Les réflexions historiques sur notre hérédité mongole que j'intercale ici sous forme de digression n'ont aucune prétention à la profondeur ni à la solidité. Si je les présente au lecteur, c'est simplement parce qu'il me semble qu'elles peuvent contribuer à l'éclaircissement du reste.
L'histoire de l'humanité, qui tient à proprement parler tout entière dans l'histoire de la race caucasique, paraît avoir parcouru jusqu'à présent deux périodes ; à la première, durant laquelle nous eûmes à nous dépouiller de notre originelle nature nègre, succéda la période mongole (chinoise), à laquelle il faudra également mettre fin par la violence. La période nègre représente l'Antiquité, les siècles de dépendance vis-à-vis des objets (repas des poulets sacrés, vol des oiseaux, éternuement, tonnerre et éclairs, bruissement des arbres, etc.); la période mongole représente les siècles de dépendance vis-à-vis des pensées, l'Ère chrétienne. C'est à l'avenir que sont réserves ces paroles : « Je suis possesseur du monde des objets, et je suis possesseur du monde des pensées. »
Il est impossible de faire grand cas de la valeur du moi tant que le dur diamant du non-moi (que ce non-moi soit le dieu ou soit le monde) reste à un prix aussi exorbitant. Le non-moi est encore trop vert et trop dur pour qu'il soit possible au moi de l'entamer et de l'absorber. Les hommes, avec une activité extraordinaire d'ailleurs, ne font que ramper sur cet immuable, c'est-à-dire sur cette substance, tels des insectes sur un cadavre dont ils font servir les sucs à leur nourriture, sans pour cela le détruire. Cette activité de vermine est toute l'industrie des Mongols. Chez les Chinois, en effet, tout reste comme avant ; une révolution ne supprime rien d'« essentiel » ou de « substantiel », et ne fait que les rendre plus affairés autour de ce qui reste debout et qui porte le nom d' « antiquité », d' « aïeux », etc.
C'est pourquoi, dans la période mongole que nous traversons, tout changement n'a jamais été qu'une réforme, une amélioration, et jamais une destruction, un bouleversement, un anéantissement. La substance, l'objet, demeure. Toute notre industrie n'a été qu'activité de fourmis et sauts de puces, jongleries sur la corde tendue de l'Objectif, et corvées sous le bâton de garde-chiourme de l'Immuable ou « Éternel ». Les Chinois sont bien le plus positif des peuples, et cela parce qu'ils sont ensevelis sous les dogmes ; mais l'ère chrétienne non plus n'est pas sortie du positif, c'est-à-dire de la « liberté restreinte », de la « liberté jusqu'à une certaine limite ». Aux degrés les plus élevés de la civilisation, cette activité est dite scientifique et se traduit par un travail reposant sur une supposition fixe, une hypothèse inébranlable.
La Moralité, sous sa première et sa plus inintelligible forme, se présente comme habitude. Agir conformément aux moeurs et aux coutumes de son pays, c'est être moral. Aussi est-il plus facile au Chinois qu'à tout autre d'agir moralement et de parvenir à une pure et, naturelle moralité : il n'a qu'à s'en tenir aux vieilles coutumes, aux vieilles moeurs, et à haïr toute innovation comme un crime méritant la mort; l'innovation est en effet l'ennemie mortelle de l'habitude, de la tradition et de la routine. Il est hors de doute que l'habitude cuirasse l'homme contre l'importunité des choses et lui crée un monde spécial, le seul où il se sente chez lui, c'est-à-dire un ciel. Qu'est-ce qu'un « ciel », en effet, sinon la patrie propre de l'homme, où plus rien d'étranger ne le sollicite et ne le domine, où aucune influence terrestre ne le rend plus étranger à lui-même, bref, où, purifié des souillures de la terre et vainqueur dans sa lutte contre le monde, il n'est plus obligé de renoncer à rien. Le ciel est la fin du renoncement, la libre jouissance. L'homme ne s'y interdit plus rien, car rien ne lui est plus étranger ni hostile.
L'habitude est donc une seconde nature qui délie et délivre l'homme de sa nature primitive et le met à l'abri des hasards de cette nature.
Les traditions de la civilisation chinoise ont paré à toutes les éventualités; tout est « prévu »; quoi qu'il arrive, le Chinois sait toujours comment il doit se comporter, il n'a jamais besoin de prendre conseil des circonstances. Jamais un événement inattendu ne le précipite du ciel de son repos. Le Chinois qui a vécu dans la moralité et qui y est parfaitement acclimaté ne peut être ni surpris ni déconcerté ; en toute occasion il garde son sang-froid, c'est-à-dire le calme du coeur et de l'esprit, parce que son coeur et son esprit, grâce à la prévoyance des vieilles coutumes traditionnelles, ne peuvent en aucun cas être bouleversés ni troublés : l'improviste n'existe plus. C'est donc grâce à l'habitude que l'humanité gravit le premier échelon de l'échelle de la civilisation (ou de la culture) ; et, comme elle s'imagine qu'atteindre la civilisation sera atteindre en même temps le ciel ou royaume de la culture et de la seconde nature, elle gravit en réalité par l'habitude le premier échelon de l'échelle du ciel.
Si les Mongols ont affirmé l'existence d'êtres spirituels et créé un ciel, un monde des Esprits, les Caucasiens d'autre part ont, pendant des milliers d'années, lutté contre ces êtres spirituels pour les pénétrer et les comprendre. Ils ne faisaient en cela que bâtir sur le terrain mongol. Ils bâtissaient non sur le sable mais dans les airs ; ils ont lutté contre la tradition mongole et assailli le ciel mongol, le « Thian ». Quand donc finiront-ils par l'anéantir ? Quand se ressaisiront-ils et redeviendront-ils enfin de véritables Caucasiens ? Quand l' « immortalité de l'âme », qui dans ces derniers temps crut s'affirmer encore plus solidement en se présentant comme « immortalité de l'Esprit », se transformera-t-elle enfin en mortalité de l'Esprit ?
Grâce aux industrieux efforts de la race mongole, les hommes avaient construit un ciel, quand ceux de la race Caucasique, pour autant qu'un reste d'hérédité mongole leur laisse quelque souci du ciel, se donnèrent une tâche opposée, la tâche de monter à l'assaut de ce ciel de la moralité et de le conquérir. Renverser tout dogme pour en élever sur le terrain dévasté un nouveau — et un meilleur, détruire les moeurs pour mettre à leur place des moeurs nouvelles — et meilleures, c'est là toute leur oeuvre. Mais cette oeuvre est-elle réellement ce qu'elle se propose d'être, et atteint-elle vraiment son but ? Non : dans cette poursuite du « meilleur », elle est entachée de « mongolisme »; elle ne conquiert le ciel que pour en créer un nouveau, elle ne renverse une ancienne puissance que pour en légitimer une nouvelle, elle ne fait en somme qu' — améliorer.
Et cependant, le but suprême vers lequel on marche et que chaque coude de la route fait perdre de vue n'en demeure pas moins invariable ; c'est la destruction vraie et complète du ciel, de la tradition, etc., c'est, en un mot, la fin de l'homme assuré uniquement contre le monde, la fin de son isolement, de sa solitaire intériorité. L'homme cherche dans le ciel de la civilisation à s'isoler du monde et à en briser la puissance hostile. Mais ce céleste isolement doit être à son tour brisé, et la véritable fin de la conquête du ciel est — la ruine et l'anéantissement du ciel. Le Caucasien qui améliore et qui réforme agit en Mongol, car il ne fait que rétablir ce qui était, c'est-àdire un dogme, un absolu, un ciel. Lui qui a voué au ciel une haine implacable, il édifie néanmoins chaque jour de nouveaux cieux : échafaudant ciel sur ciel, il ne fait que les écraser l'un sous l'autre ; le ciel des Juifs détruit celui des Grecs, celui des Chrétiens détruit celui des Juifs, celui des Protestants celui des Catholiques, etc.
Si ces Titans humains parviennent à affranchir leur sang caucasien de son hérédité mongole, ils enseveliront l'homme spirituel sous les cendres de son prodigieux monde spirituel, l'homme isolé sous son monde isolé, et tous ceux qui construisent un ciel sous les ruines de ce ciel. Et le ciel, c'est le royaume des Esprits, le domaine de la liberté spirituelle.
Le royaume des cieux, le royaume des Esprits et des fantômes, a trouvé, la place qui lui convenait dans la philosophie spéculative. Il y est devenu royaume des pensées, des concepts et des idées : le ciel est peuplé d'idées et de pensées, et ce « royaume des Esprits » est la réalité même.
Vouloir affranchir l'Esprit est du pur « mongolisme »; libertés de l'esprit, du sentiment, de la morale sont des libertés mongoles.
On prend le mot « moralité » pour synonyme d'activité spontanée, de libre disposition de soi-même. Pourtant il n'en est rien ; au contraire, si le Caucasien a fait preuve de quelque activité personnelle, ça été en dépit de la moralité qu'il tenait de ses attaches mongoles. Le ciel mongol ou tradition morale est resté une imprenable forteresse, et le Caucasien a fait preuve de moralité rien que par les assauts répétés qu'il lui a livrés, car s'il n'avait plus eu aucun souci de la moralité, s'il n'avait pas vu en cette dernière son perpétuel et invincible ennemi, le rapport entre lui et la tradition, c'est-à-dire sa moralité, aurait disparu.
