Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 1

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Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 1


Anonyme


Chapitre I - L'homme en action


Première partie — L'Agir humain

Chapitre I — L'homme en action

1 / Action intentionnelle et réaction animale

L'action humaine est un comportement intentionnel. Nous pouvons dire aussi bien : l'agir est volonté mise en couvre et transformée en processus ; c'est tendre à des fins et objectifs ; c'est la réponse raisonnée de l'ego aux stimulations et conditions de son environnement ; c'est l'ajustement conscient d'une personne à l'état de l'univers qui détermine sa vie. Des paraphrases de ce genre peuvent éclairer la définition donnée et prévenir de possibles interprétations erronées. Mais la définition même est adéquate et n'a besoin ni de complément ni de commentaire.

Le comportement conscient ou intentionnel est en contraste tranché avec le comportement inconscient, c'est-à-dire les réflexes et réactions involontaires des cellules et nerfs aux stimulations. Les gens sont parfois enclins à penser que les frontières entre le comportement conscient et les réactions involontaires des forces qui agissent à l'intérieur du corps de l'homme sont plus ou moins indéfinies. Cela est vrai seulement dans la mesure où il est parfois malaisé d'établir si un certain comportement doit être considéré comme volontaire ou comme involontaire. Mais la distinction entre le conscient et l'inconscient n'en est pas moins nette et peut être clairement déterminée.

Le comportement inconscient des organes du corps et des cellules est, pour l'ego qui agit, un donné au même degré que n'importe quel autre fait du monde extérieur. L'homme qui agit doit tenir compte de tout ce qui se passe dans son propre corps, tout comme des circonstances telles que le temps qu'il fait ou l'attitude de ses voisins. Il y a évidemment une marge, à l'intérieur de laquelle le comportement intentionnel a le pouvoir de neutraliser l'effet des facteurs corporels. Il est possible, dans certaines limites, de tenir le corps sous son contrôle. L'homme peut parfois réussir, à force de volonté, à surmonter un trouble de santé, à compenser telle ou telle déficience innée ou acquise de sa constitution, ou à réprimer des réflexes. Dans la mesure où cela est possible, le champ de l'action intentionnelle est élargi d'autant. Si un homme s'abstient de maîtriser la réaction involontaire des cellules et des centres nerveux alors qu'il serait en mesure de le faire, son comportement est intentionnel considéré du point de vue où nous nous plaçons.

Le domaine de notre science est l'action de l'homme, non les événements psychologiques qui aboutissent à une action. C'est précisément cela qui distingue la théorie générale de l'activité humaine, la praxéologie, de la psychologie. Le thème de la psychologie est constitué par les événements intérieurs qui aboutissent, ou peuvent aboutir, à un certain acte. Le thème de la praxéologie est l'action en tant que telle. Cela règle également la relation de la praxéologie avec le concept psycho-analytique du subconscient. La psychanalyse est aussi de la psychologie, et n'étudie pas l'action mais les forces et facteurs qui amènent un homme à un certain acte. Le subconscient psychanalytique est une catégorie psychologique, non pas praxéologique. Qu'une action découle d'une claire délibération, ou de souvenirs oubliés, de désirs réprimés qui de régions submergées, pour ainsi dire, dirigent la volonté, cela n'influe pas sur la nature de l'action. Le meurtrier, qu'une impulsion subconsciente (le « ça ») pousse vers son crime, et le névrotique, dont le comportement aberrant paraît à l'observateur non entraîné n'avoir simplement aucun sens, agissent l'un comme l'autre ; l'un et l'autre, comme n'importe qui, poursuivent un certain objectif. C'est le mérite de la psychanalyse d'avoir démontré que même le comportement du névrotique et du psychopathe est intentionnel, qu'eux aussi agissent et poursuivent des objectifs, bien que nous qui nous considérons comme normaux et sains d'esprit, tenions pour insensé le raisonnement qui détermine leur choix, et pour contradictoires les moyens qu'ils choisissent en vue de ces fins.

Le terme « inconscient », lorsque employé en praxéologie, et les termes « subconscient » et « inconscient », tels que l'applique la psychanalyse, appartiennent à deux systèmes différents de pensée et de recherche. La praxéologie, non moins que d'autres branches du savoir, doit beaucoup à la psychanalyse. Il n'en est que plus nécessaire d'être attentif à la frontière qui sépare la praxéologie de la psychanalyse.

Agir n'est pas seulement accorder sa préférence. L'homme manifeste aussi sa préférence dans des situations où les choses et les événements sont inévitables ou crus tels. Ainsi, un homme peut préférer le soleil à la pluie et souhaiter que le soleil chasse les nuages. Celui qui simplement souhaite et espère n'intervient pas activement dans le cours des événements ni dans le profil de sa destinée. Mais l'homme qui agit choisit, se fixe un but et s'efforce de l'atteindre. De deux choses qu'il ne peut avoir ensemble, il choisit l'une et renonce à l'autre. L'action, donc, implique toujours à la fois prendre et rejeter.

Formuler des souhaits et des espoirs et annoncer une action envisagée peuvent constituer des formes de l'agir, dans la mesure où elles interviennent comme des moyens d'obtenir un certain résultat. Mais il ne faut pas les confondre avec les actions auxquelles elles se réfèrent. Elles ne sont pas identiques aux actions qu'elles énoncent, recommandent ou repoussent. L'action est chose réelle. Ce qui compte est le comportement total d'un individu, non pas ce qu'il dit d'actes envisagés et non réalisés. D'autre part, l'action doit être clairement distinguée de l'exercice d'un travail. Agir est employer des moyens pour atteindre des fins. D'ordinaire l'un des moyens employés est le travail de l'homme agissant. Mais ce n'est pas toujours le cas. Sous certaines conditions un mot suffit entièrement. Celui qui formule des ordres ou interdictions peut agir sans fournir aucun travail. Parler ou se taire, sourire ou demeurer sérieux, peuvent être des actions. Consommer et goûter un plaisir sont des actions non moins que s'abstenir de le faire alors que ce serait possible.

La praxéologie, par conséquent, ne distingue pas entre l'homme « actif » ou énergique et l'homme « passif » ou indolent. L'homme vigoureux s'efforçant industrieusement d'améliorer sa condition n'agit ni plus ni moins que l'individu léthargique qui prend paresseusement les choses comme elles viennent. Car ne rien faire et rester oisif est aussi poser un acte, cela aussi détermine le cours des événements. Dans chaque situation où il est possible à l'homme d'intervenir, qu'il intervienne ou qu'il s'abstienne est une action. Celui qui supporte ce qu'il pourrait changer agit non moins que celui qui intervient pour obtenir un autre état de choses. L'individu qui s'abstient d'influer sur le déroulement de facteurs physiologiques et instinctifs, alors qu'il le pourrait, pose ainsi une action. Agir n'est pas seulement faire mais tout autant omettre de faire ce qu'il serait possible de faire.

