Ludwig von Mises:Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique - chapitre 2

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Ludwig von Mises:Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique - chapitre 2


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Chapitre II — Sociologie et histoire

Introduction

Le rationalisme a entraîné, pour les sciences dont l'objet est l'action humaine, deux innovations capitales. Dans l'histoire, qui avait été jusqu'alors la seule science de l'action humaine, il a introduit la méthode critique. Il a affranchi l'histoire de sa soumission irréfléchie au matériau traditionnel des chroniques et des compilations primitives, lui a enseigné à tenir compte des sources nouvelles — documents, inscriptions, etc. — et à procéder à la critique de toutes les sources. Le profit réalisé de la sorte par la science historique lui est assuré une fois pour toutes : personne n'a d'ailleurs jamais songé à le lui contester. Même les essais tout récents de se donner de l'histoire "une vision intuitive" ne sauraient nullement se passer de ce gain méthodologique. On ne peut éclairer l'histoire qu'en se penchant sur les sources et il ne se trouvera personne pour mettre sérieusement en doute la nécessité où se trouve l'historien de soumettre son matériau à un examen critique. Les opinions ne peuvent se partager que sur la méthode, non pas sur la nécessité de l'analyse et de la critique des sources.

L'autre conquête capitale du rationalisme fut le développement d'une théorie de l'action humaine, c'est-à-dire d'une science visant à établir des lois universelles du comportement humain. A Auguste Comte, cette science n'est redevable que de son nom : les fondements en avaient été établis dès le XVIIIe siècle déjà. Au XVIIIe et au commencement du XIXe, la différence scientifique s'est surtout attachée à mettre sur pied la partie de la sociologie qui en est aujourd'hui la plus richement développée : l'économie politique ; mais elle a aussi tendu à établir, au-delà du domaine plus étroit de l'économie politique, les fondements d'un système général englobant l'ensemble de la sociologie [1].

On a voulu contester, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, le principe même de la possibilité et de l'admissibilité d'une méthode sociologique. On s'est refusé à admettre qu'il existe des lois de l'action humaine indépendante du contexte historique ; on a, en conséquence, prétendu qu'il n'y a d'autre science de l'action humaine que l'histoire. Ces attaques de principe contre l'existence même d'une sociologie visaient presque exclusivement l'économie politique. On ne se rendait pas compte, en s'y livrant, que l'économie politique ne peut être qu'un chapitre d'une science plus générale, de domaine plus vaste mais présentant le même caractère logique, à savoir la sociologie. Lorsque, par la suite, la sociologie se répandit en Allemagne, l'assaut se dirigea du même coup contre la sociologie dans son ensemble ; on ne vit pas, en effet, que les lois de la sociologie prétendent à autant d'universalité que celle de l'économie politique. On s'était accoutumé, dans l'intervalle et à la suite de la diversion opérée par Windelband, Rickert et Max Weber dans le traitement des problèmes, à apercevoir sous un autre jour le caractère logique de la sociologie.

L'hostilité à l'égard de la sociologie et de l'économie politique, en tant que celle-ci en constitue un chapitre, avait aussi, peut-être même en premier lieu, des raisons d'ordre politique. Chez certains, Schmoller, Brentano et Hasbach par exemple, ces raisons ont été décisives en elles-mêmes [2]. On entendait défendre des exigences politiques et économiques qui ne pouvaient, soumises au crible de l'économie politique, que se révéler absurdes, et ceci non pas seulement au jugement d'un esprit ayant une appréciation différente des choses, mais du point de vue de ceux-là mêmes qui les préconisaient en vue d'atteindre d'autres buts. L'interventionnisme ne pouvait garder un sens quelconque que pour celui qui ignorait volontairement les conclusions formulées à son sujet par l'économie politique. Pour tout autre esprit, la politique interventionniste se révélait incapable d'atteindre les buts qu'elle se propose [3]. Bismarck, dans son discours du Reichstag du 2 mai 1879, cherchant à justifier sa politique financière et économique, avait dit ne donner, en toutes ces questions, pas plus de confiance à la science que chaque fois qu'il s'agit de se former une opinion sur un organisme quelconque, que les théories abstraites de la science le laissaient en cette matière parfaitement indifférent et qu'il ne voulait asseoir son jugement que sur l'expérience commune [4]. C'était là, avec plus de mots, mais des arguments à peine meilleurs, le point de vue que représentait, concernant l'économie politique, l'école du réalisme historique. Mais on avait également des arguments de fait pour contester à la sociologie le caractère d'une science. Ce sont ces arguments seulement que nous retiendrons dans les discussions ci-après.

Il est, en matière de déductions méthodologiques et épistémologiques, deux possibilités différentes de s'assurer d'une certaine certitude de base. On peut essayer de pénétrer jusqu'aux problèmes derniers de la théorie de la connaissance pour y trouver un fondement sûr. Ce serait là assurément la meilleure méthode si le succès qu'on pouvait s'en promettre permettait d'espérer de trouver dans ces profondeurs un terrain absolument assuré. Mais on peut aussi bien choisir une autre voie consistant à partir des concepts et des jugements déterminés de la science qu'on considère, et à faire l'examen de leur caractère logique. Il est certain qu'à opérer de la sorte on ne parvient jamais à une pleine connaissance des fondements derniers de notre savoir ; mais l'on n'y parvient pas davantage par la première méthode. La seconde, en revanche, nous épargne le destin de la plupart des recherches consacrées dans les dernières années aux problèmes méthodologiques et épistémologiques de la science qui nous occupe : à savoir, en raison de la difficulté quasi-insurmontable posés par les problèmes ultimes de la théorie de la connaissance aux ressources limitées de l'esprit humain, de ne pas même avoir réussi à s'attaquer aux problèmes logiques, relativement plus aisés à résoudre, que pose la sociologie.

Le but que se proposent les considérations qui suivent est de prime abord plus étroitement circonscrit que celui de recherches de cet ordre. Il ne s'agit pas pour nous d'opérer une descente aux enfers, d'éclairer les problèmes ultimes de la connaissance, mais uniquement d'expliquer ce que la sociologie se propose d'être, quelle valeur elle revendique pour les concepts dont elle se sert et les jugement auxquels elle aboutit. Ce faisant, nous tiendrons compte avant tout, cela va de soi, de l'économie politique : celle-ci n'est-elle pas, à l'intérieur de la sociologie, le chapitre qui en a été tracé avec le plus de soin et qui est parvenu à un maximum de précision systématique ? Si l'on veut examiner une science du point de vue de son caractère logique, on a toujours intérêt à en choisir la partie la plus développée. Pour procéder à cet examen, nous prendrons, comme base de nos recherches, non pas, comme ce fut malheureusement le cas pour beaucoup de travaux méthodologiques et épistémologiques, l'énoncé des problèmes et des solutions tel qu'il se trouve dans l'économie politique classique, sous une forme insuffisante également du point de vue de la logique, mais celui dela théorie contemporaine [5].

1. Le problème méthodologique et le problème logique

Il nous faut, nous écartant en ceci de la méthodologie habituelle, séparer tout d'abord le problème méthodologique du problème logique.

On entend ordinairement par méthodologie la logique en tant que doctrine des méthodes auxquelles recourt la réflexion. Nous n'emploierons ce terme que dans le sens moins usuel de technique de la pensée scientifique (heuristique), l'opposant ainsi comme technologie (ars inveniendi) à la logique en tant que science.

Sur les traces de Bacon, on a longtemps tenu la méthode inductive en particulièrement haute estime. Les sciences de la nature, aux yeux avant tout des profanes, étaient redevables de leur succès à l'induction intégrale ; avait-on rassemblé la totalité des cas, alors, mais alors seulement, il devenait possible d'établir une loi universelle. Bacon et la plupart de ceux qui professaient sa doctrine n'avaient à leur actif aucun succès digne de mémoire (les plus féconds des chercheurs étaient partis au contraire d'un point de vue tout différent) — c'était là des faits dont on ne voulait pas tenir compte. On ne tenait pas garde que Galilée, par exemple, avait tenu l'induction intégrale comme superflue dans les sciences de la nature, l'induction partielle pour incertaine et qu'il remplaçait la comparaison des faits par l'analyse d'un seul fait dont il tirait la loi, qu'il s'agissait alors de vérifier par l'expérience. Il y avait même quelque chose de grotesque dans le zèle avec lequel on chantait l'induction intégrale comme la méthode spécifique des sciences physiques sans remarquer qu'elle n'était, en fait, pas employée par les sciences modernes de la nature mais bien par la science antique qui, vue la pauvreté des sources dont elle disposait, visait systématiquement à tirer ses conclusions de l'étude de tout le donné matériel qui lui était accessible.

Ce ne sont pas les données matérielles qui importent, mais l'esprit qui les aborde. Les données qui éveillèrent chez Galilée, Newton, Hume, Ricardo, Menger ou Freud la flamme des plus hautes découvertes s'offraient également à chacun de leurs contemporains, et dans le passé à des générations innombrables. Galilée ne fut assurément pas le premier à observer le mouvement pendulaire du lustre dans la cathédrale de Pise. Combien de médecins se sont trouvés avant Breuer au chevet d'une hystérique ! On ne peut enseigner, représenter dans des manuels, que la technique des tâcherons de la science : en science, la force créatrice ne peut s'éveiller que chez celui qui y est déjà disposé par la puissance de son esprit et de son caractère. Sans doute ne peut-on se passer des bases que garantit la maîtrise de la technique et des doctrines de la science, mais ce qui est décisif, c'est finalement la personnalité.

Sur ce point les avis ne sont plus divisés : nous n'avons pas à nous y attarder.

Il en va tout autrement du problème logique de la science. Le problème du caractère logique de la sociologie s'est effacé au cours de la querelle des méthodes (Methodenstreit), au point d'être tout à fait oublié. Walter Bagehot d'abord, puis Carl Menger ont alors établi la nécessité logique d'une science sociale théorique contre ceux qui repoussaient le principe d'une science de l'action humaine. On sait comment la querelle se termina en Allemagne : l'économie politique disparut des universités et, à sa place, parfois même sous son nom, on se livra à une "science économique" qui n'était qu'une encyclopédie de connaissances empruntées à des spécialités diverses. Si l'on avait voulu caractériser cette "science" de façon scientifique, on n'aurait pu y voir qu'une histoire étendue jusqu'à l'actualité la plus brûlante de l'administration, de l'économie et de l'économie politique, histoire dont on essayait, en conservant les critères de valeur imposés par l'autorité et les partis politiques, de déduire les règles pratiques de la politique à tenir en matière d'économie, de même que le théoriciens de la stratégie cherchaient à découvrir dans les campagnes du passé les règles de la guerre future. Les représentants de cette "science économique" se distinguaient en ceci des historiens en titre qu'ils s'occupaient généralement davantage du passé le plus récent et des problèmes de la politique intérieure, des finances et de la politique économique, qu'ils étaient moins attentifs à envelopper du secret leur position politique et plus prompts à tirer du passé des conclusions pratiques pour la politique à venir. Ils ne s'inquiétaient jamais longtemps du caractère logique de leur science : s'il leur arrivait par hasard d'y apercevoir un problème, ils se laissaient rapidement rassurer par le mot d'ordre de Schmoller.

Quelque inquiétude ne commença à se manifester qu'avec la querelle des jugements de valeurs, qui éclata dans le premier et le second lustre de notre siècle. On commença à être choqué d'avoir si naïvement trouvé tout naturel de présenter, sous forme de cours, de manuels et de monographies, des exigences politiques comme postulats de la science. Il se trouva un groupe de professeurs — encore jeunes — pour demander que les opinions personnelles ne déteignent pas sur le contenu de l'enseignement, ou que du moins, dès que l'on formulait en chaire des jugements de valeur personnels, on voulut bien en souligner le caractère subjectif. Mais les discussions que cette agitation provoqua ne se répandirent qu'à peine au problème de la possibilité d'une science de la société [6].

2. Le caractère logique de la science historique

Cependant, tout à fait en dehors des questions intéressant le problème logique des rapports de la sociologie et de l'histoire, s'était accompli un important progrès de la logique des sciences morales.

Depuis longtemps déjà, on adjurait l'historien de faire à son tour oeuvre vraiment scientifique, de concevoir enfin l'histoire sur le modèle des sciences de la nature, c'est-à-dire comme une science déterministe [7]. Certains qualifiaient une telle exigence d'irréalisable, ne voyant point selon quelle méthode scientifique on établirait les lois de l'histoire : persuadés que seules les sciences déterministes méritent le nom de science, ils avouaient à leur corps défendant que l'histoire n'est pas une science. D'aucuns, pour cette raison, voulaient la qualifier d'art. D'autres, cependant, s'arrogeaient la puissance de formuler "les lois de l'histoire universelle." A l'intérieur de ce courant, Kurt Breysig se distinguait par sa fécondité.

Ces controverses, il ne faut pas le perdre de vue, ne concernaient pas le problème d'une science théorique de l'action humaine. L'objet qu'on se proposait d'atteindre, c'était les lois du devenir historique, les lois de l'histoire, non celle de la sociologie. C'est ainsi, par exemple que la trente et unième loi de Breysig se laisse formuler en ces termes : "Sous le régime de l'Empereur et du peuple, qui se sont développés de concert, l'économie devait nécessairement connaître un essor jusqu'ici sans précédent du commerce et de l'industrie." [8]

Bergson en France, Windelband, Rickert et Max Weber en Allemagne, s'élevèrent contre la confusion de notions au nom de laquelle on formulait cette exigence d'une nouvelle science de l'histoire. Ils cherchèrent à déterminer logiquement l'essence de l'histoire et des recherches historiques et à établir l'impossibilité d'appliquer sans plus à l'histoire des notions empruntées à la physique. Le néo-criticisme de l'école allemande du sud-ouest a sans aucun doute accompli sur ce point une oeuvre qui, malgré ses défauts, reste au plus haut point méritoire et doit servir de base et de point de départ à toutes les recherches ultérieures sur la logique de l'histoire. Par un de ses aspects, cependant, cette oeuvre demeure radicalement insuffisante : elle ignore tout du problème d'une science sociologique, ne tient aucun compte de ce problème. Windelband, Rickert et Max Weber connaissaient les sciences physiques et l'histoire ; l'existence d'une sociologie, d'un déterminisme de la société humaine, leur est resté étrangère [9].

Cette affirmation, concernant du moins Max Weber, a besoin d'être établie de plus près. Celui-ci n'a-t-il pas enseigné l'économie politique dans deux universités et la sociologie dans deux autres ? Il n'était cependant ni économiste ni sociologue : il était historien [10]. Il a ignoré la doctrine et le système de l'économie politique. L'économie politique et la sociologie étaient à ses yeux des sciences historiques, la seconde étant une sorte d'histoire plus poussée dans le sens des généralisations du système.

Loin de nous, est-il besoin de le dire, la pensée de diminuer par là Max Weber et son oeuvre. Il fut un des plus brillants représentants de la science allemande au XXe siècle, un précurseur et un éclaireur, et des générations entières pourront travailler son héritage, l'assimiler à leur substance spirituelle et en tirer les développements qu'il comporte. Son domaine était l'histoire et la logique de l'histoire, non l'économie politique et la sociologie, mais cela ne veut nullement dire qu'il ait échoué dans les problèmes que lui posait son époque et auxquels il a choisi de s'attaquer. Il était historien, et en tant qu'historien il a accompli sa bonne part de travail. Et, si nous sommes aujourd'hui en état d'aborder les problèmes logiques de la sociologie dans des conditions plus favorables, c'est avant tout aux travaux de Max Weber sur les problèmes logiques de l'histoire que nous le devons

3. La notion de "type idéal" et la loi sociologique

Max Weber aperçoit "à l'origine de l'intérêt apporté aux sciences sociales"

l'état réel, c'est-à-dire saisi dans sa singularité, de la civilisation qui nous entoure, dans son contexte universel et cependant singulier, et pour autant qu'il résulte d'autres phases antérieures de la culture, ayant le même caractère de singularité. [11]

Mais, dans toute

explication causale d'un aspect de la civilisation — d'un "individu historique" — la connaissance des lois ne doit pas être en elle-même la fin, mais uniquement le moyen de la recherche. Elle nous facilite, nous rend possible la tâche de rattacher selon la causalité les aspects importants de la civilisation dans leur individualité et leurs causes concrètes. Dans cette mesure, et dans cette mesure seulement, elle aide à la connaissance des relations concrètes dans leur spiritualité. Plus d'ailleurs les lois sont générales, c'est-à-dire abstraites, moins elles peuvent nous servir à rattacher à leurs causes les phénomènes singuliers et ainsi, indirectement, à saisir les aspects de la civilisation avec la signification qui leur revient. [12]

Max Weber place sur le même plan l'historien et le sociologue. Leur tâche à tous deux est "l'appréhension de phénomènes de civilisation dans leur réalité" [13]. Aussi le problème logique et méthodologique est-il le même à ses yeux dans la sociologie et dans l'histoire. Il se laisse formuler de la façon suivante :

Quelle est la fonction et la structure logique des notions à l'aide desquelles notre science, comme toute science, travaille, ou, en tenant plus particulièrement compte du problème décisif : quelle importance a la théorie, l'élaboration de notions théoriques, pour l'appréhension de la civilisation dans sa réalité concrète ? [14]

Répondant à cette question, Max Weber aperçoit "dans la théorie abstraite de l'économie" un "cas particulier d'un mode d'élaboration de notions qui caractérise les sciences de la civilisation humaine et leur est dans une certaine mesure indispensable." Nous aurions ici "un exemple de ces synthèses où l'on est accoutumé d'apercevoir les ‘idées' des phénomènes historiques." [15] Il s'agirait en l'espèce de la création d'une "représentation intellectuelle" "ramenant certains rapports et phénomènes du devenir historique à l'unité d'un cosmos cohérent de relations idéales". En pratique, nous nous donnons une image plus sensible de la singularité de cette relation en construisant un "type idéal" [16]. Nous

élaborons ce "type idéal" en mettant unilatéralement l'accent sur un aspect, ou sur quelques aspects, du problème, en combinant en une "représentation intellectuelle' cohérente une complexité de phénomènes individuels se présentant à différents degrés, ou quelquefois même ne se présentant pas, à l'état diffus et singulier, et qui se laissent encadrer dans cet aspect du problème sur lequel on a arbitrairement choisi de mettre l'accent. [17]

Pour Max Weber, "la théorie abstraite de l'économie politique" consiste donc à "élaborer une ‘représentation intellectuelle' des phénomènes économiques tels qu'ils se présentent dans un régime d'échange, de libre concurrence, sous l'aspect d'une action strictement rationnelle" [18] : elle se situe, à ses yeux, sur le même plan logique qu'au moyen-âge "l'idée d'économie urbaine" ou "l'idée d'artisanat" [19], ou que des notions "telles que, par exemple, l'individualisme, l'impérialisme, le mercantilisme et d'innombrables notions abstraites de ce genre, au moyen desquels nous cherchons à saisir la réalité par la réflexion et le discours." [20] Ces notions ne peuvent pas être définies "selon leur contenu à l'aide d'une description ‘sans sous-entendus' d'un phénomène concret particulier ou en extrayant et en combinant ce qui est commun à plusieurs phénomènes concrets." [21] Toutes les notions de ce genre rentrent pour lui dans la catégories des "types-idéaux," c'est-à-dire de cette variété particulière de concepts qui appartient en propre à l'histoire et à la sociologie — en bref à toute science dont l'objet est constitué par des faits de civilisation.

