Différences entre les versions de « Benoît Malbranque:Introduction à la méthodologie économique - La bataille des méthodes »

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La praxéologie est la science de l’agir humain. Il ne s’agit pas de dire pourquoi les individus agissent en suivant tel ou tel objectif ou en s’efforçant de faire correspondre leur conduite à tel ou tel code moral. Il s’agit de reconnaître et d’utiliser le fait qu’ils agissent bel et bien en suivant des objectifs et en faisant correspondre leur conduite à un code moral — en somme, qu’ils agissent intentionnellement.  
La praxéologie est la science de l’agir humain. Il ne s’agit pas de dire pourquoi les individus agissent en suivant tel ou tel objectif ou en s’efforçant de faire correspondre leur conduite à tel ou tel code moral. Il s’agit de reconnaître et d’utiliser le fait qu’ils agissent bel et bien en suivant des objectifs et en faisant correspondre leur conduite à un code moral — en somme, qu’ils agissent intentionnellement.  


C’est sur cette idée que commence le magnus opus de Murray Rothbard, un de ses récents disciples. Il écrit : « La donnée distinctive et cruciale dans l’étude de l’homme est le concept d’action. L’action humaine est définie simplement comme un comportement intentionnel. Elle est par conséquent très nettement différenciable avec ces mouvements observés qui, du point de vue de l’homme, ne sont pas intentionnels. » [21]
C’est sur cette idée que commence le magnus opus de Murray Rothbard, un de ses récents disciples. Il écrit : « La donnée distinctive et cruciale dans l’étude de l’homme est le concept d’action. L’action humaine est définie simplement comme un comportement intentionnel. Elle est par conséquent très nettement différenciable avec ces mouvements observés qui, du point de vue de l’homme, ne sont pas intentionnels. » <ref>Murray Rothbard, ''Man, Economy, and State. A Treatise on Economic Principles'', Ludwig von Mises Institute, 2009, p.1</ref>


Il semble important de noter en outre que l’économie analyse l’action humaine mais n’est pas la psychologie. Elle utilise les fins de chaque individu comme des données et ne les soumet ni à son analyse ni à sa critique. Comme l’écrit Mises, « l’économie commence là où la psychologie s’arrête. » [22]
Il semble important de noter en outre que l’économie analyse l’action humaine mais n’est pas la psychologie. Elle utilise les fins de chaque individu comme des données et ne les soumet ni à son analyse ni à sa critique. Comme l’écrit Mises, « l’économie commence là où la psychologie s’arrête. » <ref>Ludwig von Mises, ''Epistemological Problems of Economics'' (1933),  Ludwig von Mises Institute, 2003, p.3</ref>


Il peut sembler à beaucoup d’économistes ou d’étudiants en économie que cette idée est à la fois tout à fait banale et sans aucun rapport avec l’économie « pure ». C’est une erreur. L’apport fondamental de Mises fut de montrer que nous pouvons, et que nous devons utiliser l’axiome de l’action humaine comme le socle sur lequel toute réflexion économique doit reposer. De ce fait peuvent être déduits les grandes lois économiques. Les seuls principes de l’action humaine suffisent pour affirmer qu’un échange volontaire est nécessairement bénéfique pour les deux parties, ou que l’utilité marginale d’un bien ou service est décroissante. Pour chacun de ces exemples, il faut et il suffit de partir du fait de l’action humaine et de considérer ses conséquences immédiates. C’est le travail que réalisa Mises. Ce faisant, il assigna à l’économiste la tâche de déduire à partir de ces faits incontestables les différentes applications quant aux phénomènes économiques.  
Il peut sembler à beaucoup d’économistes ou d’étudiants en économie que cette idée est à la fois tout à fait banale et sans aucun rapport avec l’économie « pure ». C’est une erreur. L’apport fondamental de Mises fut de montrer que nous pouvons, et que nous devons utiliser l’axiome de l’action humaine comme le socle sur lequel toute réflexion économique doit reposer. De ce fait peuvent être déduits les grandes lois économiques. Les seuls principes de l’action humaine suffisent pour affirmer qu’un échange volontaire est nécessairement bénéfique pour les deux parties, ou que l’utilité marginale d’un bien ou service est décroissante. Pour chacun de ces exemples, il faut et il suffit de partir du fait de l’action humaine et de considérer ses conséquences immédiates. C’est le travail que réalisa Mises. Ce faisant, il assigna à l’économiste la tâche de déduire à partir de ces faits incontestables les différentes applications quant aux phénomènes économiques.  