Nous pourrions dire que l'action est la manifestation de la volonté d'un homme. Mais cela n'ajouterait rien à notre connaissance. Car le terme volonté ne signifie rien autre que la faculté de choisir entre différents états de choses, de préférer l'un, d'écarter l'autre, et de se comporter conformément à la décision prise, de façon à se rapprocher de l'état de choses choisi et à s'éloigner de l'autre.

2 / Les conditions préalables de l'action humaine

Nous pouvons appeler contentement ou satisfaction l'état d'un être humain qui ne déclenche et ne peut déclencher aucune action. L'homme qui agit désire fermement substituer un état de choses plus satisfaisant, à un moins satisfaisant. Son esprit imagine des conditions qui lui conviendront mieux, et son action a pour but de produire l'état souhaité. Le mobile qui pousse un homme à agir est toujours quelque sensation de gêne 1. Un homme parfaitement satisfait de son état n'aurait rien qui le pousse à le changer. Il n'aurait ni souhaits ni désirs ; il serait parfaitement heureux. II n'agirait pas ; il vivrait simplement libre de souci.

Mais pour faire agir un homme, une gêne et l'image d'un état plus satisfaisant ne sont pas à elles seules suffisantes. Une troisième condition est requise : l'idée qu'une conduite adéquate sera capable d'écarter, ou au moins de réduire, la gêne ressentie. Si cette condition n'est pas remplie, aucune action ne peut suivre. L'homme doit se résigner à l'inévitable. Il doit se soumettre au destin.

Telles sont les conditions générales de l'action humaine. L'homme est l'être qui vit sous ces conditions-là. Il n'est pas seulement homo sapiens, il est tout autant homo agens. Les êtres nés de parents humains qui, soit dès leur naissance soit du fait de déficiences acquises, sont, sans changement possible, incapables de toute action (au sens strict du terme et non simplement dans l'acception juridique) sont pratiquement non humains. Bien que les lois et la biologie considèrent que ce sont des humains, il leur manque le caractère essentiel de l'état d'homme. Le nouveau-né non plus n'est pas un être capable d'agir. Il n'a pas encore parcouru le chemin qui va de la conception à l'entier développement de ses caractères humains. Mais au terme de cette évolution il est devenu un être agissant.

Du bonheur

Dans le langage courant, nous disons d'un homme qu'il est « heureux » quand il a réussi à atteindre ses objectifs. Une manière plus adéquate de décrire son état serait de dire qu'il est plus heureux qu'avant. Il n'y a néanmoins pas d'objection valable à un usage qui définit l'activité humaine comme la recherche du bonheur.

Cependant nous devons nous garder de méprises courantes. Le but ultime de l'action de l'homme est toujours la satisfaction d'un sien désir. Il n'y a pas d'étalon de grandeur de la satisfaction autre que les jugements de valeur individuels, lesquels diffèrent selon les individus divers, et pour un même individu d'un moment à l'autre. Ce qui fait qu'un homme se sent plus ou moins insatisfait de son état est établi par lui par référence à son propre vouloir et jugement, en fonction de ses évaluations personnelles et subjectives. Personne n'est en mesure de décréter ce qui rendrait plus heureux l'un de ses congénères.

Établir ce fait ne se rattache en aucune façon aux antithèses entre égoïsme et altruisme, entre matérialisme et idéalisme, individualisme et collectivisme, athéisme et religion. Il y a des gens dont le but unique est d'améliorer la condition de leur propre ego. Il en est d'autres chez qui la perception des ennuis de leurs semblables cause autant de gêne, ou même davantage, que leurs propres besoins. Il y a des gens qui ne désirent rien d'autre que de satisfaire leurs appétits sexuels, de manger et boire, d'avoir de belles demeures et autres choses matérielles. Mais d'autres hommes attachent plus d'importance aux satisfactions couramment dites « plus élevées » et « idéales ». Il y a des individus animés d'un vif désir de conformer leurs actions aux exigences de la coopération sociale ; il y a par ailleurs des êtres réfractaires qui défient les règles de la vie en société. Il y a des gens pour qui le but suprême du pèlerinage terrestre est la préparation à une vie de béatitude. Il y a d'autres personnes qui ne croient aux enseignements d'aucune religion et qui ne leur permettent pas d'influer sur leurs actions.

La praxéologie est indifférente aux buts ultimes de l'action. Ses conclusions valent pour toute espèce d'action quelles que soient les fins visées. C'est une science des moyens, non des fins. Elle emploie le terme de bonheur en un sens purement formel. Dans la terminologie praxéologique, la proposition : le but unique de l'homme est de trouver son bonheur, est une tautologie. Cela n'implique aucune prise de position quant à l'état des choses dans lequel l'homme compte trouver le bonheur.

L'idée que le ressort de l'activité humaine est toujours quelque gêne, que son but est toujours d'écarter cette gêne autant qu'il est possible, autrement dit de faire en sorte que l'homme agissant s'en trouve plus heureux, telle est l'essence des doctrines de l'eudémonisme et de l'hédonisme. L'ataraxie épicurienne est cet état de parfait bonheur et contentement auquel toute activité humaine tend sans jamais l'atteindre entièrement. En regard de l'ampleur extrême de cette notion, il importe assez peu que nombre de représentants de cette philosophie aient méconnu le caractère purement formel des notions de douleur et de plaisir, et leur aient donné un sens matériel et charnel. Les écoles théologiques, mystiques et autres fondées sur une éthique hétéronome n'ont pas ébranlé le fondement essentiel de l'épicurisme, car elles n'ont pu lui opposer d'autre objection que d'avoir négligé les plaisirs dits « plus élevés » et « plus nobles ». Il est vrai que les écrits de beaucoup de champions antérieurs de l'eudémonisme, de l'hédonisme et de l'utilitarisme prêtent le flanc à de fausses interprétations sur quelques points. Mais le langage des philosophes modernes, et plus encore celui des économistes modernes, est si précis et si explicite qu'aucune méprise ne peut se produire.

Instincts et impulsions

L'on n'accroît pas l'intelligibilité des problèmes fondamentaux de l'action humaine par les méthodes de la sociologie des instincts. Cette école classifie les divers objectifs concrets de l'activité humaine et assigne pour mobile à chacune de ces classes un instinct particulier. L'homme apparaît comme un être poussé par divers instincts et dispositions innés. Il est supposé acquis que cette explication démolit une fois pour toutes les odieuses doctrines de l'économie et de l'éthique utilitarienne. Néanmoins Feuerbach a déjà noté justement que tout instinct est un instinct de bonheur 2. La méthode de la psychologie des instincts et de la sociologie des instincts consiste en une classification arbitraire des buts immédiats de l'action, chacun se trouvant hypostasié. Alors que la praxéologie dit que le but d'une action est d'écarter une certaine gêne, la psychologie des instincts dit que c'est la satisfaction d'une exigence instinctive.

