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L’épineuse question de l’usage des mathématiques mis à part, le point le plus débattu dans la méthodologie économique reste celui du sens que l’économiste peut donner aux faits et données économiques qu’il parvient à collecter. Il ne s’agit pas ici de considérer l’opposition entre l’historicisme et la méthodologie classique, qui a été étudié dans une longueur suffisante au deuxième chapitre, mais, plus globalement, d’étudier l’usage pertinent des statistiques et de l’histoire économique pour la science économique pure. | L’épineuse question de l’usage des mathématiques mis à part, le point le plus débattu dans la méthodologie économique reste celui du sens que l’économiste peut donner aux faits et données économiques qu’il parvient à collecter. Il ne s’agit pas ici de considérer l’opposition entre l’historicisme et la méthodologie classique, qui a été étudié dans une longueur suffisante au deuxième chapitre, mais, plus globalement, d’étudier l’usage pertinent des statistiques et de l’histoire économique pour la science économique pure. | ||
A la fin du dix-neuvième siècle, Neville Keynes pouvait encore dire que la méthode de « déduction à partir de principes élémentaires de la nature humaine occupe une position de quasi unanimité parmi les économistes, à l’exception de la frange extrême de l’école historique », et il est vrai qu’à son époque les succès du futur « historicisme » étaient encore minimaux. | A la fin du dix-neuvième siècle, Neville Keynes pouvait encore dire que la méthode de « déduction à partir de principes élémentaires de la nature humaine occupe une position de quasi unanimité parmi les économistes, à l’exception de la frange extrême de l’école historique », et il est vrai qu’à son époque les succès du futur « historicisme » étaient encore minimaux. <ref>John Neville Keynes, ''Scope and Method of Political Economy'', Batoche Books, 1999, p.98</ref> L’objectif de ce chapitre n’est pas de savoir si nous pourrions encore professer un tel jugement aujourd’hui, car nous y avant déjà fourni une ample réponse précédemment, mais il est d’étudier, sous différents aspects, la place qu’il convient d’accorder à la recherche empirique et à la collecte d’exemples historiques. | ||
Le recours aux données empiriques pour la recherche économique théorique répond à de nombreux objectifs, bons et mauvais, et on aurait tort de considérer qu’ils sont tous à ranger dans la deuxième catégorie. L’un des bons usages, et celui que nous retrouvons à travers toute l’économie politique Classique, est d’utiliser les statistiques et l’histoire économique à des fins illustratives ou confirmatives, pour expliquer plus clairement des théories qui sont formulées et obtenues par d’autres moyens. Mais les statistiques et l’histoire économique ont été utilisées dans des cadres bien différents, et pas toujours pertinents. | Le recours aux données empiriques pour la recherche économique théorique répond à de nombreux objectifs, bons et mauvais, et on aurait tort de considérer qu’ils sont tous à ranger dans la deuxième catégorie. L’un des bons usages, et celui que nous retrouvons à travers toute l’économie politique Classique, est d’utiliser les statistiques et l’histoire économique à des fins illustratives ou confirmatives, pour expliquer plus clairement des théories qui sont formulées et obtenues par d’autres moyens. Mais les statistiques et l’histoire économique ont été utilisées dans des cadres bien différents, et pas toujours pertinents. | ||
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Comme à notre habitude, voyons d’abord quelle fut la posture que défendirent les différents méthodologistes que nous avons regroupés sous le vocable de « classiques ». | Comme à notre habitude, voyons d’abord quelle fut la posture que défendirent les différents méthodologistes que nous avons regroupés sous le vocable de « classiques ». | ||
Le rejet des statistiques comme étant des matières non suffisantes pour le raisonnement économique est une constante chez les méthodologistes classiques. Selon le français Jean-Baptiste Say, déjà, la statistique devait être retirée du piédestal sur lequel certains auteurs avaient fait l’erreur de la placer, pour reprendre la mission modeste qu’elle avait eu de tous temps. Son rôle devait être à nouveau celui d’informer sur comment les choses se sont en effet passées, et non pas de fournir des explications causales entre tel phénomène économique et tel autre. « La statistique ne nous fait connaître que les faits arrivés, écrivait-il. Elle expose l’état des productions et des consommations d’un lieu particulier, à une époque désignée, de même que l’état de sa population, de ses forces, de ses richesses, des actes ordinaires qui s’y passent et qui sont susceptibles