Le lecteur aura alors sans doute l’impression que ces principes ne différent pas beaucoup de ceux des méthodologistes du XIXe siècle, et il aura raison de penser ainsi. En offrant cette méthodologie économique, Mises ne pensait pas innover grandement ou pouvoir causer des controverses. Hans-Hermann Hoppe résumera bien ce fait en disant que « de notre perspective contemporaine, il peut sembler surprenant d’entendre que Mises ne considérait pas ses idées comme sortant de la pensée commune qui prévalait au début du vingtième siècle. Mises ne souhaitait pas expliquer ce que les économistes devraient faire en contraste avec ce qu’ils faisaient effectivement. Il voyait plutôt sa contribution comme philosophe de l’économie dans la systématisation et l’exposition explicite de ce que l’économie était vraiment, et de comment elle avait été considérée par presque tous ceux qui s’étaient prétendus économistes. Dans leurs fondements, ses idées sur la nature de l’économie étaient en parfait accord avec l’orthodoxie prévalant à l’époque en la matière. Ils n’utilisaient pas le terme "a priori", mais des économistes comme Jean-Baptiste Say, Nassau Senior ou John E. Cairnes, par exemple, décrivirent l’économie de façon similaire. Les idées de Menger, Böhm-Bawerk, et Wieser, les prédécesseurs de Mises, étaient également semblables. » [23]
Le lecteur aura alors sans doute l’impression que ces principes ne différent pas beaucoup de ceux des méthodologistes du XIXe siècle, et il aura raison de penser ainsi. En offrant cette méthodologie économique, Mises ne pensait pas innover grandement ou pouvoir causer des controverses. Hans-Hermann Hoppe résumera bien ce fait en disant que « de notre perspective contemporaine, il peut sembler surprenant d’entendre que Mises ne considérait pas ses idées comme sortant de la pensée commune qui prévalait au début du vingtième siècle. Mises ne souhaitait pas expliquer ce que les économistes devraient faire en contraste avec ce qu’ils faisaient effectivement. Il voyait plutôt sa contribution comme philosophe de l’économie dans la systématisation et l’exposition explicite de ce que l’économie était vraiment, et de comment elle avait été considérée par presque tous ceux qui s’étaient prétendus économistes. Dans leurs fondements, ses idées sur la nature de l’économie étaient en parfait accord avec l’orthodoxie prévalant à l’époque en la matière. Ils n’utilisaient pas le terme "a priori", mais des économistes comme Jean-Baptiste Say, Nassau Senior ou John E. Cairnes, par exemple, décrivirent l’économie de façon similaire. Les idées de Menger, Böhm-Bawerk, et Wieser, les prédécesseurs de Mises, étaient également semblables. » <ref>Hans-Hermann Hoppe, ''Economic Science and the Austrian Method'', Ludwig von Mises Institute, 1995, pp.5-6</ref>


La méthode praxéologique parvint aisément à séduire les économistes du courant autrichien, qui trouvaient en elle le fondement sur lequel faire porter leurs raisonnements théoriques. Après Mises, Murray Rothbard fut un autre grand défenseur de ces principes méthodologiques. Dans de nombreux textes, et dans son magnus opus ''Man, Economy and State'', il redéveloppa les arguments en faveur de la méthode déductive et de l’utilisation des axiomes tels que l’ « axiome de l’action humaine. » Son œuvre sur la méthodologie économique fut applaudie par Friedrich Hayek, autre autrichien de renom, qui nota que « les écrits du professeur Rothbard sont sans aucun doute des contributions des plus utiles à une grande tradition. » [24]
La méthode praxéologique parvint aisément à séduire les économistes du courant autrichien, qui trouvaient en elle le fondement sur lequel faire porter leurs raisonnements théoriques. Après Mises, Murray Rothbard fut un autre grand défenseur de ces principes méthodologiques. Dans de nombreux textes, et dans son magnus opus ''Man, Economy and State'', il redéveloppa les arguments en faveur de la méthode déductive et de l’utilisation des axiomes tels que l’ « axiome de l’action humaine. » Son œuvre sur la méthodologie économique fut applaudie par Friedrich Hayek, autre autrichien de renom, qui nota que « les écrits du professeur Rothbard sont sans aucun doute des contributions des plus utiles à une grande tradition. » <ref>F.A. Hayek, « Foreword » in Murray Rothbard, ''Individualism and the Philosophy of the Social Sciences'', Cato Paper No. 4, p. X</ref>


