Max Stirner:C. Ma jouissance de moi
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(1845)
Nous sommes au tournant d'une époque. Le monde n'a jusqu'à présent songé qu'à
conquérir la vie, son unique souci a été de — vivre. Que toute activité tende vers les
choses d'ici-bas ou vers l'au-delà, vers la vie temporelle ou vers l'éternelle, qu'on
aspire au « pain quotidien » (« donnez-nous notre pain quotidien ») ou au « pain
sacré » (« le véritable pain du Ciel », « le pain de Dieu qui est descendu du ciel et qui
donne la vie au monde », « le pain de vie », Jean, VI, 32, 33, 48), que l'on se
préoccupe de la « chère vie » ou de la « vie éternelle », le but de tout effort, l'objet de
toute sollicitude ne change pas : dans l'un comme dans l'autre cas. ce qu'on cherche
est, toujours la vie. Les tendances modernes témoignent-elles d'un autre souci ? On
veut que les besoins de la vie ne soient plus un tourment pour personne, et l'on
enseigne d'ailleurs que l'homme doit s'occuper de ce monde-ci et vivre sa vie réelle
sans vain souci de l'au-delà.
Reprenons la question à un autre point de vue. Celui dont l'unique souci est de vivre ne peut guère songer à jouir de la vie. Tant que sa vie est encore en question, tant qu'il peut encore avoir à trembler pour elle, il ne peut consacrer toutes ses forces à se servir de la vie, c'est-à-dire à en jouir. Mais comment en jouir ? En l'usant, comme on brûle la chandelle qu'on emploie. On use de la vie et de soi-même en la consumant et en se consumant. Jouir de la vie, c'est la dévorer et la détruire.
Eh bien ! — que faisons-nous ? Nous cherchons la jouissance de la vie. Et que faisait le monde religieux ? Il cherchait la vie. « En quoi consiste la vraie vie, la vie bienheureuse, etc.? Comment y parvenir ? Que doit faire l'homme et que doit-il être pour être un véritable vivant ? Quels devoirs lui impose cette vocation ? » Ces questions et d'autres pareilles indiquent que ceux qui les posent en sont encore à se chercher, à chercher leur vrai sens, le sens que leur vie doit avoir pour être vraie. « Ce que je suis n'est qu'un peu d'ombre et d'écume, ce que je serai sera mon vrai moi ! » Poursuivre ce moi, le préparer, le réaliser, telle est la lourde tâche des mortels ; ils ne meurent que pour ressusciter, ils ne vivent que pour mourir et pour trouver la vraie vie.
Ce n'est que quand je suis sûr de moi et quand je ne me cherche plus que je suis vraiment ma propriété. Alors je me possède, et c'est pourquoi je m'emploie et je jouis de moi. Mais tant que je crois, au contraire, avoir encore à découvrir mon vrai moi, tant que je pense devoir faire en sorte que celui qui vit en moi ne soit pas Moi, mais soit le Chrétien ou quelque autre moi spirituel, c'est-à-dire quelque fantôme tel que l'Homme, l'essence de l'Homme, etc., il m'est à jamais interdit de jouir de moi.
Il y a un abîme entre ces deux conceptions : d'après l'ancienne je suis mon but, d'après la nouvelle je suis mon point de départ ; d'après l'une je me cherche, d'après l'autre je me possède et je fais de moi ce que je ferais de toute autre de mes proMax priétés, — je jouis de moi selon mon bon plaisir. Je ne tremble plus pour ma vie, je la « prodigue ».
La question, désormais, n'est plus de savoir comment conquérir la vie, mais comment la dépenser et en jouir ; il ne s'agit plus de faire fleurir en moi le vrai moi, mais de faire ma vendange et de consommer ma vie.
Qu'est-ce que l'Idéal, sinon le moi toujours cherché et jamais atteint ? Vous vous cherchez ? C'est donc que vous ne vous possédez pas encore ! Vous vous demandez ce que vous devez être ? Vous ne l'êtes donc pas ! Votre vie n'est qu'une longue et passionne attente ; pendant des siècles, on a soupiré vers l'avenir et vécu d'espérance. C'est tout. autre chose de vivre de — jouissance.
Est-ce à ceux-là seuls que l'on dit pieux que s'adressent mes paroles ? Nullement, elles s'appliquent à tous ceux qui appartiennent à cette époque finissante, et même à ses joyeux vivants. Pour eux aussi un dimanche succède aux jours ouvrables et les tracas de la vie sont suivis du rêve d'un monde meilleur, d'un bonheur universel, d'un Idéal en un mot. Mais les philosophes au moins doivent, direz-vous, être opposés aux dévots ! Eux ? Ont-ils jamais pensé à autre chose qu'à l'idéal et ont-ils jamais eu en vue autre chose que le moi absolu ? Partout attente, aspirations, partout de lointaines chimères, de longs espoirs et rien de plus. Faites-moi le plaisir d'appeler ça du romantisme !
Pour triompher de l'aspiration à la vie, la jouissance de la vie doit la vaincre sous sa double forme, écraser aussi bien la détresse spirituelle que la détresse temporelle, et exterminer à la fois la soif de l'idéal et la faim du pain quotidien. Celui qui doit user sa vie à la conserver ne peut en jouir, et celui qui la cherche ne l'a pas et ne peut pas non plus en jouir : tous deux sont pauvres, mais — « bienheureux les pauvres ! ».
Les affamés de vraie vie n'ont plus aucun pouvoir sur leur vie présente qu'ils doivent consacrer à la conquête de la vraie vie et sacrifier à l'accomplissement de cette tâche et de ce devoir. La servitude de l'existence terrestre, tout entière subordonnée à l'existence céleste qu'ils attendent, est évidente chez les esprits religieux, qui escomptent une vie future et ne voient dans la vie ici-bas qu'un simple stage ; mais il serait, très faux de croire à moins de renoncement chez ceux qui se sont en apparence le plus affranchis des dogmes. Comprenez donc que la « vie « vraie » a un sens bien plus étendu que votre « vie céleste »! Et, pour en venir immédiatement à la conception libérale de la vie, la « vie vraie » n'est-elle pas « humaine » et « vraiment humaine »? Faut-il se donner tant de peine pour parvenir à cette vie humaine, ou le premier venu la vit-il dès l'instant où il commence à respirer ? Est-elle pour chacun le présent, ce qu'il a et ce qu'il est actuellement, ou doit-il y tendre comme à une vie future qu'il ne possédera qu'après s'être « lavé de la souillure de l'égoïsme ? À ce compte, la vie n'est que la conquête de la vie, on ne vit que pour faire vivre en soi l'essence de l'Homme et pour l'amour de cette essence. On n'a sa vie que pour en créer une « véritable vie », purifiée de tout égoïsme. Et voilà pourquoi on hésite à l'employer à sa guise : elle a son emploi, son but et on ne peut l'en détourner.
Bref, on a une vocation, un devoir ; on a, par sa vie, à réaliser, à accomplir quelque chose ; ce « quelque chose » en vue duquel la vie n'est qu'un moyen et un instrument a plus d'importance qu'elle, et on la lui doit. On a un dieu qui réclame des victimes vivantes. Les sacrifices humains n'ont perdu à la longue que leurs formes barbares, ils n'ont pas disparu ; à chaque instant, des criminels sont offerts en holocauste à la Justice, et nous, « pauvres pécheurs », nous nous immolons nousmêmes sur l'autel de l’ « essence humaine », de l’ « Homme », de l' « Humanité », des idoles ou des dieux, quel que soit le nom qu'on leur donne.
Ayant un créancier auquel nous devons notre vie, nous n'avons aucun droit de la dépenser pour nous.
Les tendances conservatrices du Christianisme ne permettent pas au Chrétien de songer à la mort autrement qu'avec l'intention de lui arracher son aiguillon et de se survivre bel et bien. Le Chrétien consent à ce que tout arrive, il prend ses maux en patience, du moment qu'il peut — le Juif ! — compter qu'il se rattrapera au ciel et y touchera de gros intérêts. Il ne lui est pas permis de se tuer, il ne peut que se — conserver et travailler à « se préparer une place pour plus tard ». La perpétuité, le « triomphe sur la mort », voilà ce qui lui est à coeur : « La dernière ennemie qui sera vaincue, c'est la mort [1]», « Jésus-Christ a brisé la puissance de la mort, et a mis en lumière par l'Évangile la vie et l’incorruptibilité [2]». — « Incorruptibilité », stabilité !
L'homme moral veut le Bien, le Juste, etc.: s'il use des moyens qui conduisent à ce but, et y conduisent réellement, ces moyens ne sont pas pour cela les siens, mais sont ceux du Bien, du Juste, etc. Ces moyens ne sont jamais immoraux, car le but. auquel ils permettent d'atteindre est bon : la fin justifie les moyens ; cette maxime passe pour jésuitique, bien qu'elle soit strictement « morale ». L'homme moral est le serviteur d'un but ou d'une idée, il se fait l'instrument du Bien comme l'homme pieux se fait gloire d'être l'ouvrier, l'outil de Dieu.
Les commandements de la Morale ordonnent comme étant bien d'attendre l'heure de la mort ; se donner à soi-même la mort est immoral et mauvais : le suicide n'a aucun pardon à attendre devant le tribunal de la moralité. L'homme religieux le condamnait parce que « ce n'est pas toi qui t'es donne la vie, c'est Dieu, et lui seul peut te la reprendre » (comme si, à ce compte, ce n’était pas aussi bien Dieu qui me la reprend lorsque je me tue que lorsqu'une tuile ou une balle ennemie me cassent la tête: c'est lui aussi qui a éveillé en moi la résolution de mourir !). L'homme moral, de son côté, le condamne parce que je dois ma vie à la Patrie, etc., « et que je ne sais pas si de ma vie n'eût pas pu résulter encore quelque bien ». Si je me tue, le Bien perd naturellement en moi un instrument, comme le Seigneur compte, moi mort, un ouvrier de moins à sa vigne. Si je fus immoral, le Bien bénéficiera de mon amélioration; si je fus impie, Dieu se réjouira de ma contrition. Le suicide est aussi criminel envers Dieu qu'envers la vertu. Toi qui t'ôtes la vie, tu oublies Dieu si tu étais religieux et tu oublies le devoir si tu étais moral. La mort d'Emilia Galotti est-elle justifiable au point de vue de la moralité (on admet que cette mort est un suicide, et le fait est que c'en est bien un)? On s'est mis martel en tête pour en décider. Être assez enragée de chasteté, ce bien moral, pour lui sacrifier sa vie est certainement moral ; mais, en revanche, ne pas avoir assez de confiance en soi-même pour oser affronter les pièges de la chair est immoral. Le conflit tragique qui fait le fond de tout drame moral repose généralement sur une antinomie de ce genre ; il faut penser et sentir moralement pour être capable de s'y intéresser.
Tout ce que l'on peut dire au nom de la morale et de la piété à propos du suicide n'est pas moins vrai si l'on en appelle à l'humanité, attendu que l'on doit également sa vie à l'Homme, à l'humanité, au genre humain. C'est seulement quand je ne me reconnais d'obligations envers personne que la conservation de ma vie est — mon affaire. « Un saut du haut de ce pont me fait libre ! »
Nous devons à l'Être quel qu'il soit que nous avons à faire vivre en nous non seulement de conserver la vie dont nous sommes les dépositaires, mais en outre de ne pas employer cette vie à notre guise, de la régler sur lui et de la lui conformer. Tout en moi, penser, sentir, vouloir, tous mes actes, tous mes efforts sont à lui.
L'idée que nous avons de cet Être détermine ce qui lui est conforme. Mais cette idée, de combien de façons l'a-t-on conçue ? Et cet Être, sous combien de formes se l'est-on représenté ? Le Mahométan croit que l'Être suprême exige de lui une chose et le Chrétien croit qu'il en réclame une tout autre : quel aspect différent la vie doit leur présenter ! Mais tous sont du moins unanimes à croire que c'est à l'Être suprême à diriger leur vie.
Je ne m'arrêterai pas plus longtemps aux dévots qui ont en Dieu un guide et en sa parole un fil conducteur ; je ne les ai cités que pour mémoire, ils appartiennent, à une faune éteinte et leur immobilité est celle des pétrifications. Ce ne sont plus aujourd'hui les pieux mais bien les libéraux qui ont le verbe haut, et la piété elle-même ne peut plus se dispenser de rougir quelque peu ses joues blêmes de fard libéral. Les libéraux n'honorent point en Dieu leur guide et ne suspendent point leur vie au fil conducteur de la parole divine ; ils se guident sur l'Homme, et ce n'est pas à une vie « divine » mais à une vie « humaine » qu'ils aspirent.