Nombre de protagonistes de l'école instinctive sont convaincus qu'ils ont prouvé que l'action n'est pas déterminée par la raison, mais qu'elle a sa source dans les profondeurs insondées de forces innées, de pulsions, d'instincts et de dispositions qui sont inaccessibles à toute élucidation rationnelle. Ils sont certains d'avoir réussi à démontrer le caractère superficiel du rationalisme et ils dénigrent l'économie comme « un tissu de fausses conclusions déduites de fausses hypothèses psychologiques » 3. Cependant, le rationalisme, la praxéologie et l'économie ne traitent pas des ultimes ressorts et objectifs de l'action, mais des moyens mis en aeuvre pour atteindre des fins recherchées. Quelque insondables que soient les profondeurs d'où émergent une impulsion ou un instinct, les moyens qu'un homme choisit pour y satisfaire sont déterminés par une considération raisonnée de la dépense et du résultat 4.

Qui agit sous une impulsion émotionnelle, agit quand même. Ce qui distingue une action émotionnelle des autres actions est l'évaluation de l'apport et du rendement. Les émotions modifient l'ordre des évaluations. Enflammé de passion, l'homme voit le but plus désirable, et le prix à payer moins lourd, qu'il ne les verrait de sang-froid. Les hommes n'ont jamais douté que, même dans un état émotionnel, les moyens et les fins sont pesés les uns par rapport aux autres, et qu'il est possible d'influer sur le résultat de cette délibération en rendant plus coûteux de céder à l'impulsion passionnelle. Punir plus modérément les actes criminels lorsqu'ils ont été commis dans un état d'exaltation émotionnelle ou d'intoxication revient à encourager de tels excès. La menace de pénalités sévères ne laisse pas de dissuader même des gens poussés par une passion apparemment irrésistible.

Nous interprétons le comportement animal en supposant que l'animal cède à l'impulsion qui prévaut momentanément. Observant qu'il se nourrit, cohabite, attaque d'autres animaux ou les hommes, nous parlons de ses instincts de nutrition, de reproduction et d'agression. Nous admettons que de tels instincts sont innés et exigent péremptoirement satisfaction.

Mais c'est différent avec l'homme. L'homme n'est pas un être qui ne puisse faire autrement que céder à l'impulsion qui réclame satisfaction avec le plus d'urgence. C'est un être capable de discipliner ses instincts, émotions et impulsions ; il peut raisonner son comportement. Il renonce à satisfaire une impulsion brûlante afin de satisfaire d'autres désirs. Il n'est pas la marionnette de ses appétits. Un homme ne s'empare pas de toute femme qui éveille ses sens, et il ne dévore pas toute nourriture qui lui plaît ; il ne se jette pas sur tout congénère qu'il souhaiterait tuer. Il échelonne ses aspirations et ses désirs dans un ordre déterminé, il choisit ; en un mot, il agit. Ce qui distingue l'homme des bêtes est précisément qu'il ajuste ses comportements par délibération. L'homme est l'être qui a des inhibitions, qui peut dominer ses impulsions et désirs, qui t a la force de réprimer ses désirs instinctifs et ses impulsions.

Il peut arriver qu'une impulsion émerge avec une telle véhémence qu'aucun désavantage, probable si l'individu lui donne satisfaction, ne lui apparaisse assez grand pour l'en empêcher. Dans ce cas encore, il choisit. L'homme décide de céder au désir considér&eacute. 5

3 / L'action humaine comme donné ultime

De temps immémorial les hommes ont été animés du désir de connaître la cause première, la source de toutes choses et de tout changement, la substance ultime d'où tout émane et qui est la cause d'elle-même. La science est plus modeste. Elle est consciente des limites de l'esprit humain et de la quête du savoir humain. Elle vise à remonter de tout phénomène à sa cause. Mais elle comprend que ces efforts doivent nécessairement se heurter à des murs insurmontables. Il y a des phénomènes qu'on ne peut analyser et rattacher en amont à d'autres phénomènes. Ce sont des donnés ultimes. Le progrès de la recherche scientifique peut réussir à montrer que quelque chose antérieurement considéré comme donné ultime, peut être réduit à des composantes. Mais il y aura toujours quelque phénomène irréductible et rebelle à l'analyse, quelque donné ultime.

Le monisme enseigne qu'il n'y a qu'une seule substance ultime ; le dualisme en compte deux, le pluralisme un plus grand nombre. Il est sans profit de se quereller sur ces problèmes. De telles disputes métaphysiques n'ont pas de terme possible. L'état actuel de nos connaissances ne fournit pas les moyens de les résoudre par une réponse que tout homme raisonnable soit forcé de juger satisfaisante.

Le monisme matérialiste affirme que les pensées et volitions humaines sont le produit du fonctionnement d'organes du corps, les cellules du cerveau et les nerfs. La pensée humaine, la volonté, l'action résultent uniquement de processus matériels qui seront un jour complètement expliqués par les méthodes de la recherche physique et chimique. Cela aussi est une hypothèse métaphysique, bien que ceux qui le soutiennent le tiennent pour une vérité scientifique inébranlable et indéniable.

Diverses doctrines ont été avancées pour expliquer la relation entre l'esprit et le corps. Ce ne sont que des suppositions sans référence aucune à des faits observés. Tout ce qui peut être dit avec certitude est qu'il y a des rapports entre processus mentaux et processus physiologiques. Sur la nature et le fonctionnement de cette connexion, nous ne savons, au mieux, quc très peu de chose.

Ce que nous constatons en fait de jugements de valeur et d'actions d'hommes ne se prête pas à une analyse qui les dépasse. Nous pouvons honnêtement admettre ou croire qu'ils sont absolument liés à leurs causes et conditionnés par elles. Mais dès lors que nous ne savons pas comment les faits externes — physiques et physiologiques — produisent dans l'esprit humain des pensées déterminées et des volitions conduisant à des actes concrets, nous devons prendre acte d'un insurmontable dualisme méthodologique. Dans l'état actuel de nos connaissances, les thèses fondamentales du positivisme, du monisme et du panphysicisme sont simplement des postulats métaphysiques dépourvus de toute base scientifique et dénués à la fois de signification et d'utilité pour la recherche scientifique. La raison et l'expérience nous montrent deux règnes séparés : le monde extérieur des phénomènes physiques, chimiques et physiologiques, et le monde intérieur de la pensée, du sentiment, du jugement de valeur, et de l'action guidée par l'intention. Aucune passerelle ne relie — pour autant que nous le voyions aujourd'hui — ces deux sphères. Des événements extérieurs identiques provoquent parfois des réponses humaines différentes, et des événements extérieurs différents provoquent parfois la même réponse humaine. Nous ne savons pas pourquoi.

