les maladies contagieuses, les pouvoirs des autorités sanitaires s'élargissent, et nul ne sait aujourd'hui où s'arrêteront leurs droits de surveillance et de contrainte, avec le souci croissant de l'hygiène qui marque la civilisation contemporaine.

Les monopoles industriels privés, récemment issus de l'évolution économique, ne pouvaient rester longtemps en dehors du contrôle de l'État; dès que le publie cesse d'être garanti par la concurrence, les pouvoirs politiques se trouvent amenés à intervenir pour défendre les intérêts collectifs menacés par le monopole. Ainsi l'État, quand il ne s'est pas chargé lui-même de l'entreprise des chemins de fer, s'est généralement réservé, dès le principe, un droit de contrôle sur l'exploitation et les tarifs dans les pays mêmes où il avait laissé l'industrie des chemins de fer sous le régime de la liberté, il s'est vu obligé de restreindre après coup cette liberté par quelques interdictions et mesures de contrôle dans l'intérêt du public. De même, la loi réserve à l'autorité administrative des pouvoirs de concession, de surveillance et de retrait sur les exploitations minières.

Ce sont là les premières formes du monopole; mais aujourd'hui, de nouveaux problèmes du même ordre s'imposent à l'attention du législateur; cartels et trusts, monopoles de l'eau, du gaz, de l'électricité et des tramways dans les villes, régime des eaux courantes et de la houille blanche pour ne citer que les cas les plus connus, sollicitent une réglementation dirigée contre l'abus du droit privé. Les garanties à prendre vis-à-vis des sociétés d'assurances-vie et accidents figurent aussi parmi les questions que l'État moderne doit résoudre en s'inspirant des intérêts généraux.

Dans beaucoup de pays, la législation qui régit les rapports des propriétaires fonciers et de leurs tenanciers s'est montrée très coercitive. En supprimant le servage et les droits féodaux, le législateur moderne le plus modéré dans ses réformes a fait oeuvre révolutionnaire lors même qu'il s'est contenté d'autoriser le rachat et de le faciliter par diverses mesures financières, son intervention dans les relations agraires en faveur des cultivateurs du sol a eu le caractère d'une expropriation. En Irlande, la loi anglaise donne à des magistrats le pouvoir de fixer le taux des fermages; de sa propre autorité, elle confère aux fermiers, par diverses garanties, une sorte de copropriété, de droit parallèle et concurrent qui fait échec à celui des landlords; aujourd'hui, elle va plus loin encore, puisqu'elle donne aux fermiers le moyen d'acquérir la pleine propriété du sol. Mais ces législations agraires sont des modes de liquidation du passé qui restent en dehors de notre objectif.

En revanche, notre attention doit se concentrer sur une sphère dans laquelle l'activité du législateur moderne s'est montrée particulièrement féconde la protection légale des travailleurs par la réglementation du travail et les assurances sociales. Il s'agit là d'une intervention législative entièrement nouvelle, sinon toujours par ses procédés, du moins par son esprit et par son but; l'objet de cette intervention n'est pas de régler la destruction successive d'un régime pré-révolutionnaire, mais d'ordonner sur de nouvelles bases des relations sociales issues du régime nouveau; son importance pour l'avenir dépasse donc celle de tous les autres cas considérés jusqu'ici.

Depuis la première loi de 1802, par laquelle le Parlement anglais cherchait à garantir les enfants assistés contre l'exploitation dont ils étaient victimes dans les filatures, la législation ouvrière, si timide à ses débuts, a grandi dans son pays d'origine; elle s'est étendue dans les autres avec les progrès de l'industrie, et depuis la Conférence de Berlin en 1890, le courant est si universel et si rapide, qu'il n'est-pas aujourd'hui un pays civilisé dans lequel le travail des salariés ne soit soumis à une minutieuse réglementation législative. Bien certainement, on se trouve ici en présence d'un phénomène qui, au même titre que le développement des associations de nature économique, dérive immédiatement de la forme capitaliste de la production. La révolution industrielle, en brisant les anciens cadres corporatifs, avait laissé le travailleur salarié sans défense contre les abus de la concurrence; l'État moderne s'est donc vu obligé de remplacer les appuis qui lui manquaient, et de lui fournir une assistance nouvelle contre des dangers nouveaux.

Aussi la législation ouvrière, prenant sa source dans un état économique semblable, présente-t-elle sur l'ensemble du monde civilisé, à travers les complications et les variétés innombrables de ses formes particulières, une véritable homogénéité dans ses grandes lignes. Les expériences faites par un pays novateur sont mises à profit par tous les autres, et servent de base aux réformes qu'ils introduisent à leur tour; en sorte que les lois les plus récentes tendent à former, dans cet ordre de la législation sociale, un droit commun universel d'une remarquable unité.

L'hygiène et la sécurité des travailleurs dans les ateliers furent partout l'un des premiers objets de la réglementation. Dans les débuts de la grande production industrielle, on se préoccupait surtout de l'incommodité ou du danger de certains établissements pour le voisinage. Mais on comprit vite la nécessité de protéger d'une façon plus particulière la santé et la vie des travailleurs employés dans ces industries, principalement dans les mines. Aussi les réglementations en matière d'hygiène et de sécurité industrielle sont-elles devenues l'une des parties les plus touffues de la législation.

Rien n'égale, à cet égard, la minutie de la loi anglaise, dont les autres pays se sont inspirés. La Factory and work-shops de 1901, qui n'est qu'une codification de dispositions antérieures et déjà anciennes pour la plupart, contient une longue série de prescriptions concernant la propreté des ateliers, la ventilation et l'évacuation des poussières, le cube d'air par travailleur, la température, l'écoulement de l'humidité, etc. Au point de vue de la sécurité, il prescrit des mesures de précaution à l'égard des machines et organes de transmission, des chaudières et des trappes; il impose des dégagements et moyens de secours pour le cas d'incendie; il ordonne des déclarations et enquêtes à la suite des accidents. Dans certaines industries considérées comme dangereuses ou insalubres, les dispositions sont plus rigoureuses encore.

Le législateur ne se borne pas à établir des règles générales en cette matière il délègue au gouvernement et aux autorités locales le pouvoir de faire des règlements particuliers, applicables à certaines industries déterminées ou même à des établissements individuellement désignés. En Suisse, notamment, les plans d'une construction industrielle doivent être approuvés par l'autorité publique. Un peu partout, les exploitations minières sont soumises individuellement à des règlements administratifs spéciaux. Enfin les autorités administratives et les tribunaux judiciaires sont investis de larges pouvoirs d'interdiction et d'injonction pour faire observer les dispositions légales et réglementaires.

Au même degré que les prescriptions sanitaires, et souvent même à une époque antérieure, la protection du travail de l'enfant dans l'industrie a été le point de départ de toute la législation ouvrière. De bonne heure, à la suite des grandes enquêtes publiques en Angleterre, des enquêtes privées de Villermé et autres hygiénistes en France, l'opinion publique s'est émue des souffrances de l'enfant dans les fabriques. Aussi les lois réglementant le travail des enfants dans un sens de plus en plus restrictif s'échelonnent-elles tout le long du XIXème siècle, vaines au début, mal appliquées et constamment éludées, puis réellement efficaces et contraignantes sous un contrôle sérieusement exercé.