L'Être suprême du libéral est l' « Homme »; l'Homme est son mentor et l'humanité est son catéchisme. Dieu est Esprit, mais l'Homme est « l'Esprit parfait », le résultat final de la longue chasse à l'Esprit à laquelle on se livra en « sondant les profondeurs de la divinité », c'est-à-dire les profondeurs de l'Esprit.
Chacun de tes traits doit être humain ; toi-même tu dois l'être de la nuque aux talons, intérieurement comme extérieurement, car l'humanité est ta vocation.
Vocation — destination — devoir !
Ce qu'on peut être, on l'est. La défaveur des circonstances pourra empêcher celui qui naquit poète d'être le premier de son temps, et ne pas lui permettre de produire des chefs-d'oeuvre en lui interdisant les longues mais indispensables études préliminaires ; mais il fera des vers, qu'il soit valet de ferme ou qu'il ait la chance de vivre à la cour de Weimar. Le musicien fera de la musique, dût-il, faute d'instrument, souffler dans un roseau. Une tête philosophique roulera des problèmes, qu'elle orne les épaules d'un philosophe d'université ou d'un philosophe de village. Enfin l'imbécile, qui peut être en même temps un « malin » (les deux vont très bien ensemble, quiconque a fréquenté les écoles en retrouvera dans sa mémoire plusieurs exemples, s'il passe en revue ses anciens condisciples), l'imbécile, dis-je, restera toujours un imbécile, soit qu'on l'ait dressé et exercé à être chef de bureau ou à cirer les bottes dudit chef. Les cerveaux obtus forment la classe humaine incontestablement la plus nombreuse. Mais pourquoi n'y aurait-il pas dans l'espèce humaine les mêmes différences qu'il est impossible de méconnaître dans la première espèce animale venue ? On trouve partout des êtres plus ou moins bien doués.
Peu, cependant, sont assez obtus pour qu'on ne puisse leur insuffler quelques idées. Aussi considère-t-on ordinairement tous les hommes comme capables d'avoir de la religion. Ils sont, de plus, susceptibles d'être, dans une certaine mesure, dressés à d'autres idées, et on peut leur donner, par exemple, quelque compréhension musicale, une teinte de philosophie même. Ici le sacerdoce se lie à la religion, à la moralité, à la culture, à la science, etc., et les Communistes, par exemple, veulent par leur « école populaire » rendre tout accessible à tous. On soutient ordinairement que la « grande masse » ne pourrait se passer de religion ; les Communistes étendent cette affirmation et disent que non seulement la « grande masse », mais tous sont appelés à tout.
Il ne suffit pas d'avoir dressé la masse à la religion, il faut à présent la pétrir de « tout ce qui est humain ». Et le dressage devient toujours plus universel et plus étendu.
Pauvres êtres, qui pourriez être si heureux s'il vous était permis de gambader à votre guise ! Il faut que vous dansiez au son de la serinette des pédagogues et des montreurs d'ours, et que vous appreniez à faire des tours dont vous n'eussiez jamais de la vie senti le besoin. Cela ne finit-il pas par vous révolter, de voir qu'on vous prend toujours pour autre chose que ce que vous voulez paraître ? Non ! Vous répétez mécaniquement la question qu'on vous a soufflée : « À quoi suis-je appelé ? Quel est mon devoir ? » Et il suffit que vous posiez la question pour qu'aussitôt la réponse s'impose à vous : vous vous ordonnez ce que vous devez faire, vous vous tracez une vocation, ou vous vous donnez les ordres et vous vous imposez la vocation que l'Esprit a d'avance prescrits. Par rapport à la volonté, cela peut s'énoncer ainsi : Je veux ce que je dois.
Un homme n'est « appelé » à rien ; il n'a pas plus de « devoir » et de « vocation » que n'en ont une plante ou un animal. La fleur qui s'épanouit, n'obéit pas à une « vocation » mais elle s'efforce de jouir du monde et de le consommer tant qu'elle peut, c'est-à-dire qu'elle puise autant de sucs de la terre, autant d'air de l'éther et autant de lumière du soleil qu'elle en peut absorber et contenir. L'oiseau ne vit pas pour remplir une vocation, mais il emploie ses forces le mieux possible, il attrape des insectes et chante à coeur joie. Les forces de la fleur et de l'oiseau sont faibles, comparées à celles d'un homme, et l'homme qui bande ses forces pour conquérir le monde l'étreint bien plus puissamment que ne le font la fleur et l'oiseau. Il n'a pas de vocation ou de mission à remplir, mais il a des forces, et ces forces se déploient, se manifestent, où elles sont parce que, pour elles, être, c'est se manifester, et qu'elles ne peuvent pas plus rester inactives que ne le peut la vie, qui, si elle « s'arrêtait » une seconde, ne serait plus la vie. On pourrait donc crier à l'homme : emploie ta force ! Mais cet impératif impliquerait encore une idée de devoir là où il n'y en a pas l'ombre. Et d'ailleurs, à quoi bon ce conseil ? Chacun le suit et agit, sans commencer par voir dans l'action un devoir : chacun déploie à chaque instant tout ce qu'il a de puissance.
On dit bien d'un vaincu qu'il aurait dû déployer plus de force ; mais on oublie que si, au moment de succomber, il avait eu le pouvoir de déployer ses forces (corporelles, par exemple), il l'eût fait : il n'a eu peut-être qu'une minute de découragement, mais ce fut là, en somme, une minute d'impuissance. Les forces peuvent évidemment s'aiguiser et se multiplier, particulièrement par les bravades de l'ennemi ou par des exhortations amies: mais là où elles restent sans effet, on peut être certain qu'elles manquaient. On peut faire jaillir des étincelles d'une pierre, mais sans le choc pas d'étincelle ; de même l'homme a besoin d'une « impulsion ».
Attendu donc que les forces se montrent toujours d'elles-mêmes actives, l'ordre de les mettre en oeuvre serait superflu et vide de sens. Employer ses forces n'est pas la vocation et le devoir de l'homme, mais son fait, perpétuellement réel et actuel. Force n'est qu'un mot plus simple pour dire « manifestation de force ».
Cette rose est, depuis qu'elle existe, une véritable rose, et ce rossignol est et a toujours été un véritable rossignol ; de même Moi : ce n'est pas seulement quand je remplis ma mission et me conforme à ma destination que je suis un « véritable homme »; j'en suis un, j'en ai toujours été et ne saurais cesser d'en être un. Mon premier vagissement fut le signe de vie d'un « véritable homme », les combats de ma vie sont les manifestations d'une force « vraiment humaine », et mon dernier soupir sera le dernier effort de l' « Homme ».
Le véritable homme n'est pas dans l'avenir, il n'est pas un but, un idéal vers lequel on aspire ; mais il est ici, dans le présent, il existe réellement : quel que je sois, quoi que je sois, joyeux ou souffrant, enfant ou vieillard, dans la confiance ou dans le doute, dans le sommeil ou la veille, c'est Moi. Je suis le véritable homme.
Mais si je suis l'Homme, si j'ai réellement trouvé en Moi celui dont l'humanité religieuse faisait un but lointain, tout ce qui est « vraiment humain » est par là même ma propriété. Tout ce qu'on attribuait à l'idée d’humanité m’appartient. Cette liberté de commerce, par exemple, que l’humanité est encore à espérer et que l’on remet à un avenir doré comme un rêve enchanté, je l'emporte comme ma propriété et je la pratique provisoirement sous la forme de la contrebande. Peu de contrebandiers, j'en conviens, pourraient interpréter ainsi leur conduite, mais l'instinct de l'égoïsme supplée à la conscience qui leur fait défaut. J'ai montré plus haut qu'il en va de même de la liberté de la presse.
Tout est à moi, aussi ressaisirai-je ce qui veut se soustraire à moi ; mais, avant tout, je me ressaisis, si une servitude quelconque m'a fait échapper à moi-même. Mais cela non plus n'est pas ma vocation, c'est ma conduite naturelle.
En somme, il y a donc une grande différence entre me prendre pour point de départ ou pour point, d'arrivée. Si je suis mon but, je ne me possède pas, je suis encore étranger à moi, je suis mon essence, ma « véritable nature intime », et cette « essence vraie » prendra comme un fantôme mille noms et mille formes diverses pour se jouer de moi. Si je ne suis pas moi, c'est un autre (Dieu, le véritable Homme, le vrai dévot, l'homme raisonnable, l'homme libre, etc.) qui est moi, qui est mon moi.
Encore bien loin de moi, je fais de moi deux parts, dont l'une, celle qui n'est pas atteinte et que j'ai à accomplir, est la vraie. L'autre, la non-vraie, c'est-à-dire la nonspirituelle, doit être sacrifiée ; ce qu'il y a de vrai en moi, c'est-à-dire l'Esprit, doit être tout l'homme. Cela se traduit ainsi : « L'esprit est l'essentiel chez l'homme » ou : « L'homme n'est Homme que par l'esprit. » On se précipite avidement pour saisir l'esprit, comme si on allait du même coup se saisir, et dans cette chasse éperdue au moi on perd de vue le moi que l'on est.
Dans cette poursuite furieuse d'un moi qu'on n'atteint jamais, on fait fi de la règle des sages qui conseillent de prendre les hommes comme ils sont ; on préfère les prendre comme ils devraient être, et, en conséquence, on galope sans trêve sur la piste de son « moi » tel qu'il devrait être » et on « s'efforce de rendre tous les hommes éperdument justes estimables, moraux ou raisonnables[3]
Oui, « si les hommes étaient comme ils devraient et comme ils pourraient être, si tous les hommes étaient raisonnables, s'ils s'aimaient les uns les autres comme des frères », la vie serait un paradis ! — Eh ! mais, les hommes sont comme ils doivent être et comme ils peuvent être. Que doivent-ils être ? Ce qu'ils peuvent être et rien de plus ! Et que peuvent-ils être ? Rien de plus que ce qu'ils — peuvent, c'est-à-dire que ce qu'ils ont le pouvoir ou la force d'être. Mais cela, ils le sont réellement, attendu que ce qu'ils ne sont pas, ils ne sont pas capables de l'être : car être capable de faire ou d'être veut dire faire ou être réellement. On n'est pas capable d'être ce qu'on n'est pas, on n'est pas capable de faire ce qu'on ne fait pas. Cet homme que la cataracte aveugle pourrait-il voir ? Certainement, il suffirait qu'il fût opéré avec succès. Mais, pour le moment, il ne peut pas voir, parce qu'il ne voit pas. Possibilité et réalité sont inséparables. On ne peut pas faire ce qu'on ne fait pas, comme on ne fait pas ce qu'on ne peut pas faire.
La singularité de cette proposition disparaît, si l'on veut bien réfléchir que les mots « il est possible que..., etc. » ne signifie au fond presque jamais autre chose que « je puis imaginer que..., etc. ». Par exemple : « Il est possible que tous les hommes vivent raisonnablement »veut dire : « Je puis m'imaginer que...,etc. » Ma pensée ne peut faire, et par conséquent ne fait pas, que les hommes vivent raisonnablement; c'est là une chose qui ne dépend pas de moi mais d'eux ; la raison de tous les hommes n'est donc pour moi que pensable, elle ne m'est, qu'intelligible ; mais comme telle elle est en fait une réalité ; si cette réalité prend le nom de possibilité, ce n'est que par rapport à ce que je ne puis pas faire, c'est-à-dire à la raison des gens. À supposer que cela dépendît de toi, tous les hommes pourraient être raisonnables, car tu n'y vois aucun inconvénient, et si loin même que s'étende ta pensée tu ne découvres peut-être rien qui s'y oppose : il en résulte qu'aucun obstacle ne s'oppose à la chose dans ta pensée : elle est pensable.
Mais les hommes ne sont pas tous raisonnables ; c'est donc sans doute qu'ils — ne peuvent pas l'être.
Lorsqu'une chose que l'on s'imaginait n'offrir aucune difficulté, être très possible, etc., n'est pas ou n'arrive pas, on peut être certain qu'elle s'est heurtée à un obstacle et qu'elle est — impossible. Notre époque a son art, sa science, etc.; il se peut que son art soit exécrable, mais pouvons-nous, dans ce cas dire : Nous méritions d'en avoir un meilleur, et nous « aurions pu » en avoir un meilleur si nous l'avions voulu ? Nous avons tout juste autant d'art que nous pouvons en avoir ; notre art actuel est actuellement l'unique possible et c'est pourquoi il est notre art réel.
Réduisez encore le sens du mot « possible » jusqu'à ce qu'il ne signifie finalement plus que « futur », et il sera encore l'équivalent de « réel ». Quand on dit, par exemple: Il est possible que le soleil se lève demain, — cela ne signifie rien de plus que : par rapport à aujourd'hui, demain est l'avenir réel ; car il est à peine besoin d'exprimer qu'un avenir n'est réellement « à venir » que s'il n'a pas encore paru.