Le fait que ses impulsions naturelles sont encore morales est précisément ce qui lui reste de son hérédité mongole ; c'est un signe qu'il ne s'est pas encore ressaisi. Les impulsions « morales » correspondent exactement à la philosophie « religieuse et orthodoxe », à la monarchie « constitutionnelle », à l'État « chrétien », à la liberté « modérée » ou, pour employer une image, au Héros cloué sur son lit de douleur.
L'homme n'aura réellement vaincu le chamanisme et le cortège de fantômes qu'il traîne à sa suite que lorsqu'il aura la force de rejeter non seulement la superstition, mais la foi — non seulement la croyance aux esprits, mais la croyance à l'Esprit.
Celui qui croit aux revenants ne s'incline pas plus profondément devant « l'intervention d'un monde supérieur » que ne le fait celui qui croit à l'Esprit, et tous deux cherchent un monde spirituel derrière le monde sensible. En d'autres termes, ils engendrent un autre monde et y croient ; cet autre monde, création de leur esprit, est un monde spirituel : leurs sens ne perçoivent et ne connaissent rien de cet autre monde immatériel, leur esprit seul vit en lui. Lorsque l'on croit comme un Mongol à l'existence d'êtres spirituels, on n'est pas loin de conclure que l'être réel chez l'homme est son esprit, et qu'on doit réserver tous ses soins à ce seul esprit, au « salut de l'âme ». On affirme ainsi la possibilité d'agir sur l'Esprit, ce qu'on appelle « influence morale ».
Il saute donc aux yeux que le « Mongolisme » représente la négation radicale des sens et le règne du non-sens et du contre-nature, et que le péché et le remords du péché ont été pendant des milliers d'années un fléau mongol. Mais qui fera maintenant rentrer l'Esprit dans son néant ? Celui qui prouva par l'Esprit que la nature aussi est vaine, bornée et périssable, celui-là seul peut prouver la vanité de l'Esprit. Je le puis, et ceux d'entre vous le peuvent dont le Moi ordonne et règne souverain ; celui qui le peut, c'est, en un mot, — l'Égoïste.
Devant ce qui est sacré, on perd tout sentiment de sa puissance et tout courage ;
on se sent impuissant et on s'humilie. Rien cependant n'est par soi-même sacré ; moi
seul je consacre : ce qui canonise, c'est ma pensée, mon jugement, mes génuflexions,
bref, ma conscience.
Est sacré ce qui est inaccessible à l’égoïste, soustrait à ses atteintes, hors de sa puissance, c’est-à-dire au-dessus de lui ; en un mot, sacrée est toute — affaire de conscience: « Ce m’est une affaire de conscience » ne signifie rien d’autre que : « Jetiens cela pour sacré. »
Pour les petits enfants comme pour les animaux, il n’est rien de sacré, car pour s’élever à des notions de ce genre, l’intelligence doit s’être assez développée pour être capable de distinctions telles que « bon et mauvais, permis et défendu », etc. ; ce n’est qu’à ce degré de réflexion ou de compréhension — degré auquel correspond précisément le point de vue de la Religion — que la crainte naturelle peut faire place à la vénération (non naturelle celle-ci, parce qu'elle n'a de racines que dans la pensée) et à la « terreur sacrée. Il faut pour cela que l'on tienne quelque chose d'extérieur à soi pour plus puissant, plus grand, plus autorisé, meilleur que soi ; en d'autres termes, il faut que l'on sente planer au-dessus de sa tête une puissance étrangère, et que non seulement on éprouve cette puissance, mais qu'on la reconnaisse formellement, qu'on l'accepte, qu'on s'y soumette, qu'on se livre à elle pieds et poings liés (résignation, humilité, soumission, obéissance, etc.). Ici défilent comme autant de fantômes toute la collection des « vertus chrétiennes ».
Tout ce qui inspire le respect ou la vénération mérite d'être appelé sacré ; vous dites vous-mêmes que ce n'est pas sans une « sainte terreur » que vous y touchez. Et, c'est un frisson analogue que provoque chez vous le contraire du sacré (le gibet, le crime, etc.), parce que cela aussi recèle le même « quelque chose » d'inquiétant, d'étrange et d’étranger.
« S'il n'y avait rien de sacré pour l'homme, la porte serait grande ouverte au caprice, à l'arbitraire et à une subjectivité illimitée ! » La crainte est bien un commencement, on peut bien se faire craindre de l'homme le plus grossier, et c'est là déjà une digue à opposer à son insolence. Mais au fond de toute crainte couve toujours la tentation de s'affranchir de l'objet de cette crainte par finesse, ruse. tromperie, etc. Il en est tout autrement de la Vénération : vénérer, ce n'est pas seulement redouter, c'est de plus honorer : l'objet de la crainte devient une puissance intérieure à laquelle je ne puis plus me soustraire ; ce que j'honore me saisit, m'attache, me possède, le respect dont je le paie me met complètement en son pouvoir et ne me laisse plus aucune velléité de m'en affranchir ; j'y adhère avec toute l'énergie de la foi, — je crois. L'objet, de ma crainte et moi ne faisons qu'un : « Ce n'est pas moi qui vis, mais ce que je respecte vit en moi. » De plus, l'esprit étant infini, rien pour lui ne peut avoir de fin, il reste forcément stationnaire : il redoute les décadences, les dissolutions, la vieillesse et la mort, il ne sait plus se défaire de son petit Jésus, son oeil que l'Éternel éblouit devient incapable de reconnaître la grandeur propre aux choses qui passent. L'objet de crainte devenu objet de culte est dorénavant inviolable. Le respect devient éternel, l'objet du respect devient dieu.
L'homme désormais ne crée plus, il apprend (étudie, examine, etc.), c'est-à-dire que toute son activité se concentre sur un objet immuable, dans lequel il s'enfonce sans retour sur lui-même. Cet objet, il arrivera à le connaître, à l'approfondir, à le démontrer, mais il ne peut et ne tentera point de l'analyser et de le détruire. « L'homme doit être religieux », c'est chose convenue : toute la question est de savoir comment on parviendra à être religieux, quel est le vrai sens de la religiosité, etc. Il en est tout autrement si on remet en question l'axiome lui-même, et si l'on en doute, au risque de devoir finalement le rejeter. La Moralité est aussi une de ces conceptions sacrées : « On doit être moral »; comment être moral, quelle est la vraie façon de l'être, c'est tout ce qu'on doit se demander. On ne se risque pas à demander si par hasard la Moralité elle-même ne serait pas une illusion, un mirage : elle reste audessus de tout doute, immuable. Et ainsi on gravit, étage par étage, tous les degrés du temple, depuis le « saint » jusqu'au « saint des saints ».
On range les hommes en deux classes : les cultivés et les non-cultivés, les civilisés
et les barbares. Les premiers, en tant que méritant leur nom, s'occupaient de pensées,
vivaient par l'Esprit, et comme, pendant l'ère chrétienne qui eut la pensée pour
principe, ils étaient les maîtres, ils exigèrent de tous, envers les pensées reconnues par
eux, la plus respectueuse soumission. État, Empereur, Église, Moralité, Ordre, etc.,
sont de ces pensées, de ces fantômes qui n'existent que pour l'Esprit.
Un être simplement vivant, un animal, s'inquiète d'eux aussi peu qu'un enfant. Mais les barbares ne sont en réalité que des enfants, et celui qui ne songe qu'à pourvoir aux besoins de sa vie est indifférent à tous ces fantômes ; comme il est d'autre part sans force contre eux, il finit par succomber à leur puissance et par être régi par des — pensées.
Tel est le sens de la Hiérarchie : La Hiérarchie est la domination de la pensée, la royauté de l'Esprit.
Jusqu'à ce jour nous sommes restés hiérarchiques, opprimés par ceux qui s'appuient sur des pensées. Les pensées sont le sacré.
Mais, à chaque instant, le civilisé se heurte au barbare et le barbare se heurte au civilisé, et cela non seulement à l'occasion de la rencontre de deux hommes, mais chez un seul et même homme. Car nul docte n'est si docte qu'il ne prenne quelque plaisir aux choses, et ce faisant il agit en barbare, et nul barbare n'est absolument sans pensée. C'est par Hegel qu'a été mise en lumière l'ardente aspiration de l'homme le plus cultivé, le plus intellectuel, vers les objets, et son horreur pour toute « théorie creuse ». Aussi la réalité, le monde des objets, doit-elle correspondre complètement à la pensée, et nul concept ne doit-il être sans réalité. C'est ce qui a fait appeler objectif le système de Hegel, de préférence à toute autre doctrine, parce que la pensée et l'objet, l'idéal et le réel, y fêtaient leur réunion. Ce système n'est néanmoins que l'apothéose de la pensée, son ascension à l'empire suprême et universel ; c'est le triomphe de l'Esprit, et en même temps le triomphe de la Philosophie. La philosophie ne peut s'élever plus haut, elle atteint le point culminant de sa course lorsqu'elle aboutit à la toute-puissance, l'omnipotence de l'Esprit [1].