L’Ecole Autrichienne s’inscrivait dans la continuité de l’orthodoxie détaillée dans le premier chapitre. Pour autant, on aurait tort de passer sous silence les quelques différences existant entre ses conceptions méthodologiques et celles des méthodologistes « classiques ».  
L’Ecole Autrichienne s’inscrivait dans la continuité de l’orthodoxie détaillée dans le premier chapitre. Pour autant, on aurait tort de passer sous silence les quelques différences existant entre ses conceptions méthodologiques et celles des méthodologistes « classiques ».  
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La première est une question majeure en méthodologie économique : l’individualisme méthodologique. Comme nous l’avons dit dans l’introduction, les économistes peuvent bien ne pas évoquer leur méthodologie économique mais ils ne peuvent s’abstenir d’en avoir une. Dans le cas de Smith et de Ricardo — et c’est une tendance que nous retrouvons chez leurs successeurs — nous trouvons distinctement un holisme méthodologique. Sans doute pourrions-nous même parler d’un « collectivisme méthodologique ». Le holiste considère qu’il est plus pertinent d’analyser l’économie en considérant les groupes pour comprendre ensuite les comportements individuels ; le collectivisme méthodologique est cette tendance à ne considérer l’économie que sous forme de groupes et d’agrégats.
La première est une question majeure en méthodologie économique : l’individualisme méthodologique. Comme nous l’avons dit dans l’introduction, les économistes peuvent bien ne pas évoquer leur méthodologie économique mais ils ne peuvent s’abstenir d’en avoir une. Dans le cas de Smith et de Ricardo — et c’est une tendance que nous retrouvons chez leurs successeurs — nous trouvons distinctement un holisme méthodologique. Sans doute pourrions-nous même parler d’un « collectivisme méthodologique ». Le holiste considère qu’il est plus pertinent d’analyser l’économie en considérant les groupes pour comprendre ensuite les comportements individuels ; le collectivisme méthodologique est cette tendance à ne considérer l’économie que sous forme de groupes et d’agrégats.


C’était le cas d’Adam Smith. Tout comme il mélangea sans sourciller méthode déductive et méthode inductive, il employa également à la fois l’individualisme méthodologique et le holisme ou collectivisme méthodologique. Les premiers chapitres de sa ''Richesse des Nations'' sont clairement le fruit d’un raisonnement basé sur un individualisme méthodologique. On y parle de la propension de l’homme à commercer et de l’intérêt personnel de chacun. Les parties suivantes de l’ouvrage sont construites sur des fondements différents, en contradiction totale après les premiers chapitres. Comme l’exprimeront clairement Milonakis et Fine, « la théorie de la distribution présentée dans les derniers chapitres du Livre I est conduite d’une façon structuraliste, collectiviste, et, par conséquent, agrégée. Les individus sont devenus les membres de classes, l’intérêt personnel des individus a laissé la place aux intérêts de classe, et les individus ont été remplacés par des agents collectifs. » [25]      
C’était le cas d’Adam Smith. Tout comme il mélangea sans sourciller méthode déductive et méthode inductive, il employa également à la fois l’individualisme méthodologique et le holisme ou collectivisme méthodologique. Les premiers chapitres de sa ''Richesse des Nations'' sont clairement le fruit d’un raisonnement basé sur un individualisme méthodologique. On y parle de la propension de l’homme à commercer et de l’intérêt personnel de chacun. Les parties suivantes de l’ouvrage sont construites sur des fondements différents, en contradiction totale après les premiers chapitres. Comme l’exprimeront clairement Milonakis et Fine, « la théorie de la distribution présentée dans les derniers chapitres du Livre I est conduite d’une façon structuraliste, collectiviste, et, par conséquent, agrégée. Les individus sont devenus les membres de classes, l’intérêt personnel des individus a laissé la place aux intérêts de classe, et les individus ont été remplacés par des agents collectifs. » <ref>Dimitris Milonakis & Ben Fine, ''From Political Economy to Economics. Method, the social and the historical in the evolution of economic theory'', Routledge, 2009, p.17. Cf. aussi  R. Urquhart, « Adam Smith between Political Economy and Economics », in R. Blackwell, J. Chatha & E. Nell (éds.), ''Economics as Worldly Philosophy: Essays in Political and Historical Economics in Honour of Robert L. Heilbroner'', Macmillan, 1993.</ref>      


