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Georges Palante:Pessimisme et Individualisme - 4


Anonyme


4 - Le Pessimisme historique

Le pessimisme historique s'inspire d'un idéal rétrospectif, d'un idéal historique ou même préhistorique dont la nostalgie hante le penseur dégoûté du présent. Deux noms peuvent être ici mis en avant : de Gobineau et Nietzsche.

Le comte de Gobineau juge la civilisation actuelle à la lumière rétrospective d'un type ethnique très reculé, très lointain, presque préhistorique ou en tous cas si peu historique qu'il serait décevant d'en faire l'histoire : le type aryen. - Ce type ethnique, le comte de Gobineau croit cependant pouvoir le suivre à travers son évolution, ses transformations et ses déviations. " J'ai comparé, dit-il, les races entre elles, j'en ai choisi une au milieu de ce que je voyais de meilleur et j'ai écrit l'Histoire des Perses pour montrer, par l'exemple de la nation aryenne la plus isolée de ses congénères, combien sont impuissantes pour changer ou brider le génie d'une race, les différences de climat, de voisinage, et les circonstances des temps (1). " - Le Discours sur l'inégalité des races retrace les longues vicissitudes et l'irrémédiable dégénérescence de ce type d'humanité supérieure, à la suite des mélanges de sang qui l'ont adultéré. - Ottar Jarl raconte la descendance d'un héros scandinave de l'antique race nordique dont Gobineau se prétendait issu. - Le roman des Pléiades met en scène quelques survivants de la noble race aryenne perdus au milieu d'indignes contemporains, mais ne renonçant pas à lutter dans ce milieu abâtardi et réussissant à y faire encore assez grande figure.

Quels sont les traits intellectuels et moraux qui constituent le surhomme gobinien ? Ces traits sont épars dans l'Histoire des Perses, dans le Discours sur l'Inégalité, dans Ottar Jarl et dans les Pléiades. - Au premier rang des qualités qui font l'homme supérieur, Gobineau place le jugement. Ce qu'il prise dans un esprit, c'est non l'imagination, mais le jugement. Le jugement est le caractère supérieur de l'aryen. L'aryen est surtout un homme de jugement et d'action. Le vrai rôle de l'esprit, pour de Gobineau, ne peut être que celui d'un guide pour l'action. La destination de l'esprit n'est pas de méditer, de bâtir des poèmes en l'air, de se replier sur lui-même et de penser pour penser. Le rôle de l'esprit est de voir clair et de dicter des actes. - Il ne faut pas oublier que de Gobineau est le descendant d'une lignée de guerriers, de politiques, de diplomates, diplomate lui-même. Son hérédité, ses traditions, son expérience, son métier le conduisaient à estimer par-dessus tout les qualités qui font l'homme d'action, le conducteur d'hommes. -L'homme supérieur, suivant lui, n'est pas l'artiste, l'écrivain spéculatif; l'homme supérieur est celui qui est capable de commander un peuple, une armée, ou bien encore l'habile diplomate. Les qualités qui constituent le sur-homme gobinien se trouvent résumées dans le portrait du Viking. " Dans la personnalité d'Ottar on relève facilement trois traits bien prononcés, et il importe de les graver dès le début, car on les reconnaîtra l'un ou l'autre, sinon tous les trois, dans la plupart de ses descendants. L'activité d'esprit: le Vestfolding la porte sur tous les points qu'il peut atteindre et que les occurrences mettent dans le rayon de sa vue. Il est avide de connaissances, car il veut savoir jusqu'où s'étend son pays, mais il veut aussi que les occasions de gain et de profit ne soient pas négligées. Il est avisé, car il ne croit pas les discours des Bjarmes (prêtres) sans faire des réserves... Avec l'activité d'esprit, il a la passion de l'indépendance, et au jour où il lui faudrait subir à demeure la domination d'Erik, il dit non et s'exile. Il aime bien les avantages de la richesse, il aime mieux ne pas plier et il ne plie guère. En troisième lieu, il est obstiné dans ses vues... Compréhensif, indépendant, patient, ce sont trois qualités desquelles il résulte autant de bien que de mal et susceptibles d'applications diverses. Chez Ottar, issu de race pure, on en trouve l'essence en toute sincérité, au maximum de l'énergie et telle que les ancêtres du héros l'avaient possédée, la recevant de leur sang (2). " - C'est la pureté du sang qui fait la forte individualité. " Sa race était pure et partant, son individualité très forte. Chez lui l'individualité était tout, l'agglomération, peu de chose ou rien. Au contraire parmi les populations plus méridionales, le sang avait été sensiblement altéré ; chez le Franc devenu à demi Romain, chez le Romain pourri d'alliages sémitiques, tout le monde s'appuyait sur tout le monde, et tandis que le Scandinave n'acceptait, jaloux de sa liberté, que des associations temporaires, ses vaincus ne trouvaient bon que de se débarrasser sur un maître ou sur un guide de la responsabilité d'une volonté. C'est là, c'est cette obéissance, de suite tournée en servilisme, qui, dans la vérité des choses, constitue, non pas la culture humaine, toujours ennoblissante, mais la civilisation, véhicule de l'effet tout contraire (3). " - Un autre portrait du surhomme gobinien est celui de l'Anglais Nore dans les Pléiades. " Romanesque! Pourquoi ? Suis-je moins un homme parce que je vous semble différent du modèle sur lequel sont taillés mes contemporains ? Qu'y a-t-il de commun entre eux et moi ? Romanesque! Parce que je ne me soucie ni de leurs grandeurs, ni de leurs bassesses, ni de leurs distinctions, ni de leurs humiliations, ni de leurs élections, ni de leurs moyens de faire fortune, ni de leurs fortunes mêmes, ni de leurs déboires! Je serais romanesque si, concevant mes désirs d'après une imitation puérile, j'y mêlais les choses de la vie commune, sans cesse préparé à abandonner ce qui ne serait que des rêves pour des réalités banales, dont je n'aurais ni su ni voulu me détacher ; mais, grâce au ciel, rien de semblable n'existe... Il se peut que la création, qui jette pêle-mêle bien des germes disparates, se soit trompée à mon sujet, et, m'ayant pré-paré pour un tout autre milieu, m'ait par inadvertance laissé tomber dans celui-ci ; mais, de quelque manière que ce soit, m'y voilà! Je suis moi et non un autre, sentant à ma manière, comprenant les choses avec mon intelligence propre, et aussi incapable de renoncer à ce que j'ai voulu une fois, d'abandonner la poursuite de ce que j'ai désiré, aussi incapable de me démontrer que j'ai eu tort que de renoncer une heure à respirer l'air (4)! " - Energie, indépendance, individualité forte, intense sentiment de la personnalité, tels sont les traits du surhomme gobinien.