Les hommes selon l'esprit se sont mis en tête un but qui doit être réalisé. Ayant les notions d'Amour, de Bien, etc., ils voudraient faire de ces concepts des réalités ; ils veulent, en effet, fonder sur terre un royaume de l'amour, dans lequel nul n'agira plus par intérêt égoïste, mais par « amour ». L'amour doit régner. Ce qu'ils se sont mis en tête n'a qu'un nom : c'est une — idée fixe. « Leur cervelle est hantée », et le plus importun, le plus obstiné des fantômes qui y ont élu domicile est l'Homme. Rappelezvous le proverbe : « Le chemin de l'enfer est pavé de bonnes résolutions. » La résolution de réaliser complètement en soi l'Homme est un de ces excellents pavés du chemin de la perdition, et les fermes propos d'être bon, noble, charitable, etc., sortent de la même carrière.
Bruno Bauer dit quelque part [2]. : « Cette classe bourgeoise, qui a pris dans l'histoire contemporaine une si redoutable importance, n'est capable d'aucun sacrifice, d'aucun enthousiasme pour une idée, d'aucune élévation : elle ne s'attache qu'à ce qui intéresse sa médiocrité, c'est-à-dire qu'elle ne voit pas plus loin qu'elle-même ; si elle est victorieuse, ce n'est, en définitive, que grâce à sa masse, dont l'inertie a lassé les efforts de la passion, de l'enthousiasme et de la logique, et grâce à sa surface qui a absorbé une partie des idées nouvelles. » Et aussi [3] : « Elle a accaparé pour elle seule le bénéfice des idées révolutionnaires auxquelles d'autres, désintéressés ou passionnés, s'étaient sacrifiés, et elle a changé l'esprit en argent. — Mais en vérité, avant de faire siennes ces idées, elle a commencé par les châtrer de ce qui en était l'extrême, mais aussi la stricte conséquence, de l'ardeur fanatique de destruction contre tout égoïsme. »
C'est entendu : ces gens-là sont incapables de dévouement et d'enthousiasme: ils n'ont ni idéal ni logique ; ce sont, au sens vulgaire du mol, des égoïstes ne songeant qu'à leurs intérêts, prosaïques, calculateurs, etc.
Qui donc « se sacrifie »? Celui qui subordonne tout le reste à un but, à une volonté, à une passion, etc. L'amant ne se sacrifie-t-il pas lorsqu'il abandonne père et mère, brave tous les dangers et supporte toutes les privations pour atteindre son but ? Et que fait d'autre l'ambitieux qui sacrifie à son unique passion tout désir, tout souhait, toute joie ? Et l'avare, qui se prive de tout pour amasser un trésor ? Et l'ivrogne ? Tous, une unique passion les domine, et ils lui sacrifient toutes les autres.
Mais ces sacrifices les empêchent-ils d'être intéressés ? Ne sont-ils point des égoïstes? S'ils n'ont qu'une seule passion maîtresse, ils ne cherchent pas moins à la satisfaire et à se satisfaire, ils n'y mettent même que plus d'ardeur : leur passion les absorbe. Tous leurs actes, tous leurs efforts sont égoïstes, mais d'un égoïsme non épanoui, unilatéral et borné : ils sont possédés.
« Ce ne sont là, dites-vous, que des passions mesquines, misérables, par lesquelles l'homme ne doit au contraire pas se laisser enchaîner. L'homme doit se dévouer à une grande cause, à une grande idée ! » Une « idée élevée », une « bonne cause », c'est par exemple la gloire de Dieu, pour laquelle d'innombrables victimes ont cherché et trouvé la mort ; c'est le Christianisme, qui a trouvé des martyrs prêts au supplice ; c'est cette Église hors laquelle il n'est pas de salut, si avide d'hécatombes d'hérétiques; c'est la Liberté et l'Égalité, dont les sanglantes guillotines furent les servantes. Celui qui vit pour une grande idée, pour une bonne cause, pour une doctrine, un système, une mission sublime, ne doit se laisser effleurer par aucune convoitise terrestre, il doit dépouiller tout intérêt égoïste. Ceci nous amène à la notion du Sacerdoce, qu'on pourrait encore, eu égard à son rôle pédagogique, appeler la pionnerie (car un idéal n'est qu'un pion !).
La vocation du prêtre l'appelle à vivre exclusivement pour l'Idée, à n'agir qu'en vue de l'Idée, de la bonne cause ; aussi le peuple sent-il combien il sied mal aux gens du clergé de laisser percer un orgueil mondain, de n'être pas insensible à la bonne chère, de se livrer à des plaisirs comme la danse et le jeu, bref de s'intéresser à ce qui n'est pas un « intérêt sacré ». On pourrait peut-être expliquer également ainsi la maigreur des traitements que reçoivent les professeurs : ils doivent se sentir amplement récompensés par la sainteté de leur mission, et faire fi des voluptés passées. Nous ne manquons pas de catalogues de ces idées sacrées dont l'homme doit regarder une ou plusieurs comme sa mission. Famille, Patrie, Science, etc., peuvent trouver en moi un serviteur fidèle à remplir ses devoirs. Nous nous heurtons ici à l'antique erreur du monde, qui n'a pas encore appris à se passer de sacerdoce ; vivre et agir pour une idée est encore toujours pour l'homme une vocation, et c'est à la fidélité avec laquelle il s'y consacre que se mesure sa valeur humaine.
Telle étant la domination des idées ou le sacerdoce, Robespierre, par exemple, Saint-Just, etc., étaient bien des prêtres ; c'étaient des inspirés, des enthousiastes, les instruments conséquents d'une idée, des champions de l'idéal. Saint-Just s'écrie dans un de ses discours : « Il y a quelque chose de terrible dans l'amour sacré de la patrie ; il est tellement exclusif qu'il immole tout sans pitié, sans frayeur, sans respect humain à l’intérêt public ; il précipite Manlius, il immole ses affaires privées, il entraîne Régulus à Carthage, jette un Romain dans un abîme et met Marat au Panthéon, victime de son dévouement [4]»
Contre ces représentants d'intérêts idéaux ou sacrés se dresse l'innombrable multitude des intérêts profanes, « personnels ». Nulle idée, nulle doctrine, nulle cause sainte n'est si grande qu'elle ne doive jamais être vaincue ou modifiée par ces intérêts personnels. S'il arrive que ceux-ci sombrent momentanément aux heures de rage et de fanatisme, le « bon sens populaire » les ramène bientôt à la surface. La victoire des idées n'est complète que lorsqu'elles cessent d'être en contradiction avec les intérêts personnels, c'est-à-dire lorsqu'elles donnent satisfaction à l'égoïsme.
Le marchand de harengs saurs qui crie en ce moment sa marchandise sous ma fenêtre a un intérêt personnel à la bien vendre, et quand sa femme ou n'importe qui ferait des voeux pour la prospérité de son petit commerce, son intérêt n'en resterait pas moins tout personnel. Mais qu'un voleur lui dérobe sa corbeille, aussitôt va s'éveiller l'intérêt de plusieurs, du grand nombre, de toute la ville, de tout le pays, bref, de tous ceux qui abhorrent le vol ; la personne de notre marchand passe à l'arrière-plan et s'efface devant la catégorie de « volé » à laquelle s'attache l'intérêt public.
Mais, ici encore, tout se ramène en définitive à un intérêt personnel : si tous ceux qui compatissent à l'infortune du volé croient devoir applaudir au châtiment du voleur, c'est que si le vol restait impuni il pourrait se généraliser et qu'eux-mêmes pourraient à leur tour en être victimes. Il est toutefois difficile d'admettre que beaucoup de gens puissent avoir conscience d'un tel calcul, et vous entendrez le plus souvent proclamer que le voleur est un « criminel ». Nous avons devant nous un jugement rendu, qui qualifie le vol une fois pour toutes et le range dans la classe des « crimes ».
Le problème qui se pose maintenant est celui-ci : À supposer qu'un crime ne causât pas le moindre préjudice ni à moi, ni à quiconque m'intéresse, je devrais néanmoins déployer tout mon zèle à le combattre. Pourquoi? Parce que la Moralité m'inspire, parce que je suis plein de l'idée de moralité et que je dois m'opposer à tout ce qui la blesse. C'est parce que le vol lui paraît a priori abominable que Proudhon croit flétrir la propriété en disant que « la propriété, c'est le vol ».
Aux yeux des prêtres, le vol est toujours un crime, ou tout au moins un délit.
Ici finit l'intérêt personnel. Cette personne déterminée qui a dérobé la corbeille du marchand m'est, à moi personnellement, complètement indifférente ; ce qui m'intéresse, c'est uniquement le voleur, l'espèce dont cette personne est un exemplaire. Voleur et Homme sont dans mon esprit deux termes inconciliables, car on n'est pas vraiment Homme quand on est voleur ; en volant on avilit en soi l'Homme ou l' « humanité ».
Nous sortons de l'intérêt personnel pour tomber dans la Philanthropie. Celle-ci est généralement si mal comprise qu'on croit y voir un amour pour les hommes, pour chaque individu en particulier, alors qu'elle n'est que l'amour de l'Homme, du concept abstrait et irréel, du fantôme. Ce n'est pas [mots en grec dans le texte], les hommes, mais [mots en grec dans le texte], l'homme, que le philanthrope porte dans son coeur. Certes, il compatit à l'infortune de l'individu, mais ce n'est que parce qu'il voudrait voir partout réalisé son idéal bien-aimé. Ne lui parlez pas de sollicitude pour moi, pour toi, pour nous : intérêt personnel que tout cela ; cela rentre dans le chapitre de l'« amour mondain ». La Philanthropie est un amour céleste, spirituel — clérical. Ce qu'il lui faut, c'est faire fleurir en nous l'Homme, quand nous, pauvres diables, en devrions crever. C'est le même esprit clérical qui a dicté le célèbre Fiat justifia, pereat mundus : Homme, Justice, sont des idées, des fantômes, à l'amour desquels tout doit être sacrifié ; — du reste, l'homme de tous les sacrifices est, comme on sait, le prêtre.