En face de cet état de choses nous ne pouvons que nous abstenir de juger les thèses fondamentales du monisme et du matérialisme. Nous pouvons croire ou ne pas croire que les sciences naturelles parviendront un jour à expliquer la production d'idées, de jugements de valeur et d'actions déterminés, de la même manière qu'elles expliquent la production d'un composé chimique comme le résultat nécessaire et inévitable d'une certaine combinaison d'éléments. Tant que nous n'en sommes pas là, nous sommes forcés d'acquiescer à un dualisme méthodologique.

L'agir humain est l'un des agencements par lesquels le changement intervient. C'est un élément de l'activité et du devenir cosmiques. Par conséquent c'est légitimement un objet d'étude scientifique. Puisque — à tout le moins dans les conditions actuelles — nous ne pouvons le rattacher à ses causes, il doit être considéré comme un donné ultime et être étudié comme tel.

Il est vrai que les changements produits par l'activité humaine ne sont qu'insignifiants en comparaison des effets du fonctionnement des grandes forces cosmiques. Du point de vue de l'éternité et de l'univers infini l'homme n'est qu'un point infinitésimal. Mais pour l'homme, l'action humaine et ses vicissitudes sont ce qui compte réellement. L'action est l'essence de sa nature et de son existence, ses moyens de préserver sa vie et de se hausser au-dessus du niveau des animaux et des végétaux. Si périssables et évanescents que soient les efforts humains, pour l'homme et pour la science humaine ils sont d'une importance primordiale.

4 / Rationalité et irrationalité, subjectivisme et objectivité de la recherche praxéologique

L'agir humain est nécessairement toujours rationnel. Le terme « action rationnelle » est ainsi pléonastique et doit être évité comme tel. Lorsqu'on les applique aux objectifs ultimes d'une action, les termes rationnel et irrationnel sont inappropriés et dénués de sens. La fin ultime de l'action est toujours la satisfaction de quelque désir de l'homme qui agit. Comme personne n'est en mesure de substituer ses propres jugements de valeur à ceux de l'individu agissant, il est vain de porter un jugement sur les buts et volitions de quelqu'un d'autre. Aucun homme n'est compétent pour déclarer que quelque chose rendrait un homme plus heureux ou moins insatisfait. Le critiqueur tantôt nous dit ce qu'il croit qu'il prendrait pour objectif s'il était à la place de l'autre ; tantôt, faisant allègrement fi dans son arrogance dictatoriale de ce que veut et désire son semblable, il décrit l'état du critiqué qui serait le plus avantageux pour le critiqueur lui-même.

Il est courant de qualifier d'irrationnelle une action qui, renonçant à des avantages « matériels » et tangibles, vise à obtenir des satisfactions « idéales » ou « supérieures ». Dans ce sens les gens disent par exemple — parfois avec approbation, parfois avec désapprobation — qu'un homme qui sacrifie sa vie, sa santé, ou la richesse, à la poursuite de biens d'un ordre « plus élevé » — comme la fidélité à ses convictions religieuses, philosophiques et politiques, ou la liberté et l'épanouissement de sa nation — est motivé par des considérations irrationnelles. Toutefois, l'effort qui tend à ces fins supérieures, n'est ni moins ni plus rationnel ou irrationnel que la poursuite des autres objectifs humains. C'est une erreur de penser que le désir de se procurer de quoi répondre aux nécessités élémentaires de la vie et de la santé soit plus rationnel, plus naturel, ou plus justifié que la recherche d'autres biens ou agréments. Il est vrai que l'appétit de nourriture ou de chaleur est commun aux hommes et aux autres mammifères, et qu'en règle générale un homme qui manque de nourriture et d'abri concentre ses efforts sur la satisfaction de ces besoins impérieux et ne se soucie guère d'autres choses. L'impulsion à vivre, à préserver sa propre existence, et à tirer parti de toute occasion de renforcer ses propres énergies vitales, est un trait foncier de la vie, présent en tout être vivant. Cependant, céder à cette impulsion n'est pas — pour l'homme — une irrésistible nécessité.

Alors que tous les autres animaux sont inconditionnellement conduits par l'impulsion de préserver leur propre vie et par l'impulsion de prolifération, l'homme a le pouvoir de maîtriser même ces impulsions-là. Il peut dominer tant ses désirs sexuels que son vouloir-vivre, il peut renoncer à sa vie lorsque les conditions auxquelles il lui faudrait absolument se soumettre pour la conserver lui semblent intolérables. L'homme est capable de mourir pour une cause, ou de se suicider. Vivre est, pour l'homme, un choix résultant d'un jugement de valeur.

Il en va de même quant au désir de vivre dans l'opulence. L'existence même d'ascètes et d'hommes qui renoncent aux gains matériels pour prix de la fidélité à leurs convictions, du maintien de leur dignité et de leur propre estime, est la preuve que la recherche d'agréments plus tangibles n'est pas inévitable, mais au contraire le résultat d'un choix. Bien entendu, l'immense majorité préfère la vie à la mort et la richesse à la pauvreté.

Il est arbitraire de considérer la seule satisfaction des besoins du corps, des exigences physiologiques, comme « naturelle » et par conséquent « rationnelle », le reste étant « artificiel » et donc « irrationnel ». C'est la note caractéristique de la nature humaine, que ce fait : l'homme ne cherche pas seulement nourriture, abri et cohabitation comme tous les autres animaux, mais tend aussi à d'autres sortes de satisfactions. L'homme a des désirs et des besoins que nous pouvons appeler « plus élevés » que ceux qui lui sont communs avec les autres mammifères 6.

Lorsqu'il s'agit des moyens employés pour atteindre des fins, les termes de rationnel et irrationnel impliquent un jugement de valeur sur l'opportunité et sur l'adéquation du procédé appliqué. Le critiqueur approuve ou désapprouve la méthode, selon que le moyen est ou n'est pas le plus adapté à la fin considérée. C'est un fait que la raison humaine n'est pas infaillible, et que l'homme se trompe souvent dans le choix et l'application des moyens. Une action non appropriée à la fin poursuivie échoue et déçoit. Une telle action est contraire à l'intention qui la guide, mais elle reste rationnelle, en ce sens qu'elle résulte d'une délibération — raisonnable encore qu'erronée — et d'un essai — bien qu'inefficace — pour atteindre un objectif déterminé. Les médecins qui, il y a cent ans, employaient pour le traitement du cancer certains procédés que nos docteurs contemporains rejettent, étaient — du point de vue de la pathologie de notre temps — mal instruits et par là inefficaces. Mais ils n'agissaient pas irrationnellement ; ils faisaient de leur mieux. Il est probable que dans cent ans les médecins à venir auront à leur portée d'autres méthodes plus efficaces pour traiter ce mal. Ils seront plus efficaces, mais non plus rationnels que nos praticiens.