À quoi bon, dites-vous, cette dissection microscopique d'un mot ? Ah ! si ce n'était pas derrière lui que se tient embusquée l'erreur qui a eu, depuis des siècles, le plus de conséquences, si ce petit mot « possible » n'était pas dans la cervelle des hommes le coin où se donnent rendez-vous tous les fantômes qui la hantent, nous ne nous serions guère inquiété de lui !
La pensée, nous l'avons montré plus haut, règne sur le monde possédé. Revenons à la possibilité, qui est un de ses lieutenants. Possible, disions-nous, n'est rien d'autre que pensable, intelligible, et d'innombrables victimes ont été sacrifiées à ce terrible intelligible. Il est pensable que les hommes puissent être raisonnables, il est pensable qu'ils puissent reconnaître le Christ, pensable qu'ils puissent être inspirés par le Bien et être moraux, pensable qu'ils puissent se réfugier dans le giron de l'Église, qu'ils puissent ne rien faire, ne rien penser et ne rien dire qui mette l'État en péril, il est pensable encore qu'ils puissent être des sujets obéissants. Mais voyez où cela va nous mener : Tout cela étant pensable est possible, et cela étant possible aux hommes (c'est, ici qu'est l'erreur : parce que ce m'est intelligible, c'est possible aux hommes) ils doivent l'être ou doivent le faire, c'est leur vocation. Et, enfin, il ne faut rien voir dans les hommes que leur vocation, il faut les regarder comme appelés à quelque chose et les tenir non pour « ce qu'ils sont », mais pour « ce qu'ils doivent être ».
Autre conséquence : Ce n'est pas l'individu qui est l'Homme ; l'Homme est une pensée, un idéal. L'individu n'est pas à l'Homme ce que l'enfance est à l'âge mûr, mais ce qu'un point à la craie est au point mathématique, ce qu'une créature finie est au Créateur infini, ou, en termes plus modernes, ce que l'exemplaire est à l'espèce. D'où le culte de l'Humanité « éternelle », « immortelle », à la gloire de laquelle (ad majorem humanitatis gloriam) l'individu doit être prêt à tout sacrifier, convaincu que ce serait pour lui un « éternel honneur » d'avoir fait quelque chose pour l' « esprit de l'humanité ».
Il en résulte que ceux qui pensent gouvernent le monde tant que dure l'époque des prêtres et des pédagogues ; ce qu'ils pensent est possible et ce qui est possible doit être réalisé. Ils pensent un idéal humain qui n'a provisoirement de réalité que dans leur pensée, mais ils pensent ensuite la possibilité de réaliser cet idéal, et il est incontestable que cette réalisation est réelle...ment pensable : c'est une — idée.
Il se peut qu'un Krummacher pense que toi et moi sommes encore capables de devenir bons chrétiens ; mais s'il s'avisait de nous « travailler » dans ce sens, nous lui ferions bientôt sentir que notre christianisation, encore que pensable, est cependant impossible, et s’il s’obstinait à nous assassiner de ses pensées et de sa « bonne doctrine » dont nous n'avons que faire, il ne tarderait pas à se convaincre que nous n'avons que faire de devenir ce qu'il ne nous plaît pas d'être.
Et le raisonnement que nous résumions tantôt se poursuit, laissant derrière lui dévots et bigots : « Si tous les hommes étaient raisonnables, si tous pratiquaient la justice, si tous prenaient pour guide la charité, etc.! Raison, Justice, Charité leur sont présentées comme la vocation de l'homme, comme le but où doivent tendre ses efforts. Et que signifie être raisonnable ? Est-ce se raisonner soi-même, se comprendre ? Non, la Raison est un gros livre bourré d'articles de lois, tous braqués contre l'Égoïsme.
L'histoire n'a été jusqu'à présent que l'histoire de l'homme spirituel. Après l'âge des sens a commencé l'histoire proprement dite, c'est-à-dire l'âge de l'intelligence, du spirituel, du suprasensible, de l'idéal, du — non-sens. L'homme se met alors à vouloir être quelque chose. Être quoi ? Bon, beau, vrai, ou plus exactement moral, pieux, noble, etc. Il veut faire de lui-même un « véritable homme »; l'Homme est son but, son impératif, son devoir, sa destination, sa vocation, son — Idéal, l'Homme est pour lui un futur, un au-delà. Et s'il devient ce qu'il rêve, ce ne peut être que grâce à quelque chose qui s'appellera véracité, bonté, moralité, etc. Dès lors, il regarde de travers quiconque ne rend pas hommage au même « quelque chose », ne suit pas la même morale et n'a pas la même foi : il persécute les « dissidents, les hérétiques, les sectes », etc.
Le mouton ne s'efforce pas de devenir un « vrai mouton », ni le chien un « vrai chien »; aucun animal ne prend son être pour un devoir, c'est-à-dire pour une idée qu'il doit réaliser. Il se réalise par là même qu'il vit sa vie, c'est-à-dire qu'il s'use et qu'il se détruit. Il ne demande pas à devenir quelque chose d'autre que ce qu'il est. Ce n'est pas que je veuille vous conseiller de ressembler aux animaux. Je ne le puis d’ailleurs pas, car vous exhorter à devenir des animaux serait vous proposer de nouveau une tâche, un idéal (« l'abeille peut t'en remontrer en application »); cela équivaudrait à souhaiter aux animaux de devenir hommes. Votre nature est, une fois pour toutes, humaine ; vous êtes des natures humaines, c'est-à-dire des hommes, et c'est justement, parce que vous en êtes que vous n'avez plus besoin d'en devenir. Certains animaux aussi peuvent être « dressés », et un animal dressé exécute toutes sortes d'exercices qui ne lui sont pas naturels. Mais si le dressage rend le chien plus utile ou plus agréable pour nous, il n'en tire, lui, aucun profit ; une fois chien savant, il ne vaut pas plus pour lui-même qu'un chien naturel.
On s'efforce, et la mode n'en est pas nouvelle, de faire des hommes des êtres moraux, raisonnables, pieux, humains, etc., c'est-à-dire de les dresser. Mais ces tentatives se brisent contre l'incoercible individualité de l'égoïste. Ceux qu'on a soumis à cette discipline n'atteignent jamais leur idéal ; ils ne professent qu'en paroles les sublimes doctrines et se bornent à faire des professions de foi ; pratiquement, ils doivent bien confesser qu'ils sont tous des « pécheurs » et qu'ils restent loin en dessous de leur idéal ; ils sont de « faibles hommes » et ils se consolent en ayant conscience de la « faiblesse humaine ».
Il en va tout autrement si tu ne poursuis pas un idéal comme ta « destination », mais que tu te consumes comme le temps consume tout. La destruction n'est pas ta « destination », car elle est le présent.
Il est parfaitement vrai que la culture et la religiosité des hommes les ont libérés, mais elles ne les ont délivrés d'un maître que pour les soumettre à un autre. La religion m'a appris à réfréner mes désirs, les artifices que la science met à mon service me permettent de vaincre la résistance du monde, et je ne reconnais même plus en aucun homme mon maître : « Je ne suis le serviteur de personne. » Seulement, il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. Plus je suis affranchi des impulsions déraisonnables de l'instinct et plus docilement j'obéis à la maîtresse — Raison. J'ai gagné la « liberté spirituelle », la « liberté de l'Esprit », et je suis devenu par là même l'esclave de l'Esprit. L'Esprit me commande, la Raison me guide ; ils me conduisent et me gouvernent, et les « raisonnables », les « serviteurs de l'Esprit », sont leurs ministres.
Mais si je ne suis pas chair, je ne suis pas non plus esprit. La liberté de l'Esprit est ma servitude, parce que je suis plus que chair et plus qu'esprit.
La culture m'a rendu puissant, cela ne souffre non plus aucun doute. Elle m'a donné un pouvoir sur tout ce qui est force, aussi bien sur les impulsions de ma nature que sur les assauts et les violences du monde extérieur. Je sais que rien ne m'oblige à me laisser contraindre par mes désirs, mes appétits et mes passions, et la culture m'a donné la force de les vaincre : je suis leur — maître. De même, je suis, grâce aux sciences et aux arts, le maître du monde rebelle ; la terre et la mer sont sous mes ordres, et les étoiles même doivent me rendre des comptes. C'est l'Esprit qui m'a donné cet empire. — Mais sur l'Esprit lui-même je ne puis rien. La religion (culture) m'a bien enseigné le moyen de devenir le « vainqueur du monde », mais elle ne m'a pas appris à vaincre Dieu, car Dieu « est l'Esprit ». Cet Esprit sur lequel je n'ai aucun pouvoir peut prendre les formes les plus diverses, il peut s'appeler Dieu ou s'appeler Esprit du peuple, État, Famille, Raison, ou encore Liberté, Humanité, Homme.
J'accepte avec reconnaissance ce que les siècles de culture m'ont acquis ; je ne veux rien rejeter ou abandonner : Je n'ai pas vécu en vain. Ils ont découvert que j'ai un pouvoir sur ma nature et que je ne suis pas forcé d'être l'esclave de mes appétits, et c'est là un résultat appréciable que je ne dois pas laisser se perdre. Ils ont découvert que je puis, grâce aux moyens que me fournit la culture, dompter le monde, et cette découverte fut achetée trop cher pour que je puisse l'oublier. Mais je veux plus encore.
On se demande ce que l'homme peut devenir, ce qu'il peut accomplir et quels biens il peut acquérir, et de celui de ces biens qu'on juge plus grand on me fait une vocation. Comme si tout m'était possible !
Lorsqu'on voit quelqu'un que consume un désir, une passion, etc. (par exemple, l'esprit de lucre, la jalousie. etc.). on se prend à souhaiter de le délivrer de cette obsession et de l'aider à « se vaincre ». Nous voulons faire de lui un homme ! Ce serait fort beau. si une autre possession ne prenait pas immédiatement, la place que vient de vider l'ancienne. Sitôt la cupidité exorcisée, on jette sa victime dans les bras de la piété, de l'humanité ou de quelque autre principe, et on lui fournit de nouveau un point d'appui moral fixe.
Cet échange d'un point d'appui inférieur contre un point d'appui élevé s'exprime en disant : il ne faut pas tourner ses regards vers ce qui passe, mais vers ce qui ne passe pas, non vers le temporel, mais vers l'éternel, l'absolu, le divin, le pur humain, — le spirituel.
On s'aperçut bientôt qu'il n'est pas indifférent de suspendre son coeur n'importe où et de s'éprendre de n'importe quoi ; on reconnut l'importance de l'objet. Un objet élevé au-dessus de la particularité des choses est l'essence des choses ; leur essence, en effet, est. seulement ce qu'il y a de pensable en elles et n'existe que pour l'homme pensant. Ne dirige donc plus tes sens sur la chose, mais dirige tes pensées sur l'essence. « Bienheureux ceux qui, ne voyant pas, croient », autrement dit : bienheureux les pensants, car eux seuls ont affaire a l'invisible et y croient. Mais un objet de penser qui passa pendant des siècles pour un critérium finit tôt ou tard par « ne plus valoir la peine d'en parler ». On s'en rendit compte, mais on ne cessa jamais d'accorder à l'objet une importance en soi et une valeur absolue ; comme si l'essentiel n'était pas, pour l'enfant, sa poupée, et pour le Turc le Coran. Tant que l'important pour moi n'est pas uniquement Moi. peu importe l'objet que je tiens pour « essentiel » : seule, la petitesse ou la grandeur de mon crime envers lui a une valeur. La profondeur de mon attachement et de mon dévouement témoigne de ma servitude, et la profondeur de mon péché donne la mesure de mon individualité.
Mais il faut finalement savoir tout « chasser de sa pensée si l'on veut pouvoir — s'endormir. Rien ne doit nous occuper, dont nous ne nous occupons pas : l'ambitieux ne peut se défaire de ses projets d'ambition, et celui qui craint Dieu ne peut détacher sa pensée de Dieu ; manie et obsession sont jumelles.
Réaliser son essence ou vivre conformément à sa notion est ce que le croyant en Dieu appelle « être pieux » et ce qu'un croyant en l'Homme appelle « vivre humainement »; ce but, seul l'homme sensuel ou le pécheur peut se le proposer, tant qu'il a encore le choix, le choix redoutable, entre la joie des sens et la paix de l'âme, tant qu'il est un « pauvre pécheur ». Le Chrétien n'est qu'un homme sensuel qui, connaissant la sainteté et ayant conscience de la violer, se regarde comme un pauvre pécheur: la sensualité conçue comme « iniquité » fait le fond de la conscience chrétienne et le Chrétien même. Nos modernes ne disent plus le « péché » et l’ « iniquité », mais l’ « égoïsme », l' « amour de soi », l’« intérêt personnel », etc.; entre leurs mains le Diable a changé de peau et est devenu l'« Inhumain » ou l’ « Égoïste » ; mais cela les empêche-t-il d'être chrétiens ? Le vieux dualisme du Bien et du Mal ne reste-t-il pas debout ? N'y a-t-il plus au-dessus de nous un juge : l'Homme ? N'est-il plus de vocation ? Et « faire de soi un Homme », comment appelez-vous ça ? Je le sais, vous ne dites plus vocation, vous dites « tâche », ou encore « devoir », et ce changement de nom est très juste, car l'Homme n'est pas comme Dieu une personne qui peut « appeler » (vocare), — mais, le nom mis à part, cela ne revient-il pas exactement au même?