Celui qui rêve de l’Homme perd de vue les personnes à mesure que s'étend sa rêverie; il nage en plein intérêt sacré, idéal. L'Homme n'est pas une personne, mais un idéal, un fantôme.
On peut prêter à l'homme les attributs les plus divers ; s'il paraît que le premier, le plus essentiel de ses attributs est la piété, le sacerdoce religieux se lève ; semble-t-il que c'est la moralité qui lui est avant tout nécessaire, le sacerdoce moral dresse la tête. Les esprits hiérarchiques de nos jours voudraient faire de tout une « Religion »; nous avons déjà une « religion de la Liberté », une « religion de l'Égalité », etc., et ils sont en train de faire une « cause sacrée » de toutes les idées ; nous entendrons un jour parler d'une religion de la Bourgeoisie, de la Politique, de la Publicité, de la Liberté de la presse, de la Cour d'assises, etc.
Cela dit, qu'est-ce donc que le « désintéressement »? Être désintéressé, c'est n'avoir qu'un intérêt idéal, devant lequel s'efface toute considération de personne.
L'orgueil de l'homme pratique se révolte contre cette manière de voir. Mais, depuis des milliers d'années, on a si bien travaillé à le dompter qu'il doit aujourd'hui courber sa tête rebelle et « adorer la puissance supérieure » : le Sacerdoce a vaincu. Lorsque l'égoïste mondain était parvenu à secouer le joug d'une puissance supérieure, comme par exemple la Loi de l'Ancien Testament, le Pape romain, etc., il s'en élevait immédiatement au-dessus de lui une autre, dix fois supérieure : la Foi prenait la place de la Loi, l'élévation de tous les laïques au sacerdoce remplaçait le clergé fermé, etc. C'est l'histoire du possédé qu'une demi-douzaine de diables harcelaient dès qu'il croyait en avoir chassé un.
Le passage de Bruno Bauer que nous citions plus haut dénie à la classe bourgeoise tout idéalisme, etc. Il est indubitable qu'elle a falsifié les conséquences idéales que Robespierre eût tirées de son principe. L'instinct de son intérêt l'a avertie que ces conséquences juraient avec ce qu'elle avait en vue, et que ce serait un jeu de dupes que de vouloir se plier aux déductions de la théorie. Devait-elle peut-être pousser le désintéressement jusqu'à abjurer tout ce qui avait été son but pour conduire au triomphe une rigide théorie ?
Cela fait merveilleusement l'affaire des prêtres, quand les gens prêtent l'oreille à leurs exhortations : « Abandonne tout et suis-moi ! » ou : « Vends tout ce que tu possèdes et donnes-en l'argent aux pauvres, cela te vaudra un trésor dans le ciel ; viens et suis-moi ! » Quelques rares idéalistes écoutent cet appel, mais la plupart font comme Ananias et Saphira, se conduisent à moiti suivant l'Esprit ou la Religion, à moitié suivant le monde, et partagent leurs offrandes entre Dieu et Mammon.
Je ne blâme pas la Bourgeoisie de ne pas s'être laissé détourner de son but par Robespierre et d'avoir pris conseil de son égoïsme pour savoir jusqu'à quel point elle devait s'assimiler les idées révolutionnaires. Mais ceux que l'on pourrait blâmer (si toutefois il peut être question ici de blâmer quelqu'un ou quelque chose), ce sont ceux qui se laissent imposer comme leurs intérêts les intérêts de la classe bourgeoise. Ne finiront-ils pas un jour par comprendre de quel côté est leur avantage ?
« Pour conquérir à sa cause les producteurs (Prolétaires), dit Auguste Becker [5], il ne suffit pas d'une négation des notions traditionnelles du droit. Les gens s'inquiètent malheureusement assez peu de la victoire théorique d'une idée. Ce qu'il faut, c'est leur démontrer ad oculos le bénéfice pratique que l'on peut retirer de cette victoire ; et il ajoute [6]: « Vous devez empoigner les gens par leurs intérêts réels, si vous voulez avoir prise sur eux. » Il nous montre de plus la sage immoralité qui se propage déjà chez nos paysans, parce qu'ils aiment mieux suivre leurs intérêts réels que de s'astreindre aux commandements de la Morale.
Les Pères de l'Église révolutionnaire, ses pédagogues, coupaient le cou aux hommes pour servir l'Homme ; les laïques, les profanes de la Révolution n'avaient pas, en vérité, une plus grande horreur pour cette opération, mais ils se souciaient moins des droits de l'homme et de l'humanité que de leurs propres droits.
Comment se fait-il donc que l'égoïsme de ceux qui confessent et qui consultent en tout temps leur intérêt personnel succombe fatalement devant un intérêt sacerdotal ou pédagogique ? Leur personne leur semble à eux-mêmes trop mince, trop insignifiante (ce qu'elle est donc, en effet) pour oser prétendre à tout et pouvoir se réaliser entièrement. Ce qui prouve qu'il en est bien ainsi, c'est qu'ils se scindent euxmêmes en deux personnes, une éternelle et une temporelle, et qu'ils ne favorisent jamais que l'une à l'exclusion de l'autre : le dimanche l'éternelle, le reste de la semaine la temporelle ; la première dans la prière, la seconde au travail. Ils portent le prêtre en eux, et c'est pourquoi ils n'en sont jamais quittes : ils s'entendent intérieurement prêcher chaque dimanche.
Combien les hommes ont travaillé et médité pour arriver à concilier cette dualité de leur essence! Ils ont entassé idée sur idée, principe sur principe, système sur système, et rien n'est parvenu à la longue à résoudre la contradiction que renferme l'homme « temporel » appelé « l'égoïste ». Cela ne prouve-t-il pas que toutes ces idées étaient impuissantes à embrasser ma volonté tout entière et à la satisfaire ? Elles étaient et me sont demeurées ennemies, bien que cette inimitié se soit longtemps dissimulée. — En sera-t-il de même de l’individualité ? N'est-elle, elle aussi, qu'un essai de conciliation ?
À quelque principe que je me sois adressé, à celui de la Raison, par exemple, j'ai toujours été finalement obligé de le rejeter. Ou bien puis-je être perpétuellement raisonnable et régler en toutes choses ma vie sur la raison ? Je puis m'efforcer d'être raisonnable, je puis aimer la raison, comme je puis aimer Dieu ou toute autre idée. Je puis être philosophe, être l'amant de la sagesse comme je suis l'adorateur de Dieu. Mais l'objet de mon amour et de mes aspirations n'existe que dans mon esprit, dans mon imagination, dans ma pensée ; il est dans mon coeur, dans mon cerveau, il est en moi, comme mon coeur est en moi, mais il n'est pas moi et je ne suis pas lui.
Ce qu'on entend sous le nom d'influence morale est tout spécialement du ressort
des esprits sacerdotaux.
L'influence morale commence où commence l'humiliation ; elle n'est que cette humiliation même, sous laquelle l'orgueil, forcé de plier ou de rompre, fait place à la soumission. Lorsque je crie à quelqu'un de s'éloigner d'un rocher prêt à sauter, je n'exerce sur lui par cet avertissement aucune influence morale. Si je dis à l'enfant : « Tu auras faim si tu ne veux pas manger de ce qui est sur la table », il n'y a là non plus rien qui ressemble à l' « influence morale ». Mais si je lui dis : « Il faut prier, honorer père et mère, respecter le crucifix, dire la vérité, etc. ; car cela est humain, car tel est le devoir de l'homme, ou mieux encore la volonté de Dieu », j'aurai cette fois exercé sur lui une action morale. C'est grâce à cette pédagogie morale que l'homme se pénètre de la mission de l'homme, qu'il devient humble et obéissant, et qu'il soumet sa volonté à une volonté étrangère qui lui est imposée comme la règle et la loi ; il doit s'incliner devant une supériorité : humiliation volontaire. « Celui qui s'abaisse sera élevé. »
Oui, oui, il est bon d'exhorter de bonne heure les enfants à la piété, à la dévotion, à l'honnêteté. L'homme bien élevé est celui auquel les bons principes ont été enseignés, inculqués, serinés et entonnés à force de coups ou de sermons.
Si cela vous fait sourire, aussitôt les Bons de s'écrier en se tordant les mains de désespoir : « Mais, pour l'amour de Dieu, si nous ne donnons pas de bons principes à nos enfants, ils se jetteront tout droit dans la gueule du péché, et ils deviendront de mauvais garnements ! » Doucement, prophètes de malheur ! « Mauvais », dans votre sens, certes ils le deviendront, mais votre sens est précisément un très mauvais sens. Les effrontés ne s'en laisseront plus imposer par vos bavardages et vos lamentations, et ne sympathiseront plus avec toutes les absurdités qui vous font rêver et radoter de temps immémorial ; ils aboliront le droit de succession en refusant d'hériter des sottises que vous ont léguées vos pères, et ils extirperont le péché originel. Si vous leur dites : « Incline-toi devant l'Être suprême ! » ils répondront : « S'il veut nous faire plier, qu'il vienne lui-même et qu'il le fasse, car nous ne nous inclinons pas de notre plein gré ! » Et si vous les menacez de sa colère et de ses châtiments, ce sera comme si vous les menaciez du loup-garou. Quand vous ne parviendrez plus à leur inculquer la peur des revenants, le règne des revenants touchera à sa fin, et les contes de nourrice ne trouveront plus de créance.