Cependant, histoire et sociologie ne se confondent pas pour Max Weber. La sociologie élabore "des notions génériques" et cherche à établir "les règles génériques des événements." L'histoire, au contraire,

vise à l'analyse et à la détermination causale d'actions, d'organismes, de personnalités singuliers dans leur importance point de vue de la civilisation... Comme c'est le cas pour toute science fondée sur la généralisation, le caractère spécial des abstractions avec lesquelles elle opère entraîne comme conséquence une abstraction relative des notions auxquelles elle arrive. Cette abstraction est compensée par une précision plus grande, résultant de l'effort que fait la sociologie, dans l'élaboration de ses notions, pour les rendre aussi adéquates que possible au sens des phénomènes. [22]

La différence entre la sociologie et l'histoire est ainsi une différence de degré. Leur objet est identique, comme le sont, au point de vue logique, les notions avec lesquelles elles procèdent. Elles ne se distinguent entre elles que par le degré, variant de l'une à l'autre, de proximité avec le réel, de la richesse de leur contenu et de la pureté des "types idéaux" qu'elles élaborent. Max Weber a ainsi tranché implicitement la question soulevée autrefois par la querelle des méthodes (Methodenstreit) dans le même sens que ceux qui refusaient à la sociologie théorique toute justification logique : il ne conçoit les études sociologiques que comme une variété spéciale de la recherche historique. Mais la théorie à laquelle il songe et qu'il repousse n'est pas celle à laquelle songeaient Walter Bagehot et Carl Menger lorsqu'ils s'attaquèrent à l'épistémologie des économistes de l'école historique. L'intention de Max Weber est toute différente. Il veut établir

l'absurdité de l'idée, qui s'empare même parfois des historiens de notre spécialité, que le but, si lointain soit-il, des sciences de la culture humaine, pourrait être de mettre sur pied un système achevé de notions, encadrant et organisant le réel d'une façon définitive ou permettant de le déduire. [23]

Rien ne lui paraît plus redoutable que ce mélange de théorie et d'histoire résultant des préjugés "naturalistes", soit que l'on s'imagine avoir fixé dans ces notions théoriques [24] le contenu "propre", "l'essence" de la réalité historique, soit qu'on les utilise comme lit de Procuste pour y faire entrer de force l'histoire, soit enfin que l'on hypostasie les idées en une "réalité véritable", au-delà du flux des phénomènes, qu'on en fasse les forces "réelles" se manifestant dans l'histoire." [25]

Tant que Max Weber se borne à vouloir déterminer le caractère logique des notions dont se servent les recherches historiques, à repousser la prétention d'établir des "lois historiques" et à montrer, sur les traces de Windelband et de Rickert, l'impossibilité qu'il y a à étendre au domaine de l'histoire les notions dont se servent les sciences de la nature, on ne peut que lui donner raison. Poursuivant et parachevant l'oeuvre de ses prédécesseurs, il a, sur tous ces points, apporté à la logique et à l'épistémologie une contribution qui gardera toujours toute sa valeur [26]. Mais, partout où il s'est appliqué, au-delà de telles recherches, à déterminer le caractère central de la recherche sociologique, il s'est égaré et ne pouvait que s'égarer, car il entendait par sociologie tout autre chose que cette science de l'action humaine, dont la possibilité avait été le sujet de la querelle des méthodes.

On peut comprendre cette erreur de Max Weber et en chercher les raisons dans son évolution personnelles et dans l'état des connaissances de son temps en ce qui concerne les résultats des recherches sociologiques, spécialement dans les universités allemandes. C'est là un travail qui revient aux historiens des doctrines. Ce qui nous importe ici, c'est de redresser des malentendus qui, sans doute, ne sont pas l'oeuvre de Max Weber, mais qui, du fait qu'il en a fait le fondement de son épistémologie, se sont largement répandus [27]. Pour révéler la raison des erreurs de Max Weber, il faut se demander si les notions de l'économie politique en tant que science naturelle ont en effet le caractère de "type idéal" qu'il leur prête. La réponse à cette question ne peut être que négative. Sans doute peut-on dire aussi de ces notions qu' "elles ne se rencontrent empiriquement nulle part au sein de la réalité... avec la pureté" qui les caractérise [28]. Mais c'est que, précisément, les concepts ne se rencontrent jamais et nulle part dans la réalité concrète, appartenant à la pensée et non au réel. Ils sont les instruments intellectuels à l'aide desquels nous cherchons à appréhender le réel par la pensée. Mais on ne peut nullement prétendre de ces concepts dont se sert l'économie politique qu'ils s'établissent "en mettant unilatéralement l'accent sur un aspect ou sur quelques aspects du problème en combinant en une ‘représentation intellectuelle' cohérente une masse de phénomènes individuels se présentant plus ou moins à l'état diffus et singulier et qui se laissent encadrer dans cet aspect du problème sur lequel on a choisi arbitrairement de mettre l'accent." Ils résultent bien plutôt d'actes de pensée visant à chaque fois à saisir le contenu spécifique des phénomènes considérés. C'est en propre à la science économique, dont le caractère logique est ici l'enjeu du problème, qu'il appartient de décider si les concepts et les lois élaborés à cet effet donnent de la réalité une image juste et logiquement satisfaisante. Ce qui nous intéresse pour l'instant, ce n'est pas d'évaluer le degré de vérité objective des concepts singuliers et des lois, ou de l'édifice conceptuel qui les rassemble en un système, mais de savoir s'il est logiquement admissible, s'il est utile, voire nécessaire, pour les fins de notre science, d'établir de semblables lois.

L'action humaine, objet de toute sociologie scientifique, historique ou théorique, est conditionnée par un fait dont nous voulons reproduire l'énoncé qu'en donne Gottl, parce que Max Weber, sans justification suffisante à notre sens, l'a critiqué sous cette forme. Gottl appelle "nécessité" (Not) l'une des deux "relations fondamentales" qui régissent notre action, désignant par là le fait "que la satisfaction d'une tendance n'est jamais sans nuire en quelque façon à la réalisation de tendances différentes" [29] Or, affirme Max weber, cette relation fondamentale n'est pas, en réalité, sans exception. Il est inexact, dit-il, que "la collision de plusieurs fins particulières, et ainsi la nécessité de choisir, soit un fait universellement valable." [30] Mais cette objection de Max Weber n'est vraie que dans le cas de "richesses libres" ; lorsqu'elle se trouve vraie, ainsi, on ne saurait parler d' "action". Si tous les biens étaient des "biens libres", l'homme pourrait s'en tirer sans autre dépense que celle de son temps et de sa personne : il n'aurait pas à tenir compte des objets du monde extérieur [31]. Ce n'est que dans un pays de Cocagne, peuplé d'immortels indifférents au cours du temps et où chaque individu serait partout et toujours sans besoins et sans désirs, ou au contraire dans un monde où les désirs et les besoins ne seraient en aucune façon susceptibles d'une satisfaction plus entière, que la "nécessité" de Gottl ne constituerait pas un fait. Il n'est d'action qu'autant qu'elle existe : disparaît-elle, l'action disparaît en même temps.

A se pénétrer de ce fait, on reconnaît du même coup que toute action représente une décision entre deux possibilités différentes ; toute action est action avec les moyens dont on dispose pour réaliser des fins accessibles. La loi fondamentale de l'action s'étend à toute action et constitue le principe économique. Veut-on contester la possibilité d'une science économique, on doit tout d'abord refuser de reconnaître le principe économique comme formule universelle de l'essence de toute action. Mais c'est là en méconnaître entièrement le sens.

Le malentendu le plus répandu consiste à voir dans ce principe un énoncé relatif à l'aspect matériel et au contenu de l'action. On s'égare dans le domaine du psychologique pour construire l'idée du besoin et en faire, par la représentation d'un sentiment de déplaisir, le principe de la décision concrète dans l'action. Le "besoin" décide ainsi de l'action : on pense pouvoir opposer l'action opportune, répondant au besoin, à l'action inopportune. Mais le besoin ne nous est jamais connu que par l'action [32]. L'action est toujours conforme aux besoins, parce que nous concluons de l'action au besoin. Tout jugement sur nos propres besoins est toujours approfondissement et critique de notre attitude passée ou à venir. Ce n'est que par l'action et dans l'action que le besoin prend existence. Tout jugement sur les besoins d'autrui, ou sur ceux des hommes en général, ne comporte de toute évidence que deux possibilités : ou bien l'on établit ce que fut ou ce que sera vraisemblablement une action, ou bien ce qu'elle aurait dû ou ce qu'elle devra être à l'avenir.

Il n'est pas ainsi de malentendu plus fondamental que celui de l'historicisme apercevant dans "la volonté économique un chaînon d'une évolution tardive" et élevant l'objection que "l'homme naturel n'agit pas selon le point de vue d'une parfaite utilité" [33], ou expliquant le principe économique comme une manifestation spécifique d'une économie réglée par des échanges monétaires [34]. Max Scheler a donné sur ces points la réponse qui convenait, encore que sa volonté d'établir une échelle absolue des valeurs l'ait empêché d'en tirer, pour la morale, les conclusions décisives.

Que l'agréable, toutes choses égales par ailleurs, soit préféré au désagréable, ce n'est pas là une affirmation reposant sur l'observation et l'induction : elle se fonde sur l'essence même de ces valeurs et sur l'essence de la sensibilité. Un voyageur, un historien ou un zoologue peut bien nous décrire une variété humaine ou animale où le contraire se produirait : nous refusons a priori de le croire et n'avons pas à le croire ! C'est impossible, disons-nous. Tout au plus ces êtres éprouvent-ils d'autres objets que nous comme agréables ou désagréables ; ou encore, sans qu'ils préfèrent le désagréable à l'agréable, doit-il exister pour eux une valeur (inconnue de nous peut-être) d'une modalité plus "haute" que la modalité de ce degré et, en préférant cette valeur, ils s'accommodent en même temps du désagréable. Ou peut-être est-ce là un cas de perversion des désirs, par l'effet de laquelle des substances nuisibles les impressionnent agréablement.

Comme toutes ces relations, celle que notre proposition exprime nous permet en même temps de comprendre les manifestations de vies étrangères et les jugements concrets (historiques par exemple) de valeurs (ou même les nôtres, par le souvenir). Elle est ainsi déjà sous-entendue dans toutes les observations et inductions. Elle est a priori, par exemple, à toute expérience ethnologique. Aucune considération génétique ne peut "expliquer" cette proposition ni l'état de fait qu'elle traduit. [35]

Ces considérations de Scheler sur l'agréable et le désagréable forment la loi fondamentale de l'action humaine, valable sans considération de lieu, de temps, de race, etc. Si nous y remplaçons le mot d' "agréable" par ceux de "considéré subjectivement comme plus important", et "désagréable" par les mots "considéré subjectivement comme moins important", la chose sera plus évidente encore.

L'historicisme se fait la partie trop belle en se contentant d'affirmer sans plus que la qualité d'action humaine n'est pas une donnée intemporelle et qu'elle s'est modifiée au cours de l'évolution. Il semble qu'à énoncer une telle affirmation, on devrait éprouver au moins l'obligation d'indiquer en quoi l'action de l'époque prétendument pré-rationnelle s'est distinguée de celle de l'époque rationnelle, ou comment on se représente une action passée ou à venir qui ne serait pas rationnelle. Seul Max Weber a ressenti cette obligation : nous lui sommes redevables de l'unique tentative qui ait été faite d'élever cette thèse fondamentale de l'historicisme du niveau des aperçus du feuilletoniste au domaine du savant. Max Weber distingue à l'intérieur de "l'action dirigée" quatre variétés différentes. L'action peut être résumée comme :

  • (1) Finale-rationnelle : par des anticipations relatives à l'attitude des objets du monde extérieur ou des autres hommes, ces anticipations jouant le rôle des "conditions" ou de "moyens" en vue de fins personnelles établies rationnellement et qu'on désire voir aboutir.
  • (2) Rationnelle comme affirmation de valeurs : par la foi consciente en la valeur propre inconditionnelle(morale, esthétique, religieuse ou autre) d'un certain comportement en tant que tel et indépendamment du succès.
  • (3) Affective : en particulier émotionnelle, lorsqu'elle procède d'affection ou de sentiments actuels.
  • (4) Traditionnelle : par l'effet de l'habitude innée [36].

Au delà de cet ensemble de variétés de l' "action dirigée" se situe "un comportement purement réactif, nullement lié à un sens déterminé par le sujet". Les frontières entre l'action dirigée et l'action purement réactivement sont incertaines [37].

Considérons d'abord ce que Max Weber appelle le comportement purement réactif. La biologie et les sciences de la nature en général ne peuvent appliquer à l'action de leurs objets qu'une observation extérieure ; aussi leur faut-il se contenter d'établir la relation de l'excitation et de la réaction. Au-delà, c'est l'inconnu. Le naturaliste peut concevoir obscurément que le comportement répondant à l'excitation devrait pouvoir s'expliquer de façon plus ou moins analogue à l'action rationnelle ; mais il ne lui est pas donné de pénétrer plus avant. Mais l'attitude de notre science vis-à-vis du comportement humain est entièrement différente : nous saisissons ici " le sens donné subjectivement par celui-là même qui agit" — non pas un sens objectif, "exact" ou un sens "véritable, résultant d'un approfondissement métaphysique." [38] Lorsque chez les animaux, auxquels nous ne pouvons prêter la raison humaine, nous observons une attitude que nous serions en mesure de concevoir si nous l'avions observée avec les mêmes yeux qu'un comportement humain, nous parlons de comportement instinctif.

La réponse de l'homme à l'excitation extérieure peut être réactive (réflexe) ou dirigée, ou encore réactive et dirigée à la fois. Le corps répond de façon réactive à l'introduction d'un poison, mais il y place là tout autant pour une action dirigée, combattant le poison par le contrepoison. Seule l'action dirigée réplique à l'évaluation des prix du marché. Les frontières entre attitude dirigée et attitude réactive sont pour le psychologue aussi indécises que celles entre le conscient et l'inconscient ; mais il se peut que seule l'imperfection de notre pensée nous empêche de reconnaître que la réaction immédiate et l'action ont une substance identique, et qu'il n'y a entre elle qu'une différence de degré.

En disant d'un comportement humain qu'il est simplement réactif, instinctif, nous exprimons qu'il se produit sans conscience. Mais il faut remarquer que dans les cas où non considérons comme inopportun de nous comporter de la sorte, nous "dirigeons" nos efforts dans le sens de l'élimination de ces moments purement réactifs, instinctifs, irréfléchis. Ma main entre-t-elle en contact avec un couteau très tranchant, elle se retire involontairement ; mais dans le cas où j'ai à réaliser une intervention médicale, je tâcherai, par un comportement conscient, de surmonter le moment de la réaction pure. La volonté consciente s'empare de tous les domaines de notre attitude qui lui sont accessibles, en ne tolérant de l'action réactive, instinctive, que ce qui lui paraît utile pour son but et ce qu'il lui faut avoir réalisé. Ainsi la frontière entre l'attitude "dirigée" et l'attitude réactive pure n'est nullement indéfinie aux yeux de l'observation appliquée à la science de l'action humaine, qui a un autre objet que l'observation psychologique. Dans la mesure où la volonté parvient à l'efficacité, il n'est d'action que "dirigée."

Ceci nous amène à l'examen des variétés de l'action que Weber oppose à l'action finale-rationnelle. D'abord, il est sans doute évident que ce que Weber appelle "action rationnelle comme affirmation de valeur" ne peut être absolument séparée de l'action finale-rationnelle. Le succès auquel vise l'action finale-rationnelle est lui aussi une valeur et se situe, en tant que tel, au-delà de la rationalité : il a, pour reprendre l'expression de Weber, "une valeur propre inconditionnelle" ; l'action finale-rationnelle "n'est finale-rationnelle que par ses moyens" [39]. Ce que Weber appelle comportement rationnel comme affirmation de valeur devrait ne se distinguer de l'attitude finale-rationelle qu'en ceci qu'il reconnaît une valeur en soi à une certaine façon d'agir et introduit ainsi cet acte dans l'échelle des valeurs. Lorsque quelqu'un ne veut pas simplement assurer sa subsistance mais se l'assurer "honnêtement" et "comme il se doit," et préfère alors, par exemple, comme un Junker prussien de la vieille école, la carrière administrative aux succès de l'avocat, lorsque quelqu'un renonce aux avantages d'une carrière de fonctionnaire afin de demeurer fidèle à une conviction politique, ce sont là des attitudes auxquelles on ne peut absolument pas refuser le caractère "final-rationnel." Continuer d'affirmer un idéal de vie dépassé ou une conviction politique est un but comme un autre, et s'intègre, comme tout autre, à la place qui lui revient dans l'échelle des valeurs. Weber a succombé ici au vieux malentendu dont le principe utilitariste est toujours victime : ne reconnaître comme "but" que des valeurs matérielles et pouvant se traduire en espèces. Quand Weber affirme qu'il n'est d'action "comme pure affirmation de valeur que celle qui, sans tenir compte des conséquences prévisibles, s'inspire uniquement de la conviction chez l'individu de ce que lui commandent le devoir, la dignité, la beauté, la voie de la religion, ou la valeur d'un ‘objet' quel qu'il soit." [40], il donne du phénomène une description inexacte. Il serait plus juste de dire qu'il y a des hommes qui ont du devoir, de la dignité, de la beauté, etc. une idée si haute qu'il leur subordonnent les autres fins et les autres buts. On reconnaît alors sans doute qu'il s'agit là en effet de fins différentes de celles auxquelles vise la masse, mais cependant de fins, et que l'action visant à les réaliser doit également être conçue comme une action finale-rationnelle.

