Gustave de Molinari:Les Soirées de la rue Saint-Lazare - Deuxième soirée

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Gustave de Molinari:Les Soirées de la rue Saint-Lazare - Deuxième soirée
Les Soirées de la rue Saint-Lazare
Entretiens sur les lois économiques et défense de la propriété


Anonyme
Gustave de Molinari
Membre de la Société d'économie politique de Paris


Deuxième soirée

Interlocuteurs : Un conservateur. — Un socialiste. — Un économiste

Atteintes portées à propriété intérieure. — Propriété littéraire et artistique. — Contrefaçon. — Propriété des inventions.

LE SOCIALISTE.

Vous avez entrepris de nous prouver que les maux que le socialisme attribue à la propriété, proviennent d'atteintes portées à la propriété. Êtes-vous disposé à commencer la démonstration de ce paradoxe ?

L'ÉCONOMISTE.

Ah ! plût à Dieu que vous enseignassiez de tels paradoxes !... J'ai distingué la propriété intérieure et la propriété extérieure. La première consiste dans le droit que possède tout homme de disposer librement de ses facultés physiques, morales et intellectuelles, comme aussi du corps qui leur sert à la fois d'enveloppe et d'instrument ; la seconde réside dans le droit que conserve l'homme sur la portion de ses facultés, qu'il a jugé à propos de séparer de lui-même et d'appliquer aux objets extérieurs.

LE SOCIALISTE.

Où commence notre droit de propriété sur les objets extérieurs et où finit-il ?

L'ÉCONOMISTE.

Il commence au moment où nous appliquons aux choses que la nature a mises gratuitement à notre disposition une portion de nos forces, de nos facultés ; au moment où nous complétons l'œuvre de la nature en donnant à ces choses une façon nouvelle ; au moment où nous ajoutons à la valeur naturelle qui est en elles une valeur artificielle ; il finit au moment où cette valeur artificielle périt.

LE CONSERVATEUR.

Qu'entendez-vous par valeur ?

L'ÉCONOMISTE.

J'entends par valeur, la propriété qu'ont les choses ou qui leur est donnée de satisfaire aux besoins de l'homme.

L'homme possède donc son être et les dépendances naturelles ou artificielles de son être, ses facultés, son corps et ses œuvres.

Les œuvres de l'homme, objet de la propriété extérieure, sont de deux sortes, matérielles et immatérielles.

La loi reconnaît à perpétuité la propriété matérielle, à perpétuité, c'est-à-dire, autant que dure l'objet de la propriété ; en revanche elle limite à un délai assez bref la propriété immatérielle. Cependant l'une et l'autre ont la même origine.

LE CONSERVATEUR.

Comment ? vous assimilez la propriété d'une invention ou d'un air de musique à la propriété d'une maison ou d'une terre.

L'ÉCONOMISTE.

Absolument. L'une et l'autre n'ont-elles pas également leur origine dans le travail ? Du moment qu'il y a un effort accompli et valeur créée, que l'effort vienne des nerfs ou des muscles, que la valeur soit appliquée à un objet palpable ou intangible, une nouvelle propriété est créée. Peu importe la forme sous laquelle elle se manifeste !

S'il s'agit d'un fonds de terre mis en culture, c'est principalement de la force physique qui a été dépensée ; s'il s'agit d'un air de musique, ce sont des facultés intellectuelles aidées de certaines facultés physiques ou morales qui ont été mises en œuvre. Mais à moins de placer les facultés de l'intelligence au-dessous des forces physiques, ou bien encore, à moins de prétendre que l'homme possède son intelligence à un titre moins légitime que sa force physique, peut-on établir une différence entre ces deux sortes de propriétés ?

LE CONSERVATEUR.

Vous voudriez donc que l'inventeur d'une machine, l'auteur d'un livre, ou d'un air de musique, demeurassent les maîtres absolus de leurs œuvres ; qu'ils pussent à perpétuité les donner, les léguer et les vendre. Vous voudriez qu'on leur accordât même le droit de les détruire. Vous voudriez qu'il eût été permis aux héritiers de Bossuet, de Pascal, de Molière, de priver l'humanité des œuvres immortelles de ces puissants génies. Voilà, en vérité, une exagération sauvage !

LE SOCIALISTE.

Bravo !

L'ÉCONOMISTE.

Applaudissez, c'est justice. Savez-vous bien quelle doctrine vous venez de soutenir, monsieur le conservateur ?

LE CONSERVATEUR.

Eh, la doctrine du sens commun, je pense.

L'ÉCONOMISTE.

Non pas ! la doctrine du communisme.

LE CONSERVATEUR.

Vous vous moquez. J'ai soutenu les droits de la société sur les produits de l'intelligence, voilà tout !

L'ÉCONOMISTE.

Les communistes ne font pas autre chose. Seulement, ils sont plus logiques que vous. Ils soutiennent les droits de la société sur toute chose, sur les produits matériels aussi bien que sur les produits immatériels. Ils disent aux travailleurs : Remplissez votre tâche de chaque jour, travaillez selon vos forces, mais au lieu de vous attribuer à vous-mêmes les produits de votre travail, les valeurs que vous avez créées, remettez-les à l'association générale des citoyens, à la communauté qui se chargera de répartir équitablement entre tous les fruits du travail de chacun. Vous en aurez votre part ! Voilà, n'est-il pas vrai, le langage des communistes ?

LE CONSERVATEUR.