Mais ne sont-ce pas encore une fois les Libéraux qui insistent sur la bonne éducation et sur la nécessité d'améliorer l'instruction publique ? Comment d'ailleurs leur Libéralisme, leur « liberté dans les limites de la loi » pourraient-ils se réaliser sans le secours de la discipline ? Si l'éducation telle qu'ils l'entendent ne repose pas précisément sur la crainte de Dieu, elle n'en fait que plus énergiquement appel au Respect humain, c'est-à-dire à la crainte de l'Homme, et c'est à la discipline à inspirer « l'enthousiasme pour la véritable mission humaine ».
On se contenta pendant longtemps de l'illusion de posséder la vérité, sans qu'il
vînt à l'esprit de personne de se demander sérieusement s'il ne serait peut-être pas
nécessaire, avant de posséder la vérité, d'être soi-même vrai. Ce temps fut le Moyen
Âge. On se figura pouvoir comprendre l'abstrait, l'immatériel, au moyen de la
conscience commune, de cette conscience qui n'a de prise que sur les objets, c'est-àdire
sur le sensible et le matériel. De même qu'on doit longuement exercer son oeil
avant d'arriver à saisir la perspective des objets éloignés, et qu'il faut que la main
fasse de péniblesefforts avant que les doigts aient acquis la dextérité nécessaire pour frapper les
touches selon les règles de l'art, de même on s'est soumis aux mortifications les plus
variées afin de devenir capable d'embrasser entièrement le suprasensible. Mais ce
qu'on mortifiait n'était rien d'autre que l'homme matériel, la conscience commune,
l'intelligence restreinte à la perception des rapports sensibles. Et comme cette
intelligence, cette pensée, dont Luther « faisait fi » sous le nom de raison, est inapte
à concevoir le divin, le régime de mortifications auquel on la soumit ne contribua en
rien à la découverte de la vérité ; autant eût valu exercer ses pieds à la danse pendant
des années dans l'espoir de leur apprendre à jouer de la flûte.
Luther, avec qui finit ce qu'on nomme le Moyen Âge, fut le premier à comprendre que si l'homme veut embrasser la vérité, il doit commencer par devenir autre qu'il n'est et par devenir aussi vrai que la vérité. Celui qui possède déjà la vérité parmi ses croyances, celui qui croît à la vérité peut seul y avoir part, c'est-à-dire qu'elle n'est accessible qu'au croyant, et que le croyant seul peut en explorer les profondeurs. Il n'y a que l'organe de l'homme capable de produire le souffle qui puisse aussi parvenir à jouer de la flûte, et il n'y a que l'homme possédant le véritable organe de la vérité qui puisse participer à la vérité. Celui dont la pensée n'atteint que le sensible, le positif, le concret ne saisira non plus dans la vérité que son apparence concrète ; or, la vérité est esprit, fondamentalement immatérielle, et n'est, par conséquent, du ressort que de la « conscience supérieure », et non de celle qui « n'est ouverte qu'aux choses de la terre ».
Luther met donc en lumière ce principe que la Vérité, étant pensée, n'existe que pour l'homme pensant. Et cela revient à dire que l'homme doit simplement se placer, désormais, à un point de vue différent, au point de vue céleste, croyant, scientifique, au point de vue du penser en face de son objet, la pensée, ou de l'Esprit en face de l'Esprit. L'égal seul reconnaît l'égal. « Tu es l'égal de l'Esprit que tu comprends [7]»
Le Protestantisme ayant abattu la hiérarchie du Moyen Âge, cette opinion put s'enraciner que toute hiérarchie, la hiérarchie en général, avait été par lui détruite, et on put ne pas s'apercevoir qu'il avait été justement une « Réforme », c'est-à-dire la remise à neuf de la hiérarchie vieillie. Cette hiérarchie du Moyen Âge n'avait jamais été qu'infirme et débile, car elle avait été obligée de tolérer autour d'elle toute la barbarie des profanes ; il fallut la Réforme pour retremper les forces de la hiérarchie et lui donner toute son inflexible rigueur.
« La Réforme, dit Bruno Bauer, fut avant tout le divorce théorique du principe religieux avec l'Art, l'État et la Science, c'est-à-dire son affranchissement vis-à-vis de ces puissances auxquelles il avait été intimement lié durant les premiers temps de l'Église et la hiérarchie du Moyen Âge; et les institutions théologiques et religieuses issues de la Réforme ne sont que les conséquences logiques de cette séparation du principe religieux d'avec les autres puissances de l'humanité. » C'est précisément le contraire qui me paraît exact; je pense que jamais la domination de l'esprit, ou — ce qui revient au même — la liberté de l'esprit, n'a été aussi étendue et aussi toutepuissante que depuis la Réforme, attendu que, loin de rompre avec l'Art, l'État et la Science, le principe religieux n'a fait que les pénétrer davantage, leur enlever ce qui leur restait de séculier, pour les amener au « royaume de l'esprit » et les rendre religieux.
On a, non sans raison, rapproché Luther de Descartes, et le « celui qui croit est un dieu » du « je pense, donc je suis » (cogito, ergo sum). Le ciel de l'homme est le penser, — l'Esprit. Tout peut lui être retranché, sauf la pensée, sauf la foi. On peut détruire une foi déterminée, comme la foi en Zeus, Astarté, Jéhovah Allah, etc., mais la foi elle-même est indestructible.
Penser, c'est être libre. Ce dont j'ai besoin, ce dont j'ai faim, je ne l'attends plus d'aucune grâce, ni de la Vierge Marie, ni de l'intercession des Saints, ni de l'Église qui lie et délie, mais je me le dispense moi-même. Bref, mon être (le sum) est une vie dans le ciel de la pensée, de l'Esprit, c'est un cogitare. Moi-même je ne suis rien d'autre qu'Esprit : — Esprit pensant, dit Descartes — Esprit croyant, dit Luther. Je ne suis pas ce qu'est mon corps ; ma chair peut être tourmentée de convoitises et de passions. Je ne suis pas ma chair, mais je suis Esprit, rien qu'Esprit.
Cette pensée traverse toute l'histoire de la Réforme jusqu'à nos jours.
Ce n'est que depuis Descartes que la philosophie moderne s'est appliquée sérieusement à tirer toutes leurs conclusions des prémisses chrétiennes, en faisant de la « connaissance scientifique » la seule connaissance vraie et valable. C'est pourquoi elle commence par le doute absolu, le dubitare, par l'humiliation du savoir vulgaire et la négation de tout ce qui n'est pas légitimé par l'esprit, par la pensée. Elle compte pour rien la Nature, les opinions des hommes et le « consentement général », elle n'a point de repos tant qu'elle n'a pas mis en tout la Raison, et tant qu'elle ne peut pas dire : « Le réel est le rationnel et le rationnel seul est réel. » Elle est ainsi parvenue au triomphe de l'Esprit ou de la Raison, et tout est Esprit parce que tout est raisonnable : la Nature tout entière, aussi bien que les opinions des hommes, même les plus absurdes, renferment de la Raison, car « il faut tout faire servir à sa « meilleure fin », c'est-à-dire au triomphe de la Raison.
Le dubitare cartésien implique ce jugement que seul le cogitare, le penser, l'Esprit — est. C'est une rupture complète avec le « sens commun » qui accorde une réalité aux objets indépendamment de leurs rapports avec la raison ! Seuls l'Esprit, la pensée existent. Tel est le principe de la philosophie moderne, et c'est le principe chrétien dans toute sa pureté. Descartes séparait déjà nettement le corps de l'esprit, et « c'est l'esprit qui se bâtit un corps », dit Goethe.
Mais cette philosophie elle-même, philosophie toute chrétienne, ne s'écarte pas du raisonnable ; aussi se tourne-t-elle contre le « pur subjectif », contre « les caprices, les hasards, l'arbitraire », etc.; elle veut que le divin devienne visible en tout, que toute connaissance soit une reconnaissance de Dieu, et que l'homme contemple Dieu partout ; mais il n'y a jamais de dieu sans son diable.
On ne donne pas le titre de philosophe à celui qui, les yeux larges ouverts aux choses du monde et le regard clair et assuré, porte sur le monde un jugement droit, s'il ne voit dans le monde que tout juste le monde, dans les objets que les seuls objets, bref, s'il voit prosaïquement tout comme il est. Celui-là seul est un philosophe qui voit, montre et démontre dans le monde le ciel, dans le terrestre le supraterrestre, et dans l'humain le — divin. « Ce que ne voit pas l'intelligence des intelligents, dans sa simplesse une âme d'enfant le voit », et c'est cette âme d'enfant, cet oeil pour le divin, qui fait avant tout le philosophe. Les autres n'ont qu'un sens « commun »; lui, qui voit et sait exprimer le divin, a une conscience « scientifique ». C'est pour cette raison qu'on a exclu Bacon du royaume des philosophes, et tout ce qu'on nomme philosophie anglaise ne paraît d'ailleurs pas avoir dépassé, dans la suite, ce qu'avaient découvert ces « cerveaux lucides » qu'étaient Bacon et Hume. Les Anglais n'ont pas su magnifier l'ingénuité de l'âme des enfants et l'élever à la signification de philosophie ; ils n'ont pas su faire, avec des âmes d'enfants, — des philosophes. Cela revient à dire que leur philosophie fut incapable de devenir une philosophie théologique, une théologie ; et cependant ce n'est que comme théologie que la philosophie peut atteindre au terme de son évolution. C'est sur le champ de bataille de la théologie qu'elle rendra le dernier soupir. Bacon ne s'est pas plus mis martel en tête pour les questions théologiques que pour les points cardinaux.