Chez les économistes Classiques considérés plus généralement, cette tendance était claire. Les revenus se distribuaient entre « la classe des travailleurs », « la classe des industriels », et « la classe des propriétaires ». De la même façon, l’attention était portée sur la « richesse des nations » et non pas sur la richesse des individus.   
Chez les économistes Classiques considérés plus généralement, cette tendance était claire. Les revenus se distribuaient entre « la classe des travailleurs », « la classe des industriels », et « la classe des propriétaires ». De la même façon, l’attention était portée sur la « richesse des nations » et non pas sur la richesse des individus.   
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Cette remarque ne vaut néanmoins pas pour Jeremy Bentham, qui resta fidèle à un véritable individualisme méthodologique. Il peut sans doute être considéré comme l’exception confirmant la règle. Bentham était un défenseur de l’individualisme méthodologique, et il n’avait pas pris cette posture par hasard : sans doute conscient de ce que son « calcul des plaisirs et des peines » avait de profondément « individualiste », il adopta cette même manière de travailler pour l’économie.
Cette remarque ne vaut néanmoins pas pour Jeremy Bentham, qui resta fidèle à un véritable individualisme méthodologique. Il peut sans doute être considéré comme l’exception confirmant la règle. Bentham était un défenseur de l’individualisme méthodologique, et il n’avait pas pris cette posture par hasard : sans doute conscient de ce que son « calcul des plaisirs et des peines » avait de profondément « individualiste », il adopta cette même manière de travailler pour l’économie.


L’exemple de Gustave de Molinari, à l’inverse, prouve que l’individualisme méthodologique n’est pas associé à la défense de certaines doctrines ou de certains idéaux politiques. Voici les mots qu’il utilisait pour définir sa science : « L’économie politique est la science qui décrit l’organisation de la société : comment la société se constitue, fonctionne, prospère ou dépérit. » [26]
L’exemple de Gustave de Molinari, à l’inverse, prouve que l’individualisme méthodologique n’est pas associé à la défense de certaines doctrines ou de certains idéaux politiques. Voici les mots qu’il utilisait pour définir sa science : « L’économie politique est la science qui décrit l’organisation de la société : comment la société se constitue, fonctionne, prospère ou dépérit. » <ref>Gustave de Molinari, ''Cours d’Economie Politique. Tome I : La Production et la Distribution des Richesses'', Guillaumin, 1863, p.19</ref>


Contrairement aux Classiques, et à l’opposé de leurs considérations collectivistes et de leurs nombreux exposés structuralistes, les Autrichiens défendirent l’individualisme méthodologique : cette idée que l’individu est la seule réalité que l’économiste doit considérer. Selon l’excellente définition de Jon Elster, il s’agit de « la doctrine selon laquelle tous les phénomènes sociaux (leur structure et leur évolution) ne sont en principe explicables qu’en termes d’individus — en considérant leurs propriétés, leurs objectifs et leurs croyances. »  [27] Soutenir une telle démarche méthodologique et l’appliquer en effet dans son raisonnement ne signifie pas que l’individu soit la seule réalité existante, mais que la compréhension des phénomènes économiques est nécessairement plus complète et plus immédiate en étudiant l’individu, ses actions, ses choix, et sa mentalité. [28]
Contrairement aux Classiques, et à l’opposé de leurs considérations collectivistes et de leurs nombreux exposés structuralistes, les Autrichiens défendirent l’individualisme méthodologique : cette idée que l’individu est la seule réalité que l’économiste doit considérer. Selon l’excellente définition de Jon Elster, il s’agit de « la doctrine selon laquelle tous les phénomènes sociaux (leur structure et leur évolution) ne sont en principe explicables qu’en termes d’individus — en considérant leurs propriétés, leurs objectifs et leurs croyances. »  <ref>J. Elster, « Marxism, Functionalism and Game Theory: The Case for Methodological Individualism », ''Theory and Society'', vol 11, no 4, 1982, p.48</ref> Soutenir une telle démarche méthodologique et l’appliquer en effet dans son raisonnement ne signifie pas que l’individu soit la seule réalité existante, mais que la compréhension des phénomènes économiques est nécessairement plus complète et plus immédiate en étudiant l’individu, ses actions, ses choix, et sa mentalité. <ref>J. Watkins, « Methodological Individualism and the Social Sciences », in M. Brodbeck (éd), ''Readings in the Philosophy of the Social Sciences'', Macmillan, 1968, p.270</ref>