Oui, c'est bien le langage de cette secte insensée qui ravit au travailleur le fruit légitime de son travail, pour lui donner une part arbitraire du travail de tous.

L'ÉCONOMISTE.

Véritablement vous parlez d'or. Vous n'admettez donc pas qu'on ravisse au travailleur tout ou partie du fruit de son travail, pour mettre ce tout ou cette partie dans la communauté ?

LE CONSERVATEUR.

C'est du vol !

L'ÉCONOMISTE.

Eh ! bien, ce vol, la société le commet tous les jours au détriment des gens de lettres, des artistes et des inventeurs.

Vous connaissez la loi qui régit en France la propriété littéraire. Tandis que la propriété des choses matérielles, terres, maisons, meubles, est indéfinie, la propriété littéraire est limitée aux vingt années qui suivent la mort de l'auteur propriétaire. L'Assemblée constituante n'avait même accordé que dix années.

Avant la révolution, la législation était, sous certains rapports, beaucoup plus équitable...

LE CONSERVATEUR.

Avant la révolution, dites-vous ?

L'ÉCONOMISTE.

Oui. Vous savez qu'alors tous les droits, le droit de travailler aussi bien que le droit de posséder émanaient du roi. Les auteurs obtenaient donc pour eux et pour leurs héritiers, lorsqu'ils en faisaient la demande, le droit d'exploiter exclusivement leurs livres. Ce privilège n'avait pas de limites ; malheureusement il était révocable à volonté ; en outre, il était soumis, dans l'usage, à des restrictions vexatoires. Lorsqu'un auteur cédait son œuvre à un libraire, le droit exclusif d'exploitation se perdait à sa mort. Seuls, les héritiers pouvaient conserver exclusivement ce droit.

LE SOCIALISTE.

Ainsi donc, les héritiers de Molière, de La Fontaine, de Racine, ont pu exploiter exclusivement jusqu'en 1789, les œuvres de leurs illustres ancêtres ?

L'ÉCONOMISTE.

Oui. On trouve, par exemple, un arrêt du conseil du 14 septembre 1761, qui continue aux petits-fils de La Fontaine le privilège de leur aïeul, soixante-dix ans après sa mort. Si l'Assemblée constituante avait eu pleinement l'intelligence de sa mission, elle aurait reconnu et garanti, en la débarrassant des entraves du privilège, cette propriété que l'ancien régime même avait sanctionnée en l'opprimant. Malheureusement les idées communistes avaient déjà germé, alors, dans la société française. Résumé vivant des doctrines philosophiques et économiques du dix-huitième siècle, l'Assemblée constituante renfermait dans son sein des disciples de Rousseau et de Morelly, aussi bien que des disciples de Quesnay et de Turgot. Elle recula donc devant la reconnaissance absolue de la propriété intellectuelle. Elle mutila cette propriété légitime, afin d'abaisser le prix des œuvres de l'intelligence.

LE CONSERVATEUR.

Ce but louable ne fut-il pas atteint ? Supposez que la propriété littéraire de Pascal, de Molière, de La Fontaine n'eût pas été atteinte au bénéfice de la Communauté, ne serions-nous pas obligés de payer plus cher les œuvres de ces illustres génies ? Et peut-on mettre l'intérêt de quelques-uns en balance avec l'intérêt de tous ?

L'ÉCONOMISTE.

"Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, dit Montesquieu, ils coupent l'arbre au pied et cueillent le fruit. Voilà le gouvernement despotique." Voilà le communisme, aurait ajouté l'auteur de l'Esprit des Lois s'il avait vécu de nos jours. En limitant la propriété littéraire que faites-vous ? Vous en diminuez la valeur vénale. — Je sais un livre et j'offre à un libraire de le lui céder. Si la possession de ce livre lui est garantie à perpétuité, il pourra évidemment m'en payer et m'en payera un prix plus élevé que si, vingt années après ma mort, cette propriété périt.

LE CONSERVATEUR.

Oh ! ceci a bien peu d'importance dans la pratique. Combien peu de livres vivent encore vingt années après la mort de leurs auteurs ?

L'ÉCONOMISTE.

Vous me fournissez une nouvelle arme contre vous. Il y a deux sortes de livres, ceux qui ne durent pas et ceux qui durent. Votre loi limitative de la propriété littéraire laisse intacte la valeur des premiers pour amoindrir celles des seconds. Exemple : un homme de génie a écrit un livre destiné à traverser les âges ; il va le porter à son libraire. Celui-ci peut-il payer cette œuvre immortelle beaucoup plus cher que le commun des œuvres destinées à l'oubli, après un succès éphémère ? Non ! car si l'œuvre ne périt pas, la propriété de l'œuvre périt, ou, ce qui revient au même, elle devient commune. Au bout d'un certain nombre d'années le détenteur en est légalement dépossédé. Votre loi respecte la médiocrité, mais elle met le génie à l'amende.

Aussi qu'arrive-t-il ? C'est qu'on voit diminuer le nombre des œuvres durables et augmenter celui des œuvre éphémères. "Le Temps, dit Eschyle, ne respecte que ce qu'il a fondé." A peu d'exceptions près, les chefs-d'œuvre que le passé nous a légué ont été le fruit d'un long travail. Descartes consacrait la plus grande partie de sa vie à composer ses Méditations. Pascal copiait jusqu'à treize fois ses Lettres provinciales avant de les livrer à l'impression. Adam Smith observait pendant trente années les phénomènes économiques de la société, avant d'écrire son immortel traité de la Richesse des Nations. Mais quand l'homme de génie ne jouit point d'une certaine aisance, peut-il semer si longtemps sans recueillir ? Pressé par l'aiguillon des nécessités de la vie n'est-il pas obligé de livrer encore vertes les moissons de son intelligence ?