L'objet de la connaissance est la vie. La pensée allemande, plus que toute autre, cherche à atteindre les commencements et les sources de la vie, et ne voit la vie que dans la connaissance elle-même. Le cogito, ergo sum de Descartes signifie : on ne vit que si on pense. Vie pensante signifie « vie spirituelle ». L'Esprit seul vit, sa vie est la véritable vie. De même pour la Nature : ses « lois éternelles », l'Esprit ou la raison de la Nature, en sont toute la véritable vie. Dans l'homme comme dans la Nature, seule la pensée vit, tout le reste est mort. L'histoire de l'Esprit aboutit nécessairement à cette abstraction, à la vie des généralités abstraites ou du non-vivant. Dieu, qui est Esprit, est seul vivant : rien ne vit que le fantôme.
Comment peut-on soutenir que la philosophie moderne et l'époque moderne sont parvenues à la liberté, puisqu'elles ne nous délivrent pas du joug de l'objectivité ? Est-ce que par hasard je serais affranchi d'un despote lorsque, au lieu de le redouter personnellement, je me mets à redouter toute atteinte à la vénération que je m'imagine lui devoir ? C'est pourtant là que nous en sommes actuellement. La pensée moderne n'a fait que transformer les objets existants, le despote réel, etc., en objets imaginaires, c'est-à-dire en idées. Et que devient l'ancien respect, vis-à-vis de ces idées ? Disparaît-il ? Au contraire, il ne fait que redoubler de ferveur. On s'est moqué de Dieu et du Diable, sous leur forme épaisse et vulgairement réelle d'autrefois, mais ce n'a été que pour prendre d'autant plus au sérieux leur notion abstraite. « Affranchi du Méchant, on a gardé le mal. »
On ne se fit aucun scrupule de se révolter contre l'état de choses existant et de renverser les lois régnantes lorsqu'on eut pris une fois pour toutes la résolution de ne plus s'en laisser imposer par l'actuel et le palpable ; mais qui se serait permis de pécher contre l'idée de l'État, et de ne pas se soumettre à l'idée de la Loi ? Et l'on resta « citoyen » on resta homme « légal », loyal ; on se crut même d'autant plus « légal » qu'on abolissait plus rationnellement les vieilles lois boiteuses pour rendre hommage à l' « esprit de la Loi ». En somme, les objets n'avaient fait que se transformer, sans rien perdre de leur puissance et de leur souveraineté, et l'on resta plongé dans l'obéissance, on resta possédé ; on vécut dans la réflexion, il y eut toujours un Objet auquel on réfléchit, que l'on respecta, et devant lequel on se sentit plein de vénération et de crainte. On n'avait fait que transmuer les choses en images ou en représentations des choses, en idées, en concepts, et on ne leur fut que plus intimement et indissolublement lié.
Il n'est pas difficile, par exemple, de se soustraire aux ordres des parents, de fermer l'oreille aux conseils des oncles et des tantes et aux prières des frères et des soeurs, mais l'obéissance ainsi congédiée se réfugie dans la conscience ; moins on se plie aux exigences des siens, parce que rationnellement et au nom de sa propre raison on les juge déraisonnables, plus scrupuleusement on s'attache, en revanche, à la piété filiale, à l'amour de la Famille : on ne se pardonnerait plus d'offenser l'idée qu'on s'est faite de l'amour familial et des devoirs qu'il impose. Affranchis de notre dépendance envers la famille existante, nous tombons sous la dépendance plus assujettissante de l'idée de la famille : l'esprit de famille s'empare de nous et nous domine. La famille composée de Hans, de Grete, etc., dont l'autorité est devenue impuissante, ne fait que se transposer en nous, s'intérioriser, si l'on veut ; elle reste toujours la « Famille », mais on lui applique le vieux précepte : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes », précepte qui, dans le cas présent, se traduit ainsi : Je ne puis, en vérité, me plier à vos absurdes exigences, mais vous êtes ma « famille » et comme tels vous restez malgré tout l'objet de mon amour et de ma sollicitude, car la « famille » est une notion sacrée que l'individu ne peut offenser. — Et cette famille, ainsi rendue intérieure et immatérielle, devenue pensée et représentation, passe au rang de chose « sacro-sainte »; son despotisme en est centuplé, car c'est ma conscience qu'elle va, désormais, remplir de ses clameurs. Pour que le despotisme de la famille fût vraiment brisé, il faudrait que cette famille idéale elle-même devînt d'abord un néant. Les phrases chrétiennes : « Femme, qu'ai-je à faire de toi ? [8] » — « Je suis venu pour soulever l'homme contre son père et la fille contre sa mère [9] », et d'autres semblables, doivent s'entendre comme un appel à la famille céleste, à la vraie famille. L'État ne dit pas autre chose, lorsqu'il exige qu'en tout conflit entre la famille et lui on obéisse à ses ordres, à lui État.
Il en est de la Moralité comme de la Famille. Beaucoup ne se laissent plus arrêter par la morale qui auraient grand-peine à se dégager du concept « Moralité ». La Moralité est l'idée de la morale, sa force spirituelle, sa puissance sur les consciences ; la morale, au contraire, est trop matérielle pour dominer l'esprit et ne peut enchaîner un homme « spirituel », un soi-disant « libre penseur ».
Le Protestant a beau faire, la « Sainte Écriture », la « parole de Dieu », lui reste sacrée. Celui pour qui elle n'est plus « sacrée » a cessé d’être un Protestant. Il doit, du même coup, tenir pour sacré tout ce qui est par elle « ordonné », l'autorité instituée par Dieu, etc. Tout cela reste pour lui inexpugnable, intangible, « au-dessus de toute espèce de doute » et, par conséquent (le doute étant par excellence le propre de l'homme), — « au-dessus » de lui-même. Celui qui ne peut s'en détacher y — croit, car y croire signifie y être lié. Du fait que par le Protestantisme la foi est devenue plus intérieure, la servitude également est devenue plus intérieure ; on a attiré à soi, on s'est approprié tout ce qu'il y avait de sainteté dans les objets, on en a imprégné ses pensées et ses actes, on s'est fait des cas de conscience et on s'est tracé des devoirs sacrés. Aussi tout ce dont la conscience du Protestant ne peut s'affranchir lui est-il sacré, et le Protestant est-il consciencieux ; c'est le trait le plus saillant de son caractère.
Le Protestantisme a proprement organisé en l'homme un véritable service de « police occulte ». L'espion, le guetteur « Conscience », surveille chaque mouvement de l'esprit, et tout geste, toute pensée est à ses yeux une « affaire de conscience », c'est-à-dire une affaire de police. C'est cette scission de l'homme en « instincts naturels » et « conscience » (canaille intérieure et police intérieure) qui fait le Protestant. La « sagesse de la Bible » (au lieu de la catholique « sagesse de l'Église ») passe pour sacrée, et ce sentiment, cette conviction que la parole biblique est sainte se nomme — conscience. La sainteté a ainsi un trône dans le coeur de chacun. Si on ne se libère pas de la conscience, de l'idée du saint ou du sacré, on peut bien agir contre sa conscience, mais non indépendamment de la conscience ; on sera immoral mais non amoral.
Le Catholique peut aller en paix, du moment qu'il a rempli les « commandements »: le Protestant, lui, « fait de son mieux ». Le Catholique n'est qu'un laïque, tandis que tout Protestant est lui-même un prêtre. Cet ecclésiat universel, cette accession de tous à la prêtrise est le progrès réalisé par la Réforme sur le Moyen Âge et sa malédiction.
Qu'était la morale jésuitique, sinon la continuation de la vente des indulgences, à cette différence près que celui qu'on renvoyait absous avait désormais en plus la faculté de contrôler la remise de ses péchés et pouvait s'assurer que ses fautes lui étaient réellement pardonnées, attendu que, dans tel ou tel cas déterminé (casuistes), son péché n'en était pas un ? La vente des indulgences avait autorisé tous les péchés et tous les crimes, et réduit au silence tous les murmures de la conscience. La sensualité pouvait se donner libre carrière, sauf à être achetée à l'Église. Les Jésuites continuèrent à encourager la sensualité et prévinrent ainsi la dépréciation de l'homme selon les sens, tandis que les Protestants, austères, sombres, fanatiques, repentants, contrits et priants, les Protestants, véritables continuateurs du Christianisme, n'accordaient de valeur qu'à l'homme selon l'esprit, au prêtre. Cette indulgence du Catholicisme, et spécialement des Jésuites, pour l'égoïsme trouva au sein même du Protestantisme une involontaire et inconsciente adhésion, et nous sauva de la déchéance et de la ruine de la sensualité. Toutefois, l'influence de l'esprit protestant ne cesse de s'étendre, et l'esprit jésuitique, qui, près de cet esprit « divin », représente le « diabolique » inséparable de toute divinité, ne parvient nulle part à se maintenir seul ; il est le témoin forcé, en France notamment, de la victoire du philistinisme protestant et de l'allégresse de l'Esprit triomphant.