L'humanité d'aujourd'hui est bien dégénérée de ce type supérieur. Les bons cerveaux et les volontés fortes sont rares ; car ils sont en proportion de l'excellence de la race. Un personnage des Pléiades dit qu'il y a peut-être encore en Europe trois mille " fils de roi ", hommes supérieurs de race aryenne, trois mille cerveaux bien faits et cœurs bien battants. " Le reste, vil ramassis qui compose la triple tribu des imbéciles, des brutes et des drôles, forme l'actuelle barbarie européenne, non pas cette barbarie juvénile, brave, hardie, pittoresque, heureuse, mais une sauvagerie louche, maussade, hargneuse, laide et qui tuera tout et ne créera rien. " - Ce qu'il y a d'affreux à penser, c'est que ces quelques cerveaux supérieurs, ces quelques cœurs bien battants, perdus dans la masse, ne peuvent rien pour relever les ruines et arrêter la décadence. Cela se vit autrefois à la fin de l'Empire romain.

" On arguera peut-être des œuvres de ces grands hommes que, malgré cette décomposition universelle, il était encore des cœurs fermes et honnêtes dans l'empire. Qui le nie ?

Je parle des multitudes et non des individualités. Ces nobles esprits pouvaient-ils d'une minute arrêter la pourriture du corps social ? Non ; les plus nobles esprits ne convertissaient pas la foule, ne lui donnaient pas du cœur (5). " La présence de quelques justes ne pouvait sauver Sodome. - Il en est de même aujourd'hui. Les quelques survivants de l'antique vertu de la race ne peuvent aujourd'hui arrêter la décomposition européenne. Quand les mélanges de sang ont abâtardi une race jusqu'à un certain degré, il n'y a rien à faire, il n'y a qu'à assister impassible à la mort de la race. Tel est le pessimisme gobinien. Pessimisme ethnique et social complet, définitif, désespéré. On en trouve une forte expression dans les pages où de Gobineau combat la thèse du progrès indéfini de l'humanité (6) et dans les pages finales de l'Essai. " La prévision attristante, ce n'est pas la mort, c'est la certitude de n'y arriver que dégradés ; et peut-être même cette honte réservée à nos descendants nous pourrait-elle laisser insensibles si nous n'éprouvions, par une secrète horreur, que les mains rapaces de la destinée sont déjà posées sur nous. "