C'est l'Angleterre qui prend l'initiative, se bornant d'abord à protéger l'enfant dans les fabriques textiles, puis successivement dans les autres industries et dans les petits ateliers à partir de la décade 1860-1870. La Prusse, à son tour, limite la durée du travail des enfants en 1839 et 1853; sa législation est plus tard étendue à la Confédération de l'Allemagne du Nord en 1869, à l'Empire tout entier après 1871. La France suit une marche parallèle, en 1841 et 1874. L'Autriche, qui avait établi, dès 1786, une réglementation protectrice des apprentis, étend et renforce ses statuts en 1843 et 1859. Le Massachusetts en 1843, les cantons suisses à partir de 1848, légifèrent sur le même objet. Depuis lors, toutes ces législations ont été renouvelées, et la plupart de celles que l'on trouve en vigueur aujourd'hui sont postérieures à 1890; la Suisse, qui avait été plus loin que tous les autres pays par sa loi de 1877, est actuellement la seule à posséder une législation aussi ancienne. Les autres États ont suivi le mouvement; l'Italie et l'Espagne sont elles-mêmes dotées de lois récentes sur le travail industriel, et déjà l'on parle d'efforts faits dans le même sens au Japon, le dernier venu des pays de grande industrie.

La mesure la plus urgente était de fixer un âge légal d'admission pour les enfants dans les fabriques. Les premières lois ouvrières le fixaient à 8 ou 9 ans, et cette limitation, qui nous semble aujourd'hui si tristement insuffisante, apparaissait comme une atteinte audacieuse à la liberté dans un temps où l'ouvrier de 5 ans n'était pas une rare exception. Depuis cette époque, sous l'action parallèle des lois d'enseignement populaire et des lois de fabrique, l'âge d'admission a été relevé jusqu'à 12 ans dans la plupart des pays, 13 ans en Allemagne et en France, 14 ans même en Suisse, en Autriche et dans beaucoup d'Etats de l'Union américaine. II faut aller jusqu'en Espagne, au Portugal ou dans quelques rares États américains pour retrouver l'âge de 10 ans.

Une fois admis à l'atelier, l'enfant, jusqu'à 14 ou 15 ans dans les pays méridionaux et en Russie, partout ailleurs jusqu'à 16 ou 18 ans, reste protégé par la loi à différents points de vue.

Sa journée de travail, coupée par des repos déterminés, est en général limitée à 10 heures. Encore beaucoup d'États, tels que l'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, la Russie, les États scandinaves, l'Espagne, le Portugal, la Roumanie, ont-ils suivi l'exemple de l'Angleterre, et adopté, pour les enfants les plus jeunes au-dessous de 13 ou 14 ans, le régime du demi-temps, ou au moins celui d'une journée plus courte de 8 heures. Les législations qui conservent la journée de 11 heures pour les enfants sont devenues l'exception, et la Belgique seule admet encore pour eux la journée de 11 heures 1/2 dans l'industrie du coton.

Partout le travail de nuit est interdit aux enfants, sauf de nombreuses dérogations générales ou spéciales; l'Angleterre est le seul pays industriel où cette règle protectrice cesse de s'appliquer dès l'âge de 14 ans.

Partout aussi, la loi impose au profit des enfants le repos d'un jour hebdomadaire et celui des jours fériés. L'Angleterre fixe même pour eux une journée plus courte le samedi et les veilles de fête, de sorte que le temps de travail s'y trouve réduit à 33 heures et demie par semaine pour les enfants de moins de 14 ans, à 55 heures et demie ou 60 heures pour ceux de 14 à 18 ans. De nombreuses législations, Suisse, États américains, Australasie, Russie, etc., ont adopté le même principe des courtes journées du samedi.

Enfin, dans certaines industries et pour certains travaux insalubres ou dangereux, les législations modernes établissent des dispositions spéciales en faveur des enfants, reculant l'âge d'admission, limitant plus strictement leur journée, réglementant leur emploi ou même l'interdisant d'une façon absolue.

Après l'enfant, la sollicitude du législateur s'est portée sur la femme. Dès 1844, le Parlement anglais étendait aux femmes les dispositions qui protégeaient les adolescents de 14 à 18 ans dans les fabriques textiles. A notre époque, un peu partout, la femme est l'objet d'une protection presque aussi étendue que celle de l'enfant. La journée de travail, dans quelques pays, est un peu plus longue pour elle que pour l'enfant; mais il n'y a plus que la Belgique et quelques États secondaires pour ne pas limiter son travail journalier quand elle a dépassé 21 ans. S'il reste encore beaucoup d'États qui n'établissent en sa faveur aucune règle prohibitive du travail de nuit, du moins la Belgique est-elle le seul pays de grande industrie qui figure dans cette liste des retardataires; et quant au jour de repos hebdomadaire, il est partout assuré par la loi aux ouvrières, sauf en Belgique et au Portugal. Seule aussi, la Belgique oublie d'interdire aux femmes le travail souterrain dans les mines; seuls, la France et quelques rares pays négligent de leur réserver un repos de quelques semaines après les couches.

Des enfants et des femmes, la législation protectrice s'est étendue aux hommes adultes eux-mêmes. Les États qui limitent la journée de travail des hommes dans les fabriques sont encore l'exception. La France a commencé dès 1848, en établissant la limite de là heures; elle a continué son ceuvre en 1900, lorsqu'elle a restreint la journée à 10 heures pour les hommes travaillant dans les mêmes locaux que des femmes ou des enfants. La Suisse en 1877, l'Autriche en 1885, ont établi pour tous les travailleurs sans distinction (à partir de 16 ans en Autriche) une durée commune de 11 heures; la Russie, en 1897, a fixé la limite à 11 heures et demie pour tous les ouvriers de plus de 15 ans; enfin quelques législations, celles de l'Allemagne, de la Hollande, ont imposé dans certaines industries une journée maxima sanitaire. Pour le travail de nuit, la différence de régime entre les femmes et enfants et les hommes adultes est encore plus sensible; aucune législation ne l'interdit aux hommes, sauf en Suisse. Mais pour le repos du dimanche et des jours fériés, on constate de nos jours un mouvement d'unification qui se généralise. Le repos du dimanche est obligatoire pour tous les travailleurs industriels indistinctement dans de nombreux États Allemagne, Autriche, Suisse, Russie, Roumanie, États scandinaves, Espagne, Belgique, États-Unis en grande partie.

Il y a donc une tendance très nette, dans beaucoup de pays, à établir une réglementation générale qui s'applique aux hommes adultes comme aux autres catégories de travailleurs industriels les prescriptions concernant le repos du dimanche, et même, dans certains États, la durée du travail journalier, s'étendent à tout le personnel d'un établissement au même titre que les prescriptions d'hygiène et de sécurité.