Chacun de nous est en rapport avec les objets et se comporte envers eux différemment.
Prenons comme exemple ce livre avec lequel des millions d'hommes ont été
en rapport depuis bientôt vingt siècles : la Bible. Qu'a-t-elle été pour chacun d'eux ?
Ce qu'il en a fait, et rien d'autre. Elle n'est rien pour celui qui n'en fait rien ; pour celui
qui en use comme d'une amulette, elle a uniquement la valeur et la signification d'un
charme ; pour l'enfant qui joue avec elle, elle est un jouet, etc.
Mais le Christianisme prétend que la Bible doit être pour tous la même chose, c'est-à-dire ce qu'elle est pour lui : les « Livres Saints » ou la « Sainte Écriture ». Cela revient à prétendre que le point de vue du Chrétien doit être celui des autres hommes et que personne ne peut avoir avec l'objet en question d'autres rapports que le Chrétien. Le rapport perd ainsi toute valeur individuelle ; une certaine opinion se substitue à la mienne, devient définitive et s'implante comme la vraie et la « seule vraie ». Avec la libert. de faire de la Bible ce qu'il me plaît, toute liberté d'agir en général se voit entravée et est remplacée par la contrainte d'une façon de voir et de juger obligatoire.
Celui qui émet le jugement que la Bible est une longue erreur de l'humanité porte un jugement — criminel.
En réalité, l'enfant qui la met en pièces ou qui joue avec elle et l’Inca Atahualpa qui y applique l'oreille et la rejette avec une moue de dédain parce qu'elle reste muette émettent sur la Bible un jugement aussi légitime que le prêtre qui prise en elle la « parole de Dieu » ou que la critique qui la traite comme un monument de la civilisation hébraïque. Car nous manions les choses selon notre bon plaisir et notre caprice; nous en usons comme il nous plaît, ou, plus exactement, comme nous pouvons. D'où vient que les prêtres jettent de hauts cris lorsqu'ils voient Hegel et les théologiens spéculatifs extraire de la Bible des pensées spéculatives ? De ce qu'eux-mêmes traitent ces textes à leur guise et « en font un usage arbitraire ».
Rien ne plaît tant au philosophe que de dénicher en tout une « Idée », et rien ne va au dévot comme de mettre tout en oeuvre (la vénération de la Bible, par exemple) pour se faire de Dieu un ami. Nous faisons tous preuve du même arbitraire dans notre commerce avec les choses et nous les traitons comme il nous plaît : aussi ne rencontrons-nous nulle part une aussi pesante tyrannie, autant de violences terribles et d'oppression stupide que dans le domaine de notre — propre arbitraire. Mais si nous agissons à notre guise en faisant ceci ou cela des objets sacrés, comment pourrionsnous reprocher à la prêtraille d'agir, elle aussi, à sa guise, et lui en vouloir de ce qu'elle nous juge à sa façon, c'est-à-dire dignes du bûcher ou d'un autre châtiment — de la censure, par exemple ?
Ce qu'un homme est, les choses le sont à ses yeux, « le monde te voit du même oeil dont tu le contemples ». D'où, immédiatement, ce sage conseil : tu ne dois le regarder que d'un oeil « juste et impartial ». (Comme si l'enfant ne regardait pas la Bible avec justice et impartialité quand il s'en fait un jouet !) Feuerbach, entre autres, nous donne ce prudent avis. Voir les choses justement, c'est tout bonnement, en faire ce qu'on veut (par choses, j'entends ici tous les objets en général : Dieu, nos confrères en humanité, une maîtresse, un livre, un animal, etc.); ce qu'il faut mettre en première ligne, ce n'est pas les choses et leur aspect, mais Moi et ma volonté. On veut des choses extraire des pensées, on veut découvrir de la raison dans le monde, on veut y trouver de la sainteté : il en résulte que tout cela on le trouve : « Cherchez et vous trouverez ! » Ce que je veux chercher, c'est Moi qui le détermine. Si je veux chercher dans la Bible matière à édification, je trouverai ; si je veux la lire et l'examiner à fond, il en résultera pour moi une connaissance et une critique profondes — d'après mes forces.
Je choisis ce qui répond à mes intentions et par le fait même que je choisis, je prouve mon — arbitraire.
De ceci naît cette considération que tout jugement que je porte sur un objet est l'oeuvre, la création de ma volonté ; je suis par là de nouveau averti de ne pas me perdre dans la créature qu'est mon jugement, mais de rester le créateur qui juge et qui toujours crée à nouveau. Tous les prédicats des objets sont mes affirmations, mes jugements, — mes créatures. S'ils veulent, se détacher de moi et devenir quelque chose pour eux-mêmes ou m'en imposer le moins du monde, je n'ai rien de plus urgent, que de les faire rentrer dans leur néant, c'est-à-dire en Moi. leur créateur. Dieu Jésus-Christ, la Trinité, la Moralité, le Bien, etc.. sont de ces créatures dont je ne dois pas seulement me permettre de dire qu'elles sont des vérités, mais dont je dois me permettre tout aussi bien de dire que ce sont des illusions. Si j'ai, à un moment donné, voulu et décrété leur existence, il faut de même que je puisse, à un autre moment, vouloir et décréter leur non-existence. Je ne puis les laisser croître par-dessus ma tête, je ne puis avoir la faiblesse de les laisser devenir quelque chose d' « absolu » ce qui les soustrairait à ma puissance et m'interdirait de décider souverainement, de leur sort. Je tomberais ainsi sous le joug du principe de stabilité, du principe vital par excellence de la Religion, qui prend à coeur de créer des « sanctuaires inviolables », des « vérités éternelles », un « sacro-saint » en un mot, et de dépouiller chacun de ce qui est à lui.
L’objet fait de nous des possédés : cette influence, il l'exerce aussi bien lorsqu'il se présente à nous sous une forme sacrée que sous une forme non sacrée, et comme objet suprasensible que comme objet sensible. À l'objet, quel qu'il soit, répond chez nous un désir : convoitise sensuelle ou voeux idéaux, soif de l'or et aspiration vers le ciel doivent être mis sur la même ligne. Alors que les propagateurs de la lumière voulaient gagner les gens au monde sensible. Lavater prêchait l'appétit de l'invisible.
Les uns veulent émouvoir et les autres mouvoir.
Chacun se fait des objets une idée particulière. Dieu, Jésus-Christ, le monde, etc., ont été et seront conçus des façons les plus diverses. Chacun est en cela « hétérodoxe », et il a fallu des guerres sanglantes avant que des vues opposées sur un même objet en vinssent à ne plus être jugées des hérésies qui méritaient la mort. Les hétérodoxes se tolèrent. Mais pourquoi me borner à penser autrement au sujet d'une chose, pourquoi ne pas pousser l'hétérodoxie à ses dernières limites et ne plus rien penser de cette chose, la supprimer de ma pensée ? Ce serait la fin de toute interprétation, parce que plus rien ne serait à interpréter. Pourquoi dire : « Dieu n'est pas Brahma, n'est pas Jéhovah, n'est pas Allah, mais est — Dieu », et ne pas dire : « Dieu n'est, rien qu'une illusion »? Pourquoi me flétrit-on quand je suis un « négateur de Dieu »? Parce qu'on met la créature au-dessus du créateur (« Ils honorent et servent plus la créature que le créateur [4]»)et qu'on a besoin qu'un objet règne pour que le sujet serve humblement. Je dois me courber sous l'Absolu, c'est mon devoir.
Par le royaume de « royaume des pensées », le Christianisme s'est complété ; la pensée est cette intériorité dans laquelle s'éteignent toutes les lumières du monde, où toute existence devient inexistante et où l'homme intérieur (le cerveau, le coeur) devient tout. Ce royaume des pensées attend sa délivrance, il attend comme le sphinx qu'OEdipe résolve l'énigme et lui permette d'entrer dans la mort. Je suis son destructeur, car dans mon royaume, dans le royaume du créateur, il ne peut plus se former de royaumes propres et d'États dans l'État : il est une création de ma créatrice — absence de pensée. Le monde chrétien, le Christianisme et la Religion en général ne peuvent périr qu'avec le monde pensant ; ce n'est que du jour où les pensées passeront qu'il n'y aura plus de croyants. Pour celui qui pense, le penser est « un labeur sublime, une activité sacrée », et repose sur une foi solide, la foi dans la vérité. C'est d'abord la prière qui est une sainte activité, puis ce saint « recueillement » devient un « penser » raisonnable et raisonnant, qui, toutefois, conserve-lui aussi comme base l'inébranlable foi dans la « Vérité sainte » et n'est qu'une machine merveilleuse que l'esprit de Vérité remonte pour son service.
La pensée libre et la science libre m'occupent — (car ce n'est pas moi qui suis libre et qui m'occupe, mais la pensée) — du ciel et du céleste ou « divin », c'est-àdire, en réalité, du monde et du mondain, avec cette réserve que ce monde en est devenu un « autre »; le monde a simplement subi un déplacement, une aliénation, et je m'occupe de son essence, ce qui est une autre aliénation. Celui qui pense est aveugle envers les choses qui l'entourent et inapte à s'en rendre maître ; il ne mange, ni ne boit, ni ne jouit, car manger et boire n'est jamais penser ; il néglige tout, son avancement dans le monde, le soin de sa conservation, etc., pour penser. Il l'oublie comme l'oublie celui qui prie. Aussi le vigoureux fils de la nature le regarde-t-il comme un cerveau détraqué, comme un fou, alors même qu'il le tient pour un saint ; c'est ainsi que les Anciens tenaient les frénétiques pour sacrés. La pensée libre est une frénésie, une folie, attendu qu'elle est un pur mouvement de l'être intime, du seul homme intérieur qui conduit et, régit le reste de l'homme. Le chaman et le philosophe spéculatif sont les échelons extrêmes de l'échelle de l'homme intérieur, — du mongol. Chaman et philosophe luttent, contre des revenants, des démons, des Esprits, des Dieux.
Radicalement différente de la pensée libre est la pensée qui m'est propre, ma pensée qui ne me conduit pas mais que je conduis, que je tiens en laisse et que je lance ou retiens à mon gré. Cette pensée, ma propriété, diffère autant de la pensée libre que la sensualité que j'ai en mon pouvoir, et que je satisfais s'il me plaît et comme il me plaît, diffère de la sensualité libre, débridée, à laquelle je succombe.
Feuerbach, dans ses Principes de la philosophie de l'avenir (Grundsätzen der
Philosophie der Zukunft) en revient toujours à l'être. Il reste ainsi, malgré toute son
hostilité contre Hegel et la philosophie de l'Absolu, plongé jusqu'au cou dans
l'abstraction, car l' « être » est une abstraction, juste comme le « moi ». Mais Moi qui
suis, et Moi seul, je ne suis pas purement une abstraction, je suis tout dans tout et par
conséquent je suis même abstraction et rien, je suis tout et rien. Je ne suis pas une
simple pensée, mais je suis plein, entre autres choses, de pensées, je suis un monde
de pensées. Hegel condamne tout ce qui m'est propre, mon avoir et mon — avis
privés. La « pensée absolue » est celle qui perd de vue qu'elle n'est que ma pensée,
que c'est Moi qui la pense et qu'elle n'existe que par Moi. En tant que je suis Moi je
dévore ce qui est mien, j'en suis le maître ; la pensée n'est que mon opinion, opinion
que je puis à tout moment changer, c'est-à-dire anéantir, faire rentrer en moi et consommer.
Feuerbach veut démolir la « pensée absolue » de Hegel grâce à l’être
invincible. Mais l'être ne trouve pas moins en Moi son vainqueur que la pensée : il
est mon « je suis » comme elle est mon « je pense ».
Feuerbach, naturellement, n'aboutit qu'à démontrer cette thèse en soi triviale que j'ai besoin des sens ou que je ne puis pas me passer complètement de ces organes. Il est positif que je ne puis pas penser si je ne suis pas un être sensible ; seulement, pour la pensée comme, pour la sensation, pour l'abstrait comme pour le concret, j'ai avant tout besoin de Moi, et quand je dis moi, j'entends ce moi parfaitement déterminé que je suis, Moi l'unique. Si je n'étais pas un tel, si je n'étais pas Hegel, par exemple, je ne contemplerais pas le monde comme je le contemple, je n'y trouverais pas le système philosophique que, étant Hegel, j'y trouve, etc. J'aurais des sens comme le premier venu en a, mais je ne les emploierais pas comme je le fais.