Le contraire de l'action n'est pas un comportement irrationnel, mais une réponse réflexe à des stimulations, déclenchée par les organes du corps et par des instincts qui ne peuvent être contrôlés par un acte de volonté de la personne considérée. Une même stimulation peut, sous certaines conditions, avoir pour réponse à la fois un phénomène réflexe et une action. Si un homme absorbe un poison, les organes répondent en mettant en œuvre leurs forces de défense par antidotes ; en outre, l'action peut intervenir en appliquant un contrepoison.

Concernant le problème de l'antithèse rationnel/irrationnel, il n'y a pas de différence entre les sciences naturelles et les sciences sociales. La science est, et doit être, toujours rationnelle. Elle est un effort pour réaliser une saisie mentale des phénomènes de l'univers, grâce à un arrangement systématique de l'entièreté des connaissances disponibles. Toutefois, comme on l'a remarqué plus haut, l'analyse des objets de connaissance en leurs éléments constitutifs doit, tôt ou tard et inévitablement, atteindre un point où cette analyse ne peut plus avancer. L'esprit humain n'est même pas capable de concevoir un genre de savoir qui ne soit pas borné par un donné ultime inaccessible à toute analyse et réduction supplémentaire. La méthode scientifique qui porte l'esprit jusqu'à ce point-là est entièrement rationnelle. Le donné ultime peut être qualifié de fait irrationnel.

Il est de mode, de nos jours, de reprocher aux sciences sociales d'être purement rationnelles. L'objection la plus populaire élevée contre la science économique consiste à dire qu'elle néglige l'irrationnel de la vie et de la réalité, qu'elle essaie de faire entrer de force dans des schémas rationnels desséchés et des abstractions exsangues l'infinie variété des phénomènes. On ne peut imaginer censure plus absurde. Comme toute branche du savoir, l'économie va aussi loin que peuvent la porter des méthodes rationnelles. Puis elle s'arrête en établissant le fait qu'elle rencontre un donné ultime, c'est-à-dire un phénomène qu'il n'est pas possible — du moins en l'état actuel de nos connaissances — d'analyser plus avant 7.

Les enseignements de la praxéologie et de l'économie sont valables pour toutes les actions d'hommes, sans égard à leurs motifs sous-jacents, à leurs causes et leurs buts. Les ultimes jugements de valeur et les ultimes objectifs de l'action humaine sont des données absolues pour toute espèce d'étude scientifique ; ils ne sont pas susceptibles d'analyse plus poussée. La praxéologie s'occupe des voies et moyens choisis en vue de ces objectifs ultimes. Son objet, ce sont les moyens, non les fins.

En ce sens, nous parlons du subjectivisme de la science générale de l'activité humaine. Elle prend pour données les fins ultimes choisies par l'homme agissant, elle est entièrement neutre à leur égard, elle s'abstient de porter aucun jugement de valeur. Le seul critère qu'elle applique est de savoir si oui ou non les moyens adoptés sont propres à conduire aux fins visées. Si l'eudémonisme dit bonheur, si l'utilitarisme et l'économie parlent d'utilité, nous devons entendre ces termes d'une façon subjectiviste, c'est-àdire comme cela que vise l'homme agissant parce qu'à ses yeux cela est désirable. C'est dans ce formalisme que consiste le progrès du sens moderne de l'eudémonisme, de l'hédonisme et de l'utilitarisme, par opposition à leur signification matérielle antérieure ; et de même le progrès de la théorie subjectiviste moderne de la valeur, par opposition à la théorie objectiviste de la valeur telle que l'exposa la théorie classique de l'économie politique. En même temps c'est dans ce subjectivisme que réside l'objectivité de notre science. Parce qu'elle est subjectiviste et prend les jugements de valeur de l'homme agissant comme des données ultimes, non susceptibles d'examen critique plus poussé, elle est en elle-même à l'abri des heurts de partis et factions, elle est indifférente aux conflits de toutes les écoles dogmatiques et doctrines éthiques, elle est dénuée de préférences, d'idées préconçues et de préjugés, elle est universellement valable, et absolument, simplement, humaine.

5 / La causalité comme présupposé de l'action

L'homme est en mesure d'agir parce qu'il est doté de la faculté de découvrir des relations de causalité, qui déterminent le changement et le devenir dans l'univers. Agir requiert et implique comme acquise la catégorie de causalité. Seul un homme qui voit le monde dans la perspective de la causalité est apte à agir. Dans ce sens, nous pouvons dire que la causalité est une catégorie de l'action. La catégorie moyens et fins présuppose la catégorie cause et effet. Dans un monde sans causalité, sans régularité de phénomènes, il n'y aurait pas de champ ouvert au raisonnement de l'homme et à l'agir humain. Un tel monde serait un chaos, et l'homme y serait impuissant à trouver repères et orientation. L'homme n'est même pas capable d'imaginer ce que serait un tel univers de désordre.

Là où l'homme ne voit pas de relation causale, il ne peut agir. Cette proposition n'est pas réversible. Même lorsqu'il connaît la relation causale qui est impliquée, l'homme ne peut agir s'il n'est pas en mesure d'influer sur la cause.

L'archétype de la recherche de causalité fut : où et comment puis-je intervenir pour détourner le cours des événements, par rapport à ce que serait ce cours si je n'intervenais pour le diriger d'une façon qui convienne mieux à mes souhaits ? Dans cet état d'esprit, l'homme se pose la question qui, ou quoi, est au fond des choses ? Il cherche la régularité et la « loi », parce qu'il veut intervenir. C'est plus tard seulement que cette recherche a été interprétée plus extensivement par la métaphysique, comme une recherche de la cause première de l'être et de l'exister. Il a fallu des siècles pour ramener ces idées exagérées et débridées à la question plus modeste, de savoir où chacun doit intervenir, ou être en mesure d'intervenir, pour atteindre tel ou tel but.

Le traitement accordé au problème de la causalité dans les dernières décennies a été, du fait d'une confusion provoquée par quelques éminents physiciens, plutôt décevant. Nous pouvons espérer que ce chapitre déplaisant de l'histoire de la philosophie servira à mettre en garde les philosophes à venir.