Il en va exactement de même de l' "action traditionnelle." Lorsque le paysan répond au chimiste qui lui recommande l'utilisation d'engrais artificiels qu'il n'admet pas dans son affaire les conseils d'un citadin qui n'entend rien aux travaux de la terre et qu'il veut continuer à faire ce qu'on a fait depuis toujours dans son village, ce que lui ont enseigné son père et son grand-père, paysans éprouvés, eux, cela signifie qu'il veut s'en tenir aux procédés traditionnels parce qu'il les tient pour meilleurs. Lorsque le hobereau grand propriétaire terrien repousse la proposition de son intendant d'orner de son nom, de son titre et de ses armes les paquets de beurre destinés au commerce de détail, parce qu'une telle nouveauté ne répond pas aux traditions de la noblesse, cela veut dire qu'il renonce à une augmentation de ses revenus qu'il ne pourrait obtenir qu'en sacrifiant une partie de sa dignité. Dans le premier cas, on s'en tient à l'habitude établie parce que, à tort ou à raison peu nous importe, on la tient pour plus "rationnelle," dans le second cas parce qu'on lui attribue une valeur plus haute que celle du résultat qu'on obtiendrait en la sacrifiant.

Quelques mots, pour finir, de l'attitude affective. L'effet des affections est de déplacer l'échelle des valeurs : on juge autrement sous leur empire qu'on ne ferait par la suite en évaluant froidement les choses ; on cède plus facilement à une impulsion exigeant une satisfaction immédiate. En ce précipitant, au péril de sa propre vie, au secours de quelqu'un qui se noie, on peut agir sous l'inspiration d'un brusque besoin de secourir, ou parce qu'on se sent tenu de se comporter en toutes circonstances de façon héroïque, ou pour s'assurer une prime de sauvetage. Dans tous les cas cette action déterminée par le fait qu'on attribue dans l'instant une telle valeur à l'acte de sauvetage que toutes les autres considérations (le danger auquel on s'expose, auquel on expose sa famille) s'effacent. Il est bien possible qu'une réflexion ultérieure amènerait à des conclusion toutes différentes. Mais à l'instant où il s'est produit — et c'est là ce qui importe — l'action était finale-rationnelle.

La distinction que Max Weber établit dans l' "action dirigée," en opposant à l'action finale-rationelle des formes de l'action qui ne le sont pas, ne peut ainsi être maintenue. Tout ce que nous sommes fondés à considérer comme un comportement humain, c'est-à-dire tout ce qui dépasse la réaction organique instinctive porte donc le caractère du final-rationnel, opère un choix entre des possibilités données en vue de réaliser le but qui lui apparaît comme le plus désirable. C'est là la seule conception que puisse retenir une science dont l'objet est constitué par l'action en tant que telle et non par les buts qu'elle se propose.

L'erreur fondamentale de Max Weber est d'avoir méconnu la prétention d'universalité des lois de la sociologie. Le principe économique, la loi du rendement, le principe du développement des échanges, la loi de la population et toutes les autres lois de ce genre sont toujours et partout valables, dès que sont données les conditions qu'elles supposent. Comme exemple de loi économique, Max Weber cite plusieurs fois, toujours entre guillemets la "loi" de Gresham, voulant souligner par là que cette "loi", ainsi que les autres lois de la sociologie compréhensive (verstenhende) n'exprime rien davantage que "des chances caractéristiques, corroborées par l'observation, d'un certain processus probable de comportement social, à partir de conditions déterminées — chances que nous pouvons comprendre à partir de motifs caractéristiques et de l'intention caractéristique supposée des agents de l'action" [41] La "prétendue loi de Gresham" ne serait ainsi que

une interprétation rationnellement évidente d'un comportement humain dans des conditions définies et dans le cas sous-entendu d'une action finale-rationnelle. Dans quelle mesure cette loi régit vraiment l'action des individus, c'est là une question qui ne peut être résolue que par l'expérience (s'exprimant en dernière analyse de façon plus ou moins statistique) de l'importance que prend en réalité la disparition des monnaies dont la valeur a été sous-estimée dans la charte monétaire ; or cette expérience fait voir que la loi est en effet valable dans une très large mesure. [42]

La loi de Gresham, déjà évoquée par Aristophane dans les Grenouilles, formulée clairement dès 1364 par Nicolas Oresme, baptisée en 1858 seulement par MacLeod d'après Sir Thomas Gresham, est une application particulière aux problèmes de la monnaie de la théorie générale du contrôle des prix [43]. L'essentiel n'est pas tant la disparition de la "bonne" monnaie que le fait que les paiements qui peuvent être, au choix du débiteur, opérés avec une même validité en "bonne" et en "mauvaise" monnaie se font dans la monnaie sous-évaluée par les autorités.

On ne saurait prétendre qu "il en aille toujours ainsi en supposant, du point de vue du ‘type idéal', le cas d'une action purement finale-rationnelle" — même lorsque, comme Max Weber, on entend par "finale-rationnelle" une action visant à "un gain maximum." On a récemment cité un cas dans lequel la loi de Gresham n'a pas joué. Une délégation du patronat autrichien en visite à Moscou fut traitée par les autorités soviétiques, qui voulaient l'amener à consentir des crédits commerciaux à long terme à l'U.R.S.S, selon la même méthode que Potemkine appliquait déjà à sa souveraine. Les membres furent conduits dans un grand magasin où ils eurent l'occasion d'acheter de menus souvenirs de voyage et des cadeaux pour leurs amis. L'un d'entre eux ayant payé avec une grosse coupure, on lui rendit, dans sa monnaie, une pièce d'or. Comme il remarquait avec étonnement qu'il ignorait que la monnaie d'or circulât effectivement en Russie, la caissier répondit qu'il arrivait parfois que les acheteurs règlent en or et qu'il ne faisait alors aucune différence entre les pièces d'or et toute autre sorte de monnaie, s'en servant comme des autres pour rendre la monnaie. Son interlocuteur autrichien, qui sans doute ne croyait pas aux miracles, ne se satisfit pas de cette réponse, entreprit des recherches et parvint finalement à apprendre qu'une heure avant l'apparition de la délégation, un fonctionnaire s'était présenté au magasin, avait remis au caissier une pièce d'or — une seul — en le chargeant de la glisser discrètement à sa valeur nominale en rendant la monnaie d'un de ces messieurs.

En admettant que la chose se soit vraiment passée ainsi, on ne saurait prétendre que l'attitude des autorités soviétiques n'ait pas été "purement finale-rationnelle." Les frais qui en résultèrent pour elle lui semblaient compensés par le but — l'obtention de crédits commerciaux à long terme. Si ce n'est pas là une attitude "finale-rationnelle"," nous avouons ne pas savoir ce qu'on entend par cette expression.

Si les conditions sous-entendues par la loi de Gresham ne sont pas données, l'action ne se conforme pas à ce qu'en énonce la loi. Si l'intéressé ignore que la valeur du marche diffère de la cote officielle, ou s'il ne sait pas qu'il est en droit d'opérer ses paiements avec la monnaie au cours le plus bas, ou s'il a une raison quelconque de payer à son créancier plus qu'il ne lui revient normalement — soit pour lui faire un cadeau, soit pour éviter des violences — dans tous ces cas les conditions prévues par la loi ne sont pas réalisées. L'expérience montre qu'elles valent pour la grande majorité des cas de rapport de débiteur à créancier. Mais même si l'expérience faisait voir que ces conditions ne sont pas réalisées dans un grand nombre de cas, cela n'ébranlerait nullement les raisonnement sur lesquels s'établit la loi, et cela ne retirerait rien de la valeur de le loi. Que les conditions prévues par la loi soient données ou non, que l'action soit ainsi ou non celle que la loi prédit, elle est dans tous les cas "finale-rationnelle." Celui qui fait un cadeau ou qui cède à la menace et au chantage agit également de façon finale-rationnelle, et tout autant celui qui, par ignorance, agit d'autre façon qu'il ne ferait s'il était mieux informé.

Les lois de la catallactique, dont la loi de Gresham n'est qu'une application particulière, sont valables sans exception, partout et toujours, pour tout acte d'échange. Les conçoit-on de façon inexacte et incomplète en n'envisageant par exemple que l'avantage immédiat et évident (par exemple : on cherche à acheter à aussi bas prix que possible et à se libérer de ses dettes, on cherche à vendre à prix aussi élevé que possible), on est alors sans doute obligé de les compléter par toute une série d'autres lois, si l'on veut expliquer, par exemple, les prix particulièrement modestes des articles de réclame destinés à attirer le chaland. Mais personne ne pourra contester que le négociant agit, dans un cas de ce genre, de façon "purement finale-rationnelle" et parfaitement de sang-froid.

Si je ne désire qu'acheter du savon, je m'enquérrai du prix dans de nombreux magasins pour acheter dans le moins cher. Si la fatigue et la perte de temps qu'une telle recherche entraîne me semblent si désagréables que je préfère payer davantage, afin de les éviter, je m'adresserai dans ce cas au commerçant le plus proche. Si, en achetant le savon, je désire secourir en même temps un pauvre blessé de guerre, je l'achèterai auprès de l'invalide promenant sa marchandise, quoique cela me revienne plus cher. Dans de tels cas, je devrais, si je voulais noter mes dépenses de la façon la plus exacte, indiquer pour le savon le prix général de vente et pour le supplément que j'ai payé dans un cas "secours à l'indigent", dans l'autre cas "convenance personnelle" [44]. Les lois de la catallactique ne sont pas simplement "approchées" comme on pourrait le croire d'après les formules que de nombreux auteurs en ont donné. En leur attribuant un caractère d'universalité et d'objectivité, nous n'entendons pas objectivité dans le sens ordinaire du terme pour la théorie de la connaissance, mais aussi dans le sens d'indépendance à l'égard des jugements de valeur, selon l'exigence formulée à bon droit, dans la récente querelle des jugements de valeur à l'égard de la sociologie. Seule la théorie subjectiviste de la valeur répond à cette exigence, en tenant compte au même degré de tous les jugements de valeur, de toute appréciation subjective des valeurs pour expliquer les phénomènes d'échange,sans essayer un seul instant de distinguer l'action "normale" de l'action "anormale." La querelle des jugements de valeur aurait eu une autre portée si les esprits qui s'y affrontaient avaient été familiarisés avec l'économie politique moderne et avaient connu en quel sens celle-ci résout le problème de l'objectivité.

On ne s'expliquerait pas ce refus de reconnaître aux théories de l'économie politique le caractère des "lois" scientifiques et cette intention de n'y voir que de simples "tendances," si l'on ne songeait que l'école historique et réaliste était loin d'être familiarisée avec la science économique moderne et que l'économie politique signifie toujours pour elle l'économie classique. C'est ainsi que, pour citer par exemple la manifestation la plus récente de cette tendance, "il ne se rencontre jamais," selon Karl Muhs,

sur le plan de l'économie, de séries causales définies et se suffisant à elles-mêmes, telles qu'un fait donné soit régulièrement et exclusivement déterminé par un autre. Tout processus causal se rencontre généralement avec d'autres faits ayant eux-mêmes à un degré plus ou moins prononcé un caractère de causalité, et influençant dans une direction donnée les directions du premier, en sorte que le résultat final résulte régulièrement d'un enchevêtrement de causes. Il est ainsi impossible de ramener la complexité de l'événement à une formule unique, reliant à une seule cause un seul effet, car une telle réduction serait inconciliable avec la complexité du processus causal. Quand une certaine catégorie de faits entraîne de façon assez générale certaines conséquences déterminées,... on a intérêt à parler de préférence de régularité, de légalité ou de tendances, à condition de ne jamais oublier que d'autres séries causales peuvent entraver ou modifier le développement de la première.

Ainsi se traduirait le fait, depuis longtemps reconnu dans l'économie politique un "caractère conditionnel et relatif du déterminisme économique et social." [45]

On comprend la popularité de cette affirmation et d'affirmations de ce genre si l'on considère, d'une part, ce qu'elles avaient de tentant pour toute réflexion qui prenait comme point de départ la distinction, héritée de l'économie politique classique, entre les facteurs économiques et les facteurs non économiques de l'établissement des prix — distinction maintenue sinon en son fond, du moins en ses termes par les fondateurs de l'école autrichienne [46] — et si l'on considère, d'autre part, que nous nous trouvons ici en présence de l'erreur fondamentale de l'école historique et classique.

Tout enchaînement causal nous éclaire, quelle que soit la science qui l'établit, sur un rapport de cause à effet. La connaissance qu'il nous assure ne dépend à aucun degré, ni pour notre connaissance sous son aspect théorique, ni dans son importance pratique pour la compréhension des phénomènes concrets ou pour la détermination de notre attitude, du fait qu'un autre rapport causal peut, en même temps, entraîner des résultats tout différents, en sorte que l'action de l'un peut être partiellement ou entièrement supprimée par l'action de l'autre.

C'est ce que l'on a coutume d'exprimer parfois par cette réserve, toute naturelle d'ailleurs, que la loi considérée ne vaut que "toutes choses égales par ailleurs" (ceteris paribus). La loi des rendements décroissants, par exemple, ne perd nullement son caractère de loi du fait que peuvent interférer des modifications techniques qui compensent son action. Il est logiquement indéfendable d'en appeler sur ce point à la diversité et à la complexité de "la vie." L'organisme humain vit lui aussi et les processus organiques sont soumis à une causalité complexe. Mais personne cependant ne refuserait à la loi selon laquelle un apport d'albumine, de graisses et de féculents favorise les fonctions organiques, le caractère de loi, sous prétexte qu'un apport simultané de cyanure entraîne des conséquences mortelles [47].

En résumé : les lois de la sociologie ne sont ni des "types idéaux" ni des "types moyens" ; elles constituent bien plutôt l'expression de ce qui, dans la complexité et la diversité des phénomènes, se révèle à la science de l'action humaine avec un caractère de permanence et, à propos de chaque cas singulier, de nécessité qu'il faut faire ressortir. Les concepts sociologiques ne sont pas des construction "élaborées en mettant unilatéralement l'accent sur un ou quelques aspects du problème et en combinant en une ‘représentation idéale' cohérente une complexité de phénomènes individuels se présentant à différents degrés (quelquefois même ne se présentent pas), à l'état diffus ou singulier, et se laissant encadrer dans cet aspect du problème sur lequel on a choisi arbitrairement de mettre l'accent." Elles rassemblent plutôt les caractères qui se reproduisent de façon identique dans chacun des cas particuliers auxquelles elles s'appliquent. La causalité sociologique ne se rapporte pas à des événements qui se produisent dans la plus grande majorité des cas, mais sans nécessité aucune ; elle se rapporte au contraire à ce qui doit toujours et nécessairement se produire, dans des conditions déterminées, et dans la mesure où ces conditions sont réalisées.

Notes

[1] Kracauer, Soziologie als Wissenschaft, Dresde, 1922, pp. 20 sqq.

[2] Cf. Pohle, Die gegenwärtige Krisis in der deutschen Volhswirtschaftslehre, 2e édition, Leipzig, 1921, pp. 86 sqq. et 116 sqq.

[3] Cf. mon ouvrage Kritik des Interventionismus, Iéna, 1929, pp. 2 sqq. et 57 sqq.

[4] Cf. Fürst Bismarcks Reden, édition Stein, tome VII, 202.

[5] Menger, lui aussi, dans ses célèbres Untersuchungen über die Methode der Sozialwissenschaften, part non point des énoncés modernes de l'économie politique subjectiviste, mais du système de la méthode et de la logique de l'économie politique classique. Le passage du système classique au système moderne ne s'est effectué que progressivement ; il fallut un bon laps de temps pour que ce passage se traduisit dans tous les domaines partiels de la pensée économique et plus longtemps encore pour que l'on appréciât dans toute sa signification l'importance de la révolution qui s'était ainsi produite. Ce n'est qu'aux yeux d'une histoire rétrospective des théories de l'économie politique que les années où apparurent les doctrines de Menger, Jevons et Walras apparaissent comme le commencement d'une époque nouvelle dans l'histoire de notre science.

[6] La question, soulevée par la querelle, de l'objectivité des sciences sociales étaient résolue depuis longtemps ; elle n'avait en réalité jamais constitué un problème dont la solution eut pu présenter une quelconque difficulté. Cf. Cantillon, Essai sur la nature du commerce en général (p. 56 de la traduction allemande, Iéna, 1931) ; Ricardo, Notes on Malthus "Principles of Political Economy," édition Hollander et Gregory, Baltimore, 1928, p. 180 ; J. Stuart Mill, System of Logic Ratiocinative and Inductive, 8e édition, Londres, 1872, tome VI, chapitre 12, § 6 ; Cairnes, Essays in Political Economy, Theoretical and Applied, Londres, 1873, pp. 256 sqq.; Sidgwick, The Principles of Political Economy, 2e édition.; Londres, 1887, pp. 12 sqq.

[7] Cf. sur ce point Bernheim, Lehrbuch der historischen Methode, 6e édition, Leipzig, 1908, pp. 101 sqq et Rothacker, Einleitung in die Geisteswissenschaften, Tübingen, 1920, p. 195.