On déclame beaucoup contre la littérature facile, mais pouvons-nous en avoir une autre ? Comment n'improviserait-on pas lorsque la valeur des œuvres laborieusement finies est raccourcie jusqu'à celle des œuvres improvisées ? En vain, vous recommanderez aux hommes de lettres de sacrifier leurs intérêts à ceux de l'art, les hommes de lettres ne vous écouteront point et, le plus souvent, ils auront raison. N'ont-ils pas, eux aussi, des devoirs de famille à remplir, des enfants à élever, des parents à soutenir, des dettes à payer, une position à conserver ? Peuvent-ils négliger, pour l'amour de l'art, ces devoirs naturels et sacrés ?

On improvise donc et l'on se précipite dans les branches de littérature où l'improvisation est le plus facile. Dans la science, la même cause engendre les mêmes résultats déplorables. Ce n'est plus l'observation qui domine dans la science moderne, c'est l'hypothèse. Pourquoi ? Parce qu'on bâtit une hypothèse plus vite qu'on n'observe une loi. Parce qu'on fait plus facilement des livres avec des hypothèses qu'on n'en peut faire avec des observations. A quoi il faut ajouter que l'hypothèse est souvent plus frappante. Le paradoxe étonne plus que la vérité. Il conquiert beaucoup plus vite le succès. Il le perd promptement aussi, sans doute. Mais, en attendant, l'improvisateur de paradoxes fait fortune tandis que le patient chercheur de vérités se débat contre la misère. Faut-il s'étonner après cela si le paradoxe fourmille et si la véritable science devient de plus en plus rare ?

LE CONSERVATEUR.

Vous négligez de dire que le gouvernement se charge de récompenser les hommes qui se distinguent dans la carrière des sciences et des lettres. La société a des récompenses et des bonheurs pour les vrais savants et les vrais littérateurs.

L'ÉCONOMISTE.

Oui ; et ce n'est pas ce qu'il y a de moins absurde dans ce système absurde. Voyez plutôt ! Vous dépréciez la propriété des vrais savants et des vrais littérateurs dans l'intérêt prétendu de la postérité. Mais je ne sais quel sentiment d'équité naturelle vous avertit que vous les spoliez. Vous prélevez donc sur la société un impôt dont vous leur allouez le produit. Vous avez un budget des beaux-arts et des lettres. Je suppose que les fonds de ce budget soient toujours équitablement répartis ; qu'ils aillent directement à ceux-là que la loi a atteint (et vous savez si l'hypothèse est fondée), cette indemnité en est-elle moins entachée d'iniquité ? Est-il juste d'obliger les contribuables à payer un impôt au profit des consommateurs de livres de l'avenir ? N'est-ce pas un communisme de la pire espèce que ce communisme d'outre-tombe ?

LE CONSERVATEUR.

Où le voyez-vous ce communisme ?

L'ÉCONOMISTE.

Dans une société communiste, que fait le gouvernement ? Il s'empare du produit du travail de chacun pour le distribuer gratuitement à tous. Eh bien, que fait le gouvernement, en limitant la propriété littéraire ? Il prend une partie de la valeur de la propriété du savant et du littérateur pour la distribuer gratuitement à la postérité ; après quoi, il oblige les contribuables à donner gratuitement une partie de leur propriété aux savants et aux littérateurs.

Ceux-ci perdent à cette combinaison communiste, car la portion de propriété qu'on leur ravit est supérieure d'ordinaire à l'indemnité qu'on leur alloue.

Les contribuables y perdent plus encore, car on ne leur donne rien en échange de l'indemnité qu'on les oblige à payer.

Au moins, les consommateurs de livres y gagnent-ils quelque chose ?

Les consommateurs actuels n'y gagnent rien, puisque les auteurs jouissent temporairement d'un droit de propriété absolu sur leurs œuvres.

Les consommateurs futurs peuvent, sans doute, acheter à meilleur marché les ouvrages anciens ; en revanche, ils en sont moins abondamment pourvus. D'un autre côté, les livres qui traversent les âges subissent, sous le régime de la propriété limitée, tous les inconvénients attachés au communisme. Tombés dans le domaine public, ils cessent d'être l'objet des soins attentifs et vigilants qu'un propriétaire sait donner à sa chose. Les meilleures éditions fourmillent d'altérations et de fautes.

parlerai-je des dommages indirects qui résultent de la limitation de la propriété littéraire ; parlerai-je de la contrefaçon ?

LE CONSERVATEUR.

Quel rapport voyez-vous entre la contrefaçon et la limitation légale de la propriété littéraire ?

L'ÉCONOMISTE.

Qu'est-ce donc que la contrefaçon, sinon une limitation de la propriété littéraire dans l'espace, comme votre loi en est une limitation dans le temps ? Y a-t-il, en réalité, la moindre différence entre ces deux sortes d'atteintes à la propriété ? Je dirai plus. C'est la limitation dans le temps qui a engendré la limitation dans l'espace.

Lorsque la propriété matérielle était considérée comme un simple privilège émané du bon plaisir du souverain, ce privilège expirait aux frontières de chaque État. La propriété des étrangers était soumise au droit d'aubaine.