La législation protectrice des travailleurs, en même temps qu'elle devenait plus minutieuse dans ses exigences et qu'elle s'appliquait à des catégories plus larges d'ouvriers, s'étendait aussi à des industries et professions plus nombreuses. Les ouvriers des mines ont été, dès le début du XIX° siècle, l'objet d'une protection spéciale, et cette protection est encore aujourd'hui plus étroite pour eux que pour les autres travailleurs; les mesures de sécurité sont plus rigoureuses, l'emploi des femmes est interdit, le travail des enfants sévèrement réglementé, la journée de travail des hommes adultes est même limitée dans les mines par certaines législations qui n'établissent aucune règle semblable dans les autres industries. Mais, en dehors des ouvriers mineurs, la législation générale du travail, à ses débuts, ne visait guère que les fabriques. Depuis lors, elle a pénétré dans bien d'autres ateliers et professions.

Nulle part cette marche par échelons n'est aussi visible qu'en Angleterre; des filatures de coton et de laine, la législation ouvrière s'est étendue à l'ensemble de l'industrie textile, puis aux autres établissements de la grande industrie, et enfin aux petits ateliers, jusqu'à ceux de l'industrie à domicile. Ailleurs, le mouvement est analogue, quoique plus raccourci; le législateur a voulu remédier d'abord aux maux les plus sensibles et les plus urgents, à ceux qui affectaient les travailleurs dans les fabriques; ce n'est qu'après cette première expérience qu'il a entrepris la tâche plus difficile de soumettre à ses prescriptions et à celles des autorités secondaires les ateliers de la petite industrie.

A cet égard, nulle réglementation n'offre plus de difficultés que celle de l'industrie à domicile; nulle cependant n'est plus nécessaire, tant à cause des conditions misérables du travail en chambre que de l'extension qu'il prend au détriment des industries saines, par le fait même qu'il reste seul en dehors de la réglementation générale. La plupart des législations se contentent d'appliquer aux petits ateliers tout ou partie des dispositions qui régissent les fabriques; mais on sait que ces dispositions n'atteignent pas les ateliers de famille, et qu'elles restent généralement lettre morte dans les autres ateliers à domicile, faute d'une responsabilité effective et d'une inspection suffisante.

Cependant les peuples anglo-saxons ont résolument abordé le problème. L'Angleterre dès 1878, les États de l'Amérique du Nord en nombre croissant depuis 1894 (New York, Massachusetts, Illinois, Pennsylvanie, Missouri, Michigan, Indiana, Ohio, Wisconsîn, Maryland), la Nouvelle-Zélande et l'État de Victoria depuis la même époque, réglementent le travail à domicile avec une précision de plus en plus rigoureuse, principalement dans l'industrie du vêtement; leur tendance actuelle est de soumettre aux prescriptions législatives les ateliers de famille eux-mêmes.

Il est vrai que le souci principal du législateur a été, dans la plupart des cas, de garantir l'hygiène publique et la santé des consommateurs. S'il donne aux autorités sanitaires des pouvoirs étendus à l'égard des locaux insalubres ou infectés par des maladies contagieuses et à l'égard des articles confectionnés dans des conditions malsaines, s'il oblige l'employeur (fabricant, sous-traitant et autre) à fournir la liste et l'adresse des ouvriers employés à domicile, et s'il le rend responsable de l'insalubrité des locaux, si les lois américaines soumettent à un contrôle sanitaire les ateliers en chambre, et exigent pour leur ouverture une autorisation ou déclaration dont le propriétaire est responsable, si elles prescrivent l'apposition d'une marque spéciale sur les marchandises qui y sont confectionnées, c'est bien, à certains égards, dans l'intérêt des travailleurs, mais c'est surtout dans un but d'hygiène publique.

Par contre, certaines dispositions ont incontestablement pour objet exclusif la protection des travailleurs; telles sont les prescriptions d'hygiène relatives à l'encombrement, à l'aération et à l'éclairage des locaux de travail; telles sont aussi les dispositions de certaines lois américaines qui interdisent d'employer dans les ateliers à domicile des personnes étrangères à la famille, à moins que l'atelier n'ait aucun accès sur les pièces d'habitation (Mass., Wisconsin, Maryland). Quant aux limitations relatives à l'âge d'admission et à la durée du travail, la loi anglaise cherche à les rendre efficaces dans l'industrie à domicile en les appliquant même aux ateliers de famille dans lesquels une personne travaille seule ou avec ses proches, et en autorisant l'inspecteur à y pénétrer de jour et de nuit.

Des industries de transformation et des industries extractives, la réglementation légale du travail s'est étendue, avec plus ou moins d'ampleur, aux chantiers de l'industrie du bâtiment, aux entrepôts, aux entreprises de chargement et de déchargement, aux entreprises de transport par chemins de fer et tramways, etc. Elle s'est étendue également aux exploitations industrielles de l'État et des municipalités la journée de travail y a été réduite à huit heures en Angleterre, aux États-Unis, en France même dans certains ateliers publics. En outre, l'Etat et les autres personnes publiques insèrent dans leurs marchés de travaux publics et de fournitures, et dans certains contrats de concession, des stipulations en faveur des ouvriers et employés; cette pratique est aujourd'hui si générale, qu'elle se rencontre même dans les pays dont la législation ouvrière est la moins avancée.

Restait le commerce de détail, y compris les boucheries, boulangeries, pâtisseries, hôtels, restaurants, débits de boissons et maisons de coiffure. L'intervention de l'État pour la protection des salariés y rencontrait des obstacles de tout ordre; le législateur devait tenir compte d'une extrême variété de situations, et prévoir de multiples dimcultés d'application et de surveillance; il devait s'attendre à mécontenter des classes nombreuses et influentes, à troubler les consommateurs dans leurs habitudes. Néanmoins, le pas a été franchi, et le commerce de détail s'est trouvé lui-même atteint par la loi.

Ce sont les dispositions d'hygiène qui ont été étendues les premières aux locaux du commerce et des petites industries d'alimentation. Ainsi, les boulangeries font souvent l'objet de prescriptions spéciales à cet égard, en Angleterre et ailleurs. Tout récemment, la plupart des Parlements ont légiféré sur les sièges qui doivent être mis à la disposition des vendeuses dans les magasins. Mais les États modernes ne se sont pas contentés de cette première série d'injonctions à l'égard des établissements de commerce; beaucoup d'entre eux entreprennent maintenant d'y réglementer la durée du travail. La loi prescrit, ou permet aux autorités locales de prescrire la fermeture des magasins, débits et bureaux dans la journée du dimanche (Allemagne, Autriche, Roumanie, Angleterre, Belgique, États de l'Union américaine. États australiens), et chaque jour de la semaine à certaines heures déterminées (Allemagne, États d'Australie) quelques législations donnent aussi aux employés une demi-journée de repos dans la semaine. Ces règles générales, qui protègent les employés adultes comme les femmes et les enfants, sont d'ailleurs soumises à diverses restrictions pour les besoins de la vie journalière.

La législation ouvrière a donc une tendance à couvrir, par des prescriptions d'une très grande variété, toutes les catégories professionnelles de salariés; il n'y a plus guère, à l'heure actuelle, que les marins du commerce, les ouvriers agricoles et les gens de service qui échappent à la réglementation législative.