Feuerbach reproche à Hegel [5] d'abuser de la langue en détournant une foule de mots de l'acception naturelle que leur attribue la conscience : lui-même commet pourtant la même faute lorsqu'il donne au mot « sensible » (sinnlich)un sens aussi éminent qu'inusité. C'est ainsi qu’il déclare (p. 69) que « le sensible n’est pas le profane l’irréfléchi, le patent, ce qui se saisit à première vue ». Mais si c'est le sacré, le réfléchi, le caché, si c'est ce qui ne se comprend qu'à force de réflexion, ce n'est plus ce qu’on appelle le sensible. Le sensible n'est que ce qui est pour les sens ; ce dont ceux-là seuls peuvent jouir qui jouissent par plus que les sens et qui dépassent la jouissance ou la conception sensible a tout au plus les sens pour intermédiaires et pour véhicules, c’est-à-dire que les sens sont la condition de son obtention, mais qu'il n'est plus rien de sensible. Le sensible, quel qu’il soit, cesse d'être sensible en pénétrant en moi, quoiqu'il y puisse de nouveau avoir des effets sensibles tels que, par exemple, d'exciter mes passions et de faire bouillir mon sang. Feuerbach réhabilite les sens ; c'est fort bien mais il ne sait qu'affubler le matérialisme de sa « philosophie nouvelle » de la défroque qui était jusqu'à présent la propriété de la « philosophie de l'absolu ». Les gens ne se laisseront pas plus persuader qu'il suffit d'être sensible pour être tout, spirituel, intelligent, etc., qu'ils ne croient qu'on puisse vivre de « spirituel » seul, sans pain.
L'être ne justifie rien. Le pensé est aussi bien que le non-pensé la pierre dans la rue est, et ma représentation d'elle également ; la pierre et sa représentation occupent simplement des espaces différents, l'une étant dans l’air et 1'autre dans ma tête, en moi, car je suis espace comme la rue.
Les Membres d'une corporation ou Privilégiés ne tolèrent aucune liberté de penser, c'est-à-dire aucune pensée qui ne vient pas du « dispensateur de tout bien », que ce dispensateur s'appelle Dieu, le Pape, l'Église ou n'importe comment. Si quelqu'un d'eux nourrit des pensées illégitimes, il doit les dire à l'oreille de son confesseur et se laisser imposer par lui pénitences et mortifications jusqu’à ce que le fouet à esclaves devienne intolérable à ces libres pensées. L'esprit de corps a d'ailleurs encore recours à d'autres procédés afin que les libres pensées n'éclosent pas du tout ; au nombre de ces moyens vient en première ligne une éducation appropriée. Celui qu'on a convenablement imprégné des principes de la morale ne redevient jamais libre de pensées morales : le vol, le parjure, la tromperie, etc., restent pour lui des idées fixes contre lesquelles, aucune liberté de pensée ne peut le protéger. Il a les pensées qui lui viennent « d'en haut » et il s'en tient là.
Il n'en est pas de même pour les Concessionnaires ou Patentés. Chacun doit. selon eux, être libre d'avoir et de se faire les pensées qu'il veut. S'il a la patente, la concession d'une faculté de penser, il n'a que faire d'un privilège spécial. Comme « tous les hommes sont doués de raison », chacun est libre de se mettre en tête n'importe quelle pensée et d'amasser d'après la patente de ses capacités naturelles une plus ou moins grande richesse de pensées. Et l'on vous exhorte à « respecter toutes les opinions et toutes les convictions », on affirme que « toute conviction est légitime », qu'on doit « montrer de la tolérance pour les opinions des autres », etc. Mais « vos pensées ne sont pas mes pensées et vos chemins ne sont pas mes chemins » — ou plutôt c’est le contraire que je veux dire : vos pensées sont mes pensées, dont je fais ce que je veux et que je puis renverser impitoyablement : elles sont ma propriété, que j'anéantis si cela me plaît. Je n'attends pas votre autorisation pour souffler en l'air ou crever les bulles de vos pensées. Peu me chaut que vous aussi appeliez ces pensées les vôtres : elles n'en restent pas moins les miennes ; mon attitude à leur égard est mon affaire et non une permission que je m'arroge. Il peut me plaire de vous laisser à vos pensées, et je me tairai. Croyez-vous que les pensées soient comme des oiseaux, et qu'elles voltigent si librement que chacun n'ait qu'à en saisir une pour pouvoir s'en prévaloir ensuite contre moi comme de sa propriété ? Tout ce qui vole est — à moi.
Croyez-vous avoir vos pensées pour vous et n'avoir à en répondre devant personne, ou. comme vous dites, n'avoir à en rendre compte qu'à Dieu ? Il n'en est rien ; vos pensées, grandes et petites, m'appartiennent et j'en use selon mon bon plaisir.
La pensée ne m'est propre que du moment que je ne me fais jamais aucun scrupule de la mettre en danger de mort et que je n'ai pas à redouter sa perte comme une perte pour moi, une déchéance. La pensée n'est à moi que du moment que c'est moi qui l'assujettis et que jamais elle ne peut me courber sous son joug, me fanatiser et faire de moi l'instrument de sa réalisation.
La liberté de penser existe dès que je puis avoir toutes les pensées possibles ; mais les pensées ne deviennent ma propriété qu'en perdant le pouvoir de devenir mes maîtres. Tant que la pensée est libre, ce sont les pensées (les Idées) qui règnent ; mais si je parviens à faire de ces dernières ma propriété, elles se conduisent comme mes créatures.
Si la Hiérarchie n'était pas aussi profondément enracinée dans le coeur de l'homme, au point de lui enlever tout courage de poursuivre des pensées libres, c’est-à-dire peut-être déplaisantes à Dieu, « liberté de penser » serait une expression aussi vide de sens que, par exemple, « liberté de digérer ».
Les gens appartenant à une confession sont d'avis que la pensée m'est donnée ; d'après les libres penseurs, je cherche la pensée. Pour les premiers, la vérité est déjà trouvée et existante, je n'ai qu'à en — accuser réception au donateur qui me fait la grâce de me l'accorder ; pour les seconds, la vérité est à chercher, elle est un but placé dans l'avenir et vers lequel je dois tendre.
Pour les uns comme pour les autres, la vérité (la pensée vraie) est en dehors de moi et je m'efforce de l'obtenir soit comme un présent (la grâce), soit comme un gain (mérite personnel). Donc : 1o La vérité est un privilège ; 2o Non, le chemin qui y mène est patent à tous ; ni la Bible, ni le Saint-Père, ni l'Église ne sont en possession de la vérité, mais on peut spéculer sur sa possession.
Tous deux, comme on le voit, sont sans propriété en fait de vérité. Ils ne peuvent la détenir qu'à titre de fief (car le « Saint-Père », par exemple, n'est pas un individu ; en tant qu'unique, il est un tel Sixte, un tel Clément, etc., et en tant que Sixte ou Clément il ne possède pas la vérité : s'il en est dépositaire, c'est comme « Saint- Père », c'est-à-dire comme Esprit) — ou l'avoir pour idéal. Si elle est un fief, elle est réservée au petit nombre (privilégiés); si elle est un idéal, elle est pour tous (patentés).
La liberté de penser a donc le sens que voici : nous errons tous dans l'obscurité sur les routes de l'erreur, mais chacun peut par ces voies se rapprocher de la vérité, et est alors dans le droit chemin (tous les chemins mènent à Rome, au bout du monde, etc.). Liberté de penser implique, par conséquent, que la vérité de la pensée ne m'est pas propre, car si elle l'était, comment voudrait-on m'en exclure ?
Le penser est devenu tout à fait libre et a codifié une foule de vérités auxquelles je dois me soumettre. Il cherche à se compléter par un système et à s'élever à la hauteur d'une « constitution » absolue. Dans l'État, par exemple, il poursuit l'idée jusqu'à ce qu'il ait instauré l’ « État-raison », et dans l'homme (l'anthropologie), jusqu'à ce qu'il ait « découvert l'Homme ».
Celui qui pense ne diffère de celui qui croit qu'en ce qu'il croit beaucoup plus que ce dernier, qui, lui, pense en revanche beaucoup moins à sa foi (articles de foi). Celui qui pense recourt à mille dogmes là où le croyant s'en tire avec quelques-uns ; mais il met de la liaison entre eux et prend cette liaison pour mesure de leur valeur. Si l'un ou l'autre ne fait pas son affaire, il le met au rebut.
Les aphorismes chers aux penseurs font exactement le pendant de ceux qu'affectionnent les croyants ; au lieu de : « Si cela vient de Dieu, vous ne le détruirez pas, ils disent : « Si cela vient de la Vérité, c'est vrai »; au lieu de : « Rendez hommage à Dieu » — « Rendez hommage à la Vérité ». Mais peu m'importe qui de Dieu ou de la Vérité est vainqueur ; ce que je veux, c'est vaincre, Moi.
Comment peut-on imaginer une « liberté illimitée » dans l'État ou dans la Société ? L'État peut bien protéger l'un contre l'autre, mais il ne peut se laisser mettre lui-même en danger par une liberté illimitée, par ce qu'on appelle la licence effrénée. L'État, en proclamant la « liberté de l'enseignement », proclame simplement que quiconque enseigne comme le veut l'État ou plus exactement comme le veut le pouvoir de l'État est dans son droit. La concurrence est également soumise à ce « comme le veut l'État »: si le clergé, par exemple, ne veut pas comme l'État, il s'exclut lui-même de la concurrence (voir ce qui s'est passé en France). Les bornes que met nécessairement l'état à toute concurrence sont appelées « la surveillance et la haute direction de l'État ». Par le fait même qu'il maintient la liberté de l'enseignement dans les limites convenables, l'État fixe son but à la liberté de penser, car les gens, c'est la règle, ne pensent pas plus loin que leurs maîtres n'ont pensé.
Écouter ce que dit le ministre Guizot [6]: « La grande difficulté de notre temps, c'est la direction, le gouvernement des esprits...; vous le savez bien, et le clergé luimême le sait bien, ce grand corps spirituel ne peut suffire aujourd'hui à une telle destination. L'État a besoin qu'un grand corps laïque (l'Université)... tenant de l'État son pouvoir, sa direction, exerce sur la jeunesse cette influence morale qui la forme à l'ordre, à la règle, et sans laquelle..., etc. » « C'est notre devoir à nous, Gouvernement du roi, d'y veiller sans cesse... La Charte veut la libert. de la pensée et la liberté de conscience. »
Le Catholicisme appelle le candidat au forum de l'Église, et le Protestantisme à celui du Christianisme biblique. Le progrès réalisé serait encore assez mince si on le citait devant le tribunal de la Raison, comme le veut par exemple A. Ruge [7]: que l'autorité sacrée soit l'Église, la Bible ou la Raison (à laquelle en appelaient d'ailleurs déjà Luther et Huss), cela ne fait aucune différence essentielle.
La « question de notre temps » ne sera pas soluble tant qu'on la posera ainsi : La légitimité a-t-elle sa source dans une généralité quelle qu'elle soit ou dans le seul individu ? Est-ce la généralité (État, Lois, Moeurs, Moralité, etc.) ou l'individualité qui autorise ? Questions oiseuses ! Le problème n'est soluble, et résolu, que lorsqu'on ne s'inquiète plus d'une « autorisation » et qu'on ne fait plus simplement la guerre aux « privilèges ».
Une liberté d'enseignement « raisonnable », qui « ne reconnaît que la conscience de la raison [8] », ne nous mène pas au but ; nous avons bien plus besoin d'une liberté d'enseigner égoïste, se pliant à toute individualité, par laquelle je puisse me rendre compréhensible et m'exposer sans que rien m'en empêche. Que je me fasse intelligible, cela seul est « raison », quelque déraisonnable que je sois ; si je me fais comprendre et si je me comprends ainsi moi-même, les autres jouiront de moi comme j'en jouis et me consommeront comme je me consomme.
Que gagnerait-on à voir aujourd'hui le moi raisonnable libre comme le fut autrefois le moi croyant, légal, moral, etc. Cette liberté est-elle ma liberté ?
Si je ne suis libre qu'en tant que « moi raisonnable », c'est le raisonnable ou la raison qui est libre en moi, et cette liberté de la raison ou liberté de la pensée a depuis toujours été l'idéal du monde chrétien. On voulait rendre libre le penser — et, comme nous l'avons dit, le croire aussi est penser, comme le penser est croire ; — ceux qui pensent, c'est-à-dire aussi bien ceux qui croient que ceux qui raisonnent, devaient être libres, pour les autres la liberté était impossible. Mais la liberté de ceux qui pensent est la « liberté des enfants de Dieu », c'est la plus impitoyable — hiérarchie ou domination de la pensée : car je succombe sous la pensée. Si les pensées sont libres, j'en suis dominé, je n'ai sur elles aucun pouvoir et je suis leur esclave. Mais je veux jouir de la pensée, je veux être plein de pensées et cependant affranchi des pensées ; je me veux libre de pensées au lieu de libre de penser.