[8] Breysig, Der Stufenbau und die Gesetze der Weltgeschichte , 2e édition; Berlin, 1927, p. 165.

[9] A propos de remarquer de Rickert, admettant la possibilité d'une "représentation inductive, à la façon des sciences physiques" "des destins de l'humanité civilisée." Cf. ci-dessous, p. 116.

[10] Jaspers (Max Weber, Oldenburg, 1932, p. 43) appelle Weber un "historien universel" et ajoute : "Sa sociologie est une histoire universelle" Sur Max Weber économiste, cf. mon ouvrage Kritik des Interventionismus, pp. 85 sqq.

[11] Max Weber, Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, Tübingen, 1922, p. 172.

[12] Op. cit., p. 178.

[13] Op. cit., p. 181.

[14] Op. cit., p. 185.

[15] Op. cit., pp. 189 sqq.

[16] Op. cit., p. 190.

[17] Op. cit., p. 191.

[18] Op. cit., p. 190.

[19] Op. cit., p. 191.

[20] Op. cit., p. 193.

[21] Op. cit., p. 193.

[22] Op. cit., pp. 520 sqq.

[23] Op. cit., p. 184.

[24] Par l'élaboration des types idéaux.

[25] Op. cit., p. 195.

[26] Schelting remarque avec justesse : "Sous le nom de ‘type idéal', Max Weber a, le premier, reconnu clairement et distinctement une forme spécifique de l'élaboration scientifique des notions. Ce type idéal est une découverte logique et non une ‘invention'. Max Weber n'entendait nullement recommander à la science un procédé qu'elle n'avait pas encore utilisé. Il a voulu éclairer un fait logique déjà présent, parce que répondant à la nature de la science de la culture humaine." Cf. Schelting, "Die logische Theorie der historischen Kulturwissenschaft von Max Weber und im besonderen sein Begriff des Idealtypus," Archiv für Sozialwissenschaft, tome XLIX, p. 174. Voir aussi Pfister, Die Entwicklung zum Idealtypus, Tübingen, 1928, pp. 131 sqq.

[27] Alfred Schütz (Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, Vienne, 1932) a repris et transformé l'épistémologie de Max Weber, cherchant à en écarter la théorie sur le caractère logique des lois de l'économie politique que nous y critiquons également (Cf. en particulier pages. 277). Nourries au système de Husserl, les pénétrantes recherches de Schütz parviennent à des conclusions d'une importance et d'une fécondité toute particulière, tant pour l'épistémologie que pour la science elle-même. Ce serait cependant sortir du cadre de ce travail, sans résultat tangible pour le but qu'il se propose, que de vouloir apprécier ici la notion de "type idéal" telle qu'elle a été reprise par Schütz. Nous réservons cette discussion pour un autre travail.

[28] Max Weber, Wissenschaftslehre, op. cit., p. 191.

[29] Gottl, Die Herrschaft des Wortes, 1901, repris dans Wirtschaft als Leben, Iéna, 1925, pp. 165 sqq.

[30] Cf. Weber, Wissenschaftslehre, op. cit., p. 117, remarque 2. Comparez sur ce point la description par Weber du "fait fondamental dont dépendent tous les phénomènes que nous appelons, au sens le plus large du mot, socio-économiques", op. cit.bid., p. 161.

[31] Cf. notre Gemeinwirtschaft (Le Socialisme), 2e édition, Iéna, 1932, p. 90 et Heckscher, "A Plea for Theory in Economic History," Economic History, volume 1, p. 527.

[32] Cf. Felix Kaufmann, "Logik und Wirtschaftswissenschaft," Archiv für Sozialwissenschaft, tome LIV, p. 620 sqq. sur la notion hypostasiée de "besoin".

[33] Cf. Halberstädter, Die Problematik des wirtschaftlichen Prinzips, Berlin et Leipzig, 1925, p. 61.

[34] Cf. Lexis, op. cit., p. 14.

[35] Cf. Scheler, Der Formalismus in der Ethik und die formale Wertethik, 2e édition, Halle, 1921, p. 104.

[36] Cf. Max Weber, "Wirtschaft und Gesellschaft," Grundriss der Sozialökonomik, Tübingen, 1922, 3e partie, p. 12.

[37] Op. cit., p. 2.

[38] Op. cit., p. 1.

[39] Op. cit., p. 13.

[40] Op. cit., p. 12.

[41] Op. cit., p. 9.

[42] Op. cit., p. 5.

[43] Cf. notre Kritik des Interventionismus, op. cit., pp. 123 sqq.

[44] Voir ci-dessous, pp. 166 sqq.

[45] Karl Muhs, "Die 'wertlose' Nationalökonomie," Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, tome CXXIX, p. 808.

[46] Sur ce point, voir ci-dessous, pp. 162 sqq.

[47] J'ai intentionnellement refusé de choisir ici un exemple de proposition d'une science naturelle impliquant les mathématiques, mais un énoncé de biologie. Dans ma présentation, cet énoncé est vague et ne peut prétendre au caractère de loi, sous quelque forme qu'on le conçoive. Je l'ai fait parce qu'il me revenait de montrer que, si l'on accepte l'argument de l'opération conjointe de facteurs causaux multiples, on ne peut pas même nier le caractère de parfaite conformité au critère définissant la loi à un énoncé de ce genre.

4. L'origine des malentendus sur le caractère logique de l'économie politique

La théorie économique, comme toute théorie et toute science, est rationaliste, en ce sens qu'elle procède avec les moyens de la raison — ratio. Que pourrait être la science sans la raison ? On est libre, naturellement, d'opposer la subtilité de constructions métaphysiques à la critique scientifique et l'intuition à la pensée discursive, mais on refuse, ce faisant, le point de vue de la science.

Ce refus de la science de la pensée scientifique, et par là du rationalisme, n'est nullement cette exigence de "la vie," que l'on voulait y faire voir, mais un postulat, monté de toutes pièces par des snobs pleins de partis-pris et de ressentiment contre la vie. Sans doute le mondain n'a-t-il que du mépris pour la "grisaille de la théorie." Mais la vie s'assimile avec avidité les résultats de la pensée scientifique, qui se traduisent par l'amélioration de l'outillage technique de l'homme dans sa lutte pour l'augmentation de son bien-être et de sa richesse. Et même si la science n'apporte pas à tous ceux qui s'y consacrent la satisfaction intérieure, ce n'est pas là un argument en faveur de sa suppression.

Mais les tendances qui, en sociologie, spécialement dans le domaine de l'économie politique et dans les sciences historiques, se groupent autour de la bannière anti-rationaliste, ne veulent nullement supprimer la science. Leur objet est tout différent. Ce qu'elles veulent, c'est d'une part introduire frauduleusement dans les différents domaines du raisonnement scientifique des arguments et des affirmations qui ne résistent pas à la critique et, d'autre part, écarter, sans les honorer d'une critique objective, les propositions qu'elles ont impuissantes à critiquer. Il s'agit là dans la plupart des cas d'une prévenance de leur part à l'égard des intentions ou des théories de partis politiques ; mais il arrive aussi, et moins rarement qu'on ne pense, qu'il n'y ait là que le désir d'attirer à tout prix l'attention, chez des personnages relativement moins doués pour le travail scientifique. Tout le monde n'a pas alors l'honnêteté d'avouer le véritable mobile — à savoir qu'il est assez déplaisant de passer sa toute vie dans l'ombre d'un plus grand que soi [48].

Si quelqu'un se fait le défenseur d'une politique nationale d'autarcie, s'il entend retrancher son peuple du commerce avec les autres, s'il est prêt à supporter les conséquences matérielles et morales d'une semblable politique pour arriver à ses fins, c'est là une affirmation de valeur que l'on ne peut pas, en tant que telle, réfuter par des arguments. Mais ce n'est précisément pas ainsi qu'il en va généralement. On pourrait peut-être décider les masses à consentir à de menus sacrifices en faveur de l'autarcie, mais on n'obtiendra jamais d'elles des sacrifices considérables pour un tel idéal. Car il n'y a finalement que les gens de plume à s'enthousiasmer pour la pauvreté, pour celle des autres bien entendu ; ces autres préféreront toujours le bien-être au besoin. Comme on n'a ainsi aucune chance de réussir en affirmant à l'opinion que ce n'est pas acheter trop cher cet idéal de théoricien, que de le payer d'un abaissement considérable du bien-être général, on est alors obligé de chercher à faire la preuve que sa réalisation ne coûtera que des sacrifices minimes, voire aucun sacrifice, qu'elle entraînera même un profit matériel concret. Pour administrer une telle preuve, pour démontrer que la limitation du commerce et des rapports avec l'étranger, que les socialisations ou collectivisations, que même les guerres sont "par dessus le marché une bonne affaire," on est obligé de chercher à introduire dans la démonstration des éléments irrationnels, parce que ce sont là des choses qui ne se laissent pas démontrer avec les arguments rationnels et réfléchis de la science. Il est évident que l'introduction d'arguments irrationnels dans l'argumentation est inadmissible. Les fins, sans doute, sont irrationnelles, c'est-à-dire qu'elles n'ont pas besoin d'une justification rationnelle et qu'elles n'en sont pas capables ; mais ce qui n'est que moyen en vue d'une fin doit être toujours soumis à un examen rationnel.

Une erreur généralement répandue, — excusable, sans doute si l'on tient compte de l'évolution des doctrines, mais d'autant plus redoutable par là, — est celle qui identifie l'action "rationnelle" avec l'action "convenable". Max Weber a expressément repoussé cette confusion [49], même si, comme nous l'avons vu, il ne cesse de la commettre en d'autres parties de ses oeuvres.

"La théorie de l'utilité marginale, dit Max Weber, traite de l'action humaine comme si elle se déroulait tout entière sous le contrôle d'un calcul marchand — d'un calcul tenant compte de toutes les conditions à envisager" [50]. C'est à proprement parler le procédé de l'économie politique classique, nullement celui de la théorie moderne. L'économie politique classique, n'ayant pu résoudre le paradoxe apparent de la valeur, n'avait plus d'autre issue possible que de partir de l'activité du vendeur. Elle ne pouvait arriver à la réalité qui se situe derrière l'attitude du marchand et de l'entrepreneur, et qui, en dernière analyse, la commande et la conduit : l'attitude du consommateur. Car elle ne savait quelle signification attribuer à la valeur du consommateur, étant incapable d'y faire le partage de la valeur objective et de la valeur subjective. Elle ne voyait ainsi pas plus loin que les comptes et les livres de comptes. Or, si l'on borne ainsi son étude à l'attitude du négociant, on est alors obligé de distinguer entre une "bonne" et une "mauvaise" attitude commerciale. Car l'entrepreneur, en tant que commerçant, non pas en tant que consommateur, a un but bien défini, qui est de tirer de son entreprise un revenu maximum.

L'économie politique moderne ne part cependant pas de l'attitude du marchand, mais de celle du consommateur, de celle de chacun de nous. Il n'y a ainsi pour elle ni "bonne" ni "mauvaise" attitude économique, et c'est là précisément ce qui constitue à la fois son "subjectivisme" par opposition à l' "objectivisme" des économistes classiques, et son "objectivité" par opposition à leur position normative. Elle n'a pas à savoir si l'on préfère une nourriture saine ou si l'on recourt aux stupéfiants ; elle n'a pas à connaître les opinions, si erronées fussent-elles, que tel ou tel individu professe au nom d'une affirmation de valeur de caractère moral ou autre. Car le problème qui l'occupe, c'est celui de l'établissement des prix ; elle a à expliquer comment s'instituent les prix, non pas à trancher de ce qu'ils devraient être. L'anti-alcoolisme voit dans la consommation de boisson alcooliques un dangereux attentat à l'humanité, qu'il explique comme une erreur, une faiblesse de caractère, une immoralité. La demande en boissons alcooliques est le seul fait qu'ait à retenir la science de l'action humaine : qui veut expliquer le prix de l'alcool ne s'occupe pas de savoir si la consommation en est "rationnelle" ou morale. Je puis avoir l'opinion que je veux du mélo que nous présente le film : en tant que savant, je dois expliquer l'établissement des prix pour le film, les acteurs et les fauteuils de la salle de spectacle, non pas juger des films. La science de l'action n'examine pas si le consommateur s'abuse ou non, s'il est noble, généreux, moral, sage, patriote ou religieux : elle ne s'intéresse pas aux motifs mais seulement aux modalités de l'action.

L'économie politique subjectiviste d'aujourd'hui — la doctrine de l'utilité marginale — reprend la vieille théorie de l'offre et de la demande, abandonnée autrefois en raison de son impuissance à résoudre le paradoxe de la valeur, mais en la développant. Du moment que, comme le fait la théorie moderne, on découvre le sens du mouvement des prix dans le fait que la stabilité ne s'introduit qu'au moment où la demande totale et l'offre totale coïncident, il devient évident que tous les facteurs qui influent sur l'attitude des parties, par conséquent les facteurs "extra-économiques" et "irrationnels" eux-mêmes, tels que l'erreur, l'amour, la haine, les moeurs, l'habitude, la noblesse des sentiments, etc. jouent leur rôle dans ce mouvement. Donc, lorsque Schelting affirme que "la théorie économique imagine une société qui se serait développée uniquement par l'action de facteurs économiques" [51], cette affirmation, dans le sens où Schelting entend ces "facteurs économiques," ne vaut pas pour l'économie économique moderne. Nous ferons voir par la suite [52] que Menger et Böhm-Bawerk eux-mêmes n'ont pas parfaitement pénétré le sens de ce fondement logique de la doctrine dont ils ont la pérennité et que ce n'est que par la suite que l'on ne reconnut dans toute sa portée le sens du passage de l'objectivisme au subjectivisme des valeurs.

On se trompe tout autant en affirmant — selon l'opinion généralement répandue chez les adeptes de l'école historico-idéaliste — que "les autres fictions capitales de la théorie abstraite sont l'idée de la ‘libre-concurrence' et de l'indépendance absolue du mouvement général de l'économie par rapport aux règlements établis, d'origine politique au autres" [53]. Cela n'est pas davantage vrai pour l'économie politique classique. Personne ne songera sans doute à prétendre que la théorie moderne n'ait pas suffisamment étudié le problème des prix en régime de monopole. Le cas de la concurrence limitée, soit du côté du vendeur, soit du côté de l'acheteur, ne pose aucun problème spécial à la théorie : elle n'a jamais à connaître que des agents économiques effectivement présents et actifs sur le marché. Quant à ceux qui pourraient y apparaître si certains facteurs ne les en empêchaient pas, elle n'a rien de plus à en dire, sinon que leur appréciation modifierait la physionomie du marché. Le théoricien — et ceci est vrai de la théorie classique tout autant que de la théorie moderne — ne suppose pas davantage le fiction de "l'indépendance absolue" des phénomènes du marché "par rapport aux règlements politiques ou autres." Elle consacre au contraire à ces "intrusions" des recherches très poussées et établit une théorie spéciale du contrôle des prix et de l'interventionnisme.

Mitscherlich prétend lui aussi que la théorie de l'utilité marginale s'accommode "avant tout de l'économie libérale." Le moyen-âge aurait été ainsi "hors d'état de la comprendre," elle y eut été "sans objet." "Qu'aurait pensé, dit-il, le moyen-âge de la théorie émise par Carl Menger, disant que le critère de la valeur est constitué par ce dernier degré d'intensité du besoin qui peut être couvert par les stocks constitués ?" [54] On est fondé à penser que le moyen-âge aurait aussi peu compris la théorie moderne des prix que la mécanique de Newton ou les conceptions modernes des fonctions du coeur. Cependant, les gouttes de pluie tombaient au moyen-âge de la même façon qu'aujourd'hui et les coeurs battaient de même. S'il est vrai que les hommes du moyen-âge n'auraient pas compris la loi de l'utilité marginale, ils n'ont pourtant et n'auraient pu agir autrement que selon cette même loi. Ils ont eux aussi cherché à répartir les ressources dont ils disposaient de façon à attendre, pour chaque besoin particulier, le même degré de satisfaction. Au moyen-âge non plus, le riche ne s'est pas distingué du pauvre uniquement parce qu'il mangeait davantage. Personne n'a, au moyen-âge, échangé volontairement un cheval contre une vache, à moins de préférer la vache au cheval. Les interventions de l'autorité et d'autres forces de contrainte n'ont pas eu au moyen-âge d'autres conséquences que celles qu'établit la théorie moderne du contrôle des prix et de l'interventionnisme.

Contre le reproche fait à l'économie politique moderne selon lequel "le système de la libre-concurrence constitue nécessairement son schéma fondamental," et qu'elle se trouve incapable de saisir théoriquement "l'économie organisée de l'heure actuelle, une économie de concurrence réglementée" et "le phénomène de l'impérialisme dans son ensemble" [55], il suffit de faire remarquer que ce qui fut historiquement à l'origine de cette guerre menée contre la théorie, ce qui l'a rendue si opiniâtre et populaire, c'est le fait que c'est sur ce terrain — et sur ce terrain seulement — qu'il est possible de fonder un jugement précis sur les conséquences de chaque mesure interventionniste en particulier et de l'interventionnisme dans son ensemble sous ses formes historiques. C'est déformer systématiquement un fait historique établi que de prétendre que l'école historique repousse la théorie parce que celle-ci aurait été impuissante à expliquer l'interventionnisme comme phénomène historique ; elle ne l'a en vérité repoussée que parce que la théorie conduisait à une explication, —explication qui d'une part était politiquement désagréable aux tenants de l'école et que d'autre part elle n'était pas en état de la réfuter. Et seul celui pour qui "comprendre sur le plan théorique" est synonyme de "glorifier les yeux fermés" peur reprocher à la théorie moderne de n'avoir pas "compris" l'impérialisme."

Au demeurant, aucun esprit ayant suivi avec quelque attention les études économiques des dernières années, ne pourra contester que toutes les recherches entreprises pour éclairer les problèmes que nous pose l'économie "dirigée" provinrent exclusivement de "théoriciens" et par les moyens de la "pure" théorie. Que l'on songe, sans parler des problèmes monétaires et du problème des prix en régime de monopole, aux recherches sur les causes du chômage chronique et sur les problèmes du protectionnisme [56].