L'hygiène et la durée du travail ne sont pas les seuls points sur lesquels se soit portée la protection du législateur. La loi intervient encore, sinon en France, du moins dans la plupart des États, pour établir un contrôle sur les règlements d'atelier. Elle exige généralement que le règlement soit envoyé à l'inspecteur, pour que celui-ci vérifie la légalité des clauses du texte et recueille les observations des ouvriers; le règlement doit être affiché et la copie remise à l'ouvrier; les amendes sont soumises à certaines limitations et versées dans une caisse de secours.

La loi réglemente aussi très souvent le paiement des salaires; elle prescrit le paiement par semaine ou par quinzaine, en dehors des cabarets; pour écarter le truck system, elle impose le paiement en monnaie courante, et n'autorise les retenues sur le salaire qu'en vertu de conventions écrites, pour des causes qu'elle spécifie limitativement. Parfois aussi, la loi prescrit la publicité des tarifs de salaires dans certaines industries, telles que l'industrie textile, et organise un contrôle public des poids et mesures qui doivent servir à déterminer la quantité des ouvrages exécutés.

Quant à la quotité des salaires, l'État, en général, n'agit sur eux que d'une manière indirecte, par les clauses insérées dans les marchés de travaux publics. Cependant on sait que les États d'Australasie se sont montrés plus hardis. L'État de Victoria, par une loi de 1896, donne à des commissions mixtes, composées de patrons et d'ouvriers élus par les syndicats, le pouvoir de fixer un salaire minimum pour la journée normale de huit heures dans certaines industries particulièrement atteintes par le sweating system, confection, lingerie, ébénisterie, cordonnerie, boulangerie. Dans le même sens, les lois de la Nouvelle-Zélande (depuis 1894), celles plus récentes de l'Australie méridionale et occidentale, de la Nouvelle-Galles du Sud et du canton de Genève, ont établi pour les conflits industriels une Cour officielle d'arbitrage, dont la sentence est obligatoire dans toute la profession intéressée. Ces diverses législations n'ont pas seulement prohibé les grèves, et donné une sanction aux contrats collectifs conclus par les unions industrielles; elles ont aussi donné la même sanction aux décisions d'arbitrage qui tiennent lieu de contrat, et institue tout un système de règlements généraux qui implique le minimum de salaires.

Toutes ces prescriptions sur l'hygiène et la sécurité, la durée du travail, les règlements d'ateliers, etc., resteraient lettre morte, si le législateur ne prenait soin d'établir en même temps un contrôle sérieux et des sanctions pénales pour leur exécution. Les premières lois ouvrières, en Angleterre et en France, furent inefficaces faute d'un organe de contrôle, et la loi espagnole de 1900 le sera probablement aussi pour la même raison. L'expérience a donc conduit les différents États à instituer un corps spécial d'inspecteurs du travail; à chaque étape nouvelle de la législation, il a paru plus nécessaire d'améliorer le recrutement des inspecteurs, d'augmenter leur nombre et de renforcer leurs pouvoirs. Quelques États ont créé en outre des inspecteurs médecins, et des délégués ouvriers dans certaines industries. Quant aux pénalités, elles consistent en amendes variées, exceptionnellement faibles en France, très élevées au contraire en Angleterre, où le système des astreintes par jour de retard donne une sanction particulièrement énergique aux prescriptions d'hygiène et de sécurité.

En même temps qu'il protège le salarié dans son travail professionnel, l'État moderne lui assure des garanties pécuniaires contre les risques qui le menacent. Les assurances ouvrières sont toutes récentes; mais, depuis l'initiative prise par l'Allemagne en 1883, elles se sont largement répandues dans le monde civilisé, et paraissent appelées à un développement dont nous ne voyons encore que le début.

Assurer à l'ouvrier la réparation des accidents dont il est victime dans son travail, ranger le risque professionnel parmi les charges que l'industrie doit couvrir au moyen de ses produits, telle fut la première préoccupation du législateur. Il n'est peut-être pas d'exemple, dans l'histoire de la législation, d'un élan aussi rapide et aussi unanime que celui qui a porté les États du monde civilisé à adopter le principe du risque professionnel. Depuis la loi allemande de 1884, mais surtout aux environs de l'année 1900, toutes les législations des pays industriels, sauf l'exception unique de la Suisse, ont adopté en cette matière quelques principes qui forment une sorte de droit commun universel: les entrepreneurs sont responsables de tous les accidents professionnels, sauf le cas d'accident volontaire, et, dans quelques pays, le cas de faute très grave de l'ouvrier; les patrons responsables doivent payer les frais du traitement médical avec une indemnité journalière, et, en cas d'infirmité permanente ou de décès, servir une rente à la victime de l'accident, à sa veuve ou à ses enfants. Le bénéfice de cette responsabilité s'étend à des catégories professionnelles de plus en plus nombreuses ouvriers d'industrie, ouvriers mineurs, ouvriers du bâtiment, travailleurs des transports et des docks, gens de mer, et même ouvriers agricoles, que la plupart des législations protègent seulement en cas d'accident causé par une machine, mais que des lois plus récentes en Allemagne, en Angleterre et en Hongrie traitent aussi favorablement que les ouvriers industriels; aussi le nombre des assurés en Allemagne dépasse-t-il maintenant 19 millions de personnes. Enfin les ouvriers à domicile, si généralement dépourvus de garanties, sont visés expressément par la loi anglaise, qui établit à leur profit la responsabilité de l'employeur indirect par-dessus le sous-contractant.

Sur le principe de l'assurance obligatoire, les législations sont moins unanimes. Les patrons responsables ne sont obligés de s'assurer que dans quelques pays en Allemagne, où ils sont groupés à cet effet par corporations professionnelles; en Autriche, en Norvège et dans le Luxembourg, où ils sont groupés par corporations régionales en Italie, en Hollande et en Finlande, où ils conservent une certaine liberté dans le choix de l'organe d'assurance. En France, en Belgique et en Suède, la loi donne aux salariés des garanties aussi solides que celle de l'assurance obligatoire, en établissant un fonds commun qui couvre les risques d'insolvabilité des débiteurs, et en instituant diverses sûretés telles que privilèges, dépôts et cautionnements, contrôle public des établissements d'assurance, etc. Ailleurs, au contraire, en Angleterre notamment, la loi n'établit aucun système de garantie.

Les autres assurances ouvrières sont beaucoup plus rares. L'assurance publique contre le chômage n'a été essayée jusqu'ici que dans quelques villes. L'échec de la caisse obligatoire de Saint-Gall, en 1890, a fait ressortir les difficultés particulières de l'assurance appliquée au chômage; ces difficultés tiennent à la différence des risques, qui varient suivant les professions et les individus, et surtout à la nature même du risque, qui prête si facilement à la fraude du chômage volontaire. Aussi l'exemple ne s'est-il pas généralisé: les seules caisses municipales aujourd'hui existantes, celles de Berne et de Cologne, sont des caisses facultatives d'un fonctionnement très limité; elles recrutent leur clientèle exclusivement dans les professions soumises aux chômages de saison, et ne font supporter aux assurés que la plus faible partie des charges de l'institution. Jusqu'ici, l'assurance contre le chômage n'a donné des résultats satisfaisants que dans les syndicats ouvriers, à cause du contrôle réciproque qui peut s'y exercer; aussi les communes ont-elles mieux réussi en soutenant les caisses syndicales de chômage et la prévoyance individuelle, comme à Gand, qu'en se chargeant elles-mêmes de l'assurance. Quant à l'État, il n'a jamais encore tenté d'organiser l'assurance facultative ou obligatoire contre le chômage; mais il est possible que l'Allemagne prenne un jour l'initiative, en rattachant cette assurance à l'une de celles qui sont déjà organisées chez elle.

