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Les meilleurs des économistes classiques savaient bien que l'ordre social qu'ils avaient échafaudé n'était qu'une hypothèse. Mais ils ne se rendirent pas compte des considérables conséquences techniques de l'hypothèse qu'ils avaient adoptée. Car leur science n'était pas le fruit d'une fantaisie débridée ni d'une spéculation vaine sur des abstractions dépourvues de sens. Ricardo était un homme de génie, et l'une des marques du génie est l'aptitude à sauter par-dessus la réalité apparente pour faire des hypothèses qui ouvrent la voie à des recherches fructueuses. L'ordre social imaginaire des économistes classiques était le fruit d'un acte d'imagination créatrice. Il décrivait un régime dans lequel les frictions et les abus de l'ordre existant seraient abolis, et où existeraient toutes les facilités, la faculté d'adaptation et la prévoyance qui font défaut au monde réel. Notons bien que cet ordre imaginaire n'était pas un monde impossible tel que l'aurait conçu un poète en supposant que le travail ne serait plus qu'un exercice agréable, et que les choses nécessaires à la vie seraient fournies par miracle. L'ordre imaginé par les économistes supposait un monde réel de la division du travail dans lequel les hommes doivent gagner leur pain à la sueur de leur front. Il supposait un monde réel dans lequel les hommes recherchent leur avantage personnel. Ce n'était pas le Paradis terrestre avant la malédiction. Et cependant ce n'était pas le monde dans lequel ils vivaient. C'était ce monde, mais radicalement épuré, réformé et reconstruit. | Les meilleurs des économistes classiques savaient bien que l'ordre social qu'ils avaient échafaudé n'était qu'une hypothèse. Mais ils ne se rendirent pas compte des considérables conséquences techniques de l'hypothèse qu'ils avaient adoptée. Car leur science n'était pas le fruit d'une fantaisie débridée ni d'une spéculation vaine sur des abstractions dépourvues de sens. Ricardo était un homme de génie, et l'une des marques du génie est l'aptitude à sauter par-dessus la réalité apparente pour faire des hypothèses qui ouvrent la voie à des recherches fructueuses. L'ordre social imaginaire des économistes classiques était le fruit d'un acte d'imagination créatrice. Il décrivait un régime dans lequel les frictions et les abus de l'ordre existant seraient abolis, et où existeraient toutes les facilités, la faculté d'adaptation et la prévoyance qui font défaut au monde réel. Notons bien que cet ordre imaginaire n'était pas un monde impossible tel que l'aurait conçu un poète en supposant que le travail ne serait plus qu'un exercice agréable, et que les choses nécessaires à la vie seraient fournies par miracle. L'ordre imaginé par les économistes supposait un monde réel de la division du travail dans lequel les hommes doivent gagner leur pain à la sueur de leur front. Il supposait un monde réel dans lequel les hommes recherchent leur avantage personnel. Ce n'était pas le Paradis terrestre avant la malédiction. Et cependant ce n'était pas le monde dans lequel ils vivaient. C'était ce monde, mais radicalement épuré, réformé et reconstruit. | ||
La science des économistes décrivait donc, non pas le monde tel qu'il est, mais le monde tel qu'il faut le refaire. | La science des économistes décrivait donc, non pas le monde tel qu'il est, mais le monde tel qu'il faut le refaire. Ils avaient imaginé une société dans laquelle les problèmes sociaux nés de la division du travail seraient résolus. C'est ainsi que par hasard, incidemment, alors qu'ils essayaient de simplifier les faits pour mieux les comprendre, ils avaient découvert le critérium permettant de donner une définition exacte de ces problèmes sociaux, et d'indiquer des solutions exactes. Au moyen de certaines hypothèses, ils avaient décrit une société juste basée sur la division du travail. Il s'ensuivrait que dans le monde réel, plein d'injustices et d'erreurs, leurs hypothèses représentaient un but pratique à atteindre. Ce qu'ils oublièrent, c'est que pour imaginer comment la division du travail pourrait fonctionner en toute justice, il leur avait fallu supposer une société réformée composée d'individus réformés. Il aurait fallu en conclure que pour obtenir ce résultat dans la pratique, il était nécessaire de réaliser les réformes dans la pratique. | ||
L'économie classique n'est pas une explication apologétique de l'ordre existant. Elle est, si on la comprend bien, une étude critique de cet ordre. Elle représente une mensuration théorique qui indique à quel point la société dans laquelle nous vivons est loin de réaliser ses promesses, à quel point elle est mal adaptée aux besoins de la division du travail. Si les économistes libéraux s'étaient rendu compte de ce caractère de leur propre hypothèse, ils auraient aussitôt entrepris d'étudier les faits juridiques, psychologiques et sociaux qui embarrassaient et pervertissaient la société réelle. Ils n'auraient pas abandonné le soin de critiquer et de réformer la société à ceux qui ne comprenaient pas le nouveau mode de production ou étaient décidés à l'abolir. Ils auraient vu que la mission du libéralisme est de développer les principes permettant à l'humanité de réadapter ses habitudes et ses institutions à la révolution industrielle ; ils auraient poursuivi la tradition fondée par Adam Smith, et comme lui, ils auraient été les critiques du ''statu quo'', et les dirigeants intellectuels de sa réforme nécessaire. | |||
Ils n'en firent rien. De Ricardo jusqu'à une époque récente, les économistes libéraux ont été obsédés par une confusion fatale : ils ont cru que leur monde imaginaire était, non pas une introduction critique à leurs recherches, mais la projection d'un ordre auquel l'ordre existant était approximativement, et suffisamment, conforme. Cette erreur stérilisa le progrès scientifique de la pensée libérale, et détruisit le prestige du libéralisme. Aussi Carlyle, qui avait les yeux ouverts sur le monde réel, accusa-t-il à juste titre les économistes d'enseigner une science funeste<ref>Thomas Carlyle, ''The Nigger Question''.</ref>. | |||
== Notes et références == | == Notes et références == |