L'économie politique abstraite se fonde, d'après Max Weber, sur trois postulats : une organisation sociale fondée sur l'échange économique, la libre-concurrence et une action strictement rationnelle" [57]. Nous avons déjà parlé de la seconde et de la troisième de ces conditions. Concernant la première condition, nous renvoyons le lecteur au point de départ de toutes les recherches de l'école moderne : l'économie isolée et sans échange, que l'on a cherché à rendre ridicule comme robinsonnade, et d'autre part aux études consacrées à l'économie de la communauté socialiste théorique.

5. Histoire sans sociologie

On ne peut qu'approuver entièrement Max Weber, lorsqu'il déclare :

Partout où l'on vise à faire comprendre par ses causes un "phénomène de civilisation", un "personnage" historique; la connaissance de lois causales ne peut être que l'instrument et non le but de la recherche. Elle nous facilite et nous rend possible la tâche de rattacher à leurs causes concrètes ces aspects des phénomènes qui dans leur singularité ont une signification particulière pour la civilisation. En ce sens, et en ce sens seulement, elle est d'une haute valeur pour la compréhension des rapports et enchaînements individuels. [58]

Mais Max Weber fait erreur, lorsqu'il ajoute :

Plus les lois sont "générales", c'est-à-dire plus elles sont abstraites, moins elles présentent d'utilité pour l'imputation causale des phénomènes singuliers et ainsi pour la compréhension des événements.... Pour les sciences de la nature, qui sont du type mathématique, les "lois" sont d'autant plus importantes et précieuses que leur portée est plus générale ; pour l'étude des phénomènes historiques dans leur contexte concret, les lois les plus générales sont au contraire, en tant que les plus pauvres de contenu, celles qui ont le moins de valeur. Car plus s'étend la portée, la compréhension, d'un concept générique, plus il nous éloigne de la plénitude du réel, puisque, pour enfermer les caractères communs d'un nombre aussi grand que possible de phénomènes, pour être aussi abstrait qu'il se puisse, il faut être d'un contenu aussi pauvre que possible." [59]

Quoique Weber parle, au cours du développement qui le fait aboutir à cette conclusion, de "toutes ces lois, sans exception, que l'on appelle économiques" il semble cependant qu'il n'ait eu en vue, ce faisant, que les tentatives que l'on connaît d'établir des lois de l'histoire. Que l'on songe à la célèbre phrase de Hegel : "L'histoire universelle... est la représentation de la conscience que l'esprit prend de sa liberté et de sa réalisation comme produit de cette conscience" [60] ou à l'une des "lois"de Breysig, et les affirmations de Weber paraîtront comme allant de soi. Mais, appliquées à la sociologie, elles demeurent incompréhensibles.

Le futur historien de la dernière décennie ne pourra passer sous silence le problème des réparations [61]. Au centre de ce problème se pose celui des transferts ; le sens en est de savoir si, du fait des paiements effectués au titre des répartitions, et particulièrement de leur transfert à l'étranger, la devise allemande peut ou non être atteinte dans sa stabilité par rapport à l'or. On ne peut étudier cette question autrement que par les moyens de l'économie politique théorique. Tout autre méthode d'étude serait absolument inconcevable. On remarquera d'ailleurs que tous ceux, sans exception, qui prennent la parole dans ce débat invoquent toujours finalement des lois économiques générales. Partir de la doctrine, ruinée sans doute aux yeux de la science, de la balance des paiements, c'est adhérer à une théorie qui revêt logiquement le même caractère d'universalité que la théorie admise comme juste par la science moderne. Sans recours à de telles propositions générales, il ne saurait y avoir de discussion sur les conséquences résultant de certaines circonstances déterminées. Que les paiements prévus par le Plan Dawes soient vraiment effectués ou qu'ils viennent à ne pas se produire pour une raison que l'on ne saurait prévoir aujourd'hui, l'historien ne saurait rien dire de tous les problèmes liées à celui du transfert sans rcourir à de telles lois générales. En supposant que les paiements aient lieu et que la valeur-or du mark ne se modifie pas, on ne saurait cependant en déduire, sans recourir à la théorie de la parité des pouvoirs d'achat, que ces paiements de l'Allemagne n'ont pas atteint sa devise. Car il pourrait se faire qu'un autre enchaînement causal s'exerçant en même temps empêche la manifestation des conséquences que la théorie de la balance des paiements nous fait attendre pour la devise allemande. Et, s'il en était ainsi, l'historien ou bien ne saurait rien de l'existence de ce second système de causes, ou bien ne serait pas en état d'apprécier son effet.

Une histoire sans théorie est inconcevable. La conviction naïve qu'il est possible, en abordant les faits sans "théorie" et sans prévention, de passer immédiatement des documents à l'histoire, est impossible à défendre. Rickert a établi de façon irréfutable [62] que l'objet de l'histoire n'est pas de reproduire le réel, mais d'en donner une image transformée et simplifiée par des idées. En renonçant à établir ou à utiliser des théories sur les liens entre les phénomènes, on n'arrive nullement, pour autant, à résoudre les problèmes de l'histoire sans théorie, et ainsi avec plus de fidélité au réel. Nous ne pouvons penser sans causalité. Toute pensée, et celle de l'historien également, postule la causalité. Toute la question se ramène ainsi à savoir si l'historien peut se servir des explications causales élaborées par la réflexion scientifiques et éprouvées du point de vue de la critique, ou s'il prétend utiliser sans critique les "lois" populaires d'une pensée pré-scientifique. Même à vouloir, sans plus d'examen, conclure du post hoc au propter hoc, on resterait cependant perplexe devant la complexité et la diversité déconcertantes des phénomènes. Le fait, précisément, de cette complexité des séries causales dont parle Muhs [63] rend la théorie nécessaire.

Érudits et historiens se sont toujours servis, dans les recherches historiques, de théories créées par la pensée extra-économiques, et revendiquant une valeur universelle. Que l'on réfléchisse une minute au nombre de théories qu'enferme la phrase suite "Le roi vaincu se vit dans l'obligation de conclure la paix dans des conditions défavorables." Sans doute s'agit-il ici de théories extrêmement simples et à peine contredites, de caractère extra-scientifique : mais cela ne change rien au fait que ce sont des théories, des propositions dont on admet qu'elles valent universellement. De plus l'histoire utilise des théories provenant de toutes les autres sciences et il va de soi que l'on est fondé à exiger sur ce point que les théories dont elle se sert répondent à l'état présent de la science, qu'elles soient à nos yeux des théories exactes. Les historiens de la Chine ancienne pouvaient expliquer une sécheresse extraordinaire par quelque manquement moral de l'Empereur et noter que la pluie refit son apparition après un acte impérial de purification, l'historien antique pouvait attribuer à la jalousie des dieux la mort prématurée du fils du monarque. Dans l'état actuel de la météorologie et des sciences médicales, il nous faut aujourd'hui rechercher d'autres explications. Quand bien même les documents nous décriraient avec toutes les précisions possibles les relations d'Égérie et de Numa Pompilius, nous n'y ajouterions pas foi et n'y pourrions prêter attention. Des actes de tribunal établissent les relations des sorcières et du Malin : malgré tous les actes de ce genres, nous nions au nom de nos théories la possibilité de telles relations [64]. L'historien doit considérer toutes les autres sciences comme, au sens large du terme, des sciences auxiliaires de l'histoire et en assimiler ce qu'exigent les problèmes spécifiques qu'il se propose de résoudre. Pour écrire une histoire de la dynastie des Claude, il faudra de toute nécessité quelques notions de psychiatrie et d'hérédité. Il faudra connaître la construction des ponts pour en faire l'histoire et une histoire de la stratégie suppose une connaissance approfondie celle-ci.

Les partisans de l'historicisme reconnaissent cette nécessité, tant du moins qu'elle se limite aux sciences. Mais ils ne veulent plus en entendre parler dès qu'il est question de la sociologie. A leur avis, il en va ici tout autrement. On serait bien embarrassé de trouver à cette différence une seule raison acceptable. Mais l'opposition de nombreux historiens se laisse facilement expliquer de façon psychologique. Pour ce qui est des autres sciences, il s'agit tout au plus pour l'historien d'acquérir avec elles ce degré de familiarité qui ne dépasse pas ce que l'on est en droit d'attendre de toute personne cultivée — ou alors de spécialités historiques qui, dans leur quasi-autonomie, n'entretiennent que de lointains rapports avec le domaine proprement dit de l'histoire. Pour savoir que même les plus manquements les plus coupables du monarque n'exercent pas d'influence sur le temps, il n'est pas besoin d'être météorologiste, et sans connaître grand-chose des théories de l'hérédité, on fera cependant aisément justice des documents affirmant une origine divine de telle ou telle maison régnante. En devenant une discipline autonome, l'histoire de la médecine, par exemple, ou d'autres spécialités de ce genre, n'influent pas sur les problèmes propres de l'histoire. Mais pour de nombreux historiens, les prétentions de la sociologie, ne serait-ce que par la méconnaissance des frontières entre les recherches de l'histoire et celles de la sociologie, apparaissent comme une menace directe de leurs droits les plus sacrés.

Or il n'est pas d'affirmation historique qui ne contienne implicitement une théorie sociologique. On ne saurait rien énoncer des conséquence à attendre de telle ou telle mesure politique, si l'on renonce à recourir à des propositions générales valables pour toute activité humaine. Que l'on parle de la "question sociale," de politique mercantiliste, d'impérialisme, de politique de puissance, de guerres et de révolutions, les raisonnements de l'historien ne cessent de présenter des affirmations qui résultent directement de lois sociologiques générales. Il en va là comme de Monsieur Jourdain, étonné d'entendre qu'il s'était toujours exprimé en prose : les historiens se montrent trop surpris, lorsqu'on leur fait remarquer qu'ils ne cessent d'utiliser des propositions relevant de la sociologie.

Malheureusement, il arrive que ces théories, dont ils n'hésitent pas à se servir, appartiennent parfois à la pensée pré-scientifique. Ce n'est pas non plus travailler "sans théorie" que de ne pas tenir compte des conclusions de la sociologie moderne : c'est seulement utiliser la théorie naïve et abandonnée aujourd'hui d'une période révolue de la réflexion scientifique, ou même la théorie plus naïve encore de la pensée pré-scientifique. Les effets de cette attitude se manifestent parfois de façon grotesque dans l'histoire économique. Celle-ci ne devint possible qu'après que l'économie classique eut fourni son appareil scientifique à la réflexion appliquée à ces problèmes. Les essais antérieurs, concernant l'histoire du commerce par exemple, n'étaient que des collections de notices. Or voici que l'histoire économique cherche de nos jours à s'émanciper de la théorie. Elle renonce à s'attaquer à son problème avec l'appareil logique mis au point par la science et préfère se contenter du modeste bagage de connaissances théoriques que chacun de nous retire aujourd'hui de la lecture des journaux et de la conversation sur ce qui est à l'ordre du jour. L" "absence de parti-pris" d'une telle histoire ne consiste au vrai qu'à ressasser sans aucun effort critique des erreurs populaires qui, dans leur éclectisme et leurs contradictions logiquement indéfendables, ont été mille fois réfutées par la science moderne [65]. C'est ainsi que les efforts et le travail de plusieurs générations de savants restent frappés de stérilité : l'école historique s'est avérée impuissante, sur le terrain précisément de l'histoire sociale et économique qu'elle revendiquait comme son domaine par excellence.

Les précurseurs de l'histoire "dégagée de toute théorie" affirment il est vrai que l'appareil conceptuel et théorique de leur science doit être constituée à partir des données historiques elles-mêmes, parce qu'il n'existe pas de lois extra-temporelles et universelles de l'action humaine. Nous avons déjà vu que la thèse selon laquelle il existerait aussi une action irrationnelle — l'action rationnelle n'étant que le résultat d'une longue évolution historique — repose sur un grossier malentendu. Mais l'historicisme va plus loin : il condamne l'idée d'une raison supra-temporelle comme préjugé de l'époque des Lumières. La structure logique de la raison humaine se serait modifiée au cours des âges dans la même mesure que les connaissances et le savoir-faire techniques [66]. Nous ne voulons pas insister ici sur les objections de principe qu'appelle ce postulat de l'empirisme du point de vue de la connaissance [67] : ce serait là un point de vue que l'historicisme repousserait sans doute également, puisqu'il nie la possibilité d'opposer à l'expérience historique une quelconque théorie supra-temporelle. Nous devons donc limiter notre discussion aux arguments auxquels l'historicisme lui-même reconnaît la valeur d'une critique immanente de sa thèse. Sur ce terrain, il nous faut d'abord souligner qu'il n'existe et que nous ne pouvons rencontrer aucun document historique capable l'ébranler l'idée de l'invariabilité de la raison. Aucun essai n'a jamais été tenté pour établir de façon concrète en quoi la structure logique de la raison pourrait s'être modifiée au cours des temps. Les représentants de l'historicisme seraient fort embarrassés si on leur demandait d'éclairer leur affirmation par un exemple. L'ethnologie, en la matière, n'a pas été moins impuissante que l'histoire. Wilhelm Jerusalem a, il est vrai, affirmé avec force que : "la ferme croyance de Kant en une structure logique intemporelle et parfaitement invariable de notre raison... n'a non seulement pas été vérifiée, mais a même été démontrée entièrement erronée par les conclusions de l'ethnologie moderne."[68] Mais Jérusalem lui-même n'a, a aucun degré, entrepris de nous faire voir en quoi la logique des primitifs serait différente en sa structure de la nôtre. Il ne suffit pas d'invoquer sur ce point les écrits des ethnologues. L'ethnologie établit simplement que les conclusions auxquelles aboutit la pensée des primitifs sont différentes de celles auxquelles nous arrivons nous-mêmes et que le domaine des objets sur lequel les primitifs ont coutume de porter leur réflexion ne coïncide pas avec celui de nos intérêts intellectuels. Le primitif aperçoit, il est vrai, des enchaînements magiques et mystiques dans les cas où nous voyons des enchaînements tout différents ou où nous n'apercevons pas de lien entre les phénomènes ; inversement l'enchaînement causal lui échappe dans les cas où nous le saisissons. Mais cela prouve uniquement que le contenu de sa pensée est différent de celui de la nôtre, nullement que sa pensée serait d'une structure logique différente. Jérusalem ne cesse, à l'appui de son affirmation, d'invoquer le travaux de Lévy-Bruhl. Mais toutes les oeuvres, excellentes d'ailleurs, de Lévy-Bruhl établissent uniquement le fait que les peuples primitifs ne comprennent pas les problèmes auxquels se consacrent, chez les peuples civilisés, un petit cercle d'individus d'une culture spécialement poussée. "L'Africain", dit Lévy-Bruhl après Bentley,

ne pousse jamais sa réflexion jusqu'au bout, à moins qu'il n'y soit contraint... Il n'a jamais saisi la ressemblance entre le commerce tel qu'il le pratique lui-même et un comptoir établi sur la côté. Il s'imagine que lorsqu'un Blanc a besoin de tissu, il n'a qu'à ouvrir une balle où il le découvrira. Mais l'origine, le pourquoi et le comment de ces balles, il n'y a jamais réfléchi.

L'intelligence primitive a coutume "de s'en tenir à la première impression qu'elle reçoit des objets, sans réfléchir davantage, autant que faire ce peut." [69] Lévy-Bruhl et Bentley paraissent avoir borné leurs observations aux primitifs ; s'ils les avaient étendus à l'Europe — et, en tout premier lieu aux économistes et politiciens européens de toute tendance — ils n'auraient certainement pas vu dans le fait de "ne pas penser jusqu'au bout" et de "ne pas réfléchir" une caractéristique des primitifs. Ce qui manque aux Mossi du Niger, c'est, dit Lévy-Bruhl d'après une relation de Mangin, la réflexion ; et c'est là aussi la cause de sa pauvreté d'idées . "Sa conversation se borne presque exclusivement aux femmes, aux aliments et à la culture du sol pendant la saison des pluies." [70] N'aurait-on pu affirmer la même chose des compatriotes et contemporains de Newton et de Kant ?

Il faut d'ailleurs souligner que Lévy-Bruhl ne tire nullement de ses remarques les conclusions que Jérusalem veut en déduire. A propos de la notion de causalité chez les primitifs, il remarque expressément dans sa conclusion :

La mentalité primitive s'attache comme la nôtre aux causes des événements. Mais elle ne cherche pas dans le même sens. Elle vit dans un monde où sont partout présentes d'innombrables forces occultes agissant incessamment ou toujours prêtes à agir. [71]

Cassirer conclut, sur la base de recherches très poussées :

A comparer l'image empirico-scientifique et l'image mythique du monde, on distingue immédiatement que le contraste entre elles ne résulte nullement de l'utilisation, dans l'observation et l'interprétation du réel, de catégories radicalement différentes. Ce n'est pas la par structure ou la qualité de ces catégories, mais par leur modalité, que s'opposent le mythe et la connaissance empirique et scientifique. Les types d'associations employés pour donner à la diversité la forme de l'unité, pour imposer une forme à ce qui ne cesse de se dissoudre, présentent de l'une à l'autre une analogie et une correspondance très poussées. Ce sont ces mêmes "formes" les plus générales de l'intuition et de la pensée qui constituent l'unité de la conscience en tant que telle, et qui ainsi constituent également l'unité de la conscience mythique et celle de la connaissance pure." [72]

L'historicisme ne se doute pas qu'on ne saurait déclarer, par exemple, que "les doctrines de l'économie politique classique avaient pour l'époque où elles furent développées une vérité relative" qu'au nom d'une théorie supra-temporelle et universelle. Sans une telle théorie, l'histoire ne saurait avoir d'autre objet que de réunir et de publier des documents. Ce ne fut pas ainsi par l'effet d'une rencontre du hasard, mais d'une nécessité intérieure, que l'époque du triomphe de l'historicisme coïncida avec un déclin marqué de l'histoire et des recherches historiques. Tout le résultat de l'historicisme pour l'histoire fut, à quelques exceptions près, d'une part une simple activité de publication, d'autre part des constructions de dilettantes à la façon de Chamberlain et de Spengler.