En vertu de la loi que nous cherchons à établir, le pessimisme gobinien va se tourner en individualisme. Individualisme stoïque, isolement farouche, hautain et désespéré. On reconnaît toujours l'Aryen à son individualité indomptable. En présence d'une civilisation qu'il hait et qu'il méprise, il ne se résigne pas; il se raidit dans l'attitude hautaine d'un aristocrate meurtri : " Je ne me soucie pas de ce qui sortira de vos changements, dit un personnage des Pléiades dans lequel on a cru que de Gobineau s'était incarné; je ne connais pas les mœurs futures pour les approuver, les costumes futurs pour les admirer, les institutions futures pour les respecter, et je m'en tiens à savoir que ce que j'approuve, ce que j'admire, ce que j'aime est parti! Je n'ai rien à faire avec ce qui succédera. En conséquence vous ne me consolez pas en m'annonçant le triomphe de parvenus que je ne veux pas connaître (7). " - " Il ne m'agrée pas, dit ailleurs ce même personnage, de voir un peuple jadis si grand, désormais couché sur le sol, impotent, paralysé, à moitié pourri, se décomposant, livré aux niaiseries, aux misères, aux méchancetés, aux férocités, aux lâchetés, aux défaillances d'une enfance sénile, et propre à rien, sauf à mourir, ce que je lui souhaite sincèrement, afin qu'il tombe hors du déshonneur où il se vautre en ricanant d'imbécillité (8). " Quelqu'un demande à ce personnage désespéré ; " Pas de religion, pas de patrie, pas de métier, pas d'amour. Le vide est fait. La table est rase. Il ne reste absolument rien. Que concluez-vous ? " - " Je conclus qu'il reste l'homme ; et s'il a la force de regarder sa propre volonté en face, et de la trouver solide, on est en droit d'affirmer qu'il possède quelque peu. " - " Et quoi, je vous prie ? " - Le stoïcisme. Les temps comme celui-ci ont toujours produit cette autorité sévère. " Telle est aussi la réponse de Gobineau. Tel est l'individualisme stoïque où il se réfugie. Toutefois de Gobineau lutte jusqu'au bout. Bien qu'isolé, bien que ses efforts soient stérilisés du fait de son isolement, il continuera quand même à travailler dans le sens du rêve grandiose dont son imagination de surhomme lui a fait entrevoir les perspectives vagues et magnifiques. Il a assez d'orgueil pour se créer quand même et en désespoir de cause un idéal qu'il ne trahira pas, un but qu'il poursuivra. une table des valeurs humaines, une échelle dont il occupera le sommet dans un stérile mais splendide isolement. Il rappelle un peu les symboles de Leconte de Lisle par l'énergie, le dédain et la désespérance ;

Le loup blessé qui se tait pour mourir

Et qui tord le couteau dans sa gueule qui saigne.

Nietzsche, lui, s'est épris à un certain moment d'un idéal ethnique non moins antique et non moins incertain que l'idéal gobiniste. Il s'est épris de l'Hellénisme primitif, l'Hellénisme radieux et prestigieux des Origines de la Tragédie, c'est-à-dire l'âme grecque primitive, à la fois dionysiaque et apollinienne, l'âme grecque en qui se résume l'apothéose de la vie ardente, surabondante, joyeuse, exaltée et triomphante ; et en même temps la beauté, la pureté de la ligne, la noblesse des attitudes, la majesté du front et la sérénité du regard. C'est de cette image magique que Nietzsche rapproche la civilisation actuelle, avec ses sociétés réglementées et domestiquées, avec sa démocratie tyrannique et servile, avec son christianisme déprimant, avec ses morales étriquées, affaiblissantes et enlaidissantes. Et lui aussi pousse le cri d'alarme qu'avait déjà poussé de Gobineau : Décadence! Décadence!