L'assurance obligatoire contre la maladie, introduite en Allemagne dès 1883, y a pris des développements successifs par le fait du législateur et même des autorités communales, qui ont reçu la faculté d'appliquer cette assurance aux salariés de l'agriculture, aux ouvriers à domicile et à quelques autres. Aussi protège-t-elle aujourd'hui plus de 9 millions de travailleurs, affiliés à différentes caisses (caisses libres, caisses d'établissement, caisses communales, etc.), et obligés par la loi d'en acquitter la cotisation pour les deux tiers, le troisième tiers restant à la charge des employeurs. Depuis l'initiative prise par l'Allemagne, l'assurance obligatoire prise contre la maladie n'a été adoptée que par l'Autriche, la Hongrie et le Luxembourg; mais d'autres Etats, comme la Belgique et le Danemark, allouent des subventions aux sociétés et caisses privées de secours contre la maladie. L'assurance obligatoire contre l'invalidité et la vieillesse a eu moins de rayonnement encore. Etablie en Allemagne depuis 1889, elle y est organisée par grandes caisses régionales, et s'étend à près de 13 millions et demi de salariés de toutes catégorie; moyennant des contributions mises à la charge de l'Etat, des patrons et des assures, l'assurance donne droit à une pension qui, en 1902, ne dépasse guère en moyenne 187 à 191 francs par an, à l'âge de soixante-dix ans ou en cas d'infimité prématurée.

Cette vaste entreprise de l'Empire allemand est restée jusqu'ici isolée. Sans doute on rencontre aussi des pensions de vieillesse en Australie et en Nouvelle-Zélande; mais ces pensions sont servies aux seuls indigents, et bien que le taux en soit relativement élevé ( 450 ou 650 fr à partir de soixante-cinq ans ), l'Etat seul les supporte, sans contributions des intéressés. Ce n'est donc pas de l'assurance ouvrière comme en Allemagne; c'est plutôt de l'assurance généralisée comme au Danemark et en France.

Mais, dans beaucoup d'autres pays, les ouvriers des mines sont spécialement favorisés par l'institution des caisses de secours et de retraites obligatoires. D'autres catégories de salariés, les gens de mer en France, les ouvriers agricoles en Hongrie, sont également assurés d'une pension de retraite. Certains États, comme la Belgique, encouragent l'assurance facultative pour la vieillesse en majorant fortement les versements volontaires des assurés. Et plus généralement, on peut dire que la question des retraites des ouvriers est aujourd'hui posée un peu partout; des projets d'organisation sont en instance devant plusieurs Parlements, et, si des obstacles d'ordre financier retardent encore la solution, du moins semble-t-il dès maintenant que des majorités sont acquises au principe et disposées à le faire triompher.

En résumé, sur tous les points qui intéressent la condition des salariés, nous observons de nos jours un courant législatif qui gagne sans cesse en largeur et en profondeur. Nul pays de civilisation n'a pu s'y soustraire; l'initiative d'une réforme est prise tantôt par un vieux pays comme l'Angleterre, l'Allemagne ou la France, tantôt par une nation jeune située aux antipodes; mais le mouvement ne tarde pas à se propager, sous la pression universelle de la démocratie qui grandit à côté du capitalisme; les gouvernements et les majorités réfractaires sont entraînés à leur tour, et les corporations les plus attachées au self-help, comme les Trade-Unions anglaises, se rallient elles-mêmes à la méthode de la contrainte législative, qui leur paraît plus expéditive et plus large dans ses effets que l'action des associations privées. Partout les prescriptions se multiplient et se compliquent, s'appliquant à des objets nouveaux ou à des catégories nouvelles d'intéressés; les moyens de contrôle et les sanctions se fortifient; les actes épars, émis au jour le jour et sans vue d'ensemble suivant les besoins, se condensent en monuments réguliers, en codes du travail, qui font eux-mêmes l'objet de refontes successives. Des traités de travail, comme celui dont la France et l'Italie ont donné le premier exemple en 1904, des accords diplomatiques comme ceux qui doivent intervenir entre quinze États européens à la suite de la Conférence de Berne de 1903 au sujet du travail de nuit des femmes dans l'industrie, tendent enfin à donner aujourd'hui à la législation ouvrière le caractère international dont elle a besoin.


Section 2. Exploitations de l'État.

L'État moderne, si envahissant vis-à-vis de l'industrie privée par ses mesures de réglementation et de contrôle, l'est-il au même degré par ses entreprises directes ? Observe-t-on de nos jours une tendance générale de l'État à se substituer aux particuliers dans les entreprises industrielles et commerciales, pour les gérer au profit de tous et attribuer à la collectivité les bénéfices capitalistes de leur exploitation? Sur ce point comme sur les précédents, il s'agit beaucoup moins d'exposer l'état de choses actuel avec tous les développements d'une étude spéciale, que de suivre le mouvement pour en discerner les tendances.

Les exploitations de l'État forment certainement une masse imposante dans tous les pays, même chez ceux qui ont le mieux respecté l'intégrité de l'industrie privée. Mais on ne saurait rattacher toutes ces entreprises à l'évolution contemporaine, pour conclure à une attraction générale des sociétés civilisées vers le socialisme d'État.

Bien au contraire, la plupart des exploitations publiques remontent à une époque déjà ancienne ou même très éloignée, et n'ont été entreprises par l'État que pour des causes fort étrangères aux préoccupations démocratiques. Contemporaines de la formation des monarchies centralisées, elles ont eu le même but que les mesures économiques de l'ancienne politique mercantile : procurer des ressources au fisc royal, accroître la richesse du prince pour subvenir aux besoins de sa politique, ou resserrer les liens de la centralisation administrative pour fortifier son autorité. Aussi les États dont le domaine industriel et fiscal est le plus ancien et le plus vaste, les États comme la Prusse et la Russie qui exploitent des mines, des carrières, des salines et des usines, sont-ils ceux où le pouvoir monarchique s'est exercé et maintenu avec le plus de force. Les monopoles fiscaux, en particulier, présentent nettement ce caractère historique. Quelques-uns, comme celui du sel, ont été abandonnés en France et en Allemagne; d'autres, comme celui des tabacs et des allumettes chimiques en France, celui de l'alcool en Russie, ont été institués récemment; mais, dans ces diverses modifications, le seul intérêt qui ait guidé les gouvernements et les Parlements a toujours été celui du Trésor.

Toutefois, il est arrivé que, par la transformation politique qui s'est opérée dans la plupart des Etats européens, des moyens fiscaux créés dans le but exclusif de servir le pouvoir personnel et la puissance militaire du prince sont devenus des sources de revenus pour l'État démocratique. Du jour où la souveraineté s'est trouvée déplacée, les ressources tirées des exploitations publiques ont été mises à la disposition de la nation pour être appliquées à des besoins collectifs. Distinction de pure forme, sans doute, si les entreprises d'État n'ont toujours d'autre destination que de fournir des revenus au Trésor, et si ces revenus ne reçoivent pas une affectation plus démocratique qu'auparavant. Mais l'esprit change aussi quand le pivot du pouvoir se déplace.