Lorsque la propriété matérielle a été partout reconnue comme un droit imprescriptible et sacré, le droit d'aubaine a cessé de lui être appliqué.

Seule la propriété intellectuelle est demeurée assujettie à ce droit barbare. Mais, en bonne justice, pouvons-nous nous en plaindre ? Si nous respectons la propriété intellectuelle moins que la propriété matérielle, pouvons-nous obliger les étrangers à la respecter autant ?

LE SOCIALISTE.

Soit ! mais vous ne tenez aucun compte des avantages moraux de la contrefaçon. C'est grâce à la contrefaçon que les idées françaises se répandent au dehors : nos gens de lettres et nos savants y perdent, sans doute ; mais la civilisation y gagne. Qu'importe l'intérêt de quelques centaines d'individus, en présence des grands intérêts de l'humanité !

L'ÉCONOMISTE.

Vous employez en faveur des consommateurs étrangers l'argument dont vous vous serviez tout à l'heure, en faveur des consommateurs futurs. Je me placerai pour le réfuter au point de vue de la consommation générale.

La France est peut-être le pays du monde où la production littéraire est la plus active et la plus abondante ; cependant les livres y sont fort chers. On y paye 15 fr. un roman en deux volumes, tandis qu'en Belgique les deux mêmes volumes ne coûtent que 1 fr. 50 c. Faut-il attribuer cette différence de prix uniquement aux droits d'auteurs ? Non pas ! de l'aveu des intéressés eux-mêmes, elles provient principalement de l'exiguïté du marché dont peut disposer le libraire français. Si la contrefaçon venait à être supprimée, les deux volumes, qui se vendent 15 francs en France, tomberaient probablement à 5 francs sur le marché général, peut-être plus bas encore. Dans ce sens, le consommateur étranger payerait 3 fr. 50 c. de plus que sous le régime de la contrefaçon ; en revanche, le consommateur français payerait 10 fr. de moins. Au point de vue de la consommation générale, n'y aurait-il pas évidemment avantage ?

J'ai entendu, il y a quelques années, à la Chambre des Députés, M. Chaix-d'Est-Ange défendre la contrefaçon au point de vue de la diffusion des lumières. C'est grâce à la contrefaçon, disait-il, que les idées françaises pénètrent à l'étranger. — C'est possible, aurait-on pu répondre à l'illustre avocat ; en revanche, c'est la contrefaçon qui empêche les idées françaises de pénétrer en France.

Les consommateurs étrangers payeraient nos livres un peu plus cher, si la contrefaçon cessait d'exister, et encore ! mais nous leur en fournirions de meilleurs et en plus grand nombre. N'y gagneraient-ils pas autant que nous-mêmes ?

LE CONSERVATEUR.

Allons ! je crois décidément que vous avez raison, et je me sens assez disposé à me rallier à la cause de la propriété littéraire.

L'ÉCONOMISTE.

J'aurais pu développer encore quelques considérations sur l'extension et la stabilité que la reconnaissance entière de la propriété littéraire donnerait non seulement à l'industrie des gens de lettres, mais encore à celle des libraires.... Mais puisque ma cause est gagnée, je n'insiste pas.

Si vous m'accordez la propriété littéraire, vous devez m'accorder aussi la propriété artistique.

LE CONSERVATEUR.

En quoi consiste la propriété artistique ?

L'ÉCONOMISTE.

S'il s'agit d'un tableau, d'une statue ou d'un monument, la propriété artistique consiste dans le droit d'en disposer comme de toute autre propriété matérielle, puis d'en opérer ou d'en autoriser exclusivement la reproduction par le dessin, la gravure, etc. S'il s'agit d'un modèle ou d'un dessin, la propriété artistique réside de même dans un droit de reproduction exclusif. Il est bien entendu que cette propriété peut être cédée, vendue comme toute autre.

LE CONSERVATEUR.

Je n'y vois aucun inconvénient. Cependant il conviendrait d'établir une exception pour les modèles et dessins de fabrique. Les artistes, dessinateurs ou modeleurs deviendraient par trop exigeants, si on leur accordait l'absolue propriété de leurs œuvres.

L'ÉCONOMISTE.

Ah ! ah ! je vous y prends encore une fois, monsieur le conservateur-communiste ! Eh bien, sachez donc que, par une inadvertance des législateurs réglementaires de l'Empire, cette propriété-là a échappé seule à la limitation. Cet oubli salutaire n'a pas manqué de produire d'excellents fruits. Nos modèles et dessins de fabrique sont aujourd'hui sans rivaux dans le monde.

Cela s'explique aisément. D'une part, les industriels qui achètent aux artistes la propriété des modèles et dessins de fabrique, étant assurés de conserver perpétuellement cette propriété, peuvent la payer le plus cher possible. D'une autre part, les artistes, assurés de recevoir une rémunération suffisante, mettent le temps et le soin nécessaires à l'exécution de leurs œuvres.

LE SOCIALISTE.

Mais, savez-vous aussi ce qui est arrivé ? je vous le donne en mille. Ces industriels, qui sont des gardiens si farouches de la propriété, s'avisèrent un beau jour de penser qu'ils payaient trop cher leurs modèles et dessins de fabrique. La question fut mise à l'ordre du jour dans leurs chambres de commerce et de perfectionnement : à l'unanimité, on reconnut que le mal venait de ce que la propriété était perpétuelle. On demande, en conséquence, au gouvernement de la limiter. Le gouvernement s'empressa d'obtempérer à cette demande des hauts-barons de l'industrie. Le ministre de l'agriculture et du commerce bâcla un projet de loi, réduisant à trois, cinq, dix et quinze années la propriété des modèles et dessins de fabrique. Le projet fut présenté aux Chambres, discuté à la Chambre des pairs....