Pour me faire comprendre et pour communiquer avec les autres, je ne puis faire usage que de moyens humains, moyens dont je dispose parce que comme eux je suis homme. Et, en réalité, en tant qu'homme, je n'ai que des pensées, tandis que, en tant que Moi, je suis en outre sans pensée. Pour autant qu'on ne peut se dégager d'une pensée, on n'est, rien qu'homme, on est l'esclave de la langue, cette production des hommes, ce trésor de la pensée humaine. La langue, ou « le mot », exerce sur nous la plus affreuse tyrannie parce qu'elle conduit contre nous toute une armée d'idées fixes.
Examine-toi au moment précis où tu réfléchis et tu t'apercevras que tu ne peux avancer que si tu es à chaque instant sans pensée et sans parole. Ce n'est pas seulement pendant ton sommeil que tu es sans pensée ni parole ; tu l'es dans les plus profondes méditations, et c'est même justement alors que tu l'es le plus. Et ce n'est que par cette absence de pensée, par cette « liberté de penser » méconnue ou liberté vis-à-vis du penser, que tu es à toi. C'est seulement grâce à elle que tu arriveras à user du langage comme de ta propriété.
Si le penser n'est pas mon penser, il n'est que le dévidement d'un écheveau de pensées, c'est une besogne d'esclave, d' « esclave des mots ». Le commencement de mon penser n'est pas une pensée, mais est Moi ; aussi suis-je également son but, et tout son cours n'est-il que le cours de ma jouissance de Moi. Le commencement du penser absolu ou libre est, au contraire, le penser libre lui-même, et le tout est, dure besogne, de faire remonter ce commencement à la suprême, la primordiale abstraction (par exemple, l'être). Quand on tient le bout de cette abstraction ou de cette pensée initiale, il ne reste plus qu'à tirer sur le fil pour que tout l'écheveau se dévide.
Le penser absolu est le fait de l'esprit humain, et celui-ci est un Esprit saint. Aussi ce penser est-il le fait des prêtres ; eux seuls en ont l' « intelligence » et ont le sens des « intérêts suprêmes de l'humanité », de l' « Esprit ».
Les vérités sont pour le croyant une chose accomplie, un fait ; pour le libre penseur, elles sont une chose qui doit encore être décidée. Quelque débarrassé de toute crédulité que soit le penser absolu, son scepticisme a des bornes, et il lui reste la foi à la vérité, à l'esprit, à l'Idée et à sa victoire finale : il ne pèche pas contre le Saint- Esprit. Mais tout penser qui ne pèche pas contre le Saint-Esprit n'est qu'une foi aux esprits et aux fantômes.
Je ne puis pas plus me défaire de la pensée que de la sensation, ni de l'activité de l'esprit que de l'activité des sens. De même que le sentir est notre vision des choses, le penser est notre vision des essences (pensées). Les essences existent en tout ce qui est sensible, et particulièrement dans le « verbe ». Le pouvoir des mots succède au pouvoir des choses ; on est d'abord contraint par les verges, on l'est plus tard par la conviction. La puissance des choses est vaincue par notre courage, notre esprit ; contre la puissance d'une conviction, donc d'un mot, les chevalets et le billot perdent leur supériorité et leur force. Les hommes à convictions sont des prêtres qui résistent aux pièges de Satan.
Le Christianisme n'a enlevé aux choses de ce monde que leur irrésistibilité et nous a laissés sous leur dépendance. Je fais de même à l'égard des vérités et de leur puissance, je m'élève au-dessus d'elles, je suis sur-vrai comme je suis sur-sensible. Les vérités me sont aussi indifférentes, aussi banales que les choses ; elles ne m'attirent ni ne m'enthousiasment. Il n'est, pas une vérité, que ce soit le Droit, la Liberté, l'Humanité, etc., qui ait une existence indépendante de moi et devant laquelle je m'incline. Elles sont des mots, et rien que des mots, comme pour le Chrétien toutes les choses ne sont que « vanités ». Dans les mots et dans les vérités (chaque mot est une vérité, et, comme Hegel le soutient, il n'est pas possible de dire un mensonge), il n'y a point de salut pour Moi, pas plus qu'il n'y a de salut pour les Chrétiens dans les choses et dans les vanités. Pas plus que les richesses de ce monde, les vérités ne peuvent me rendre heureux. Le tentateur n'est plus Satan, mais l'Esprit, et celui-ci ne nous séduit pas au moyen des richesses du monde, mais par leurs pensées. par le « resplendissement de l'idée ».
Après les biens du monde, tous les biens sacrés doivent aussi être dépréciés.
Les vérités sont des phrases, des expressions, des mots [en Grec dans le texte]; reliés les uns aux autres, enfilés bout à bout et rangés en lignes, ces mots forment la logique, la science, la philosophie.
J'emploie les vérités et les mots pour penser et pour parler comme j'emploie les aliments pour manger ; sans elles et sans eux je ne puis ni penser, ni parler, ni manger. Les vérités sont les pensées des hommes traduites en mots, et c'est ce qui fait qu'elles n'ont pas moins d'existence que les autres choses, bien qu'elles n'existent que pour l'esprit ou le penser. Elles sont des productions des hommes et des créatures humaines ; si on fait des révélations divines, elles me deviennent étrangères et, quoique mes propres créatures, elles s'éloignent de moi aussitôt après l'acte de création.
L'homme chrétien est celui qui a foi dans la pensée, celui qui croit à la souveraineté des pensées et veut faire régner certaines pensées qu'il appelle « principes ». Beaucoup, il est vrai, font subir aux pensées une épreuve préalable et n'en élisent aucune pour maître sans critique ; mais ils rappellent par là le chien qui va flairer les gens pour sentir « son maître »: ils s'adressent toujours aux pensées régnantes. Le Chrétien peut indéfiniment réformer et bouleverser les idées qui dominent depuis des siècles, il peut même les détruire, mais ce sera toujours pour tendre vers un nouveau « principe » ou un nouveau maître ; toujours il érigera une plus haute ou plus « profonde vérité », toujours il fondera un culte, toujours il proclamera un Esprit appelé à la souveraineté et établira une loi pour tous.
Tant qu'il reste une seule vérité à laquelle l'homme doit vouer sa vie et ses forces parce qu'il est homme, il est asservi à une règle, à une domination, à une loi, etc. : il reste serf. L'Homme, l'Humanité, la Liberté sont des vérités de ce genre.
On peut dire au contraire : si tu veux continuer à t'occuper des pensées, il ne tient qu'à toi ; sache seulement que si tu veux y parvenir à quelque chose de considérable, il y a une foule de problèmes difficiles à résoudre, sans être venu à bout desquels tu n'iras pas loin. Dis-toi bien que ce ne t'est nullement un devoir ou une vocation de t'occuper de pensées (idées, vérités); si pourtant tu le veux, tu feras bien de mettre à profit ce que les autres ont déjà dépensé de forces pour mouvoir ces pesants objets.
Ainsi donc, celui qui veut penser s'impose par là même consciemment ou inconsciemment une tâche, mais cette tâche, rien ne l'oblige à l'accepter, car nul n'a le devoir de penser ou de croire. On peut lui dire : tu ne vas pas assez loin, ta curiosité est bornée et timide, tu ne vas pas au fond des choses, bref, tu ne t’en rends pas complètement maître ; mais d'autre part, si loin que tu sois arrivé, tu es toujours au bout de tâche, aucune vocation ne t'appelle à pousser plus loin, et tu es libre de faire comme tu veux ou comme tu peux. Il en est de la pensée comme de toute autre besogne que tu peux abandonner quand t'en passe l'envie. De même, lorsque tu ne peux plus croire une chose, tu n'as pas à te forcer à y croire et à continuer à t'en occuper comme d'un saint article de foi à la façon des théologiens ou des philosophes
- tu peux hardiment en détourner ton intérêt et lui donner congé.
Les esprits prêtres traiteront assurément ce désintérêt de paresse d'esprit, d'irréflexion, d'apathie, etc. ; ne t'occupe pas de ces niaiseries. Rien, aucun « intérêt suprême de l'humanité », aucune « cause sacrée » ne vaut que tu la serves et que tu t'en occupes pour l'amour d'elle ; ne lui cherche d'autre valeur que dans ce qu'elle vaut pour toi. Rappelle par ta conduite la parole biblique : « Soyez comme des enfants »; les enfants n'ont pas d'intérêts sacrés et n'ont aucune idée d'une « bonne cause ». Ils en savent d'autant mieux ce qu'ils veulent, et ils se demandent de toutes leurs forces comment ils doivent s'y prendre pour y arriver.
Le penser ne peut pas plus cesser que le sentir. Mais la puissance des pensées et des idées, la domination des théories et des principes, l'empire de l'Esprit, en un mot la Hiérarchie, durera aussi longtemps que les prêtres auront la parole — les prêtres, c'est-à-dire les théologiens, les philosophes, les hommes d'État, les philistins, les Libéraux, les maîtres d'école, les domestiques, les parents, les enfants, les époux, Proudhon, George Sand, Bluntschli, etc. La Hiérarchie durera tant qu'on croira à des principes, tant qu'on y pensera ou même qu'on les critiquera, car la critique, même la plus corrosive, celle qui ruine tous les principes admis, le fait en définitive encore au nom d'un principe.
Chacun critique, mais le critérium diffère. On est à la recherche du « véritable » critérium. Ce critérium est l’hypothèse première. Le critique part d'un axiome, d'une vérité, d'une croyance ; celle-ci n'est pas une création du critique, mais du dogmatique; elle est ordinairement tout bonnement empruntée telle quelle à la culture du temps, ainsi, par exemple, la « liberté », l’ « humanité », etc. Ce n'est pas le critique qui a « découvert l'Homme », l' « Homme » a été solidement établi comme vérité par le dogmatique, et le critique, qui peut d'ailleurs être la même personne, croit à cette vérité, à cet article de foi. C'est dans cette foi, et possédé par cette foi, qu'il critique.
Le secret de la critique est une « vérité »: tel est l'arcane de sa force.
Je fais cependant une distinction entre la critique officieuse et la critique propre ou égoïste. Si je critique en partant de l'hypothèse d'un Être suprême, ma critique sert à cet Être et s'exerce en sa faveur ; si je suis possédé de la foi en un « État libre », je critique tout ce qui s'y rapporte au point de vue de sa concordance, de sa convenance pour l'État libre, car j'aime cet État ; si je suis un critique pieux, tout se divisera pour moi en deux classes, le divin et le diabolique, la nature entière sera faite à mes yeux de traces de Dieu ou de traces du Diable (de là les lieux-dits Gottesgabe, don de Dieu, Gottesberg, montagne de Dieu, Teufelskanzel, chaire du Diable, etc.), les hommes se partageront en fidèles et infidèles, etc.: si le critique croit à l'Homme, il commencera par tout ranger sous les deux rubriques Hommes et non-Hommes, etc.
La critique est jusqu'à présent restée une oeuvre d'amour, car nous l'avons de tout temps exercée pour l'amour de l'un ou l'autre être. Toute critique officieuse est un produit de l'amour, une possession, et obéit au précepte du Nouveau Testament : « Éprouvez toute chose et retenez ce qui est bon [9]» Le « bon » est la pierre de touche, le critérium. Le bon, sous mille noms et mille formes différentes, est toujours resté l'hypothèse, le point d'appui dogmatique de la critique, l'idée fixe.
Le critique présuppose ingénument la « vérité » en se mettant à l'oeuvre, et il la cherche, convaincu qu'elle est encore à trouver. Il veut découvrir la vérité, et il a justement pour éclairer ses recherches ce « bon » dont nous parlions tout à l'heure.
L'hypothèse, la supposition, n'est que le fait de poser une pensée, ou de penser une certaine chose sous et avant toute autre ; partant de ce pensé, on pensera ensuite tout le reste, c'est-à-dire qu'on l'y mesurera et le critiquera d'après lui. En d'autres termes, ceci revient à dire que le penser doit commencer avec quelque chose de déjà pensé. Si le penser commençait réellement, au lieu d'être commencé, le penser serait un sujet, une personne douée d'activité propre comme la plante déjà en est une ; dans ce cas, on ne pourrait évidemment pas nier que le penser doive commencer avec lui-même. Mais c'est précisément cette personnification du penser qui est grosse d'innombrables erreurs. Les Hégéliens s'expriment toujours comme si le penser pensait et agissait ; ils en font l' « esprit pensant », c'est-à-dire le penser personnifié, le penser devenu fantôme. Le Libéralisme critique, de son côté, vous dira : La « Critique » fait ceci ou cela, ou bien : La « conscience » juge de telle ou telle façon. Mais si vous tenez le penser pour ce qui agit personnellement, ce penser lui-même devra être supposé ; si vous tenez la Critique pour agissante, une pensée encore doit en être l'antécédent. Le penser et la Critique, pour être par eux-mêmes actifs, devraient être l'hypothèse même de leur activité, vu qu'ils ne peuvent être actifs sans être. Et le penser, en tant que « supposé », est une pensée fixe, un dogme ; il en résulte que le penser et la Critique ne pourraient sortir que d'un dogme, c'est-à-dire d'une pensée, d'une idée fixe, d'une hypothèse.