II est difficile d'attendre, d'une exploitation purement fiscale, qu'elle poursuive un autre but que celui du rendement. Toutefois, l'État moderne ne peut pas, dans la direction même de ses régies financières, négliger complètement les intérêts du public et ceux du personnel qu'il emploie. Ainsi les administrations publiques sont obligées de tenir compte des revendications de leurs ouvriers dans les manufactures de tabacs et d'allumettes chimiques. L'administration prussienne des houillères fiscales de la Sarre a su, dans la crise du charbon en 1900, maintenir des prix modérés, et protéger le public contre les exigences des intermédiaires; elle a conservé une production régulière, pour ne pas être obligée plus tard d'abaisser les salaires et de renvoyer des ouvriers. Il est même un monopole récent, celui de l'alcool, que la Suisse parait avoir établi autant dans l'intérêt des consommateurs et de la santé publique que dans celui du Trésor.

La transformation du point de vue est surtout sensible dans le service des postes. Si l'État s'en est chargé dès l'antiquité et le moyen âge, c'était uniquement, à l'origine, pour assurer les relations du pouvoir central avec les autorités locales et fortifier la centralisation administrative; et si maintenant encore l'État se réserve le monopole des postes, s'il l'étend aux télégraphes et téléphones, rachetant partout, sauf aux États-Unis, les lignes qui ont pu être établies par l'industrie privée, c'est bien toujours pour rester le maître de ses communications; cet objectif est certainement celui qui domine les puissances maritimes, dans leur hâte à placer les câbles sous-marins sous leur contrôle. Néanmoins, le but principal de l'exploitation par l'État est aujourd'hui de procurer au public la sécurité et la régularité des correspondances, et d'assurer le fonctionnement d'un service essentiel sur tous les points du territoire, jusque dans les régions où il est le moins rémunérateur.

Le même souci des intérêts généraux guide l'État dans la construction des voies de communication. Les routes romaines étaient des moyens de conquête et de domination; les routes modernes, tout en conservant leur intérêt stratégique, sont faites principalement dans l'intérêt du public. L'État s'impose de lourdes charges pour multiplier les routes, les ponts, les canaux de navigation, les ports et les phares; il rachète les voies de communication quand il ne les a pas construites lui-même, de manière à affranchir le public de tout péage.

C'est surtout en matière d'exploitation des voies ferrées que le système de la régie par l'État a pris une extension considérable dans ces trente dernières années. A vrai dire, les raisons d'ordre stratégique, politique et financier ont été bien souvent les raisons déterminantes de cette politique. Il n'en est pas moins vrai que l'État s'est proposé en même temps d'améliorer le service, sans se laisser arrêter comme une compagnie privée, par le souci des dividendes; il a voulu disposer des tarifs dans un intérêt général, et protéger le public contre des prix de monopole ou des tarifs différentiels altérant les conditions de la concurrence. A l'heure actuelle, en dehors de l'Angleterre et des États- Unis, qui ont gardé un régime de liberté, en dehors de la France, qui a établi un contrôle rigoureux sur l'exploitation des compagnies, on ne rencontre guère l'exploitation par l'industrie privée que dans les États pauvres, qui sont obligés de remettre à des capitalistes étrangers la construction de leurs réseaux. Certains États ont toujours possédé leurs lignes; ailleurs, la proportion des lignes exploitées par l'État s'est élevée depuis trente ans d'une façon continue, tant par des rachats que par des constructions neuves.

Dans ses entreprises financières plus encore que dans ses entreprises industrielles, l'État moderne se montre progressif en vue de servir les intérêts particuliers de ses membres. Si la Banque impériale de Russie peut être citée comme une institution créée dans un but de gouvernement pour servir d'auxiliaire au Trésor public, les établissements financiers des autres États européens sont bien plutôt destinés à rendre des services au public. Partout on trouve des caisses publiques de dépôt et d'épargne, qui se chargent de recevoir les plus petites sommes pour encourager l'épargne populaire; beaucoup de ces caisses, à l'étranger, cherchent à développer la richesse du pays en consacrant une partie de leurs capitaux à des prêts hypothécaires et commerciaux. La Caisse d'épargne postale de l'Empire d'Autriche a même organisé tout un service de chèques et de compensations la Caisse centrale des associations coopératives agricoles et la Seehandlung, en Prusse, sont de véritables banques d'État.

L'État moderne n'est pas seulement industriel, exploitant de mines, entrepreneur de transports et banquier; depuis quelques années, il s'est fait assureur. Dans les pays d'assurances ouvrières obligatoires, cette fonction a pris naturellement une grande importance; là, les diverses caisses d'assurances contre les accidents, la maladie, l'invalidité et la vieillesse sont des institutions publiques organisées par l'État, ou au moins contrôlées par lui et soumises à un régime très centralisé. C'est ainsi qu'en Allemagne les établissements d'assurance pour l'invalidité et la vieillesse sont des organes propres de l'État; et comme ils emploient une grande partie de leurs énormes ressources en constructions ouvrières, hôpitaux, sanatoriums populaires et autres affectations d'utilité publique, le domaine des oeuvres collectives s'étend par leur fait dans une double direction. Dans les pays où les assurances ouvrières sont facultatives, l'assurance par l'État n'a pu prendre un pareil développement; cependant, la plupart des États ont institué des caisses nationales d'assurances, de prévoyance et de retraites; d'autres, comme la Belgique, ont annexé ce service à la Caisse nationale d'épargne déjà existante.

Il existe même certains pays dans lesquels l'assurance contre l'incendie est un service géré par l'Etat, les provinces ou les villes; parfois l'assurance est obligatoire pour les immeubles, et la caisse publique est investie d'un monopole. Ces institutions, il est vrai, sont la plupart fort anciennes; quelques-unes remontent au XVIIIème siècle: mais leur importance s'est beaucoup accrue dans ces derniers temps. C'est ainsi qu'en Allemagne les capitaux assurés par les caisses publiques d'assurance immobilière, de 13 milliards de francs en 1836, se sont élevés à 70 milliards en 1903. Des institutions analogues se rencontrent en Autriche, en Suisse, en Russie et dans les États scandinaves.

Les exploitations d'État ont donc une tendance générale à s'exercer pour la satisfaction des besoins du public, et sur certains points, télégraphes et téléphones, chemins de fer, caisses de dépôts, caisses d'assurances, à prendre une importance croissante dans l'organisation économique. Jusqu'ici, il est vrai, l'État n'a pas étendu son domaine industriel en dehors des transports; mais on sait que, dans certains pays, il existe un parti puissant qui le pousse non seulement à racheter les voies ferrées, mais même à se charger de l'exploitation des mines, à exercer le monopole de l'alcool, celui du raffinage du sucre et du pétrole, et d'autres encore.