Chez les Autrichiens, le choix de l’individualisme fut motivé par une autre raison que le simple bon sens. Dans leur insistance sur le choix de l’action humaine comme fondement de toute connaissance économique, ils étaient nécessairement poussés à n’accepter que les individus comme sujet de leur étude. Après tout, seuls les individus agissent. Ainsi que l’écrira Rothbard, « la première vérité à découvrir à propos de l’action humaine est qu’elle ne peut être initiée que par des "acteurs" individuels. Seuls les individus ont des objectifs et agissent pour les atteindre. » [29]
Chez les Autrichiens, le choix de l’individualisme fut motivé par une autre raison que le simple bon sens. Dans leur insistance sur le choix de l’action humaine comme fondement de toute connaissance économique, ils étaient nécessairement poussés à n’accepter que les individus comme sujet de leur étude. Après tout, seuls les individus agissent. Ainsi que l’écrira Rothbard, « la première vérité à découvrir à propos de l’action humaine est qu’elle ne peut être initiée que par des "acteurs" individuels. Seuls les individus ont des objectifs et agissent pour les atteindre. » <ref>Murray Rothbard, ''Man, Economy, and State. A Treatise on Economic Principles'', Ludwig von Mises Institute, 2009, p.2</ref>


Le second point divergent a trait à l’utilisation de l’observation empirique en économie. Nombreux étaient les méthodologistes au XIXe siècle qui considéraient que la recherche économique devait aboutir sur des théories que les données historiques pouvaient permettre de confirmer ou de réfuter. Les économistes autrichiens, et Mises notamment, rejetèrent cette idée. Dans des mots très tranchés, ce dernier expliquera : « Ce qui donne à l’économie sa position particulière et unique dans la galaxie de la connaissance pure et de l’utilisation pratique de la connaissance est le fait que ses divers théorèmes ne sont pas susceptibles d’être vérifiés ou falsifiés par les expérimentations. Le critère ultime de l’exactitude ou de l’inexactitude d’un théorème économique est la raison seule sans aide de l’expérimentation. » [30]
Le second point divergent a trait à l’utilisation de l’observation empirique en économie. Nombreux étaient les méthodologistes au XIXe siècle qui considéraient que la recherche économique devait aboutir sur des théories que les données historiques pouvaient permettre de confirmer ou de réfuter. Les économistes autrichiens, et Mises notamment, rejetèrent cette idée. Dans des mots très tranchés, ce dernier expliquera : « Ce qui donne à l’économie sa position particulière et unique dans la galaxie de la connaissance pure et de l’utilisation pratique de la connaissance est le fait que ses divers théorèmes ne sont pas susceptibles d’être vérifiés ou falsifiés par les expérimentations. Le critère ultime de l’exactitude ou de l’inexactitude d’un théorème économique est la raison seule sans aide de l’expérimentation. » <ref>Ludwig von Mises, ''Human Action. A Treatise on Economics'', William Hodge, 1949, p. 858</ref>