A vrai dire, le pessimisme de Nietzsche, comme celui de Gobineau, n'est pas sans présenter une parenté secrète avec le pessimisme romantique. Il y a beaucoup de romantisme dans le pessimisme historique de Gobineau et de Nietzsche. Si ces deux penseurs se réfugient dans le passé, c'est que le présent ne leur apporte que bassesse et laideur; c'est qu'ils situent dans une utopie et une uchronie disparues leurs rêves grandioses de romantiques impénitents. - Quoi qu'il en soit, en vertu de la loi dont nous suivons les effets, le pessimisme de Nietzsche se tourne, comme celui de Gobineau, en individualisme. La nuance de l'individualisme nietzschéen est, il est vrai, plus malaisée à déterminer que celle de l'individualisme gobinien. - L'individualisme de Gobineau est un stoïcisme désespéré, un isolement d'homme d'action vaincu, de penseur hautain réfugié dans sa tour d'ivoire du haut de laquelle il assiste à la lente agonie d'un monde sans force et sans beauté.

L'individualisme de Nietzsche est très certainement un individualisme antisocial ; mais cet antisociétisme est-il absolu ou relatif, provisoire ou définitif ? Le réquisitoire de Nietzsche contre la société s'attaque-t-il seulement à la société moderne ou à toute société ? La pensée de Nietzsche est quelque peu indécise sur ce point. " Les sociétés modernes, dit M. Faguet, sont de soi anti-nietzschéennes ; et Nietzsche ne peut s'empêcher d'être un peu antisocial et surtout de le paraître. Très certainement (pourquoi ne pas le reconnaître) il a dû avoir des moments d'antisociétisme et se dire ; " La vie telle que je la conçois, il se pourrait bien qu'elle fût tout simplement la vie sauvage et qu'elle ne pût se réaliser pleinement et brillamment que dans " l'état de nature " ou dans cet état primitif à sociétés peu organisées que l'on appelle quelquefois l'état de nature. Au fond, c'est l'invention sociale elle-même qui est contre moi. " - Il a pu se dire cela, encore que je ne voie pas qu'il l'ait écrit nulle part, lui qui écrivait tout ce qu'il pensait avec tant de bravoure et de hardiesse ; il a pu penser cela quelquefois et, pour ma part, je le sais trop intelligent pour douter qu'il ait fait cette réflexion ; mais persuadé, peut-être à tort, qu'il y a eu une race, à savoir la grecque, qui a été organisée en société et qui a créé la vie libre, belle et forte, il ne s'est pas arrêté à la pensée antisociale et il a laissé à quelques disciples de lui, peut-être logiques, la tâche ou le plaisir de la déduire de ses prémisses. Ce dont il a fait la critique pénétrante, subtile et dure à la fois, c'est la société moderne (9). " Il est donc malaisé de déterminer le plan exact qu'occupe l'antisociétisme dans la philosophie nietzschéenne et aussi la portée exacte que Nietzsche lui attribuait. - A de certains moments, cet antisociétisme s'attaque à la société moderne ; à d'autres moments, il semble s'attaquer à toute société, aux conditions même de la vie sociale. L'antisociétisme de Nietzsche n'est-il pas radical, aussi radical que celui de Stirner, quand Nietzsche proteste violemment contre les manières d'être ou les vertus que toute société impose à ses membres: esprit de suite, adaptation, obéissance à la règle ; quand il glorifie par contre les facultés et les énergies qu'étouffe la vie en société, quand il célèbre avec Stirner l'heureuse liberté de l'instinct, l'horreur de la règle, l'amour du fortuit, de l'incertain, de l'imprévu ? - La philosophie sociale de Nietzsche semble bien être ici un antisociétisme absolu et définitif ; elle semble se résumer en ce qui est le fond commun du pessimisme social et de l'individualisme : la perception d'une antinomie naturelle, profonde, physiologique en quelque sorte, entre l'individu et la société, l'individu étant pourvu d'instincts qui ne se plient pas à la vie sociale, l'homme n'étant pas adapté à la vie sociale qui le blesse comme une chaussure mal faite. - Ainsi envisagé, l'individualisme nietzschéen est profondément antisocial et stirnérien ; il est une révolte non seulement contre notre société, mais contre toute société future ou possible.

Mais il est juste, encore une fois, de remarquer que par certains autres aspects de sa philosophie qui ne sont peut-être pas les moins importants, Nietzsche dément cette attitude révoltée ou du moins la rejette au second plan et la subordonne à un idéal de grandeur humaine encore possible et réalisable dans l'avenir.