L'État hésite cependant à s'engager dans cette voie, dont il n'ignore pas les périls. Il a si bien conscience des inconvénients de l'exploitation en régie, que parfois il cherche à se limiter lui-même en séparant du gouvernement politique la gestion économique de ses propres établissements. Dans ce but, il donne à ses entreprises une autonomie administrative et financière plus ou moins complète; il leur confère la personnalité, les dote d'une administration indépendante, soustraite aux influences politiques, et leur attribue un budget distinct dont les excédents seuls sont versés au budget général, afin qu'elles puissent pratiquer un amortissement régulier et étendre leurs dépenses suivant les nécessités industrielles. Quelques-uns de ces traits se rencontrent dans l'organisation du réseau d'État français; on les trouve mieux encore dans le fonctionnement des diverses caisses publiques de dépôts et d'assurances à l'étranger.

Enfin l'État, lorsqu'il cède à une compagnie privée l'exercice d'un monopole, peut se réserver, en certaines circonstances, non pas un simple droit de contrôle, mais une part effective dans l'administration et même dans les produits. C'est ainsi que la Hollande, après avoir racheté ses voies ferrées, les a données en location à des compagnies fermières moyennant une part des recettes brutes; l'Italie a longtemps pratiqué le même système. Dans des situations différentes, vis-à-vis des compagnies de chemins de fer en France, vis-à-vis des Banques nationales d'émission en Allemagne, en France, en Belgique, en Italie, l'État s'est réservé une quote-part des bénéfices. Ce régime mixte se rapproche de l'exploitation par l'État, sans permettre aucune confusion des deux domaines politique et économique; la société fermière peut être considérée comme préposée à un service public qu'elle gère pour le compte de l'État et sous son contrôle, en retenant pour la rémunération de ses services une partie des produits.


Section 3. Exploitations des municipalités.

Les villes modernes, plus libres dans leurs allures, se montrent aussi plus entreprenantes que l'État.

Les services publics qui relèvent des municipalités, notamment l'enseignement et l'assistance, se sont largement développés de nos jours. Dans toutes les villes, les écoles et les divers établissements de culture scientifique et artistique se sont multipliés en même temps que les hôpitaux, crèches, asiles, fourneaux économiques, vestiaires et cantines scolaires institués par les municipalités. Les services de l'hygiène et de la voirie ont pris une importance considérable; les villes se sont donné un outillage en rapport avec les nouveaux besoins de la civilisation, elles ont édifié des quais, docks, marchés, égouts, abattoirs, bains et lavoirs, théâtres, etc., et elles en tirent un revenu important; les villes anglaises elles-mêmes, qui avaient si longtemps abandonné ces divers ouvrages à l'initiative privée, sont entrées largement, depuis quelques années, dans la voie de leur municipalisation. Enfin les villes ont créé, dans ces derniers temps, diverses institutions en faveur des classes ouvrières, non seulement des caisses d'épargne municipales et des monts-de-piété, mais aussi des caisses de chômage municipales, comme à Berne et à Cologne, et des bureaux de placement municipaux, très nombreux en Suisse et surtout en Allemagne, où ils sont dirigés par les représentants des patrons et des ouvriers, et reliés entre eux sur toute la surface du pays. D'autres villes, sans gérer elles mêmes ces services, allouent des subsides aux syndicats ouvriers pour grossir leurs secours de chômage (système de Gand), ou soutiennent les Bourses du travail en leur fournissant un local et des subventions (municipalités françaises). La ville de Vienne a même institué une Caisse municipale de retraites et d'assurances sur la vie, et certaines grandes villes, en Allemagne et ailleurs, possèdent des caisses publiques d'assurances contre l'incendie.

Mais l'effort principal des municipalités s'est tourné, depuis une dizaine d'années, vers les exploitations industrielles lucratives. Jusqu'ici la France, comme la Belgique, est restée en dehors du mouvement ailleurs, au contraire, le socialisme municipal a fait d'immenses progrès, principalement en Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Suisse et en Italie. Sans doute les exploitations municipales ne sont pas un fait absolument nouveau, et l'on pourrait en citer quelques-unes, parmi les exploitations d'eau et de gaz, qui remontent au milieu du XIXème siècle mais la municipalisation de ces entreprises ne s'est généralisée que tout récemment.

Les exploitations municipales les plus nombreuses concernent des services qui tournent naturellement au monopole; ce sont en effet des services qui empruntent le sol de la voie publique, eaux, gaz, lumière électrique, tramways. Aujourd'hui, beaucoup de villes, surtout parmi les plus importantes, étendent le domaine municipal dans cette direction; elles rachètent les concessions faites à des compagnies privées, ou bien elles exécutent elles-mêmes les ouvrages pour les exploiter en régie. Il leur semble que des monopoles d'un caractère aussi essentiellement public, intéressant la généralité des habitants, doivent être gérés dans l'intérêt de tous, et que les bénéfices qui en résultent doivent profiter à tous. En se chargeant elles-mêmes de leur exploitation, elles visent à étendre et perfectionner le service, à améliorer la situation du personnel, à diminuer les tarifs plutôt qu'à réaliser des bénéfices; néanmoins, certaines villes conservent des tarifs assez élevés pour tirer de ces exploitations des profits importants, qui sont consacrés aux dépenses locales ou affectés à des dégrèvements d'impôts.

Naturellement, les villes qui se sont chargées de ces entreprises ont accru leurs dettes dans de fortes proportions. C'est là un danger pour celles qui n'établissent pas une comptabilité régulière et distincte permettant d'apprécier si les recettes de l'entreprise couvrent entièrement ses charges, y compris l'intérêt et l'amortissement du capital de premier établissement; mais il en est d'autres, principalement en Angleterre, qui ne commettent pas cette faute et qui pourvoient à un amortissement régulier. Dans beaucoup de villes anglaises, les régies municipales sont confiées à des organes distincts, à des spécialistes qui exercent leurs pouvoirs d'une façon indépendante, sous le contrôle du conseil municipal; le budget et les comptes de ces entreprises sont dressés à part et restent nettement séparés du budget municipal. Telle est également l'organisation prescrite par la loi italienne sur la régie directe des services publics par les municipalités.

Les premières entreprises municipales ont été les entreprises d'eaux, et ce sont encore aujourd'hui les plus nombreuses; essentielles à la santé publique, elles sont en effet relativement simples à gérer. En Angleterre, les grandes villes qui, comme Londres jusqu'en 1904, laissent ce service à une compagnie concessionnaire, sont une rare exception. Certaines villes, Manchester, Birmingham, Liverpool, Glasgow, ont dépensé pour leur alimentation d'eau des sommes considérables, variant de 100 à 175 millions de francs, et l'on calcule que le capital employé par les 1045 villes anglaises où la régie est pratiquée s'élève à plus de 1 700 millions. Aux États-Unis, la municipalisation des eaux est plus avancée encore; 1 800 localités exploitent elles-mêmes ce service, pour lequel elles ont dépensé plus de 2 500 millions de francs. Partout ailleurs, en Allemagne, en Italie, en Suisse, en Russie, au Canada, en Australie, et même en France, le système de la régie est très fréquent.