Il y a des changements dont les causes sont, au moins actuellement, inconnues de nous. Parfois nous parvenons à acquérir une connaissance partielle, de sorte que nous puissions dire : dans 70 % de tous les cas, A a pour effet B, dans les autres cas, l'effet est C, ou même D, E, F, etc. Afin de remplacer cette information fragmentaire par une connaissance plus précise il serait nécessaire de subdiviser A en ses éléments. Tant que cela n'est pas réalisé, nous devons nous contenter de ce qu'on appelle une loi statistique. Mais cela n'affecte pas la signification praxéologique de la causalité. Une ignorance totale ou partielle dans certains domaines n'abroge pas la catégorie de causalité.

Les problèmes philosophiques, épistémologiques et métaphysiques de la causalité et de l'induction imparfaite sont hors du champ de la praxéologie. Nous devons simplement établir le fait qu'afin d'agir, l'homme doit connaître la relation causale entre les événements, processus ou états de choses. Et c'est seulement dans la mesure où il connaît cette relation, que son action peut atteindre le but qu'il se propose. Nous avons pleinement conscience qu'en affirmant cela, nous tournons en rond. Car la preuve que nous avons saisi une relation causale est fournie seulement par le fait que l'action guidée par cette compréhension aboutit au résultat qui en était escompté. Mais nous ne pouvons éviter ce cercle vicieux parce que précisément la causalité est une catégorie de l'action. Et parce qu'elle est une telle catégorie, la praxéologie ne peut faire autrement que porter en partie son attention sur ce problème philosophique fondamental.

6 / L'alter ego

Si nous acceptons de prendre le terme de causalité dans son sens le plus large, la téléologie peut être dite une variété de recherche sur la causalité. Les causes finales sont avant tout des causes. La cause d'un événement est vue comme une action ou quasi-action visant une certaine fin.

L'homme primitif et l'enfant, dans une attitude naïvement anthropomorphique, considèrent l'un et l'autre comme tout à fait plausible que tout changement ou événement soit le résultat de l'action d'un être agissant de la même manière qu'eux-mêmes. Ils croient que les animaux, les plantes, les montagnes, les rivières et fontaines, même les pierres et les corps célestes sont comme eux-mêmes, des êtres sentant, voulant et agissant. C'est seulement à un stade plus tardif de son développement culturel, que l'homme renonce à ces idées animistes et leur substitue la vue mécaniste du monde. Le mécanicisme s'avère un principe de conduite si satisfaisant que finalement les gens le croient susceptible de résoudre tous les problèmes de la pensée et de la recherche scientifique. Le matérialisme et le panphysicisme proclament le mécanicisme l'essence de tout savoir, et les méthodes expérimentales et mathématiques des sciences naturelles le seul mode scientifique de pensée. Tous les changements doivent être compris comme des mouvements soumis aux lois de la mécanique.

Les champions du mécanicisme ne se soucient pas des problèmes encore non résolus de la base épistémologique et logique des principes de causalité et d'induction imparfaite. A leurs yeux, ces principes sont sains puisqu'ils donnent satisfaction. Le fait que les expériences en laboratoire produisent les résultats prédits par les théories, et que dans les usines les machines marchent de la façon prévue par la technologie, prouve, disent-ils, la validité des méthodes et conclusions de la science naturelle moderne. Admettant que la science ne peut nous donner la vérité — et qui sait ce que signifie réellement ce mot de vérité ? — à tout le moins il est certain que cela marche et nous conduit au succès.

Mais c'est précisément quand nous acceptons ce point de vue pragmatique que le vide du dogme panphysiciste devient manifeste. La science, comme on l'a noté plus haut, n'a pas réussi à résoudre les problèmes des relations de l'esprit et du corps. Les panphysicistes ne peuvent assurément soutenir que les procédures qu'ils prônent aient jamais réussi dans le domaine des relations inter-humaines et des sciences sociales. Mais il est hors de doute que le principe selon lequel un ego se comporte avec tout être humain comme si cet autre était un être pensant et agissant semblable à lui-même, a fait la preuve de son utilité à la fois dans la vie pratique et dans la recherche scientifique. On ne peut nier que cela fonctionne effectivement.

Il est indubitable que l'habitude de considérer les autres hommes comme des êtres qui pensent et agissent comme moi, l'ego, s'est avérée pratique ; d'autre part, il semble tout à fait irréalisable d'obtenir une vérification pragmatique du même genre, pour le postulat qui demande qu'on les traite comme les objets des sciences naturelles. Les problèmes épistémologiques posés par la compréhension du comportement d'autrui ne sont pas moins compliqués que ceux de la causalité et de l'induction incomplète. On peut admettre qu'il est impossible de fournir la preuve irréfutable des propositions telles que : ma logique est la logique de tous les autres hommes, et de toute façon absolument la seule logique humaine ; mes catégories de l'action sont les catégories d'action de tous les autres hommes, et de toute façon absolument les catégories de tout agir humain. Toutefois, les pragmatistes doivent se rappeler que ces propositions donnent satisfaction à la fois en pratique et dans la science, et le positiviste ne doit pas négliger le fait que lorsqu'il s'adresse à ses semblables il présume — tacitement et implicitement — la validité intersubjective de la logique et par là, la réalité de la sphère de pensée et d'action de l'autre ego, la réalité de son caractère éminent d'homme 8.

Penser et agir sont les traits spécifiquement humains de l'homme. Ils sont propres à tous les êtres humains. Ils sont, à part l'appartenance à l'espèce zoologique homo sapiens, la marque caractéristique de l'homme en tant qu'hommc. Cc n'est pas lc rayon de la praxéologie que d'approfondir la relation entre penser et agir. Pour la praxéologie il suffit d'établir le fait qu'il n'y a qu'une seule logique qui soit intelligible à l'esprit humain, et qu'il y a un seul mode d'action qui soit humain et compréhensible à l'esprit humain. S'il y a ou s'il peut y avoir quelque part d'autres êtres — surhumains ou sous-humains — qui pensent et agissent d'autre manière, cela est hors de l'atteinte de l'esprit humain. Nous devons restreindre nos entreprises à l'étude de l'agir humain.

Cet agir humain qui est inextricablement lié au penser humain est conditionné par la nécessité logique. Il est impossible à l'esprit humain de concevoir des relations logiques qui soient opposées à la structure logique de notre esprit. Il est impossible à l'esprit humain de concevoir un mode d'action dont les catégories différeraient de celles qui déterminent nos propres actions.

L'homme ne dispose que de deux principes pour saisir mentalement la réalité, à savoir ceux de la téléologie et de la causalité. Ce qui ne peut être ramené sous l'une ou sous l'autre de ces catégories est absolument caché pour l'esprit de l'homme. Un événement qui ne peut être interprété grâce à l'un ou l'autre de ces deux principes est pour l'homme inconcevable et mystérieux. Le changement peut être compris comme le résultat ou bien de la causalité mécaniste, ou bien du comportement intentionnel ; pour l'homme il n'y a pas de troisième voie praticables 9. Il est vrai, comme on l'a déjà mentionné, que la téléologie peut être considérée comme une variété de causalité. Mais établir ce fait n'annule pas la différence essentielle entre les deux catégories.