Si l'histoire doit être autre chose qu'un absurde non-sens, chaque enchaînement causal qu'elle affirme doit être pensé jusqu'au bout et examiné du point de vue de sa cohérence avec l'édifice complet de notre connaissance. Mais ceci est impossible sans théorie sociologique.

On ne peut que souscrire à cette opinion de Max Weber qui dit que pour l'explication causale de phénomènes culturels, "la connaissance de lois de cause à effet ne peut être que le moyen, et non le but de la recherche. La sociologie est pour l'histoire une science auxiliaire mais cependant indispensable. La même relation existe entre la théorie sociologique, et spécialement économique, et la politique. Chaque science n'est fin en soi que pour celui qui en a soif."

6. Histoire universelle et sociologie

L'ambition de Max Weber ne fut pas seulement de fixer à la sociologie un programme et une méthode. Il a, de plus, publié lui-même, à côté d'excellentes recherches historiques, d'importants travaux qu'il a qualifiés de sociologiques. Sur ce qualificatif, il nous faut le contredire. Ceci ne doit pas être compris comme une critique dédaigneuse : les études regroupées dans Wirtschaft und Gesellschaft, la principale de ses oeuvres posthumes, doivent être comptées au nombre des meilleures qu'ait produites la science allemande dans les dernières années. Mais, dans leurs points les plus importants, elle n'ont rien à voir avec la théorie sociologique telle que nous l'entendons. Elles ne sont pas davantage histoire dans le sens généralement admis de ce terme. L'histoire nous donne l'histoire d'une ville, ou des villes allemandes, ou des villes d'Europe au moyen-âge. Mais elle ne connaissait rien jusqu'ici qui, comme le magistral chapitre qu'y consacre Weber, traitât de "la ville" en général — une théorie générale de l'institution urbaine à travers tous les temps et chez tous les peuples, la construction de "type-idéal" de la ville. Pour Weber, dont la science ne visait pas à l'établissement de concepts universels et de lois valables sans exception, c'était là de la sociologie.

Si nous acceptions telle quelle cette dénomination, il nous faudrait en chercher une autre pour ce que nous concevons sous le nom de sociologie — ce qui ne laisserait pas de créer une confusion irrémédiable. Il nous faut donc nous en tenir à la différence que nous avons statuée et essayer de trouver un autre nom à ce qui, pour Weber, était sociologie. L'expression la plus satisfaisante serait peut-être ici celle de "théorie universellede l'histoire" ou, en plus court, d' "histoire universelle."

On a coutume, il est vrai, de désigner de ce nom les représentations de l'histoire s'étendant à tous les temps et à tous les peuples, mais cette considération ne doit pas nous retenir. Car ces représentations ne peuvent procéder autrement qu'en faisant suivre le tableau des événements à l'intérieur d'un peuple ou d'un domaine défini de la civilisation du tableau des événements au sein d'une autre individualité historique. L' "histoire universelle" ainsi conçue ne désigne donc qu'un ensemble de recherches qui, du fait de leur regroupement systématique, ne perdent rien de leur caractère primitif ni de leur autonomie. L'histoire universelle, au sens où nous l'entendons, — la "sociologie" de Max Weber — consisterait par contre à faire ressortir les constructions, les "types-idéaux" de l'histoire, et à en faire un objet d'études spécial. Ceci correspondrait à peu près — mais à peu près seulement, à ce que Bernheim, dans sa division du domaine historique selon ses thèmes, appelle histoire universelle ou histoire de la civilisation au sens large du terme. Bernheim oppose en effet à l'histoire spécialisée, l'histoire universelle, qu'il divise en deux chapitres :

(1) l'histoire universelle ou histoire de la civilisation au sens large, désigné aussi comme "histoire du monde" l'histoire de l'homme dans ses activités en tant qu'être politique, à travers tous les temps et dans tous les pays, conçue dans l'unité de l'évolution historique ;
(2) l'histoire politique universelle (Allgemeine Staatengeschichte), désignée aussi du nom d' "histoire du monde" et autrefois également d'histoire universelle : un groupement et une compilation de l'histoire de tous les peuples connus" [73]

Nous n'avons pas besoin de souligner que ce n'est pas ici la terminologie mais la distinction conceptuelle et logique qui importe.

A l'intérieur de l'ethnologie, on pourrait distinguer de façon analogue une ethnologie univreselle et une ethnologie spéciale. Il en va sensiblement de même pour l'étude des problèmes économiques. Entre la théorie de l'économie politique d'une part et de l'autre l'histoire économique des "tableaux économiques" (de telle ou telle époque et de tel ou tel pays) qui, obligatoirement, sont toujours de l'histoire économique, se situe la science économique descrptive universelle, dont l'objet est l'étude spéciale des constructions, des "types-idéaux", dont se sert l'histoire économique.

Le travail scientifique concret et les exposés dans lesquels il se matérialise pour le public ne respectent pas toujours les frontières qui distinguent ce domaine. Une telle distinction n'est pas d'ailleurs nécessité : l'esprit créateur apporte ce qu'il a à nous donner et nous l'en remercions. Mais alors même que l'on ne songe pas à franchir les frontières qui séparent ces domaines les uns des autres, on doit savoir ce qui se passe au-delà de ces frontières. La sociologie ne peut se passer de l'histoire, l'historien de la sociologie.

L'historicisme a vu dans la méthode historique la seule méthode valable et féconde pour traiter des problèmes de l'action humaine ; une partie des représentants de l'historicisme tenaient qu'une science théorique de l'action humaine est impossible ; d'autres ne voulaient pas en contester tout à fait la possibilité, mais pour un futur lointain, disposant en plus grande abondance des travaux d'approche nécessaires dans le domaine historique. Les adversaires de l'historicisme n'ont naturellement jamais contesté le bien-fondé, l'admissibilité logique et la fécondité de la recherche historique ; la querelle des méthodes n'a pas porté sur la valeur de l'histoire, mais exclusivement sur celle de la théorie. Du point de vue de la politique économique, la grave erreur de l'historicisme fut de repousser la théorie ; tel était d'ailleurs le sens de ses avantages contre la théorie : il ne s'agissait de rien moins que de défendre, contre une critique désobligeante, des idées et une politique économique qui n'auraient pas résisté à un examen scientifique. Du point de vue scientifique,la méconnaissance du fait que toute étude historique et toute description de phénomènes sociaux supposent des concepts et des lois théoriques a pesé plus lourd que l'erreur qui consiste à s'imaginer que l'on peut faire de l'histoire ou de la science économique sans théorie. La tâche la plus pressante de la logique des sciences historiques est de dissiper ce malentendu.

Notes

[48] Freud cite l'exemple d'un cas où l'aveu fut fait sans ambages. Cf. "Zur Geschichte der psychoanalytischen Bewegungs", Sammlung kleiner Schriften zur Neurosenlehre, 4e série, 2e édition, Vienne, 1922, p. 57.

[49] Cf. Max Weber, Wissenschaftslehre, op. cit., p. 503.

[50] Op. cit., p. 370.

[51] Schelting, op. cit., p. 721.

[52] Voir ci-dessous, pp. 160 sqq.

[53] Schelting, op. cit., p. 721.

[54] Mitscherlich, "Wirtschaftswissenschaft als Wissenschaft," Schmollers Jahrbuch, tome L, p. 397.

[55] Salin, Geschichte der Volkswirtschaftslehre, 2e édition, Berlin, 1929, pp. 97 sqq.

[56] Cf. Heckscher, op. cit., p. 525.

[57] Cf. Weber, Wissenschaftslehre, p. 190.

[58] Cf. Weber, Op. cit., p. 178.

[59] Cf. Op. cit., pp. 178 sqq.

[60] Cf. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, édition Lasson, Leipzig, 1917, volume I, Iéna 1917, p. 148.

[61] On notera que notre exemple a été repris tel quel de la première édition de cet ouvrage en 1929.

[62] Cf. Rickert, Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft, op. cit., pp. 28 sqq et Sombart, "Zur Methode der exakten und historischen Nationalökonomie," Schmollers Jahrbuch, LIIe année, p. 647.

[63] Cf. Muhs, op. cit., p. 808.

[64] "Historiquement, le diable est beaucoup plus solidement prouvé que Pisistrate: nous n'avons pas un seul mot d'un contemporain qui dise avoir vu Pisistrate; des milliers des 'temoins oculaires' déclarent avoir vu le diable, il y a peu de faits historiques établis sur un pareil nombre de témoignages indépendants. Pourtant nous n'hésitons plus à rejeter le diable et à admettre Pisistrate. C'est que 1'existence du diable serait inconciliable avec les lois de toutes les sciences constituées." Langlois Seignobos, Introduction aux études historiques, 3e édition, Paris, 1905, pp. 177 sqq.

[65] Cf. Bouglé, Qu'est-ce que la sociologie? (5e édition, Paris, 1925, pp. 54 sqq.

[66] Cf. Mannheim, "Historismus," Archiv für Sozialwissenschaft, tome LII, p. 9.

[67] Cf. Husserl, Logische Untersuchungen, tome I, p. 136 sqq.

[68] Jerusalem, "Die soziologische Bedingtheit des Denkens und der Denkformen," Versuche zu einer Soziologie des Wissens, publié par Max Scheler, Munich et Leipzig, 1924, p. 183.

[69] Cf. Lévy-Bruhl, Die Gesitige Welt des primitiven, traduit pas Hamburger, Munich, 1927, p. 12 sqq.

[70] Ibid., p. 71.

[71] Ibid., p. 437.

[72] Cf. Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen, Berlin, 1925, tome II, p. 78.

[73] Bernheim, op. cit., p. 53 Kracauer, op. cit., pp. 24 sqq., parle d' "histoire comparative des sociétés" et d' "histoire comparative de la civilisation".

7. Loi sociologique et loi historique

La méthode statique est cette méthode de la pensée scientifique qui étudie, toutes choses égales par ailleurs, les conséquences résultant de la modification d'un seul facteur [74]. Tous les résultats ou presque atteints pas la sociologie et par la théorie de l'économie politique, qui en est le chapitre le plus avancé, proviennent de l'utilisation de la méthode statique. La supposition, que nous faisons ici, d'une immuabilité parfaite de toutes les autres conditions est une fiction indispensable pour la pensée et la science. La vie est un mouvement perpétuel mais il est nécessaire à la réflexion de construire un état de repos imaginaire [75]. De cette façon, nous isolons par la pensée les facteurs singuliers pour pouvoir étudier les conséquences qui résulteraient de leur variation. Le mot de "statique" ne doit pas faire oublier qu'il s'agit en l'espèce d'une méthode dont l'objet est précisément l'étude du changement [76].

Dans l'état actuel de la science, il n'est pas encore possible d'établir si dans le système de l'action humaine des lois dynamiques sont concevables. Une loi dynamique devrait pouvoir établir comment, résultant des forces mêmes se manifestant dans le système statique, des variations devraient se produire même dans le cas où ne se produit aucune transformation des conditions extérieures. On sait que Ricardo et bon nombre d'épigones de la théorie classique, Marx par exemple, se sont voués à de telles entreprises. Des efforts dans ce sens se produisent également au sein de la science moderne. Nous n'avons pas, ici, à y insister davantage. De même, le problème de savoir si, en dehors du cadre plus restreint de l'économie politique, il est possible d'établir des lois sociologiques de caractère dynamique, ne nous retiendra pas davantage. Qu'il nous suffise de retenir le concept de loi dynamique, par opposition à la notion de loi historique.

On a toujours considéré que la tâche de l'histoire en tant que science est l'établissement de lois historiques, c'est-à-dire de lois du devenir historique. Sans doute ces lois n'ont pas satisfait aux exigences que l'on doit formuler à l'égard de toute loi scientifique. Il leur manque l'universalité. Dans le cas de toutes ces lois, comme de celles par exemple de Breysig, dont nous avons ci-dessus donné un échantillon [77], la cause de cette insuffisance provient de l'utilisation qu'on a fait, pour y arriver, de concepts et de constructions de types-idéaux. Ceux-ci étant incapables d'universalité, les lois qui en résultent n'en sont elles-mêmes pas plus capables. Tous les concepts se présentant dans cette trente et unième loi de Breysig que nous avons citée ont valeur de "types-idéaux," non seulement les notions de "régime de l'Empereur" ou de "régime du peuple" ou d' "essor de l'industrie et du commerce," mais même celle d'économie, dans le sens où l'entend Breysig.

Les lois des étapes historiques occupent une place particulière. On caractérise par le procédé du "type-idéal" une série de degrés de l'évolution historique, pour alors affirmer que l'histoire consiste dans le progrès continué d'un de ces degrés au suivant. Il est clair que ce n'est là encore nullement faire apparaître une loi historique, tant qu'on ne peut affirmer la nécessité de ce progrès [78]. A supposer cette nécessité affirmée, ce serait cette affirmation même, et non la construction des degrés en "types-idéaux" qui constituerait la loi, et ceci uniquement dans la mesure où cette affirmation serait, quant à son contenu, parfaitement indépendante de tels "types idéaux." Les lois de progression prétendent satisfaire à cette exigence. Elles établissent l'existence d'une ou de plusieurs forces, de l'action ininterrompue desquelles elles font dépendre la direction dans laquelle s'accomplissent les transformations sociales ; que cette évolution se dirige vers le mieux ou vers le pire, qu'elle signifie essor ou décadence, la chose est ici sans importance : la progression dont il s'agit est la progression selon une route nécessaire. Mais il parait hors de doute que toutes les lois de progression que l'on a jusqu'ici établies, quand il ne s'agit pas de simples fictions sans rapport aucun avec le réel et ainsi à rejeter, perdent le caractère de loi rigoureuse du fait qu'elles se trouvent mêlées de concepts de "type-idéal." Il semble cependant qu'il ne devrait pas être impossible d'en faire ressortir dans sa pureté la loi sociologique sur laquelle elles se fondent et d'en examiner le contenu. Même si nous refusions alors de reconnaître à la loi historique le caractère de loi, nous y découvririons néanmoins une loi de dynamique sociologique.

Tout travail accompli en régime de division du travail est plus productif qu'en dehors de ce régime. Pour une même dépense de travail et de biens de rang supérieur, il produit quantitativement davantage et permet des réalisations que le travailleur isolé ne serait, qualitativement, pas en état d'atteindre. Que cette loi empirique de la technologie et de la physiologie du travail vaille sans exception ou non (dans la mesure où nous sommes en droit, à propos d'une loi empirique, de parler de valeur universelle), la chose est pour nous sans importance, puisque c'est dans tous les cas un fait que l'on ne pourrait que difficilement supposer qu'on puisse faire état d'une circonstance dans laquelle la loi ne vaudrait pas.

La productivité plus grande du travail accompli sous le régime de la division du travail est le premier moteur de la cristallisation sociale, du développement toujours accru du travail social en commun. On a remarqué à bon droit que c'est à cette plus grande productivité de la division du travail par rapport à celle du travail isolé que nous sommes redevables de l'apparition et du développement de la société et ainsi de la civilisation. L'histoire de la sociologie comme science date du jour où l'on a saisi l'importance de la productivité accrue de la division du travail pour la formation des sociétés. Mais la sociologie en général et l'économie politique en particulier n'ont considéré la loi de la division du travail que comme une donnée, même si cette donnée se trouve presque toujours confirmée : elles n'y ont pas vu une partie intégrante de leur propre construction théorique. Il est instructif de voir comment l'école historique a cherché à en tirer une "loi historique."

Bücher, dans sa théorie des degrés, veut englober en "un point de vue unique introduisant au coeur même des phénomènes essentiels de l'économie politique" "la totalité de l'évolution économique, du moins chez les peuples de l'Europe centrale et occidentale, où il est possible de l'étudier historiquement avec une précision suffisante." Ce point de vue, il l'aperçoit dans le rapport entre la production et la consommation des richesses, rapport qui se caractérise par la distance que doivent accomplir les richesses, du producteur au consommateur. D'où résulte, selon lui, une division en trois degrés : économie domestique, économie urbaine, économie nationale [79].

Nous ne voulons pas insister une fois de plus sur le fait que chacune de ces étapes n'est et ne peut être caractérisée qu'au moyen de "types-idéaux," car c'est là le défaut inhérent à toutes ces "lois" historiques. Nous nous contenterons de souligner que la part de bon plaisir qui préside toujours à la construction de "types-idéaux" permet à Bücher de repousser la pensée, fort logique pourtant mais que des motifs politiques semblent bien lui rendre désagréable, que "l'humanité est en voie de s'élever à un degré supérieur que l'on devrait opposer aux trois étapes précédentes sous le nom d'économie universelle" [80]. Mais nous ne pouvons entreprendre ici de faire voir par le menu les faiblesses et les défauts de la schématisation de Bücher ; ce qui nous intéresse, c'est uniquement la forme logique et non le contenu concret de a doctrine. Bücher n'établit pas autre chose que la nécessité de distinguer trois stades dans le développement jusqu'à nos jours du devenir historique. Sur la causa movens de l'évolution accomplie jusqu'ici et sur l'évolution future, il n'est en effet pas en état de nous dire quoi que ce soit. On ne voit pas ce qui a pu amener Bücher, à partir de ces phénomènes, à présenter chaque fois l'étape à venir, par rapport à la précédente, comme "suivant celle-ci dans la hiérarchie" (die nächsthöhere) ; on ne voit pas davantage ce qui l'amène à affirmer le passage à venir et nécessaire "de l'économie nationale à une étape supérieure," d'autant que, comme il l'ajoute expressément, on ne peut pas savoir "quelle sera, dans le détail, la configuration de l'économie future" [81]. Bücher aurait dû résister à la séduction du mot "degré" et éviter de parler de "degré supérieur" au lieu de "degré suivant." Rien, dans sa théorie, ne lui permet d'affirmer la nécessité d'une telle transformation de l'économie, ni qu'une telle transformation ne saurait pas consister en un retour à l'une des formes précédentes.