Cela nous ramène à ce que nous avons déjà dit précédemment, que le Christianisme consiste dans le développement d'un monde de pensées, ou qu'il est la véritable « liberté de pensée », la « libre pensée », le « libre Esprit ». La « vraie » Critique, que j'ai appelée « officieuse », est de même et pour la même raison la « libre » Critique, car elle n'est pas ma propriété.
Il en est autrement si ce qui est à toi ne devient pas un être pour soi, n'est pas personnifié, ne devient pas un « esprit » indépendant de toi. Ton penser n'a pas pour hypothèse le « penser », mais Toi. Ainsi donc, tu t'es supposé ? Oui, mais ce n'est pas à moi que je me sup-pose, c'est à mon penser. Avant mon penser, Je suis. Il s'ensuit que nulle pensée ne précède mon penser ou que mon penser n'a pas d'hypothèse. Car si je suis une supposition par rapport à mon penser, cette supposition n'est pas l'oeuvre du penser, elle n'est pas sub-pensée, mais est la position même du penser, et son possesseur; elle prouve simplement que le penser n'est qu'une — propriété, c'est-àdire qu'il n'existe ni « penser en soi » ni « esprit pensant ».
Ce renversement de la façon habituelle de considérer les choses pourrait sembler une jonglerie avec des abstractions, si vaine que celles mêmes contre lesquelles elle est dirigée ne risqueraient rien à se prêter à cet inoffensif changement ; mais les conséquences pratiques qui en découlent sont graves.
La conclusion que j'en tire, c'est que l'Homme n'est pas la mesure de tout, mais que Je suis cette mesure. Le critique officieux a en vue un autre que lui, une idée qu'il veut servir ; aussi ne fait-il à son dieu que des hécatombes de fausses idoles. Ce qu'il fait pour l'amour de cet être n'est qu'une — oeuvre de l'amour. Mais Moi, quand je critique, je n'ai pas seulement en vue mon but, je me procure en outre un plaisir, je m'amuse selon mon goût : suivant que cela me convient, je mâche la chose ou je me borne à en respirer le parfum.
On ne veut pas abandonner la « Vérité », mais la chercher. N'est-elle pas l' « être suprême [10]» ? Il ne resterait plus à la « vraie Critique » qu'à se jeter à l'eau, si elle venait à perdre la foi en la vérité. Et pourtant la vérité n'est qu'une — pensée ; mais elle n'est pas une pensée tout court, elle est la pensée qui plane par-dessus toutes les pensées, elle est la pensée irrécusable, elle est la Pensée même, celle qui sanctifie toutes les autres, la consécration des pensées, la Pensée « absolue », « sacrée ». La vérité tient bon alors que tous les dieux s'en vont, car ce n'est que pour la servir et pour l'amour d'elle qu'on a renversé les dieux et finalement même Dieu. La « Vérité » continue à resplendir alors que le monde des dieux est rentré dans la nuit, parce qu'elle est l'âme immortelle de ce monde périssable de dieux : elle est la divinité même.
Je veux répondre à la question de Pilate : « Qu'est-ce que la Vérité ? » — La vérité est la pensée libre, l'idée libre, l'esprit libre ; la vérité est ce qui est libre par rapport à toi, ce qui n'est pas à toi et n'est pas en ton pouvoir. Mais la vérité est aussi ce qui n'a pas d'existence par soi-même, ce qui est impersonnel, irréel et incorporel ; la vérité ne peut se manifester comme tu te manifestes, elle ne peut se mouvoir, ni changer, ni se développer ; la vérité attend et reçoit tout de toi, et n'est même que par toi, car elle n'existe que — dans ta tête. Tu conviens que la vérité est une pensée, mais tu n'admets pas que toute pensée en soit une vraie ; tu dis, pour m'exprimer comme toi, que chaque pensée n'est pas vraiment et réellement une pensée. Et à quoi reconnais-tu la vraie pensée ou la pensée vraie ? À ton impuissance, c'est-à-dire à ce que tu n'as aucune prise sur elle ! Quand elle te vainc, t'enthousiasme et t'entraîne, tu la tiens pour vraie. Sa domination sur toi t'est la preuve de sa vérité ; lorsqu'elle te violente et que tu en es possédé, tu es content, tu as trouvé ton — seigneur et maître. Quand tu cherchais la vérité, qu'appelait ton coeur ? Un maître ! Tu ne tendais pas vers ta puissance, mais vers un puissant que tu pusses adorer (« adorez le Seigneur notre Dieu »).
La vérité, mon cher Pilate, est le — maître, et tous ceux qui cherchent la vérité cherchent et glorifient le Seigneur. Où est-il, le Seigneur ? Où, sinon dans ta tête ? Il n'est qu'esprit, et partout où tu crois le découvrir, tu n'aperçois qu' — un fantôme ; le Seigneur n'est qu'une pensée, et ce n'est que le tourment, l'angoisse du Chrétien qui voulait faire l'invisible visible et donner un corps à l'esprit qui engendrèrent ce fantôme et l'effroyable misère qu'est la terreur des spectres.
Tant que tu crois à la vérité, tu ne crois pas à toi, et tu es un — serf, un homme religieux. Toi seul tu es la vérité, ou plutôt tu es plus que la vérité, car sans toi elle n'est rien. Sans doute, toi aussi tu t'enquiers de la vérité, toi aussi tu « critiques »; mais tu ne t'enquiers pas d'une « vérité supérieure », c'est-à-dire plus haute que toi, et tu ne critiques pas suivant le critérium d'une telle vérité. Tu ne t'adresses aux pensées et aux représentations comme aux phénomènes du monde extérieur que dans le but de les conformer à ton goût, de te les rendre agréables et de te les approprier ; tu ne veux que t'en rendre maître et devenir leur possesseur ; tu veux t'y orienter et t'y sentir chez toi, et tu les trouves vraies ou les vois sous leur vrai jour quand elles ne peuvent plus t'échapper, quand il ne leur reste rien d'insaisi, rien d'incompris, ou que tu en jouis et qu'elles sont ta propriété. S'il arrive qu'elles te deviennent des servantes moins empressées, qu'elles se dérobent de nouveau à ton empire, ce sera le signe de leur fausseté, c'est-à-dire de ton impuissance. Ton impuissance est leur puissance, ton abaissement est leur élévation. Leur vérité, c'est toi, c'est le néant que tu es pour elles et dans lequel elles se dissolvent ; leur vérité est leur nullité.
Ce n'est que lorsqu'ils sont ma propriété que ces esprits, les vérités, parviennent au repos ; pour qu'ils soient réels, il faut que, leur existence misérable leur ayant été enlevée, ils deviennent ma propriété et qu'on ne dise plus : la vérité grandit, gouverne, l'emporte, etc. Jamais la vérité n'a triomphé, elle a toujours été l’instrument de ma victoire, comme le glaive (« le glaive de la vérité »). La vérité est une chose morte, c'est une lettre, un mot, un matériel que je puis employer. Toute Vérité est pour ellemême un cadavre ; si elle vit, ce n'est que comme mon poumon vit, c'est-à-dire selon la mesure de ma propre vitalité. Les vérités sont comme le bon grain et l'ivraie : sontelles bon grain, sont-elles ivraie ? Seul je puis en décider.
Les objets ne sont pour moi que les matériaux que je mets en oeuvre. Partout où je touche, je saisis une vérité que je m'adapte. La vérité est à moi, et je n'ai nul besoin de la désirer. Je ne me propose pas de me mettre au service de la vérité ; elle n'est qu'un aliment pour mon cerveau pensant, comme la pomme de terre en est un pour mon estomac digérant ou l'ami pour mon coeur sociable. Tant que j'ai le goût et la force de penser, toute vérité ne me sert qu'à la façonner autant qu'il m'est possible. La vérité est pour moi ce que la mondanité est pour les Chrétiens, « vaine et frivole ». Elle n'en existe pas moins, de même que les choses du monde continuent à exister quoique le Chrétien ait montré leur néant ; mais elle est vaine parce que sa valeur n'est pas en elle mais en moi. Pour elle, elle est sans valeur. La vérité est une — créature.
Par votre activité, vous créez d'innombrables oeuvres : vous avez changé la figure de la terre et édifié partout des monuments humains ; de même, grâce à votre pensée vous pouvez découvrir d'innombrables vérités, et nous nous en réjouirons de tout coeur. Mais je ne consentirai jamais à me faire l'esclave de vos machines nouvelles, je n'aiderai à les mettre en marche que pour mon usage ; vos vérités non plus je ne veux que les employer, sans me laisser employer par elles et pour elles.
Toutes les vérités en dessous de Moi me sont les bienvenues ; de vérités au-dessus de Moi, de vérités auxquelles je doive me plier, je n'en connais pas. Il n'y a pas de vérité au-dessus de moi, car au-dessus de Moi, il n'y a rien. Ni mon essence, ni l'essence de l'Homme ne sont au-dessus de Moi ! Oui, de Moi, cette « goutte dans la cuve », de cet être « infime »!
Vous croyez être d'une audace extraordinaire quand vous affirmez hardiment qu'il n'y a pas de « Vérité absolue », attendu, dites-vous, que chaque époque a sa vérité qui n'est qu'à elle. Vous accordez cependant que chaque époque eut sa vérité ? Mais par là même vous créez proprement une « vérité absolue », une vérité qui ne manque à aucune époque parce que chacune, quelle que soit sa vérité, en a une.
Suffit-il de dire qu'on a de tout temps pensé et qu'on a, par conséquent, eu des pensées et des vérités, autres à chaque époque qu'à l'époque précédente ? Non, on doit dire que chaque époque eut sa « vérité de foi », et il est un fait, c'est qu'on n'en a jamais vu aucune où l'on ne reconnût une « vérité suprême » devant laquelle on se croyait obligé de s'incliner comme devant la « souveraine majesté ». La vérité d'une époque en est l'idée fixe ; lorsqu'un jour vient où l'on trouve une autre vérité, on ne la découvre que parce qu'on en cherchait une autre : on ne faisait que réformer sa folie et l'habiller à neuf. Car on voulait être « inspiré » par une idée, on cherchait à être dominé — possédé par une pensée. Le dernier-né de cette dynastie est « notre essence » ou l' « Homme ».
Pour toute critique libre, le critérium était une pensée ; pour la critique propre, égoïste, le critérium, c'est Moi, Moi l'indicible et, par conséquent, l'impensable (car le pensé est toujours exprimable attendu que parole et pensée coïncident). Est vrai ce qui est mien ; est faux ce dont je suis la propriété ; vraie par exemple est l'association, faux sont l'État et la société [11]. La « libre et vraie » critique travaille à la domination logique d'une pensée, d'une idée, d'un Esprit ; la critique « propre » ne travaille qu'à ma jouissance. En cela, elle se rapproche — et nous ne voudrions pas lui épargner cette « honte » — de la critique animale de l'instinct. Il en est de moi comme de l'animal critiquant ; je ne vois dans mes affaires que moi et non elles. Je suis le critérium de la Vérité, mais je ne suis pas une idée, je suis plus qu'une idée, car je dépasse toute formule. Ma critique n'est pas « libre », libre vis-à-vis de moi, et elle n'est pas une critique « officieuse », au service d'une idée ; elle m'est propre.
La véritable critique ou critique humaine ne découvre dans ce qu'elle examine que la convenance à et pour l'Homme, le véritable Homme ; par ta critique propre, tu vérifies si l'objet te convient.
La Critique libre s'occupe d'idées ; aussi est-elle toujours théorétique. Quelle que soit sa rage contre les idées, elle ne s'en débarrasse pourtant pas. Elle se bat contre les fantômes, mais elle ne peut le faire qu'en les tenant pour des fantômes. Les Idées auxquelles elle s'en prend ne disparaissent pas tout à fait : le souffle de l'aube ne les met pas en fuite.
Le critique peut, il est vrai, parvenir à l'ataraxie envers les Idées, mais il n'en sera jamais quitte, c'est-à-dire qu'il ne comprendra jamais qu'il n'y a rien de supérieur à l'homme corporel, ni son humanité, ni la liberté, etc. Il s'en tient toujours à une « vocation » de l'homme, à l' « humanité ». Si cette idée de l'humanité reste toujours irréalisée, c'est précisément parce qu'elle reste et doit rester « idées ».