La vue panmécaniciste du monde est vouée à un monisme méthodologique ; elle ne reconnaît que la seule causalité mécaniciste parce qu'elle attribue à celle-ci uniquement toute valeur cognitive, ou au moins une valeur cognitive plus élevée qu'à la téléologie. C'est là une superstition métaphysique. Les deux principes de cognition — causalité et téléologie — sont, du fait des limitations de la raison humaine, imparfaits et n'apportent pas de connaissance ultime. La causalité conduit à remonter à l'infini un enchaînement que la raison ne peut jamais achever. La téléologie est mise en défaut dès que la question est posée de savoir qu'est-ce qui meut le premier moteur. Chacune des deux méthodes s'arrête court devant un donné absolu qui ne peut être analysé et interprété. Le raisonnement et la recherche scientifique ne peuvent jamais fournir le total contentement de l'esprit, la certitude apodictique, et la parfaite connaissance de toutes choses. Celui qui cherche cela doit s'adresser à la foi et essayer d'apaiser sa conscience en embrassant une croyance ou une doctrine métaphysique.

Si nous ne franchissons pas les bornes du domaine de la raison et de l'expérience, nous ne pouvons éviter de reconnaître que les hommes, nos semblables, agissent. Nous n'avons pas le droit de méconnaître ce fait pour nous attacher à un parti pris à la mode et à une opinion arbitraire. L'expérience quotidienne prouve non seulement que la seule méthode adéquate pour étudier les conditions de notre environnement non humain est fournie par la catégorie de causalité ; elle ne prouve pas moins de façon convaincante que nos congénères sont des êtres qui agissent, ainsi que nous sommes nous-mêmes. Pour comprendre ce qu'est l'action il n'y a qu'un seul schéma d'interprétation et d'analyse utilisable : à savoir celui fourni par la connaissance et l'analyse de notre propre comportement intentionnel.

Le problème de l'étude et analyse de l'agir des autres gens n'est en aucune façon lié au problème de l'existence d'une âme, ou d'une âme immortelle. Dans la mesure où les objections de l'empirisme, du béhaviorisme et du positivisme s'adressent à une quelconque variante de la théorie de l'âme, ces objections n'ont rien qui puisse servir à notre problème. La question que nous avons à traiter est de savoir s'il est possible de saisir intellectuellement ce qu'est l'agir humain, si l'on refuse de l'entendre comme un comportement chargé de signification et d'intention, qui vise à atteindre des fins déterminées. Béhaviorisme et positivisme veulent appliquer les méthodes des sciences naturelles empiriques à la réalité de l'activité humaine. Ils l'interprètent comme la réponse à des stimuli. Mais ces stimuli eux-mêmes ne sont pas susceptibles de description suivant les méthodes des sciences naturelles. Tout essai de les décrire doit nécessairement se référer à la signification que les hommes agissants leur attachent. Nous pouvons appeler le fait d'offrir une marchandise à l'achat un « stimulus ». Mais ce qui est essentiel à une telle offre et la distingue d'autres offres ne peut être décrit sans pénétrer dans la signification que les parties à l'acte attribuent à la situation. Aucun artifice dialectique ne saurait évaporer le fait que l'homme est poussé par l'intention d'atteindre certains objectifs. C'est le comportement intentionnel — c'est-à-dire l'action — qui est la matière d'étude pour notre science. Nous ne pouvons aborder notre sujet si nous négligeons la signification que l'homme agissant attache à la situation, c'est-à-dire à un état donné des affaires, et à son propre comportement à l'égard de cette situation.

Il ne convient pas que le physicien recherche des causes finales, parce que rien n'indique que les événements qui sont le sujet d'étude de la physique doivent être interprétés comme le résultat des actions d'un être visant un objectif à la manière humaine. Il ne convient pas non plus que le praxéologiste omette de tenir compte de l'effet de la volition et de l'intention de l'être qui agit ; ce sont indubitablement des données de fait. S'il l'omettait, il cesserait d'étudier l'agir humain. Très souvent — mais non toujours — les événements en question peuvent être examinés à la fois du point de vue de la praxéologie et de celui des sciences naturelles. Mais quelqu'un qui examine ce qui se passe dans un coup de feu au point de vue physique et chimique n'est pas un praxéologiste. Il néglige précisément les problèmes que cherche à élucider la science du comportement intentionnel de l'homme.

De l'effet bénéfique des instincts

La démonstration du fait qu'il y a seulement deux voies d'approche ouvertes à la recherche humaine, la causalité ou la téléologie, est fournie par les problèmes qui se présentent à propos de l'effet bénéfique des instincts. Il y a des types de comportement qui, d'une part ne peuvent être entièrement interprétés par les méthodes causales des sciences naturelles, mais d'autre part ne peuvent être considérés comme l'action intentionnelle propre à l'homme. Afin de saisir un comportement de ce genre, nous sommes forcés de recourir à un artifice. Nous lui assignons le caractère d'une quasi-action ; nous parlons d'instincts bénéfiques.

Nous observons deux choses : la première est la tendance inhérente à un organisme vivant, qui répond à un stimulus selon un schéma constant, et la deuxième, les effets favorables de ce genre de comportement sur le développement ou la préservation des forces vitales de cet organisme. Si nous étions en mesure d'interpréter ce comportement comme résultant de la poursuite intentionnelle de certains objectifs, nous l'appellerions action et l'étudierions selon les modes téléologiques de la praxéologie. Mais comme nous n'avons décelé aucune trace d'un esprit conscient derrière ce comportement, nous supposons qu'un facteur inconnu — nous l'appelons instinct — a été opératif. Nous disons que l'instinct dirige un comportement animal quasi intentionnel et des réponses inconscientes mais néanmoins bénéfiques des muscles et nerfs chez l'homme. Cependant, le simple fait que nous hypostasions l'élément inexpliqué de ce comportement comme une force que nous nommons instinct, n'élargit point notre connaissance. Nous ne devons jamais oublier que ce mot d'instinct n'est rien de plus qu'un repère indiquant le point au-delà duquel nous somme incapables, jusqu'à présent du moins, de pousser notre examen scientifique.

La biologie a réussi à découvrir une explication « naturelle » — c'est-à-dire mécaniciste — pour nombre de processus qui jadis étaient attribués aux effets des instincts. Néanmoins de nombreux autres sont restés, qui ne peuvent être interprétés comme des réponses mécaniques ou chimiques à des stimuli mécaniques ou chimiques. Les animaux manifestent des attitudes qui ne peuvent être comprises autrement qu'en supposant qu'un facteur directif est intervenu.