Une différence importante sépare ici Nietzsche de Gobineau. C'est la conception du Surhomme qui s'oppose à la loi gobinienne de la limitation nécessaire des ressources des aptitudes humaines. Cette loi se trouve formulée dans le Discours sur l'Inégalité. " L'homme, dit de Gobineau, a pu apprendre certaines choses ; il en a oublié beaucoup d'autres. Il n'a pas ajouté un sens à ses sens, un membre à ses membres, une faculté à son âme. Il n'a fait que tourner d'un autre côté du cercle qui lui est dévolu (10). " De Gobineau renferme l'humanité dans un cercle étroit de capacités et d'œuvres ; il lui assigne des limites infranchissables à l'intérieur desquelles elle peut, il est vrai, régresser, mais que sa physiologie lui interdit à jamais de dépasser. D'où théorie de la décadence irrémédiable, une fois les races humaines adultérées, par le mélange, et pessimisme désespéré de Gobineau. - A cela s'oppose la conception du Surhomme. Tandis que de Gobineau regarde la race humaine supérieure comme définitivement déchue de sa pureté et de sa beauté première, Nietzsche, théoricien, lui aussi, de la décadence, va opérer une volte-face soudaine. A un certain moment du développement de sa pensée, et par une démarche qui n'est peut-être par exemple d'inconséquence, le voici qui introduit dans sa philosophie cette étrange conception du Surhomme, c'est-à-dire d'une humanité appelée à se dépasser indéfiniment elle-même, à se rendre indéfiniment supérieure à elle-même, incomparable à elle-même, incommensurable avec elle-même. Par ce changement de front inattendu, Nietzsche déplace son idéal humain. D'arrière, il le transporte en avant, du passé dans l'avenir. D'historique, de rétrospectif, cet idéal se fait futuriste. L'idéal humain, ce n'est plus l'Hellénisme primitif dont nous sommes déchus ; c'est le Surhomme de demain. Par là Nietzsche superpose ou plutôt substitue à sa théorie de la décadence une théorie du progrès indéfini. Et voici que la décadence elle-même prend une signification nouvelle. Nietzsche admet alors que la décadence actuelle est une période de transition d'où sortira une société contenant encore des possibilités de noblesse et de beauté. Il ne nie la société actuelle que pour appeler de ses voeux une société habitable encore pour les grandes âmes ; une société où règneront les Maîtres et où se feront encore de grandes choses. Nietzsche, à ces heures-là, n'est pas un pessimiste désespéré comme le comte de Gobineau ; il n'est pas non plus un individualiste antisocial, un théoricien de la révolte pour la révolte, comme Stirner. Il est alors au contraire, ou il veut être, un créateur de valeurs, un fondateur de société, un prophète, un prêtre.

L'attitude de Nietzsche dans le problème des rapports de l'individu et de la société n'est donc pas nette. Mais elle confirme, dans son indécision même, la loi psychologique que nous essayons d'établir : la corrélation entre Ie pessimisme et l'individualisme. - Aux heures où Nietzsche est optimiste, où il croit au Surhumain, il n'est pas individualiste antisocial; il répudierait alors l'individualisme stirnérien comme une manifestation se rat-tachant à la " révolte des esclaves " ; comme un des symptômes de notre moderne décadence. - Par contre, aux heures où Nietzsche est pessimiste, aux heures où il se dit que le miracle grec fut unique et que nous n'avons aucune chance de le voir ressusciter, il se montre sans réserve ennemi de la société et contempteur du lien social : il exprime un antisociétisme aussi radical, aussi absolu que celui de Stirner.

Notes

(1) De Gobineau, avant-propos à la seconde édition de l'Essai sur l'inégalité des races.

(2) De Gobineau, Histoire d'Ottar Jarl, pirate norvégien, p. 24.

(3) De Gobineau, Histoire d'Ottar Jarl, p. 23.

(4) De Gobineau, les Pléiades, p. 176.

(5) Ibid., t. Il, p. 297.

(6) Essai sur l'Inégalité, t. I, pp. 158-172, notamment p. 169.

(7) Les Pléiades, p. 234.

(8) Ibid. p. 228.

(9) E. Faguet, En lisant Nietzsche, p. 54.

(10) De Gobineau, Essai sur l'Inégalité, p. 166.

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