LE CONSERVATEUR.

Et adopté ?

LE SOCIALISTE.

Non ! la révolution de février le fit écarter de l'ordre du jour ; mais soyez sûr que la discussion e sera reprise et que la loi passera. Cependant ces conservateurs, qui attentent sans scrupule à la propriété des artistes, ces conservateurs qui n'hésitent pas à faire du communisme quand cela leur profite, sont les mêmes qui traquent les communistes comme des bêtes fauves.

L'ÉCONOMISTE.

Si les industriels dont vous parlez avaient bien réfléchi sur leurs véritables intérêts ; s'il avaient eu quelques notions saines d'économie politique, ils auraient compris qu'en nuisant aux artistes, ils ne pouvaient manquer de se nuire aussi à eux-mêmes. Lorsque la loi aura limité la propriété des modèles et dessins de fabrique, ces œuvres d'art se vendront à plus bas prix sans doute ; mais conserveront-elles le même degré de perfection ? Les artistes d'élite ne se détourneront-ils pas de cette branche du travail, lorsqu'on ne pourra plus payer suffisamment leurs œuvres ?

LE CONSERVATEUR.

On le pourra toujours, ce me semble.

L'ÉCONOMISTE.

Si les maisons ne pouvaient être possédées que pendant une période de trois années, ne baisseraient-elles pas de prix ?

LE SOCIALISTE.

Assurément. On ne mettrait pas un prix bien élevé à une maison dont on pourrait être dépossédé au bout de trois années.

LE CONSERVATEUR.

Avec ce système on ne bâtirait plus que des masures.

L'ÉCONOMISTE.

Eh bien, si la loi abaisse de même la valeur vénale des modèles et des dessins, on ne fera plus que des modèles et des dessins de pacotille.

Mais alors nos étoffes et nos bronzes, dont le dessin ou le modèle font souvent tout le prix, pourront-ils encore soutenir la concurrence de l'étranger ? En limitant la propriété des artistes, les industriels n'auront-ils pas coupé l'arbre pour avoir le fruit ?

LE CONSERVATEUR.

C'est vrai.

L'ÉCONOMISTE.

Vous voyez où conduit la limitation de la propriété. Les choses deviennent communes, soit ! mais elles se produisent mal ou elles ne se produisent plus.

Si vous admettez la propriété illimitée des œuvres d'art, vous devez admettre aussi la propriété illimitée des inventions.

LE CONSERVATEUR.

La propriété illimitée des inventions ! mais ce serait la mort de l'industrie déjà rançonnée sans merci par les inventeurs.

L'ÉCONOMISTE.

Cependant les inventions sont le fruit du travail de l'intelligence comme les œuvres littéraires et les œuvres d'art. Si celles-ci donnent lieu à un droit de propriété illimité, absolu, pourquoi celles-là, qui ont la même origine, ne donneraient-elles lieu qu'à un droit limité et conditionnel ?

LE CONSERVATEUR.

L'intérêt de la société n'est-il pas ici en cause ? Je conçois qu'on accorde un droit de propriété illimité, absolu aux littérateurs et aux artistes. Cela n'a qu'une faible importance. Le monde pourrait, à la rigueur, se passer d'artistes et de littérateurs.

LE SOCIALISTE.

Oh ! oh !

LE CONSERVATEUR.

Mais on ne pourrait se passer d'inventeurs. Ce sont les inventeurs qui fournissent des instruments et des procédés à l'agriculture et à l'industrie.

L'ÉCONOMISTE.

Aussi n'est-il nullement question de supprimer les inventeurs ou d'en réduire le nombre. Il est question, au contraire, de les multiplier en assurant à leur travail la rémunération qui leur est due.

LE CONSERVATEUR.

Je le veux bien ; mais en décrétant la perpétuité de la propriété des inventions, ne mettez-vous pas, à perpétuité, l'agriculteur et l'industrie sous le joug d'un petit nombre d'inventeurs ? N'assujettirez-vous pas les branches les plus nécessaires de la production à des monopoles exigeants, intraitables, odieux ? Supposez, par exemple, que l'inventeur de la charrue eût conservé la propriété de son invention, et que cette propriété eût été transmise intacte jusqu'à nos jours, que serait-il arrivé ?

L'ÉCONOMISTE.

Il serait arrivé que nous aurions aujourd'hui des instruments aratoires plus nombreux et plus parfaits.

LE CONSERVATEUR.

C'est une aberration pure !

L'ÉCONOMISTE.

Discutons. Vous connaissez la législation qui régit actuellement les inventions. On garantit aux inventeurs la propriété de leurs œuvres pour cinq, dix et quinze années, à la condition de payer au fisc 500 francs dans le premier cas, 1 000 dans le second, 1 500 dans le troisième. Or, il peut fort bien arriver qu'une invention ne donne point les résultats que l'auteur en avait attendus. Dans ce cas, il se trouve puni, mis à l'amende pour avoir inventé.

LE CONSERVATEUR.

Je n'ai jamais prétendu que la loi actuelle fût parfaite. On peut la réformer. Mais accorder à l'inventeur la propriété intellectuelle de son œuvre, folie !