Le propos du béhaviorisme d'étudier l'agir humain de l'extérieur par les méthodes de la psychologie animale est illusoire. Dès l'instant où le comportement animal va au-delà de simples processus physiologiques, tels que la respiration et le métabolisme, il ne peut être interprété qu'en recourant aux concepts de signification développés par la praxéologie. Le behavioriste aborde l'objet de ses investigations avec les notions humaines d'objectif et de réussite. Il applique inconsciemment à son sujet d'études les concepts humains de profitabilité et de nocivité. Il se cache à lui-même la vérité en excluant toute référence verbale à la conscience des situations et à l'intention d'obtenir un résultat. En fait, son esprit cherche partout les finalités, et il mesure toute attitude avec l'étalon d'une notion confuse de profitabilité. La science du comportement humain — au-delà de ce qui relève de la physiologie — ne peut renoncer à se référer à la signification et à l'intention. Elle ne peut rien apprendre de la psychologie animale ni de l'observation des réactions inconscientes des enfants nouveau-nés. Ce sont au contraire la psychologie animale et la psychologie infantile qui ne peuvent se passer de l'aide fournie par la science de l'agir humain. Sans les catégories praxéologiques nous n'aurions aucun point de repère pour concevoir et comprendre le comportement aussi bien des animaux que des enfants incapables de parler.

L'observation du comportement instinctif des animaux remplit l'homme d'étonnement et soulève des questions auxquelles nul ne peut donner de réponse satisfaisante. Toutefois, le fait que les animaux et même les plantes réagissent de façon quasi intentionnelle n'est ni plus ni moins miraculeux que le fait que l'homme pense et agisse, que l'univers inorganique présente effectivement les concordances fonctionnelles décrites par la physique, et que dans l'univers organique il se produise des processus biologiques. Tout cela est miraculeux, en ce sens que c'est un donné ultime pour notre esprit en recherche.

Un donné ultime de ce genre, voilà ce que nous appelons l'instinct animal. Comme les concepts de mouvement, de force, de vie, et de conscience, le concept d'instinct lui aussi n'est qu'un simple mot pour évoquer un donné ultime. Assurément il ne peut ni « expliquer » quoi que ce soit, ni indiquer une cause efficiente ou premières 10.

De la fin absolue

Afin d'éviter toute interprétation erronée des catégories praxéologiques, il semble expédient de souligner un truisme.

La praxéologie, comme les sciences historiques relatives à l'activité humaine, traite de l'action intentionnelle humaine. Lorsqu'elle parle de fins, ce qu'elle considère ce sont les objectifs auxquels tendent des hommes qui agissent. Lorsqu'elle parle de signification, elle se réfère à la signification que les hommes, en agissant, attachent à leurs actions.

La praxéologie et l'histoire sont des manifestations de l'esprit humain et, comme telles, sont conditionnées par les aptitudes intellectuelles des hommes mortels. La praxéologie et l'histoire ne prétendent rien savoir des intentions d'un esprit absolu et objectif, ni d'une signification objective inhérente au cours des événements et de l'évolution historique ; ni des plans que Dieu, ou la Nature, ou l'Esprit du Monde, ou la Destinée manifeste, s'efforcent de réaliser en dirigeant l'univers et les affaires des hommes. Elles n'ont rien en commun avec ce qu'on appelle philosophie de l'histoire. Elles ne prétendent pas, comme les ouvrages de Hegel, Comte, Marx, et d'une foule d'autres écrivains, révéler quoi que ce soit sur la signification véritable, objective et absolue de la vie et de l'histoire 11.

L'homme végétatif

Certaines philosophies conseillent à l'homme de chercher comme but ultime de leur conduite la renonciation totale à l'action. Elles regardent la vie comme un mal absolu, rempli de douleur, de souffrances, d'angoisses, et nient péremptoirement à tout effort intentionnel humain la possibilité de rendre ce mal tolérable. Le bonheur ne peut s'obtenir que par l'extinction complète de la conscience, de la volition et de la vie. La seule route vers la béatitude et le salut consiste à se rendre parfaitement passif, indifférent, et inerte comme les plantes. Le souverain bien est de renoncer à penser et à agir.

Telle est l'essence des doctrines de diverses philosophies des Indes, spécialement du bouddhisme ; et aussi de Schopenhauer. La praxéologie n'a aucun commentaire à en faire. Elle est neutre à l'égard de tout jugement de valeur et de tout choix d'objectifs ultimes. Sa tâche n'est pas d'approuver ou de désapprouver, mais de décrire ce qui est.

La matière qu'étudie la praxéologie est l'agir humain. Elle s'occupe de l'homme dans son action, non de l'homme changé en plante et réduit à une simple existence végétative.

Notes

1 Cf. Locke, An Essay Concerning Human Understanding, Oxford, Ed. Fraser, 1894, I, 331-333 ; Leibniz, Nouveaux Essais sur l'entendement humain, Éd. Flammarion, p. 119.

2 Cf. Feuerbach, Sämmtliche Werke, Stuttgart, Éd. Bolin und Jodl, 1907, X, 231.

3 Cf. William McDougall, An Introduction to Social Psychology, 14e éd., Boston, 1921, p. 11.

4 Cf. Mises, Epistemological Problems of Economics, traduit par G. Reisman, New York, 1960, p. 52 et suiv.

5 Dans les cas de ce genre, un rôle important est joué par cette circonstance, que les deux satisfactions en cause — celle attendue si l'on cède à l'impulsion, et celle que l'on tirerait d'éviter les conséquences indésirables du consentement ne sont pas simultanées. Voir ci-dessous, pp. 503 à 515.

6 Sur les erreurs qui vicient la loi d'airain des salaires, voir plus loin pp. 633 et suiv. ; sur le malentendu à propos de la théorie de Malthus, voir plus loin pp. 703 à 708.

7 Nous verrons plus tard (pp. 53 à 63) comment les sciences sociales empiriques traitent du donné ultime.

8 Cf. Alfred Schütz, Der sinnhafte Aufbau der sozialen Well, Vienne, 1932, p. 18.

9 Cf. Karel Engliš, Begründung der Teleologie als Form des empirischen Erkennens, Brünn, 1930, pp. 15 et suiv.

10 « La vie est une cause première qui nous échappe comme toutes les causes premières et dont la science expérimentale n'a pas à se préoccuper », Claude Bernard, La science expérimentale, Paris, 1818, p. 137.

11 Sur la philosophie de l'histoire, cf. Mises, Theory and History, New Haven, 1957, pp. 159 et suiv.