Une telle "théorie des degrés" ne saurait ainsi nullement être considérée comme une "loi" ; aussi Bücher, avec raison, évite-t-il cette expression [82]. Mais peu importe qu'on ait ou non ici affaire à une loi. Ce qui nous intéresse davantage, c'est de savoir si la construction de tels schémas est de quelque utilité pour le développement en étendue et en profondeur de notre connaissance du réel. Il nous fait répondre par la négative. De telles tentatives de faire entrer de force l'histoire économique dans la sécheresse d'un schéma ne sont pas seulement sans valeur, comme ce qui précède l'a fait voir ; elles sont à vrai dire nuisibles. Bücher a ainsi été amené à ne pas voir cette diminution du trajet des richesses du producteur au consommateur qui a résulté, vers la fin de l'Empire romain, d'une régression de la division du travail. Le problème de savoir si l'on doit ou non considérer l'économie des Anciens comme pure économie domestique peut nous sembler assez vain si nous rejetons la schématisation de Bücher comme toute schématisation. Mais on ne saurait passer sous silence le fait que le monde antique s'était avancé plus loin sur la route de la division du travail que les premiers siècles du moyen-âge, ou, pour parler comme Bücher, "que la distance que parcourent les richesses du producteur au consommateur" y était plus importante qu'elle ne le fut par la suite. Car ce serait se condamner à ne rien comprendre à l'une des plus grandes révolutions de l'histoire, le déclin du monde antique. On ne saurait comprendre le phénomène, ni élaborer les "types-idéaux" nécessaires à sa compréhension, en dehors de la loi de la productivité accrue du travail isolé. Parmi les types-idéaux qui peuvent nous servir ici, ceux précisément d'économie domestique (production purement domestique, économie indépendante de l'échange), d'économie urbaine (production en vue d'une clientèle) et d'économie nationale (production de "marchandises") peuvent se révéler fort utiles. L'erreur décisive, fatale, n'est pas dans le fait de les avoir distingués, mais de les avoir liés en une gradation schématique et d'avoir tenté de fonder celle-ci sur la loi de la division du travail.

Bücher a donc eu parfaitement raison de renoncer à lier le sort de sa théorie des étapes à la loi de la productivité accrue du travail divisé. Sa loi de la division du travail ne porte en effet que sur le résultat objectif qui peut être atteint du fait cette division ; elle n'implique nullement pour autant la présence d'une tendance constante à une division du travail plus poussée. Dans tous les cas, sans doute, où un sujet économique se trouve dans la nécessité de choisir entre un procédé impliquant une plus grande division du travail et un autre impliquant une division moins poussée, il portera son choix sur le premier, à supposer du moins qu'il se soit rendu compte de la plus-value de production que celui-ci peut lui assurer et que cette plus-value contrebalance dans son jugement les conséquences d'autre sorte résultant du passage à une plus grande division du travail. Mais la loi en tant que telle ne saurait naturellement nous dire si et dans quelle mesure le sujet se rend compte de cet avantage et si l'application qu'il en fait est celle que la loi suppose.

La loi peut ainsi nous aider à comprendre et à expliquer une transformation déjà réalisée (transformation, soulignons-le, qui peut aussi bien aller dans le sens d'une moindre division du travail que dans celui d'une division plus grande). Elle ne nous fait nullement voir qu'en fait et pour telle ou telle raison la division du travail doit nécessairement progresser toujours davantage.

C'est là une conclusion à laquelle nous ne pouvons arriver qu'au moyen d'une appréciation historique — c'est-à-dire opérée au moyen des concepts dont se sert l'histoire — de ce que veulent les nations, les groupements et les individus humains, sous l'action des facteurs (qualités innées : héritage de la race, entourage naturel, social et intellectuel) déterminant leur existence. Mais ces facteurs extérieurs, nous ne savons nullement comment ils se transforment, à l'intérieur de l'individu, en vouloir, pour se manifester de nouveau vers l'extérieur sous la forme d'une attitude ; c'est là une chose que nous ne pouvons déterminer qu'a posteriori et par voie de conclusion ; nous ne sommes nullement en état de le déduire à l'avance du caractère de loi que nous aurions reconnue ; aussi ne pouvons-nous à aucun degré conclure de la loi de la division du travail que celle-ci doive nécessairement progresser encore et toujours. Il se peut que la division du travail passe par des périodes passagères ou prolongées de régression. Il se peut que s'installe au pouvoir une idéologie voyant dans le retour à l'autarcie son idéal politique. Sans doute peut-on tenir une telle possibilité pour assez invraisemblables mais toute prévision certaine est impossible pour les raisons que nous venons d'exposer. On ne saurait en tout cas oublier que la politique économique internationale voit aujourd'hui s'affirmer avec force une idéologie hostile à l'idée de la division internationale du travail.

La loi de la division du travail n'appartient pas au système universel des lois a priori de l'action humaine. C'est une donnée, non pas une loi de l'économie politique. Pour cette raison déjà, il apparaît impossible d'y appuyer une "loi de progression" rigoureuse — exempte de "types-idéaux." L'optimisme de la sociologie libérale de l'époque des Lumières, avec sa confiance dans le progrès, cet optimisme auquel on reproche toujours son manque de "sens historique," avait une certitude infiniment plus correcte du point de vue de la logique et n'a jamais contesté qu'il ne fondait pas sur des "lois" sa ferme croyance en un progrès social constant mais sur l'idée que le "bien" et la "raison" doivent finir par l'emporter.

Toute théorie des étapes historiques présente les mêmes faiblesses. Les théories de ce genre se fondent en général, sinon toujours, sur des observations et des faits exacts en soi. Mais l'usage qu'elles en font est inadmissible. Lors même que l'expérience à laquelle elle se rapporte ferait voir autre chose qu'une simple séquence du phénomène destinée à ne pas se reproduire, elles dépassent infiniment les bornes de ce qui sera logiquement admissible. Une expérience sociologique que les historiens possédaient déjà pour bonne partie avant que la sociologie ne se soit constituée en une science autonome nous enseigne de quelle importance est la localisation géographique pour le rendement de la production : la variation des conditions qui font apparaître ces localisations comme plus ou moins favorables permet de comprendre historiquement les déplacements des localités et les mouvements de populations.

Par contre, les théories qui prétendent établir des étapes géographiques, outre qu'elles ne traduisent cette loi de localisation que de la façon la plus grossière et la plus insuffisante, qu'elles la déforment grossièrement en prétendant l'améliorer, ne peuvent que rendre plus difficile encore la compréhension de ces problèmes. Pour Hegel :

L'histoire universelle se déplace de l'Est vers l'Ouest, car l'Europe est la fin absolue de l'histoire universelle, l'Asie en est le commencement. Alors que l'Orient est en soi une notion purement relative, il existe pour l'histoire universelle un Orient kat exochu : car, quoique la terre constitue une sphère, l'histoire ne s'y présente pas sous forme d'un cercle qui l'étreindrait : il y a pour l'histoire un Orient bien défini et cet Orient c'est l'Asie. C'est sur l'Asie que se lève le soleil comme réalité physique extérieure, et sur l'Europe qu'il se couche. Mais sur l'Europe se lève par contre le soleil inférieur de la conscience de soi, qui répand une lumière plus haute. [83]

Il existe d'après Mougerolle une "loi des altitudes d'après laquelle, au cours de l'histoire, les villes n'ont pas cessé de descendre des montagnes vers les prairies ; et une "loi des latitudes", d'après laquelle la civilisation s'est toujours dirigée des tropiques vers les pôles" [84]. Nous retrouvons dans ces "lois" toutes les faiblesses de toute loi des "degrés historiques" : la causa movens des transformations nous demeure mystérieuse et la précision de notions géographiques sur lesquelles elles s'établissent ne saurait nous faire perdre de vue qu'elles se construisent par ailleurs à coup de types-idéaux, aussi indéterminés et par là inutilisables que ceux d' "histoire universelle" ou de "civilisation." Mais ce qui est plus grave encore c'est qu'elles passent sans plus de formes de l'énoncé de la loi de localisation à l'affirmation non équivoque d'exigences qu'y trouvent leur origine.

Becher développe comme suit sa théorie selon laquelle on ne saurait contester la possibilité de lois historiques :

On s'est refusé à admettre des lois historiques comme telles parce qu'elles constitueraient, de par leur nature, des lois dérivées réductibles à d'autres et non des lois fondamentales. Ce refus se fonde sur une conception impropre et trop limitée de la notion de lois : appliquée de façon conséquente aux sciences de la nature, cette conception nous amènerait à refuser le titre de lois à une foule de relations qui ont pour chacun de nous valeur de lois naturelles. Car la plupart des lois que formulent les sciences de la nature, les lois de Kepler par exemple, les lois établies pour la résonance, l'interférence, etc. par la théorie des ondes, les lois de l'optique géométrique sur les miroirs concaves et les lentilles, sont de nature dérivées et non pas fondamentales. Il est possible de les ramener à des lois plus "fondamentales." De même que les lois naturelles sont loin d'être toutes des lois irréductibles ou fondamentales, de même elles sont loin d'être toutes des lois "élémentaires," c'est-à-dire valables pour des phénomènes élémentaires et non pour des phénomènes complexes... Mais du moment que de nombreuses "lois" naturelles qui ne sont ni élémentaires ni fondamentales sont désignées sous ce nom, il n'y a aucune raison de le contester aux lois historiques sous prétexte qu'elles ne sont, de par leur nature, ni des lois élémentaires ni des lois fondamentales. [85]

Cette argumentation ne va pas à notre avis au fond du problème. Il ne s'agit pas de savoir si l'on doit limiter la dénomination de "loi" aux lois fondamentales ou aux lois élémentaires exclusivement ; car ce n'est là finalement qu'une pure question de terminologie et comme telle indifférente. Il ne serait en soi pas impossible , si inopportune que soit la chose — un défi à toute économie de la pensée — de formuler les lois de l'acoustique en sorte que leurs énoncés s'appliquent aux concerts et non aux ondes sonores. Mais on ne saurait concevoir que l'on introduisit dans ces lois, si elles doivent conserver leur caractère de lois naturelles, des énoncés se rapportant à la qualité et à l'expression du jeu des artistes : elles devraient, de toute façon, se limiter à exprimer ce qui se laisse énoncer en termes de physique.

Ce n'est pas en raison de la complexité des phénomènes historiques et du grand nombre de conditions et de facteurs indépendants les uns des autres qui s'y entrecroisent, que nous ne pouvons donner des lois de leur évolution dans son ensemble. C'est uniquement parce que s'y exercent également des facteurs dont il nous est impossible de déterminer rigoureusement le rôle exact qu'ils y jouent. Pour autant qu'on peut atteindre en principe à la précision de la science, l'appareil conceptuel de la sociologie suffit aux exigences de l'histoire. Au-delà de cette frontière s'étend le domaine de l'historique, qui par l'élaboration de "types-idéaux" remplit le cadre donné par la sociologie des événements du devenir historique.

8. Analyse qualitative et quantitative en économie politique

La sociologie n'épuise pas le sens de l'action humaine. Il lui faut accepter comme données les affirmations individuelles de valeurs. Elle ne peut en donner d'autre prévision que qualitative : elle est impuissante à déterminer à l'avance leur étendue et par là l'étendue des conséquences qui en découlent. C'est là un fait auquel on songeait lorsqu'on voulait apercevoir dans l'étude de l'individuel, de l'irrationnel, de la vie, de la sphère de la liberté, l'objet spécifique de l'histoire [86]. Les décisions de valeurs qui se manifestent dans le comportement de l'homme sont pour la sociologie des données qu'il lui est impossible de déterminer à l'avance. C'est pourquoi l'histoire est hors d'état de prévoir l'avenir et c'est pourquoi c'est une illusion de remplacer ou de compléter l'économie politique qualitative par une économie politique quantitative [87]. L'économie politique, comme science théorique, ne nous donne d'autres connaissances que qualitatives. Seule l'histoire économique peut nous donner par voie d'induction a posteriori une connaissance quantitative.

La sociologie est une science rigoureuse dans la mesure où elle vise, par l'exactitude des notions avec lesquelles elle opère, à un système défini sans équivoque et démontrable. La question de savoir si la sociologie et en particulier l'économie politique doivent recourir à des représentations mathématiques, est en soi sans intérêt. Les problèmes auxquels la sociologie dans son ensemble et l'économie politique en particulier s'attachent sont d'une telle difficulté que, comparée avec eux, les questions les plus délicates des mathématiques passent aux yeux de nombreux esprits pour jouir d'un caractère d'évidence plus marqué. Que ceux donc qui pensent ne pouvoir renoncer, dans l'énoncé des problèmes économiques, à l'aide que peut leur fournir les modes de pensée et d'expression mathématiques, que ceux-là s'en servent si bon leur semble. Vestigia terrent ! Les résultats auxquels sont parvenus ceux des théoriciens dans lesquels on a coutume de voir les héros de l'économie politique mathématique ont été obtenus sans l'aide des mathématiques : ce n'est qu'après être arrivés à ces résultats que les théoriciens ont cherché à en donner une expression mathématique. L'emploi de formules mathématiques en économie politique a fait jusqu'ici plus de mal que de bien. Le caractère métaphorique de l'emploi, en économie, de notions et de représentations mécaniques — relativement plus aisées à comprendre — a été une cause de malentendu, même si cet emploi a pu se trouver justifié du point de vue didactique, et parfois comme instrument heuristique. Trop souvent en effet on a complètement oublié, à ce sujet, l'attitude critique qui s'impose dans l'usage de toute analogie. Ce qui importe ici avant tout, c'est la position du point de vue qui doit constituer le point de départ de l'exposé mathématique à venir : or la pensée productrice est de ce point toujours non mathématique [88]. C'est du choix judicieux du point de départ que dépend la valeur ou la vanité des travaux de mise en forme mathématique qui le suit ; il pourrait sans doute arriver, si des erreurs se produisent au cours de cette mise en forme, qu'elle amène d'un point de départ judicieux à des résultats erronés ; mais elle ne saurait en tout cas jamais corriger l'erreur résultant du point de vue erroné de départ.

Les sciences de la nature de caractère mathématique ne sont, elles non plus, pas redevables de leur théorie à la pensée mathématique, mais à la réflexion non mathématique, à la réflexion première qui produit son point de départ. Si l'emploi des mathématiques dans les sciences de la nature prend une tout autre signification qu'en sociologie et en économie politique, c'est que la physique, elle, réussit à déterminer des relations empiriques constantes qu'elle pose dans ses équations [89]. C'est pourquoi la technologie qui dérive de la physique est en état de résoudre les problèmes qu'elle se pose de façon quantitativement déterminée. L'ingénieur arrive à déterminer par ses calculs quelle doit être la construction d'un pont qui doit être soumis à des charges déterminées. Il ne se présente pas en économie politique de relations constantes de ce genre. La théorie quantitative fait voir par exemple que, toutes choses égales par ailleurs, l'augmentation de la quantité de monnaie entraîne la diminution du pouvoir d'achat de la monnaie. Mais si la quantité de monnaie se trouve doublée, le pouvoir d'achat de la monnaie ne se trouve pas réduit de moitié : entre le pouvoir d'achat et la quantité de monnaie, il n'y a pas de relation constante. C'est une erreur que de croire que l'on pourrait, à partir de recherches statistiques sur les rapports de l'offre et de la demande de marchandises déterminées, arriver à des conclusions quantitatives concernant la forme que revêtiront ces rapports dans l'avenir. Tout ce à quoi l'on peut aboutir par de telles recherches n'a d'autre valeur qu'historique. La détermination des poids spécifiques, par contre, a une valeur générale [90].

Sans doute l'économie politique peut-elle également émettre des prévisions, dans le sens où l'on dit des sciences de la nature qu'elles sont en état d'en émettre. Ce que signifie pour le pouvoir d'achat l'augmentation de la masse monétaire, ou ce que seront les conséquences de l'institution de contrôle des prix, l'économie politique le sait à l'avance. C'est pourquoi aucune des conséquences résultant des inflations du temps de guerre ou de la révolution, ou des contrôles des prix en rapport avec ces inflations, n'a surpris les économistes. Mais cette connaissance n'est pas une connaissance quantitative. L'économie politique n'est pas en état de dire, par exemple, de quelle importance sera la diminution de la demande par laquelle le consommateur réagira à une hausse quantitativement déterminée des prix. Pour elle, toute affirmation concrète de valeur par les individus ne peut être qu'une donnée. Et nulle autre science, pas même la psychologie, ne peut faire plus sur ce point.

Certes, l'application des valeurs par les individus répond elle-même à des causes particulières. Nous comprenons, aussi bien, selon quel processus elle se produit. S'il nous est impossible d'évaluer à l'avance dans son ensemble de quelle façon elle se traduira pratiquement, la cause en est que nous nous heurtons ici à la frontière au-delà de laquelle nulle connaissance scientifique n'est possible : il faudrait connaître le rapport au monde extérieur de notre vision du monde pour prévoir à l'avance les affirmations de valeur et la volonté humaines. C'est là ce dont Laplace n'a pas tenu compte, dans son rêve d'une formule universelle du Cosmos.

9. Universalité de la connaissance sociologique

Conçoit-on, avec Kant, la "nature" comme "l'existence des objets dans la mesure où elle est déterminée par des lois universelles" [91], et affirme-t-on ainsi avec Rickert que "la réalité empirique se fait nature quand nous la considérons sous l'aspect de l'universel, histoire quand nous la considérons du point de vue du singulier et de l'individuel" [92], on doit alors nécessairement aboutir à la conclusion que la sociologie, à supposer qu'elle soit possible, doit être considérée comme une science travaillant avec la méthode des sciences de la nature. D'autre part on doit nécessairement résoudre par la négative la question de la possibilité de lois historiques. Il est hors de doute que l'idée que les sciences de la nature sont l'expression parfaites des sciences déterministes a été pour une bonne part celle de tous les esprits qui ont donné de l'exigence d'une science des lois de l'action humaine, la formule selon laquelle on "devrait enfin commencer" à appliquer à l'histoire les méthodes des sciences de la nature. Toutes sortes de malentendus sur la terminologie ont introduit une extrême confusion dans l'étude de tous ces problèmes.