L'ÉCONOMISTE.

Dans quel intérêt voulez-vous dépouiller l'inventeur d'une partie de sa propriété ? Est-ce dans l'intérêt des consommateurs actuels ? Non, car vous accordez à l'inventeur une propriété de cinq, dix et quinze années. Dans cet intervalle, il tire naturellement tout le parti possible d'une propriété qui doit lui échapper bientôt ; il exploite rigoureusement son monopole. C'est donc uniquement en vue de l'intérêt de la postérité que vous dépouillez les inventeurs.

LE CONSERVATEUR.

C'est dans l'intérêt du progrès, de la civilisation. D'ailleurs, comment serait-il possible de démêler et de délimiter les droits des inventeurs. Toutes les inventions se touchent par quelque point.

L'ÉCONOMISTE.

Comme toutes les propriétés matérielles. Cela n'empêche pas que chacun ne réussisse, en fin de compte, à maintenir l'intégrité des siennes.

LE CONSERVATEUR.

Oui, mais cela serait bien plus malaisé dans le domaine de l'invention. La reconnaissance de la propriété des inventeurs ne donnerait-elle pas naissance à des myriades de procès ?

L'ÉCONOMISTE.

N'est-ce pas un moyen singulier de préserver la propriété du danger des procès que de la supprimer ? Au reste, la difficulté que vous venez de soulever se présente tous les jours et elle est tous les jours résolue. La propriété des inventions étant garantie pour cinq, dix et quinze ans, donne lieu à des procès, tout comme si elle était perpétuelle. Ces procès on les juge, et tout est dit. Votre objection tombe devant les faits. Je reprends. C'est en vue de l'intérêt de la postérité que vous voulez limiter la propriété des inventions.

LE CONSERVATEUR.

Sans doute.

L'ÉCONOMISTE.

Il y a dans l'ouest de l'Union américaine d'immenses terrains vierges, qui sont journellement entamés par des émigrants audacieux. Lorsque ces pionniers de la civilisation aperçoivent un site qui leur convient, ils arrêtent leurs wagons, plantent leur tente, et, avec la cognée d'abord, avec la charrue ensuite, ils déblayent et défrichent le sol. Ils donnent une valeur à ce sol qui naguère n'en avait point. Eh ! bien, cette valeur que le travail a créée, trouveriez-vous équitable que la communauté se l'appropriât au bout de cinq, dix et quinze années, au lieu de permettre au travailleur de la léguer à sa postérité.

LE CONSERVATEUR.

Juste ciel ! mais ce serait du communisme, ce serait de la barbarie ! Qui voudrait défricher des terres à ces conditions-là ? — Mais y a-t-il la moindre analogie entre le travail du pionnier et celui de l'inventeur. L'intelligence n'est-elle pas un fonds commun qui apparient à l'humanité ? Peut-on s'en attribuer exclusivement les fruits ? L'inventeur ne profite-t-il point d'ailleurs, largement, des découvertes de ses devanciers et des connaissances qui se trouvent accumulées dans la société ? S'il n'inventait pas, un autre profitant de ces découvertes et de ces connaissances communes, n'inventerait-il pas à sa place ?

LE SOCIALISTE.

L'objection s'applique au défricheur aussi bien qu'à l'inventeur. La société ne devrait-elle pas dire à ce premier occupant de la terre : Vous allez mettre en valeur un sol demeuré jusqu'à présent improductif, soit ! j'y consens ; mais n'oubliez pas que les fruits sont à tous et que la terre n'est à personne ! Jouissez donc, pendant quelques années, de cette portion de terre, mais restituez-la ensuite fidèlement à l'humanité qui la tient de Dieu. Et si vous ne consentez point de bonne grâce à cette restitution légitime, je saurai bien employer la force pour faire prévaloir le Droit de Tous sur l'Égoïsme d'un seul..... Eh ! quoi, vous résistez, vous objectez que vous seul avez créé, au prix de vos sueurs, la valeur que je prétends vous ravir, mais, ô propriétaire rebelle et dénaturé, eussiez-vous pu la créer, cette valeur, sans les instruments et les connaissances que la communauté vous a fournis ? Répondez !

L'ÉCONOMISTE.

Et le propriétaire aurait répondu sans doute : — La communauté m'a fourni des instruments et des connaissances, cela est vrai, mais je les ai payé. Mes ancêtres et moi, nous avons acquis par notre travail tout ce que nous possédons. La société n'a donc aucun droit sur les fruits de mon travail actuel. Et si, abusant de sa force, elle me ravit ma propriété, pour la mettre en commun ou la distribuer à des hommes qui ne l'ont point créée, elle commettra la plus inique et la plus odieuse des spoliations.

LE CONSERVATEUR.

Bien répondu. Parez-moi celle-là, messieurs les communistes !

LE SOCIALISTE.

Parez-la vous-même. Si la société reconnaît n'avoir aucun droit sur la propriété des défricheurs, bien qu'ils exploitent des terrains naguères communs, biens qu'ils utilisent des découvertes et des connaissances antérieures, elle ne saurait évidemment rien prétendre sur la propriété des inventeurs.

LE CONSERVATEUR.

Cela dépend des exigences de l'intérêt général. Si la communauté s'empare d'une terre cinq, dix et quinze années après qu'elle a été défrichée.....

L'ÉCONOMISTE.