Mais si je conçois au contraire l'idée comme mon idée, alors elle se trouve par le fait même réalisée, attendu que je suis sa réalité : sa réalité vient de ce que c'est Moi, le corporel, qui l'ai.
On dit que c'est dans l'histoire universelle que se réalise l'idée de Liberté. Cette idée est au contraire réelle dès qu'un homme la pense, et elle est réelle dans la mesure où elle est idée, c'est-à-dire pour autant que je la pense ou que je l'ai. Ce n'est pas l'idée de Liberté qui se développe, mais ce sont les hommes qui se développent et qui, en se développant, développent naturellement aussi leur penser.
En résumé, le critique n'est pas encore propriétaire, parce qu'il combat encore dans les idées des étrangères puissantes, exactement comme le Chrétien n'est pas propriétaire de ses » mauvais désirs » aussi longtemps qu'il a à s'en défendre : pour celui qui combat le vice, le vice existe. La critique reste embourbée dans la « liberté de l'entendement », dans la liberté de l'esprit ; et l'esprit gagne vraiment sa liberté lorsqu'il s'emplit de la pure, de la vraie idée ; telle est la liberté de penser, qui ne peut être sans pensées. La critique ne fait qu'abattre une idée par une autre, par exemple celle du privilège par celle de l'humanité, ou celle de l'égoïsme par celle du désintéressement.
En somme, c'est le commencement du Christianisme qui reparaît à sa fin dans la critique, car ici comme là l’ « égoïsme » est l'ennemi. Ce n'est Moi, l'unique, mais l'idée, le général, que je dois mettre en valeur. La guerre du clergé contre l'égoïsme et des spirituels contre les mondains forme tout le contenu de l'histoire chrétienne. Dans la critique contemporaine, cette guerre ne fait que s'universaliser, et le fanatisme se complète. Il faut bien qu'il vive et qu'il exhale sa rage avant de disparaître.
Que m'importe que ce que je pense et ce que je fais soit chrétien, que ce soit
humain on inhumain, libéral ou illibéral du moment que cela mène au but que je poursuis,
du moment que cela me satisfait, c'est bien. Accablez-le de tous les prédicats
qu'il vous plaira, je m'en moque.
Il se peut que moi aussi je rompe avec les pensées que j'ai eues il n'y a qu'un instant, et il se peut que je change brusquement ma façon d'agir; mais ce n'est point parce que ces pensées ou ces actions ne sont pas conformes au Christianisme, ce n'est pas parce qu'elles portent atteinte aux éternels droits de l'Homme ou sont un soufflet à l'idée d'Humanité ; non, — c'est qu'elles ne sont plus conformes à Moi, c'est qu'elles ne me procurent plus une pleine jouissance, et que je doute de ma pensée de naguère ou ne me plais plus à agir comme je le faisais.
De même que le monde, en devenant ma propriété, est devenu un matériel dont je fais ce que je veux, l'esprit doit, en devenant ma propriété, redescendre à l'état de matériel devant lequel je ne ressens plus la terreur du sacré. Désormais je ne frissonnerai plus d'horreur à aucune pensée, quelque téméraire ou « diabolique » qu'elle paraisse, car, pour peu qu'elle me devienne trop importune et désagréable, sa fin est en mon pouvoir ; et désormais je ne m'arrêterai plus en tremblant devant une action parce que l'esprit d'impiété, d'immoralité ou d'injustice y habite, pas plus que saint Boniface ne s'abstint par scrupule religieux d'abattre les chênes sacrés des païens. Comme les choses du monde sont devenues vaines, vaines doivent devenir les pensées de l'esprit.
Aucune pensée n'est sacrée, car nulle pensée n'est une « dévotion »; aucun sentiment n'est sacré (il n'y a point de sentiment sacré de l'amitié, de saint amour maternel, etc.), aucune foi n'est sacrée. Pensées, sentiments, croyances sont révocables et sont ma propriété, propriété précaire que Moi-même je détruis comme c'est Moi qui la crée.
Le Chrétien peut se voir dépouillé de toutes les choses ou objets, il peut perdre les personnes les plus aimées, ces « objets » de son amour, sans pour cela désespérer de lui-même, c'est-à-dire, au sens chrétien, de son esprit, de son âme. Le propriétaire peut rejeter loin de lui toutes les pensées qui étaient chères à son esprit et embrasaient son zèle, il en « regagnera mille fois autant », car lui, leur créateur, demeure.
Inconsciemment et involontairement, nous tendons tous à l'individualité ; il serait difficile d'en trouver un seul parmi nous qui n'ait abandonné quelque sentiment sacré et rompu avec quelque sainte pensée ou quelque sainte croyance ; mais nous ne rencontrerions personne qui ne pût encore s'affranchir de l'une ou de l'autre de ses pensées sacrées. Chaque fois que nous nous attaquons à une conviction, nous partons de l'opinion que nous sommes capables de chasser, pour ainsi dire, l'adversaire des retranchements de sa pensée. Mais ce que je fais inconsciemment, je ne le fais qu'à moitié ; aussi, après chaque victoire sur une croyance, redeviens-je le prisonnier (le possédé) d'une nouvelle croyance, qui me reprend tout entier à son service ; elle fait de moi un fanatique de la raison quand j'ai cessé de m'enthousiasmer pour la Bible, ou un fanatique de l'idée d'Humanité quand j'ai assez longtemps combattu pour celle de Christianisme.
Propriétaire des pensées, je protégerai sans doute ma propriété sous mon bouclier, juste comme, propriétaire des choses, je ne laisse pas chacun y porter la main ; mais c'est en souriant que j'accueillerai l'issue du combat, c'est, en souriant que je déposerai mon bouclier sur le cadavre de mes pensées et de ma foi, et en souriant que, vaincu, je triompherai. C'est là justement qu'est l'humour de la chose. Pour laisser les gens s'égayer aux dépens des petitesses des hommes, il suffit de se sentir « trop haut pour être atteint »; mais les laisser jouer avec toutes les « grandes pensées » avec les « sentiments sublimes », le « noble enthousiasme » et la « sainte croyance » suppose que je suis le propriétaire du tout.
À la sentence chrétienne : « Nous sommes tous des pécheurs, j'oppose celle-ci : Nous sommes tous parfaits ! Car nous sommes à chaque instant tout ce que nous pouvons être, et rien ne nous oblige jamais à être davantage. Comme nous ne traînons avec nous aucun manque, aucun défaut, le péché n'a pas de sens. Montrez-moi encore un pécheur dans un monde où nul n'a plus à satisfaire rien de supérieur à soi ! Si je ne veux que me satisfaire, en ne me satisfaisant pas je ne pèche pas, attendu que je n'offense en moi aucune « sainteté »; au contraire, si je dois être pieux, j'ai à satisfaire Dieu, si je dois agir humainement, j'ai à satisfaire l'essence de l'Homme, l'idée d'humanité, etc. Celui que le religieux appelle un « pécheur », l'humanitaire l'appelle un égoïste. Mais, encore une fois, je n'ai à contenter personne ; qu'est-ce donc que l' « Égoïste », ce Diable à la nouvelle mode que s'est payé l'Humanitarisme ? L'Égoïste devant lequel les humanitaires se signent avec effroi n'est qu'un fantôme, comme le Diable : il n'est qu'un épouvantail et une fantasmagorie de leur cerveau. S'ils n'étaient pas naïvement hantés par la vieille antithèse du bien et du mal auxquels ils ont donné respectivement les noms d'« humain » et d'« égoïste », ils n'auraient pas, pour le rajeunir, fait bouillir le « pécheur » grisonnant dans le chaudron de l’« égoïsme et n'auraient pas recousu une pièce neuve à un vieil habit. Mais ils ne pouvaient faire autrement, car ils considèrent comme leur devoir d'être « Hommes ».
Nous sommes tous parfaits, et il n'est pas sur toute la terre un seul homme qui soit un pécheur ! Comme il y a des fous qui s'imaginent être Dieu le père, Dieu le fils ou l'homme de la lune, il fourmille d'insensés qui se croient des pécheurs. Les premiers ne sont pas l'homme de la lune et eux ne sont pas des pécheurs. Leur péché est chimérique.
Mais, objecte-t-on insidieusement, leur démence ou leur possession est du moins leur péché ? Leur possession n'est que ce qu'ils ont pu produire et le résultat de leur développement, tout comme la foi de Luther dans la Bible était tout ce qu'il avait pu produire. Son développement mène l'un dans une maison de santé et conduit l'autre au Panthéon ou au — Walhalla.
Il n'y a ni pécheurs ni égoïsme pécheur !
Laisse-moi donc en paix, avec ton « amour de l'Homme »! Glisse-toi, ô philanthrope, par la porte entrebâillée des « cavernes du vice », attarde-toi dans la cohue de la grande ville : ne vois-tu pas partout des péchés, des péchés et encore des péchés ? Ne gémis-tu pas sur l'humanité corrompue, ne déplores-tu pas le monstrueux épanouissement de l'égoïsme ? Verras-tu un riche sans le trouver impitoyable et « égoïste »? Tu t'intitules peut-être athée, mais tu restes fidèle au sentiment chrétien qu'il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche de n'être pas « inhumain ». Combien as-tu déjà rencontré de gens que tu n'aies pas rejetés dans la « masse égoïste »? Ah! ton amour de l'Homme ! À quoi a-t-il abouti ? Tu ne vois plus que des hommes indignes d'amour ! Et d'où sortent-ils ? De ta philanthropie ! Tu t'es fourré en tête le pécheur, et de là vient que tu le trouves ou le supposes partout.
N'appelle pas les hommes des pécheurs et ils n'en seront pas ; toi seul es le créateur des péchés ; c'est toi, qui t'imagines aimer les hommes, qui les jettes dans la fange du crime, c'est toi qui les fais vicieux ou vertueux, hommes ou inhumains, et c'est toi qui les éclabousses de la bave de ta possession ; car tu n'aimes pas les hommes, mais l'Homme. Je te le dis : tu n'as jamais vu de pécheurs, tu n'en as que — rêvé.
Je gaspille ma jouissance de moi, parce que je crois devoir servir un autre que moi, parce que je me crois des devoirs envers lui et me crois appelé au « sacrifice », au « dévouement », à l’« enthousiasme ». Eh bien ! si je ne sers plus aucune idée, aucun « être supérieur », il va de soi que je ne servirai plus non plus aucun homme sauf — et dans tous les cas — Moi. Et ainsi ce n'est pas seulement par l'être ou par 1'action, mais encore par la conscience, que je suis l' — Unique.
Il te revient plus que le divin, l’humain, etc.; il te revient ce qui est tien.
Regarde-toi comme plus puissant que tout ce pour quoi on te fait passer, et tu seras plus puissant ; regarde-toi comme plus, et tu seras plus.
Tu n'es pas simplement voué à tout le divin et autorisé à tout l’humain, mais tu es possesseur du tien, c'est-à-dire de tout ce que tu as la force de t'approprier.
On a toujours cru devoir me donner une destination extérieure à moi, et c'est ainsi qu'on en vint finalement à m'exhorter à être humain et à agir humainement, parce que Je = Homme. C'est là le cercle magique chrétien. Le moi de Fichte est également un être extérieur et étranger à Moi, car ce moi est chacun et a seul des droits, de sorte qu'il est le « moi » et non Moi. Mais Moi, je ne suis pas un « moi » auprès d'autres « moi » : je suis le seul Moi, je suis Unique. Et mes besoins, mes actions, tout en Moi est unique. C'est par le seul fait que je suis ce Moi unique que je fais de tout ma propriété rien qu'en me mettant en oeuvre et en me développant. Ce n'est pas comme Homme que je me développe, et je ne développe pas l'Homme : c'est Moi qui Me développe.
Tel est le sens de l'Unique.
Notes et références
- ↑ Ier épître aux Corinthiens.
- ↑ IIe épître à Timothée, I, 10.
- ↑ Der Kommunismus in der Schweiz, p.24. ».
- ↑ Épître aux Romains, I, 25.
- ↑ Loc. cit., p. 47 sqq.
- ↑ Chambre des Pairs, 25 avril 1844.
- ↑ Anekdota, I, 120.
- ↑ Ibid., I, 127.
- ↑ 1er épître aux Thessaloniciens, V, 21
- ↑ En français dans le texte. (Note du Traducteur.)
- ↑ La parenté étymologique qui unit en français les mots SOCIÉTÉ et ASSOCIATION et suppose l'une résultat de l'autre n'existe pas en allemand : Verein (association) exprime l'idée d'union, de coopération volontaire et active, tandis que Gesellschaft (société) implique par sa racine Saal (salle) réunion passive ou, comme dirait Stirner, parcage en un même endroit ; voyez, pour l'anatomie de la société, mot de chose, p. 256. (Note du Traducteur.)
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