On a coutume de louer le Protestantisme de ce qu'il a remis en honneur le
temporel, comme par exemple le mariage, l'État, etc. Mais en réalité le temporel en
tant que temporel, le profane, lui est bien plus indifférent encore qu'au Catholicisme;
non seulement le catholique laisse subsister le monde profane, mais il ne s'interdit pas
de goûter aux jouissances mondaines, tandis que le protestant, lorsqu'il raisonne et
qu'il est conséquent, travaille à anéantir le temporel par 1e seul fait qu'il le sanctifie.
C'est ainsi que le mariage a perdu son ingénuité naturelle en devenant sacré — non
pas sacré tel que le fait le Sacrement catholique, qui implique qu'il est en lui-même
profane et ne reçoit que de l'Église sa consécration — mais sacré au sens protestant,
sacré par essence, un lien sacré. Il en est de même de l'État : jadis le Pape consacrait
l'État et ses princes en les bénissant ; aujourd'hui l'État, la Majesté sont par euxmêmes
sacrés sans qu'au préalable la main du prêtre ait dû s'étendre sur eux.
En somme, l'ordre de la Nature, ou Droit naturel, a été sanctifié sous le nom d'« ordre divin ». La Confession d'Augsbourg, art. II, dit par exemple : « Tenonsnous- en simplement à la sage sentence des jurisconsultes : il est de droit naturel que l'homme et la femme vivent ensemble. Or, ce qui est un droit naturel est l'ordre de Dieu transporté dans la nature, et est donc aussi un droit divin. »
Et qu'est Feuerbach, sinon un protestant éclairé, lorsqu'il déclare sacrées toutes les relations morales, non point en vérité comme conformes à la volonté divine, mais en raison de l'Esprit qui habite en elles ? « Le mariage — naturellement en tant qu'union libre dans l'amour — est sacré par lui-même, par sa nature même de contrat. Le mariage n'est religieux que lorsqu'il est vrai et répond à l'essence du mariage, qui est l'amour. Il en est de même pour toutes les relations du monde moral ; elles ne sont morales, elles n'ont de valeur au point de vue de la moralité que si elles sont par ellesmêmes religieuses. Il n'y a de véritable amitié que là où les bornes de l'amitié sont religieusement observées, avec autant de scrupules que le croyant en met à sauvegarder la dignité de son Dieu. Sacrés sont et nous doivent être l'amitié, la propriété, le mariage, le bien de chaque homme, mais sacrés en eux-mêmes et par eux-mêmes [10] »
C'est là un point essentiel, sur lequel je veux insister. D'après le Catholicisme, le mondain, le séculier peut bien être consacré ou sanctifié, mais il n'est pas saint sans cette bénédiction sacerdotale ; d'après le Protestantisme, au contraire, le temporel est saint par lui-même, du fait de sa seule existence.
À cette consécration ecclésiastique, source de toute sainteté, est intimement liée la maxime jésuitique : « La fin justifie les moyens. » Un moyen n'est en soi ni saint ni non-saint, mais, appliqué aux besoins de l'Église, utile à l'Église, le voilà sanctifié. Le régicide, par exemple, est un de ces moyens ; lorsqu'il a été accompli pour le bien de l'Église, il a toujours été sûr d'obtenir, parfois sans aveu public, sa canonisation. Pour le Protestant, la Majesté est sacrée; pour le Catholique, elle ne peut l'être qu'après avoir reçu du pontife sa consécration, et si le Catholique la tient pour sacrée, c'est que la sainteté lui a été implicitement conférée une fois pour toutes par le Pape. Mais que le Pape vienne à retirer sa consécration, et le roi anathème ne sera plus pour ses sujets catholiques qu'un « homme du siècle », un laïque, un « profane ».
Si le Protestant s'efforce de découvrir quelque sainteté dans tout ce qui touche aux sens, à la matière, pour ne plus s'attacher ensuite qu'à son côté sacré, le Catholique, lui, relègue le « matériel » dans un domaine à part où il conserve, comme tout le reste de la nature, sa valeur propre. L'Église catholique a jugé le mariage incompatible avec l'état ecclésiastique et a privé les membres du clergé des joies de la famille ; le mariage et la famille, même bénits, restent mondains. L'Église protestante, au contraire, tenant le mariage et les liens de la famille pour sacrés, fait abstraction de ce qu'ils ont de mondain et n'y voit rien qui ne puisse convenir à ses prêtres.
Un Jésuite, en sa qualité de bon catholique, peut tout sanctifier. Il suffit, par exemple, de se dire : Je suis prêtre et comme tel nécessaire à l'Église. Mais je la servirai avec bien plus de zèle si je puis dûment assouvir mes passions ! Je vais donc séduire cette jeune fille, faire empoisonner mon ennemi, etc. Mon but est sain, étant celui d'un prêtre; par conséquent, il sanctifie le moyen. Je n'agis en somme que pour le bien de l'Église. Pourquoi le prêtre catholique craindrait-il de tendre à l'empereur Henri VII l'hostie empoisonnée — pour le salut de l'Église ?
Les Protestants vraiment selon le coeur de l'Église ont prohibé tous les « plaisirs innocents », parce que seul le sacré, le spirituel, pouvait être innocent. Ils ont été obligés de condamner tout ce en quoi ils n'apercevaient pas le Saint-Esprit : danse, théâtre, luxe (dans l'église, par exemple), etc. C'est là le fait du Calvinisme puritain ; mais, parallèlement à lui, le Luthéranisme évolue dans un sens plus religieux, parce qu'il est d'un spiritualisme plus radical.
Le Calvinisme met en interdit une foule de choses qu'il considère à première vue comme sensuelles ou profanes ; il purifie l'Église par exclusion. Le Luthéranisme, au contraire, ne rejette rien et cherche autant que possible à reconnaître en tout l'Esprit, l'opération du Saint-Esprit : il sanctifie le profane. « Un baiser en tout bien tout honneur n'est pas chose défendue », l'esprit d'honnêteté le sanctifie. C'est ainsi que le luthérien Hegel (il déclare lui-même quelque part qu'il veut rester luthérien) en est venu à identifier complètement l'ordre naturel avec l'ordre logique. En tout est la Raison, c'est-à-dire le Saint-Esprit ; « le réel est rationnel », et le réel c'est, en fait, tout, attendu qu'en toute chose, par exemple dans chaque mensonge, on peut découvrir de la vérité : il n'y a pas de mensonge absolu, pas de mal absolu, etc.
Les Protestants presque seuls ont produit les grandes « oeuvres de l'esprit », parce qu'eux seuls sont les vrais apôtres de l'Esprit.
Combien l'empire de l'homme est borné ! Il doit laisser le soleil poursuivre sa
carrière, la mer soulever et abaisser ses flots, la montagne se dresser vers le ciel. Il est
sans force devant l'Insurmontable. Ce monde gigantesque est soumis à une loi
immuable à laquelle l'homme doit se soumettre et qui règle sa destinée ; comment
pourrait-il se défendre devant lui d'un sentiment d'impuissance ?
Quel fut le but des efforts de l'humanité avant le Christ ? Se garantir contre les coups du sort, et ne plus être à leur merci. Les Stoïciens y parvinrent par l’apathie, en considérant comme indifférents les hasards de la nature et en ne se laissant pas affecter par eux. Horace, par son célèbre nil mirari, proclame également son indifférence vis-à-vis de l'« Autre », du Monde, qui ne doit ni influer sur nous ni exciter notre étonnement. Et l'impavidum ferient ruinae du poète exprime précisément la même impassibilité que le troisième verset du psaume XLV : « Nous ne craindrons pas, quand la terre sera renversée..., etc. » En tout cela est en germe l'aphorisme chrétien sur la vanité du monde, et aussi le chrétien mépris du monde.
L’impassibilité d'esprit du « sage », par laquelle le monde antique préparait sa ruine, reçut une secousse intérieure contre laquelle ni ataraxie ni stoïcisme ne purent la protéger. L'Esprit, soustrait à l'influence du monde, insensible à ses coups, élevé au-dessus de ses attaques, cet Esprit qui ne s'étonnait plus de rien et que l'écroulement du monde eût été incapable d'émouvoir, vint à déborder irrésistiblement, distendu par les « gaz » (spiritus, gaz, vapeur) nés à son intérieur ; et lorsque les chocs mécaniques venus du dehors furent devenus impuissants contre lui, les affinités chimiques excitées en son sein entrèrent en jeu et commencèrent à exercer leur merveilleuse action.
L'histoire ancienne est virtuellement close le jour où je parviens à faire du monde ma propriété. « Mon Père m'a mis toutes choses entre les mains [11]» Le monde cesse de m'écraser de sa puissance, il n'est plus inaccessible, sacré, divin, etc., « les dieux sont morts », et je traite si bien le monde selon mon bon plaisir qu'il ne tiendrait qu'à moi d'y opérer des miracles (qui sont des oeuvres de l'Esprit) ; je pourrais renverser des montagnes, ordonner à ce mûrier de se déraciner et de s'aller jeter dans la mer [12] », tout ce qui est pensable est possible : « Toutes choses sont possibles à celui qui croit [13]» Je suis le maître du monde, la « majesté » est à moi. Le monde est devenu prosaïque, car le divin en a disparu : il est ma propriété, et j'en use comme il me plaît (savoir, comme il plaît à l'esprit).