On ne saurait comprendre la terminologie de Kant et de Rickert qu'en tenant compte du fait que l'un et l'autre ont non seulement tout ignoré de la sociologie, mais que la simple possibilité d'une connaissance sociologique n'a jamais sérieusement occupé leur esprit. Pour ce qui est de Kant, la preuve n'a pas besoin d'être faite [93]. Concernant Rickert, il suffit de considérer le petit nombre et l'insuffisance des développements qu'il consacre à la sociologie. Sans doute est-il contraint de reconnaître que l'on ne saurait logiquement rien redire "contre une représentation de la réalité sociale utilisant la méthode des sciences de la nature et de la généralisation" [94]. Mais il ne songe pas à s'ouvrir, en se familiarisant avec la sociologie elle-même, l'accès aux problèmes logiques de la sociologie — oubliant qu' "on ne saurait s'occuper de la philosophie des sciences qu'à condition de les connaître" [95]. Il serait vain de reprocher cette erreur à Rickert, dont les mérites, au sujet de la logique de l'histoire, sont incontestables. Mais on doit retenir et regretter que les thèses de Rickert soient bien moins satisfaisantes que les développements consacrés par Menger, dès l'introduction de son ouvrage, sur l'opposition se manifestant également dans les sciences sociales, entre les sciences historiques, cherchant à saisir les phénomènes dans leur singularité, et les sciences théoriques, cherchant à les appréhender dans ce qu'ils ont d'universel [96].

Le dernier retranchement des farouches adversaires de la sociologie est l'affirmation que la validité des lois de la sociologie ne s'étend qu'à des périodes déterminées. Ce fut le marxisme qui le premier s'avisa de cette issue. Pour l'interventionnisme, soutenu par l'historicisme sur le plan de la politique, toute tentative de dégager le caractère de loi des phénomènes sociaux ne pouvait apparaître que comme dangereuse, car elle eut plus que compromis son affirmation selon laquelle les interventions de l'autorité suffisent à résoudre tous les problèmes. Pour le marxisme, il en allait différemment. Il ne pouvait songer, du moins sur le plan théorique — car sur le terrain politique et pratique les partis marxistes se convertirent peu à peu à l'attitude interventionniste —, à mettre en doute la démonstration fournie par l'économie politique classique de l'absurdité de l'interventionnisme — absurdité résultant du fait que cette attitude va directement à l'encontre des objectifs qu'elle se propose.

Cette théorie de l'économie classique, le marxisme s'en empara, au contraire, d'autant plus volontiers qu'elle lui permettait de soutenir l'inutilité absolue de toute réforme du système social actuel et de faire miroiter aux yeux de tous les mécontents l'état socialiste à venir. Mais le marxisme, d'autre part, avait besoin d'une doctrine lui permettant, puisqu'il ne pouvait le combattre, d'anéantir par des raisonnements objectifs l'argumentation, excessivement gênante pour lui, de l'économie politique sur les possibilités de réalisation de la collectivité socialiste. D'où sa théorie des systèmes économiques. Au cours de l'histoire, les systèmes économiques se succèdent les uns aux autres. Pour le marxisme, comme pour toute théorie des états historiques, cette succession a le sens d'une évolution téléologique : le second système "se situe plus haut" que le premier, etc. Le caractère métaphysique de la position du problème, que les "théories des stades ou des degrés" de List, d'Hildebrand, de Schmoller et de Bücher cherchent du moins à cacher, se proclame ainsi avec une naïveté particulière dans le marxisme, malgré toute l'emphase avec laquelle il affirme son caractère "scientifique." L'État socialiste est la terre promise, le but et la fin de toute histoire. Mais le socialisme, comme système économique n'étant aujourd'hui pas encore une réalité, il serait utopique (ce qui veut dire, pour le marxisme, qu'il ne serait pas "scientifique") d'essayer de déterminer dès maintenant ce que pourraient être les lois de son organisation économique et politique. Tout ce qui peut faire la science, c'est étudier la structure des systèmes présents ou passé. Le Capital de Marx a voulu entreprendre cette étude pour le système contemporain, l'économie capitaliste. Par la suite, on a distingué, à l'intérieur de l'ère capitaliste, plusieurs époques particulières, correspondant chacune à un système économique spécial (le capitalisme à ses débuts, à son apogée, sur son déclin et une période de transition) et l'on entreprit la description de la structure économique de chacun de ces systèmes.

Nous n'avons pas à insister ici sur l'insuffisance des études que Sombart, Rosa Luxembourg, Hilferding, Boukharine ont entrepris sur tous ces points [97]. Le seul problème qui doit retenir notre attention est celui de savoir si une théorie qui ne vaudrait que sous les conditions définissant une certaine époque historique est encore théorie, dans le sens où nous distinguons la théorie de l'histoire. Il nous suffit de nous rappeler les conclusions auxquelles nous sommes arrivés plus haut concernant le caractère logique des "théories des stades." Il n'est de division possible à l'intérieur du devenir historique dans son ensemble qu'opérée au moyen des "types-idéaux." Aussi, l'idée selon laquelle se définit pour chacune de ces époques économiques le "concept" d'une telle époque, puisqu'il se détermine à l'aide de critères dont on n'exige pas qu'ils soient présents dans chacun des cas auxquels il se rapporte, est-il dépourvu à l'avance de toute universalité. Parler d'une "affirmation théorique" qui ne vaudrait qu'à l'intérieur d'une "époque économique" donnée, c'est confondre la théorie véritable avec le simple "type-idéal."

Supposons que l'on fasse de la prédominance de l' "esprit capitaliste" le critère du capitalisme. On ne prétend pas pour autant que cet "esprit," de quelque façon qu'on le définisse par ailleurs, se soit emparé d'un seul coup de la totalité des esprits de l'époque qu'il définit : on peut parfaitement concevoir qu'un autre "esprit" se soit à la même époque également manifesté ; aussi bien n'affirme-t-on pas le règne incontesté, mais seulement la "prédominance" de l'esprit capitaliste. Mais les lois que l'on établit alors, celles de la formation des prix par exemple, comment s'attendre, dans ce cas, à ce qu'elles valent sans exception ? Là du moins où à côté de l' "esprit capitaliste," ailleurs prédominant, se manifeste encore ou se manifeste déjà un esprit différent, il se pourrait fort bien, voire il est nécessaire, que les lois de l'établissement des prix se formulent différemment ! N'admettre ainsi qu'une théorie historiquement déterminée, c'est au vrai rendre proprement impossible toute affirmation universelle ; c'est ne reconnaître, sur le terrain de l'action humaine, pas d'autre science que l'histoire, avec son mode spécial d'élaboration de types-idéaux.

Mais cette école, comme toutes les autres tendances de l'historicisme, ne repousse que pro forma l'idée d'une théorie générale ; ce n'est qu'un point de son programme, auquel elle ne se sent nullement liée en pratique. Car, sur ce plan, elle opère, avec la plus grande distance, à l'aide de concepts et d'affirmations qui, logiquement parlant, ne peuvent avoir d'autre valeur que générale. Cet "esprit" déterminé, qui doit caractériser chacune des époques du schéma historique, se révèle, à y regarder de plus près, comme l'idéal de la majorité des hommes du temps, et les particularités de la structure économique comme l'attitude pratique de coopération sociale déterminée à la fois par cet idéal et par les idées régnantes sur la meilleure façon de le réaliser.

On ne saurait objecter ici que l'homo sapiens, comme espèce, a une existence strictement déterminée dans le temps et qu'ainsi une science de l'action humaine en général ne se distingue d'une science de l'action humaine limitée à une certaine période que par son point de vue, et nullement par son caractère logique. Car ce serait méconnaître la signification que la science attache à la notion de généralité, d'universalité, à l'exclusion de toute autre. Général ne peut jamais signifier autre chose que valable dans tous les cas où se présentent les conditions supposées et rigoureusement définies.

Pour déterminer l'objet de la science de l'action humaine, ce qui importe, ce n'est pas de distinguer empiriquement l'homme de ses ancêtres animaux, mais d'opérer une distinction de principe entre ce qui est action humaine et ce qui ne dépasse pas le niveau d'une simple réaction cellulaire.

Conclusion

Autant il était souhaitable et nécessaire de repousser la prétention du naturalisme d'imposer à l'histoire, pour aboutir à ses "lois," la méthode des sciences de la nature, autant la lutte de l'historicisme contre la science des lois de l'action humaine était absurde et dépourvue de fondement.

L'histoire ne peut s'acquitter de sa tâche si elle renonce à employer une logique rigoureuse. A chaque pas qu'elle fait, il lui faut opérer avec des concepts et des affirmations générales, recourir à la raison — ratio —, faire, qu'elle ne veuille ou non, de la théorie. Mais si c'est ainsi qu'elle doit procéder, et qu'elle procède en réalité, elle ne saurait pousser assez loin le souci de s'assurer le meilleur instrument théorique possible. Elle doit éviter à tout prix d'emprunter les concepts et les jugements à l'aide desquels elle opère au fond naïf de la pensée populaire, il lui faut soumettre ces concepts et ces affirmations à une sévère critique préliminaire. Il lui faut penser jusqu'au bout chacune de ses idées, l'examiner toujours et la soumettre au doute théorique. Il lui faut réunir ses idées en un système. Bref, il lui faut soit faire elle-même de la théorie, soit emprunter la théorie aux sciences qui l'élaborent à l'aide de toutes les ressources dont dispose l'esprit humain.

Il est évident, sans doute, que toute la théorie du monde n'est encore nullement histoire. Mais l'histoire ne peut s'attaquer à son objet propre que là où les ressources de la théorie s'épuisent. C'est là; et là seulement, que commence son domaine, celui du singulier, du temporel, de la totalité comme historique. Pour franchir son propre seuil, il lui faut y avoir été portée par la force de la pensée rationnelle.

Selon Rothacker, "l'attitude compréhensive" spécifique "des sciences morales," s'effectue sur le plan rationnel de l'explication et du discours, jusqu'à l'instant où un saut dans "un donné irrationnel" lui ouvre la voie qui lui est propre.

"Entendre" une oeuvre, ce n'est pas, au sens rigoureux du mot, la "comprendre." L' "expliquer" n'est pas davantage la "comprendre". Mais lorsque nous nous trouvons dans l'obligation de chercher à déceler dans une oeuvre une vie individuelle qui ne se laisse pas entièrement expliquer, alors nous avons le sentiment de nous trouver en présence d'un effort de "compréhension," au sens propre du terme. Mais cette attitude "compréhensive" a été précédée par une attitude "rationnelle" dont elle a d'abord "épuisé jusqu'au bout toutes les ressources." [98]

Au début de la querelle des méthodes, Walter Bagehot, qui fut en 1876 le premier à s'élever contre la mise au ban de la théorie par l'historicisme, déclarait qu'un travail d'histoire économique

ne peut nullement tenir lieu d'une théorie préliminaire. Autant vaudrait essayer de remplacer un théorème par le corollaire qui en dépend. Toute l'histoire... est histoire d'une rencontre complexe d'une foule de facteurs. Sans savoir quelle sorte d'effet on doit attendre de chaque cause, on ne saurait expliquer le moindre aspect de l'événement. Ce serait essayer d'expliquer l'explosion d'une chaudière sans la moindre notion des propriétés de la vapeur. Il n'est pas de véritable histoire possible... sans de vastes recherches théoriques préalables. On pourrait aussi bien essayer d'écrire la "vie" d'un navire en y faisant, au passage, la théorie de la construction navale : l'exposé se surchargerait de dissertations complexes et le résultat serait un parfait puzzle. [99]

C'est ce que l'historicisme a oublié, en voulant procéder "en dehors de toute théorie" à un amoncellement de documents. D'où l'infécondité des recherches même des meilleurs de ses représentants. L'histoire ne peut être véritablement histoire qu'en s'aidant des instruments que lui livre la science du comportement humain. L'histoire doit s'appuyer sur la théorie ; ce n'est là nullement pour elle se détourner de ses problèmes mais au contraire la meilleure façon de les résoudre historiquement, dans le sens exacte du mot.

On devrait toujours garder présente à l'esprit la formule de Bagehot : "La méthode de l'histoire, bien comprise, n'entre nullement en conflit avec la méthode bien comprise de la théorie." [100]

Notes

[74] En distinguant ici statique et dynamique, nous ne le faisons pas (sans pouvoir davantage nous étendre sur la différence) dans le même sens qu'Amonn. Mais il nous faut cependant attirer l'attention sur la signification toute différente que, comme le dit Amonn, revêt ce couple de concepts dans la mécanique et en économie politique. Les notions de statique et de dynamique ne jouent nullement ici le rôle d'une analogie mécanique : il s'agit exclusivement d'établir des catégories appropriées à l'essence de l'économie politique et pour lesquelles la dénomination sous laquelle on les désigne fut empruntée à la mécanique. Cf Amoun, Grundzüge der Volkswohlstandslehre, 1ere partie, Iéna, 1926, p. 275 sqq.

[75] Cf. Clark, Essentials of Economic Theory, New York, 1907, p. 130 sqq.

[76] C'est une grave erreur que de penser (comme le fait par exemple Flügge, "Institutionalismus in der Nationalökonomie der Vereinigten Staaten", dans les Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, tome 71, p. 334) qu'on ne saurait, en construisant idéalement un état statique, arriver à comprendre les transformations de l'économie.

[77] Cf. ci-dessus, p. 70.

[78] Cf. Simmel, Die Probleme der Geschichtsphilosophie, 4e édition, Munich et Leipzig, 1922, p. 107 sqq.

[79] Cf. Bücher, Die Entstellung der Volkswirtschaft, Erste Sammlung, 10e édition, Tübingen, 1917, p. 91. La théorie des étapes de Bücher est citée ici en tant que caractéristique de toute une catégorie de théories de ce genre, parmi lesquelles se range également celle de Schmoller, par exemple. Le conflit de la priorité, qui sortit du livre de Bücher, est ici sans importance pour nous.

[80] Op. cit., p. 149.

[81] Op. cit., p. 150.

[82] En revanche, Becker (Geisteswissenschaften und Naturwissenschaften, Munich et Leipzig, 1921, pp. 139 et 171) est enclin à apercevoir dans ces théories des étapes "des lois générales ou, pour parler de façon moins ambitieuse, des règles de l'évolution de l'histoire économique."

[83] Cf. Hegel, op. cit., p. 232.

[84] Cf. Mougerolle, Les Problèmes de l'Histoire, Paris, 1886, pp. 98 et 121.

[85] Cf. Becker, op. cit., p. 175.

[86] On trouve dans les développements de Simmel, op. cit., p. 100 sqq, sur la causalité individuelle une élégante tentative d'exprimer cette singularité de l'historique.

[87] Cette illusion est aussi, parmi tant d'autres, celle de Mitchell, "Quantitative Analysis in Economic Theory," American Economic Review, volume XV, p. 1.

[88] Cf. Dingler, Der Zusammenbruch der Wissenschaft, Munich, 1926, p. 63 sqq. ; Schams, Die Casselschen Gleichungen und die mathematische Wirtschaftstheorie," Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, troisième série, volume 72, p. 385 sqq ; Painlevé, dans sa préface à l'édition française des Principes de Jevons (Paris, 1909, p. v) repousse à juste titre l'application des mathématiques à l'économie politique.

[89] Cf. Cairnes, The Character and Logical Method of Political Economy, op. cit., p. 118 sqq ; Eulenburg, "Sind historische Gesetze möglich ?", Hauptprobleme der Soziologie, Errinerungsgâbe für Max Weber, Munich, 1923, tome I, p. 43.

[90] C'est pourquoi il serait vain de vouloir contester l'affirmation du texte en faisant remarquer que c'est à la sociologie que les sciences de la nature ont emprunté la méthode statistique qu'elles cherchent maintenant à utiliser pour leur propre objet.

[91] Cf. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, § 14. (p. 147 de l'édition allemande de Insel Verlag, tome IV).

[92] Cf. Rickert, Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung, 2e édition, Tubingen, 1913, p. 244 ; Rickert, Kulturwissenschaft und naturwissenschaft, op. cit., p. 60.

[93] Sur les conceptions de Kant sur la société, cf. notre Gemeinwirtschaft, op. cit., p. 268 et 399 sqq.

[94] Cf. Rickert, Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung, op. cit., p. 196 et de développements analogues p. 174. On ne saurait naturellement que souscrire à la conclusion de Rickert selon laquelle la sociologie ne doit pas prendre la place de l'histoire.

[95] Cf. Weyl, "Philosophie der Mathematik und Naturwissenschaftt", Handbuch für Philosophie, Munich et Berlin, p. 3. Wundt a essayé de fonder ses recherches sur une étude poussée de la science sociale. Cf. Wundt, Logik, 3e édition, Stuttgart, tome 5, 1908, pp. 458 sqq. L'époque et l'entourage expliquent son malentendu sur le chapitre de l'économie politique subjectiviste moderne. L'ouvrage de Menger sur la méthode ne pouvait, comme nous l'avons déjà dit, attirer son attention sur cette insuffisance.

[96] Cf. Menger, Untersuchungen über die Methode der Sozialwissenschaften und der politischen Ökonomie insbesondere, Leipzig, 1883, p. 3 sqq.

[97] Nous avons déjà fait voir (cf. ci-dessus, pp. 9 sqq et pp. 24 sqq) l'impossibilité d'établir scientifiquement une telle théorie.

[98] Cf. Rothacker, "Logik und Systematik der Geisteswissenschaften", Handbuch der Philosophie, Munich et Berlin, 1927, p. 123.

[99] Cf. Bagehot, The Postulates of English Political Economy, dans ses oeuvres, éditées par Barrington, tome VII, Londres, 1915, pp. 103-104. sans doute dans les pages suivantes bagehot se laisse-t-il lui-même impressionner par les objections de l'historicisme et sa position devient, de ce fait, indéfendable. Cf. sur ce point John Neville Keynes, The Scope and Method of Political Economy, Londres, 1891, pp. 289 sqq.

[100] Cf. Bagehot, op. cit. p. 104.