La municipalisation du gaz, bien que datant du milieu du XIXème siècle dans certaines grandes villes d'Allemagne, de Suisse et des pays scandinaves, est généralement postérieure à celle de l'eau; l'exploitation du gaz, en effet, comporte des achats de houille et des ventes de sous-produits qui lui donnent un caractère plus nettement commercial. Mais aujourd'hui, en Angleterre, les entreprises municipales de gaz se rencontrent dans 256 villes; elles ont coûté près de 900 millions de francs, donnent un profit net de 60 millions, et, sans avoir encore la même importance que les entreprises des compagnies concessionnaires, elles alimentent une clientèle de consommateurs presque aussi considérable. Manchester, qui a dépensé pour ce service, depuis 1843, un capital de 59 millions de francs amorti pour plus de moitié, en retire un bénéfice annuel de plus de 3 millions, après avoir pourvu à toutes les charges. En dehors de l'Angleterre, la régie municipale du gaz existe aussi aux États-Unis et dans beaucoup de villes du continent européen, principalement en Allemagne, où l'on compte 41 régies municipales le bénéfice net est de 4,2 millions de francs à Hambourg, 3,4 millions à Berlin, 1,2 a 3,5 millions à Dresde et Cologne. D'autres régies se rencontrent encore en Hollande, en Suède, en Autriche-Hongrie, en Suisse, en Italie. Les villes italiennes ont su utiliser à cet effet les ressources que les institutions d'épargne et de coopération mettaient à leur disposition.

Après l'eau et le gaz, les villes ont entrepris de fournir la lumière électrique. Actuellement, les entreprises municipales de cette nature sont deux fois plus nombreuses en Angleterre que les entreprises privées; elles ont coûté 750 millions de francs environ; des villes comme Glasgow, Liverpool, Manchester ont dépensé dans ce but un capital de 2 et demi à 4 millions de francs. On compte 333 entreprises de ce genre en Angleterre, 460 aux États-Unis, 36 en Allemagne, d'autres encore en Italie et surtout en Suisse, où les moindres localités peuvent se procurer la force à bon marché.

Puis les villes anglaises, et quelques villes du continent ont municipalisé leurs tramways. Les entreprises de tramways exploitées par les municipalités sont au nombre de 86 en Angleterre; elles ont coûté plus de 500 millions de francs elles égalent à peu près les entreprises privées en nombre et en importance et progressent chaque année à ces deux points de vue. Glasgow, qui a dépensé plus de 50 millions de francs pour ses tramways, en retire un bénéfice annuel de 6 millions, qu'elle consacre presque en entier à l'amortissement.

Aujourd'hui, il semble que ces municipalisations de monopoles ne suffisent plus aux administrations urbaines. Les villes sont entraînées vers de nouvelles entreprises par d'autres préoccupations, principalement par celle de l'hygiène publique.

Certains quartiers des grandes villes, où s'entasse une population misérable, sont un danger permanent pour la santé publique; chez les peuples civilisés qui savent le mieux apprécier la valeur de la vie humaine, les autorités locales ne se contentent pas de posséder des pouvoirs pour l'assainissement des logements insalubres, elles en usent effectivement. Mais il ne suffit pas non plus de raser des quartiers malsains et encombrés; le remède serait pire que le mal, si la population déplacée s'entassait dans d'autres taudis plus sordides encore. Le législateur anglais l'a compris; en 1890, il a prescrit aux autorités municipales de reconstruire après avoir démoli. Ce fut là, pour les villes anglaises, un énergique encouragement à se charger elles-mêmes des constructions ouvrières. A Londres, où le mal est plus grand que partout ailleurs, où 250 000 personnes logent à raison d'une chambre par famille, le Conseil de comté a entrepris une oeuvre considérable; il a transformé un quartier tout entier, dépensant 32 millions de francs pour les reconstructions, fournissant des logements à une population de 20000 personnes, et projetant d'en loger bientôt 80 000; bientôt s'élèvera dans la banlieue une ville de 6000 cottages pour 42000 habitants, que le Conseil aura créée de toutes pièces en y affectant une somme de 75 millions de francs. Glasgow, Manchester, Birmingham, d'autres encore, au nombre d'une soixantaine, ont suivi l'exemple, et certaines villes d'Allemagne, de Suisse et d'Italie se sont engagées dans la même voie. Efforts souvent mal dirigés, qui réussissent rarement à replacer la population la plus pauvre expulsée des logements démolis mais les tâtonnements ne sont-ils pas inévitables au début de cette oeuvre difficile, l'une des plus urgentes de notre temps ? L'expérience conduira nécessairement les villes à entreprendre des constructions moins coûteuses pour atteindre leur but, et déjà Birmingham peut offrir des logements à prix réduits. Quelques villes entretiennent même des maisons de refuge, des lodging houses, pour y abriter la population flottante.

Dans le même but d'hygiène, et afin de diminuer la mortalité infantile, certaines villes anglaises ont entrepris de vendre du lait stérilisé. Sur cette pente, il est facile d'aller plus loin. Pourquoi les villes ne se chargeraient-elles pas de vendre des denrées de première nécessité, afin de fournir à la population pauvre des aliments sains à juste prix? En fait, les boulangeries municipales sont déjà nombreuses en Italie; il existe même, dans ce pays, quelques boucheries et pharmacies municipales. Aussi les villes anglaises sont-elles sollicitées aujourd'hui d'étendre leurs services à la vente des denrées alimentaires, et de municipaliser les débits de boissons dans un but d'hygiène.

A côté de ces villes entreprenantes, il faut signaler aussi celles qui, reculant devant les responsabilités de la régie directe, adoptent de préférence le régime mixte du bail à ferme ou de la régie intéressée, comme l'État le fait lui-même dans certains cas. En Angleterre et sur le continent, des entreprises de gaz et de tramways sont affermées en assez grand nombre à des compagnies privées, qui exploitent sous le contrôle de la ville et lui cèdent une part plus ou moins forte des produits bruts ou des bénéfices, suivant la part que la ville a prise elle-même aux dépenses d'établissement. Des capitales comme Londres, Paris et Berlin ont eu recours à ce système pour une partie de leur réseau de tramways ou pour leur Métropolitain. Quant aux constructions de logements ouvriers, bien des villes, au lieu de les entreprendre elles-mêmes, se contentent de venir en aide à l'initiative privée, soit en allouant des terrains à titre de propriété ou d'emphytéose, des subventions et des garanties d'intérêts aux sociétés qui se chargent de cette entreprise sans esprit de spéculation, soit en instituant à leur profit des caisses de prêts hypothécaires.

Sous une forme ou sous une autre, les autorités municipales étendent donc leur rôle économique; les villes qui municipalisent les monopoles sont chaque année plus nombreuses, les fonctions dont elles se chargent deviennent plus importantes et plus variées. Quel que soit le jugement que l'on porte sur cet envahissement du domaine économique par les municipalités, il faut noter le fait parmi les plus significatifs; le socialisme municipal fait partie intégrante de l'évolution contemporaine comme la concentration industrielle, les trusts, la coopération, les associations agricoles, les syndicats professionnels et la législation ouvrière; il contribue, lui aussi et pour sa part, à faire pénétrer plus de communauté dans nos sociétés individualistes et à leur donner une physionomie nouvelle.