Par le fait que le Moi s'était élevé à ce titre de possesseur du monde, l'Égoïsme avait remporté sa première victoire, et une victoire décisive : il avait vaincu le monde et l'avait « supprimé », et il confisqua à son profit l'oeuvre d'une longue suite de siècles.
La première propriété, le premier « trône » est conquis.
Mais le maître du monde n'est pas encore maître de ses pensées, de ses sentiments et de sa volonté : il n'est pas le maître et le possesseur de l'Esprit, car l'Esprit est encore sacré, il est le Saint-Esprit. Le Chrétien, qui a « nié le monde », ne peut pas « nier Dieu ».
L'Antiquité avait lutté contre le monde ; le combat du Moyen Âge fut un combat contre soi-même, contre l'Esprit. L'ennemi des Anciens avait été extérieur, celui des Chrétiens fut intérieur, et le champ de bataille où ils en vinrent aux mains fut l'intimité de leur pensée, de leur conscience.
Toute la sagesse des Anciens est Cosmologie, science du monde; toute la sagesse des Modernes est Théologie, science de Dieu.
Les Païens (y compris les Juifs) avaient eu raison du monde ; il s'agit dans la suite d'avoir aussi raison de soi-même, l'Esprit, et de nier l'Esprit, c'est-à-dire de nier Dieu.
Pendant près de deux mille ans, nous avons travaillé à nous asservir le Saint- Esprit, et nous avons petit à petit déchiré et foulé aux pieds maint lambeau de la sainteté; mais le formidable adversaire se relève toujours sous d'autres formes ou d'autres noms. L'Esprit n'a point encore cessé d'être divin, saint, sacré. Il y a longtemps en vérité qu'il ne plane plus au-dessus de nos têtes comme une colombe, il y a longtemps qu'il ne descend plus sur ses seuls élus : il se laisse saisir aussi par des laïques, etc.; mais en tant qu'Esprit de l'humanité, c'est-à-dire Esprit de l'Homme, il demeure pour toi comme pour moi un Esprit étranger, bien loin d'être une propriété dont nous puissions disposer selon notre bon plaisir.
Un fait est néanmoins certain, qui a visiblement dirigé la marche de l'histoire depuis Jésus-Christ, c'est la tendance à rendre le Saint-Esprit plus humain, à le rapprocher des hommes ou à rapprocher les hommes de lui ; de là vint qu'il put être finalement conçu comme l’ « Esprit de l'humanité », et qu'il nous parut d'un commerce plus facile et plus familier sous ses divers noms d'idée de l'humanité, genre humain, humanisme, philanthropie, etc.
Ne devrait-on pas penser que chacun peut aujourd'hui posséder le Saint-Esprit, interpréter l'idée d'humanité et réaliser en soi le genre humain ?
Non : l'Esprit n'a perdu ni sa sainteté ni son inviolabilité ; il ne nous est pas accessible et n'est pas notre propriété, car l'Esprit de l'humanité n'est pas mon Esprit. Il peut être mon idéal, et en tant que je le pense, je rappellerai mien : la pensée de l'humanité est ma propriété, et je le prouve surabondamment par le seul fait que j'en fais ce qu'il me plaît, et lui donne aujourd'hui telle forme et demain telle autre. Nous nous représentons l'Esprit sous les aspects les plus divers, mais il est toutefois un fidéicommis que je ne puis ni aliéner ni supprimer.
À la longue et après de multiples avatars, le Saint-Esprit est devenu l'« Idée absolue », laquelle, à son tour, se divisant et se subdivisant, a donné naissance aux diverses idées de philanthropie, de bon sens, de vertu civique, etc.
Mais puis-je nommer l'idée ma propriété, tant qu'elle est l'idée de l'humanité, et puis-je considérer l'Esprit comme vaincu, tant que je dois le servir et « me sacrifier » pour lui ?
L'Antiquité à son déclin ne parvint à faire du monde sa propriété qu'après avoir brisé sa suprématie et sa « divinité », et s'être pénétrée de son impuissance et, de sa « vanité ». Ma position en face de l'Esprit est identique : si je puis le réduire à n'être plus qu'un fantôme, et rabaisser la puissance qu'il exerce sur moi au rang de marotte, il ne paraîtra plus ni saint, ni sacré, ni divin, et je me servirai de lui au lieu de le servir, comme je me sers de la nature à ma guise et sans le moindre scrupule.
La « nature des choses », la « notion des rapports » doivent me guider : la nature des choses m'enseigne comment je dois me comporter envers elles, la notion des rapports m'apprend à en conclure.
Comme si l'« idée d'une chose » existait par elle-même et n'était pas plutôt l'idée qu'on se fait d'une chose ! Comme si le rapport que je conçois n'était pas unique, par le fait que moi qui le conçois je suis unique ! Qu'importe la rubrique sous laquelle les autres le rangent ! Mais de même qu'on a séparé « l'essence de l'homme » de l'homme réel, et qu'on juge celui-ci d'après celle-là, de même on a séparé l'homme réel de ses actes, auxquels on applique comme critrium la « dignité humaine ». Les idées doivent décider de tout, ce sont des idées qui gouvernent la vie, ce sont des Idées qui règnent.
Tel est le monde religieux, auquel Hegel a donné une expression systématique, lorsque, mettant de la méthode dans l'absurdité, il assit sur les lois de la logique les fondations profondes de tout son édifice dogmatique. Les idées nous font la loi, et l'homme réel, c'est-à-dire Moi, est forcé de vivre d'après ces lois de la logique. Peut-il y avoir une domination pire, et le Christianisme, dès le début, ne convint-il pas qu'il ne poursuivait d'autre but que rendre plus rigoureuse la domination de la loi judaïque? (« Pas une lettre de la Loi ne doit être perdue. »)
Le Libéralisme n'a fait que mettre d'autres idées à l'ordre du jour ; il a remplacé le divin par l'humain, l'Église par l'État et le fidèle par le savant, ou, en général, les dogmes bruts et les aphorismes surannés par des idées réelles et des lois éternelles.
Aujourd'hui, rien ne règne plus dans le monde que l'Esprit. Une innombrable foule d'idées bourdonnent en tous sens dans les têtes; et que font ceux qui veulent avancer ? Ils nient ces idées pour en mettre d'autres à la place ! Ils disent : « Vous vous faites une fausse idée du Droit, de l'État, de l'Homme, de la Liberté, de la Vérité, de l'Honneur, etc.; l'idée qu'il faut se faire du Droit, etc., est bien plutôt celle-ci, que nous proposons. » Ainsi la confusion des idées va croissant.
L'histoire du monde nous est cruelle, et l'Esprit a conquis une puissance souveraine. Tu dois respecter mes misérables souliers qui pourraient protéger ton pied nu, tu dois respecter mon sel, grâce auquel tes pommes de terre seraient moins fades, et mon superbe carrosse dont la possession te mettrait pour toujours à l'abri du besoin ; tu ne peux allonger la main vers eux. Toutes ces choses et d'innombrables autres sont indépendantes de toi, et l'homme doit les reconnaître telles ; il doit les tenir pour intangibles et inaccessibles, les honorer, les respecter : malheur à lui s'il y porte la main, nous appelons cela « avoir les doigts crochus ».
Que nous reste-t-il ? Bien peu de chose, hélas ! autant vaudrait dire rien ! Tout nous est enlevé, et nous ne pouvons tenter de rien obtenir de ce qui ne nous a pas été donné ; si nous vivons, ce n'est plus que par la clémence du donateur qui nous a accordé cette grâce. Il ne t'est pas même permis de ramasser une épingle si tu n'as pas d'abord demandé la permission et si tu n'y es autorisé. Et autorisé par qui ? Par le Respect ! Ce n'est que lorsqu'il t'aura accord la propriété de cette épingle, lorsque tu pourras la respecter comme une propriété, que tu pourras te baisser et la prendre. Bien plus, tu ne dois avoir aucune pensée, prononcer aucune syllabe, poser aucun acte qui ait en toi seul leur sanction, au lieu de la recevoir de la Moralité, de la Raison ou de l'Humanité.
Bienheureuse ingénuité de l'homme qui ne connaît que ses appétits, avec quelle cruauté on a cherché à t'immoler sur l'autel de la Contrainte !
Autour de l'autel se dresse une église, et cette église grandit, et ses murailles s'écartent chaque jour davantage. Ce que couvre l'ombre de ses voûtes est — sacré, inaccessible à tes désirs, soustrait à tes atteintes. Le ventre creux, tu rôdes au pied de ces murailles, cherchant pour apaiser ta faim quelques restes de profane, et les cercles de ta course vont sans cesse s'élargissant. Bientôt cette église couvrira la Terre entière, et tu seras refoulé à ses plus lointaines limites; encore un pas, et le monde du sacré a vaincu, tu t'enfonces dans l'abîme. Courage donc, paria, puisqu'il est temps encore ! Cesse d'errer, criant famine, à travers les champs fauchés du profane ; risque tout, et rue-toi à travers les portes au coeur même du sanctuaire ! Si tu consommes le sacré, tu l'auras fait tien ! Digère l'hostie, et tu en es quitte !