...... Et si elle oblige le défricheur à payer cinq cents francs, mille francs ou quinze cents francs avant qu'il ne sache si la terre sera ou non féconde.....

LE SOCIALISTE.

..... Et quelle que soit l'étendue du terrain défriché.

LE CONSERVATEUR.

Il est certain que les défrichements seront extrêmement rares, et que la communauté, elle-même, y perdra.

L'ÉCONOMISTE.

Il en est de même pour les inventions. On invente beaucoup moins sous le régime de la propriété limitée qu'on n'inventerait sous le régime de la propriété illimitée. Or, comme la civilisation ne marche qu'à coups d'inventions, la postérité, dont vous avez invoqué les intérêts, gagnerait évidemment à la reconnaissance de la propriété des inventeurs, comme elle a gagné à la reconnaissance de la propriété foncière.

LE CONSERVATEUR.

Vous avez peut-être raison pour le plus grand nombre des inventions. Mais il y en a de si nécessaires qu'on ne saurait les laisser longtemps appropriées. J'ai cité la charrue. Ne serait-ce pas un malheur effroyable, si un seul individu avait le droit de fabriquer et de vendre des charrues, si la propriété de cet instrument, indispensable à l'agriculture, n'était pas tombée dans le domaine public ?

LE SOCIALISTE.

En effet, ce serait désastreux.

L'ÉCONOMISTE.

Examinons ensemble comment les choses se seraient passées si l'inventeur de la charrue avait joui de la propriété de son invention, au lieu d'en être frustré. Mais avant tout, voici ma réponse : Non ! la société n'a point servi son intérêt en méconnaissant le droit de l'inventeur de la charrue, en s'attribuant cette propriété due au travail de l'un des siens et en la rendant commune. Non ! elle a entravé le progrès des cultures au lieu de le faciliter, et en spoliant l'inventeur elle s'est spoliée elle-même.

LE CONSERVATEUR.

Paradoxe !

L'ÉCONOMISTE.

Nous allons bien voir. Qu'est-ce que la charrue et à quoi sert-elle ?

La charrue est un instrument mû par des bêtes de somme, des chevaux ou des bœufs, sous la direction de l'homme, et qui sert à ouvrir le sol. Avant l'invention de la charrue, de quoi se servirait-on pour cultiver la terre ? On se servirait de la bêche. Voilà donc deux instruments bien distincts, à l'aide desquels la même œuvre peut être accomplie ; deux instruments qui se font concurrence l'un à l'autre. Cette concurrence est, à la vérité, fort inégale, car la charrue est infiniment préférable à la bêche ; et plutôt que d'en revenir à ce dernier outil, le moins économique de tous, la plupart des cultivateurs se résigneraient à payer une surtaxe considérable aux détenteurs de la propriété de la charrue. Mais enfin les champs ne demeureraient pas incultes. On se servirait de la bêche, jusqu'à ce que les détenteurs de la charrue s'aperçoivent qu'on peut, à la rigueur, se passer d'eux, se montrassent plus traitables.

Mais de cette situation de la société, en butte aux prétentions exagérées des propriétaires de certains instruments indispensables, qu'en résulterait-il ? Qu'il y aurait un immense intérêt à multiplier le nombre de ces instruments, à en créer de plus parfaits. Dans un moment où le prix de la charrue, par exemple, se trouverait surélevé, celui qui inventerait un instrument aussi économique ou plus économique pour remplir le même office, ne réaliserait-il pas une fortune ? Et s'il voulait, à son tour, surélever le prix de son instrument, ne se trouverait-il pas arrêté dans ses prétentions, d'abord par le fait même de l'existence des deux anciens véhicules, auxquels on pourrait toujours revenir, ensuite par la crainte de faire surgir une concurrence nouvelle, en augmentant l'intérêt attaché à la découverte d'un instrument plus parfait. — Vous voyez donc que le monopole ne serait jamais à redouter ; car il y aurait toujours, d'une part, la concurrence existante, effective, des instruments moins parfaits ; d'une autre part, la concurrence éventuelle, prochaine des instruments plus parfaits.

LE CONSERVATEUR.

Le domaine de l'invention n'est-il pas limité ?

L'ÉCONOMISTE.

Les plaines de l'intelligence sont plus vastes encore que celles de la terre. Dans quelle branche de la production peut-on affirmer qu'il n'y a plus de progrès à réaliser, plus de découvertes à faire ? Ne craignez pas que la carrière de l'invention se ferme ; les forces défailleront à l'humanité avant qu'elle ne l'ait parcourue jusqu'au bout.

Croyez-vous, par exemple, qu'on ne puisse rien trouver de mieux, en fait d'instruments aratoires, que les instruments actuels ? Comparée aux véhicules dont on se sert dans la production manufacturière, la charrue n'est-elle pas un instrument barbare ? La charrue est un véhicule mû par une force animée. Or, l'industrie manufacturière ne doit-elle pas les immenses progrès qu'elle a réalisés, depuis un demi-siècle, à la substitution d'un moteur inanimé, la vapeur, à la force animée des brutes ? Pourquoi cette substitution économique d'un moteur inanimé à un moteur animé ne s'opérerait-elle point aussi en agriculture ? Pourquoi un véhicule à vapeur ne remplacerait-il pas la charrue comme la mull-Jenny a remplacé la machine à filer, comme le moulin à vapeur a remplacé meule, mise en mouvement par un cheval aveugle, comme la charrue même, mue par le force des bêtes des somme, s'est substituée à la bêche, mue par le force de l'homme ?