Sur les deux points, les différences sont marquées, bien que peu profondes. En vérité, la praxéologie Autrichienne représente une version certes plus poussée, plus radicale, ou plus extrême de l’orthodoxie classique, mais non un « travestissement » de cette dernière, contrairement à ce qu’affirme Mark Blaug. [31] Le peu de sympathie que peuvent avoir des méthodologistes comme Mark Blaug envers les thèses autrichiennes tient au fait qu’à une époque où le positivisme et la méthodologie poppérienne jouissent d’une position de domination presque absolue, il est difficile pour les vainqueurs de prendre en pitié les quelques opposants restants. Retraçant dans les grandes lignes les étapes de l’histoire de la méthodologie en économie, Mark Blaug notera ainsi, pour les années 1930, qu’« en quelques années, le nouveau vent de falsificationnisme et même d’opérationnalisme souffla sur l’économie, encouragé par la croissance de l’économétrie et le développement de l’économie keynésienne (malgré le peu de sympathie qu’avait Keynes lui-même pour les recherches quantitatives). » Avec suffisance, il continuera : « Bien entendu, les principes méthodologiques démodés, comme les vieux soldats, ne meurent jamais — ils ne font que disparaître doucement. Tandis que le reste de la profession des économistes a rejeté depuis la Seconde Guerre mondiale l’attitude complaisante des vérificationnistes, un petit groupe d’économistes autrichiens s’est tourné vers une version extrême de la tradition de Senior, Mill et Cairnes. » [32]
Sur les deux points, les différences sont marquées, bien que peu profondes. En vérité, la praxéologie Autrichienne représente une version certes plus poussée, plus radicale, ou plus extrême de l’orthodoxie classique, mais non un « travestissement » de cette dernière, contrairement à ce qu’affirme Mark Blaug. <ref>Mark Blaug, ''The Methodology of Economics'', Cambridge University Press, 1993, pp.80-81</ref> Le peu de sympathie que peuvent avoir des méthodologistes comme Mark Blaug envers les thèses autrichiennes tient au fait qu’à une époque où le positivisme et la méthodologie poppérienne jouissent d’une position de domination presque absolue, il est difficile pour les vainqueurs de prendre en pitié les quelques opposants restants. Retraçant dans les grandes lignes les étapes de l’histoire de la méthodologie en économie, Mark Blaug notera ainsi, pour les années 1930, qu’« en quelques années, le nouveau vent de falsificationnisme et même d’opérationnalisme souffla sur l’économie, encouragé par la croissance de l’économétrie et le développement de l’économie keynésienne (malgré le peu de sympathie qu’avait Keynes lui-même pour les recherches quantitatives). » Avec suffisance, il continuera : « Bien entendu, les principes méthodologiques démodés, comme les vieux soldats, ne meurent jamais — ils ne font que disparaître doucement. Tandis que le reste de la profession des économistes a rejeté depuis la Seconde Guerre mondiale l’attitude complaisante des vérificationnistes, un petit groupe d’économistes autrichiens s’est tourné vers une version extrême de la tradition de Senior, Mill et Cairnes. » <ref>''Ibid''., p.81</ref>


Ces propos pourraient n’être que le fruit de l’excès passager d’un auteur peu zélé. Ils illustrent pourtant fort bien l’extrême difficulté de concilier deux courants méthodologiques que tout oppose. Nous venons de décrire l’un d’eux, alors voyons l’autre.
Ces propos pourraient n’être que le fruit de l’excès passager d’un auteur peu zélé. Ils illustrent pourtant fort bien l’extrême difficulté de concilier deux courants méthodologiques que tout oppose. Nous venons de décrire l’un d’eux, alors voyons l’autre.
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== NOTES ==
== NOTES ==


<references />
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[21] Murray Rothbard, ''Man, Economy, and State. A Treatise on Economic Principles'', Ludwig von Mises Institute, 2009, p.1
 
[22] Ludwig von Mises, ''Epistemological Problems of Economics'' (1933),  Ludwig von Mises Institute, 2003, p.3
 
[23] Hans-Hermann Hoppe, ''Economic Science and the Austrian Method'', Ludwig von Mises Institute, 1995, pp.5-6
 
[24] F.A. Hayek, « Foreword » in Murray Rothbard, ''Individualism and the Philosophy of the Social Sciences'', Cato Paper No. 4, p. X
 
[25] Dimitris Milonakis & Ben Fine, ''From Political Economy to Economics. Method, the social and the historical in the evolution of economic theory'', Routledge, 2009, p.17. Cf. aussi  R. Urquhart, « Adam Smith between Political Economy and Economics », in R. Blackwell, J. Chatha & E. Nell (éds.), ''Economics as Worldly Philosophy: Essays in Political and Historical Economics in Honour of Robert L. Heilbroner'', Macmillan, 1993.
 
[26] Gustave de Molinari, ''Cours d’Economie Politique. Tome I : La Production et la Distribution des Richesses'', Guillaumin, 1863, p.19
 
[27] J. Elster, « Marxism, Functionalism and Game Theory: The Case for Methodological Individualism », ''Theory and Society'', vol 11, no 4, 1982, p.48
 
[28] J. Watkins, « Methodological Individualism and the Social Sciences », in M. Brodbeck (éd), ''Readings in the Philosophy of the Social Sciences'', Macmillan, 1968, p.270
 
[29] Murray Rothbard, ''Man, Economy, and State. A Treatise on Economic Principles'', Ludwig von Mises Institute, 2009, p.2
 
[30] Ludwig von Mises, ''Human Action. A Treatise on Economics'', William Hodge, 1949, p. 858
 
[31] Mark Blaug, ''The Methodology of Economics'', Cambridge University Press, 1993, pp.80-81
 
[32] ''Ibid''., p.81


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