Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 3 - le gouvernement de la postérité »

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Ce principe essentiel apparaît clairement dans la stratégie. Si l'on compare par exemple la campagne du colonel Lawrence en Arabie à celle des Alliés sur le front occidental, on constate qu'une guerre de mouvement n'est possible que pour des troupes peu nombreuses et légèrement équipées. Au fur et à mesure que les armées deviennent plus grandes et que leur équipement s'alourdit, elles perdent leur capacité de manoeuvre stratégique, et sont réduites à se grignoter tactiquement en rampant. Leur inertie devient telle qu'elles ne peuvent pousser que dans la direction dans laquelle elles sont parties, et qu'essayer stoïquement de durer plus longtemps que l'ennemi. Dans la période finale, toute mobilité peut disparaître, lorsque les services de ravitaillement deviennent si compliqués qu'ils arrivent tout juste à se ravitailler eux-mêmes. A ce moment-là, une armée devient stationnaire, et ne peut avoir d'autre objectif que celui de se maintenir à l'endroit où elle est, où qu'elle soit<ref>Voir ''Future Warfare'', par B. H. Liddell Hart, Atlantic Monthly, décembre 1936.</ref>.
Ce principe essentiel apparaît clairement dans la stratégie. Si l'on compare par exemple la campagne du colonel Lawrence en Arabie à celle des Alliés sur le front occidental, on constate qu'une guerre de mouvement n'est possible que pour des troupes peu nombreuses et légèrement équipées. Au fur et à mesure que les armées deviennent plus grandes et que leur équipement s'alourdit, elles perdent leur capacité de manoeuvre stratégique, et sont réduites à se grignoter tactiquement en rampant. Leur inertie devient telle qu'elles ne peuvent pousser que dans la direction dans laquelle elles sont parties, et qu'essayer stoïquement de durer plus longtemps que l'ennemi. Dans la période finale, toute mobilité peut disparaître, lorsque les services de ravitaillement deviennent si compliqués qu'ils arrivent tout juste à se ravitailler eux-mêmes. A ce moment-là, une armée devient stationnaire, et ne peut avoir d'autre objectif que celui de se maintenir à l'endroit où elle est, où qu'elle soit<ref>Voir ''Future Warfare'', par B. H. Liddell Hart, Atlantic Monthly, décembre 1936.</ref>.


On peut observer ce principe de la diminution de la mobilité concurremment à la croissance et à la complexité dans toutes les organisations humaines. M. Henry Ford, par exemple, ne peut pas changer le modèle de la voiture à bon marché qu'il produit en série comme il pourrait changer celui d'une voiture faite presque entièrement à la main.
On peut observer ce principe de la diminution de la mobilité concurremment à la croissance et à la complexité dans toutes les organisations humaines. M. Henry Ford, par exemple, ne peut pas changer le modèle de la voiture à bon marché qu'il produit en série comme il pourrait changer celui d'une voiture faite presque entièrement à la main. Les instruments nouveaux nécessaires pour cette transformation sont trop compliqués et trop coûteux. Mais M. Ford peut changer de modèle plus facilement qu'un industriel entravé par de trop grandes immobilisations et par un endettement trop lourd. C'est ainsi qu'à mesure que l'organisation industrielle s'agrandit, elle doit devenir moins flexible, jusqu'aux derniers stades auxquels elle devient hostile à l'invention, à l'esprit d'entreprise, à la concurrence et au changement. Le seul idéal qu'elle reste capable d'envisager est celui de la stabilité.
 
Ce rétrécissement des objectifs concurremment à un accroissement de la complexité est le propre des bureaucraties. On le retrouve dans les gouvernements et les sociétés anonymes, dans les armées, dans les églises et dans les universités. Plus l'organisation est compliquée, plus elle doit renoncer à tout autre ambition que celle d'assurer sa propre subsistance.
 
Ce n'est donc pas par hasard que les mots d'ordre politiques de l'époque récente ont été : « Protection, stabilisation, sécurité » de la production, du temps de travail, des procédés, des marchés, des salaires, des prix et de la qualité. On croit généralement que l'organisation de la stabilité était nécessaire pour lutter contre le « chaos » de la concurrence ; la vérité est qu'il est devenu nécessaire de stabiliser parce que l'organisation était devenue trop compliquée. Au fur et à mesure que les nations modernes ont adopté le protectionnisme, ont permis la création d'énormes organismes industriels, ayant des immobilisations considérables et de gros frais généraux, des salaires et des heures de travail immuablement fixés par la loi ou par contrat, des prix et des tarifs immuablement fixés par des commissions officielles ou des cartels, il ne s'est plus agi d'accroître la richesse au moyen d'inventions et d'entreprises nouvelles, ni de vaincre la concurrence. Il s'est agi de stabiliser au niveau de productivité, de variété et de technique existant.


== Notes et références ==  
== Notes et références ==  
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