Si, dès l'origine, la propriété des inventions avait été reconnue et respectée au même degré que la propriété matérielle, n'est-il pas au moins probable que ce progrès bienfaisant se trouverait déjà accompli ? N'est-il pas probable que la vapeur aurait déjà transformé et multiplié la production agricole comme elle a transformé et multiplié la production industrielle ? N'en résulterait-il pas un avantage immense pour l'humanité tout entière ?

De tout cela je conclus que la société aurait eu, dès l'origine, le plus grand intérêt à reconnaître et à respecter la propriété de l'invention, s'agit-il même de celle de la charrue ?

LE CONSERVATEUR.

Vous croyez donc qu'on invente d'autant plus que la propriété de l'invention est plus étendue et mieux garantie ?

L'ÉCONOMISTE.

Assurément, je le crois. Ce n'est guère qu'au dix-huitième siècle qu'on a commencé à reconnaître la propriété des inventions. Comparez donc les découvertes accomplies dans une période déterminée, avant et après cette époque.

LE CONSERVATEUR.

Voilà qui témoigne contre vos théories, puisque la propriété des inventions n'est pas illimitée.

L'ÉCONOMISTE.

Si la propriété d'un champ de blé, après avoir été longtemps commune, venait à être reconnue et garantie pour cinq, dix ou quinze années à un seul individu, l'augmentation de la production du blé prouverait-elle quelque chose contre la propriété illimitée ?

LE CONSERVATEUR.

Non, sans doute... Mais certaines choses ne se découvrent-elles pas, pour ainsi dire, toutes seules ? Il y a des découvertes qui sont dans l'air.

L'ÉCONOMISTE.

Comme il y a des récoltes qui sont sous terre. Il ne s'agit que de les en faire sortir. Mais soyez bien certain que "le hasard" ne se chargera pas de ce soin. — Comment avez-vous découvert la loi de la gravitation, demandait-on un jour à Newton ? — En y pensant toujours, répondit l'homme de génie. Watt, Jacquart, Fulton auraient fait probablement la même réponse à une question semblable. Le hasard n'invente rien ; il ne défriche pas plus le domaine de l'intelligence que celui de la matière. Laissons donc le hasard.

On dit que si une découverte n'était pas faite aujourd'hui, elle serait faite demain ; mais cette hypothèse ne peut-elle pas tout aussi justement s'appliquer aux défrichements des terres qu'aux nouvelles combinaisons d'idées, aux inventions ? Si les Backwoodsmen qui émigrent aujourd'hui à l'ouest demeuraient chez eux, ne peut-on pas admettre que d'autres Backwoodsmen iraient s'établir sur les mêmes terrains vierges avant cinq, dix ou quinze années ? pourquoi donc ne point limiter le droit de propriété des premiers ? Pourquoi ? parce que si on le limitait personne ne voudrait s'enfoncer dans les solitudes de l'ouest, ni aujourd'hui ni demain. De même, croyez-le bien, nul ne s'efforcerait de saisir les découvertes qui sont dans l'air si nul n'avait intérêt à les saisir.

LE CONSERVATEUR.

Vous oubliez que la gloire et le désir plus noble encore de servir l'humanité, agissent non moins puissamment que l'intérêt sur les inventeurs.

L'ÉCONOMISTE.

La gloire et le désir de servir l'humanité font partie de l'intérêt et n'en sont pas distincts, ainsi que je vous l'ai démontré déjà. Mais ces mobiles élevés ne suffisent pas. Comme les écrivains et les artistes, les inventeurs sont soumis aux infirmités humaines. Comme eux, ils sont obligés de se nourrir, de se vêtir, de se loger, et, le plus souvent aussi, de soutenir une famille. Si vous ne leur offrez d'autre appât que la gloire et la satisfaction d'avoir servi l'humanité, ils devront pour la plupart renoncer à suivre la carrière de l'invention. Les gens riches seuls pourront inventer, écrire, sculpter et peindre. Or, comme les gens riches ne sont pas des travailleurs bien actifs, la civilisation n'avancera guère.

LE SOCIALISTE.

Allons, allons, monsieur le conservateur, convenez de bonne grâce que vous êtes battu. Si vous admettez la perpétuité de la propriété matérielle, vous ne pouvez pas ne pas admettre celle de la propriété intellectuelle. Il y a même droit et mêmes nécessités des deux parts (en supposant, bien entendu, que l'on reconnaisse ce droit et ces nécessités). Consentez donc à reconnaître la propriété de l'invention comme vous avez reconnu les autres.

LE CONSERVATEUR.

Tout cela peut être vrai en théorie, mais, ma foi ! dans la pratique je préfère m'en tenir au statu quo.

LE SOCIALISTE.

Si nous voulons bien le permettre [1] !

Note

[1] La propriété intellectuelle, si déplorablement méconnue par les propriétaires de nos jours, a trouvé un spirituel et persévérant défenseur en M. Jobard, directeur du musée de Bruxelles. A Paris, un romancier distingué, M Hip. Castille, avait fondé en 1847 un journal pour défendre cette cause qui intéresse un si grand nombre de travailleurs. Malheureusement, l'entreprise de M. Castille n'obtint point le succès qu'elle méritait si bien. Je me suis borné à résumer ici divers articles publiés par moi dans ce journal d'un des défenseurs les plus dévoués de la propriété intellectuelle.