d’énumération. C’est une description très détaillée. Elle peut plaire à la curiosité, mais elle ne la satisfait pas utilement quand elle n’indique pas l’origine et les conséquences des faits qu’elle consigne » | Le rejet des statistiques comme étant des matières non suffisantes pour le raisonnement économique est une constante chez les méthodologistes classiques. Selon le français Jean-Baptiste Say, déjà, la statistique devait être retirée du piédestal sur lequel certains auteurs avaient fait l’erreur de la placer, pour reprendre la mission modeste qu’elle avait eu de tous temps. Son rôle devait être à nouveau celui d’informer sur comment les choses se sont en effet passées, et non pas de fournir des explications causales entre tel phénomène économique et tel autre. « La statistique ne nous fait connaître que les faits arrivés, écrivait-il. Elle expose l’état des productions et des consommations d’un lieu particulier, à une époque désignée, de même que l’état de sa population, de ses forces, de ses richesses, des actes ordinaires qui s’y passent et qui sont susceptibles d’énumération. C’est une description très détaillée. Elle peut plaire à la curiosité, mais elle ne la satisfait pas utilement quand elle n’indique pas l’origine et les conséquences des faits qu’elle consigne » <ref>Jean-Baptiste Say, ''Traité d’économie politique, ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses'', Guillaumin, 1861, pp.5-5 ; Institut Coppet, 2011, p.11</ref> | ||
Son appréciation critique se retrouve en filigrane chez tous les méthodologistes « classiques » de son siècle. Ils en étaient convaincus, les statistiques n’informent que sur le passé, et ne permettent pas de comprendre, et il en est de même pour l’histoire économique. | Son appréciation critique se retrouve en filigrane chez tous les méthodologistes « classiques » de son siècle. Ils en étaient convaincus, les statistiques n’informent que sur le passé, et ne permettent pas de comprendre, et il en est de même pour l’histoire économique. | ||
Leur critique de l’emploi de l’histoire et des données statistiques ne signifiait pas un rejet complet de leur emploi. Par exemple, pour vérifier la validité des conclusions auxquelles les déductions amènent l’économiste, le recours aux statistiques ou à l’histoire économique semblait tout à fait pertinent pour Cairnes. Pour autant, poursuivait-il, ces méthodes ne peuvent qu’accompagner la réflexion déductive, et non la remplacer. C’est ainsi que procédait Adam Smith et, nous dit Cairnes, c’est ainsi qu’il faut considérer l’histoire économique. « Vous remarquez que lorsqu’il [Smith] a recours à l’histoire, c’est toujours à des fins d’illustration ou de confirmation ; il ne s’en sert jamais comme base de ses doctrines. Il établit d’abord les fondations dans les principes profonds de la nature humaine et dans les faits physiques du monde extérieur ; la référence à des évènements historiques n’est pas plus qu’une illustration de la façon avec laquelle les lois précédemment établies fonctionnent. » | Leur critique de l’emploi de l’histoire et des données statistiques ne signifiait pas un rejet complet de leur emploi. Par exemple, pour vérifier la validité des conclusions auxquelles les déductions amènent l’économiste, le recours aux statistiques ou à l’histoire économique semblait tout à fait pertinent pour Cairnes. Pour autant, poursuivait-il, ces méthodes ne peuvent qu’accompagner la réflexion déductive, et non la remplacer. C’est ainsi que procédait Adam Smith et, nous dit Cairnes, c’est ainsi qu’il faut considérer l’histoire économique. « Vous remarquez que lorsqu’il [Smith] a recours à l’histoire, c’est toujours à des fins d’illustration ou de confirmation ; il ne s’en sert jamais comme base de ses doctrines. Il établit d’abord les fondations dans les principes profonds de la nature humaine et dans les faits physiques du monde extérieur ; la référence à des évènements historiques n’est pas plus qu’une illustration de la façon avec laquelle les lois précédemment établies fonctionnent. » <ref>John E. Cairnes, ''The Character and Logical Method of Political Economy'', Batoche Books, 2001, pp.55-56 </ref> L’histoire économique confirme les résultats obtenus par l’analyse déductive : là s’arrête sa fonction dans le développement de la connaissance économique. | ||
A la suite de Cairnes, un autre méthodologiste influent réaffirma ce rôle informatif fourni par l’histoire économique : John Neville Keynes. Il défendra cette idée en écrivant que « la comparaison avec des faits observés fournit un test pour les conclusions obtenues par déduction, et permet de déterminer les limites de leur application. » | A la suite de Cairnes, un autre méthodologiste influent réaffirma ce rôle informatif fourni par l’histoire économique : John Neville Keynes. Il défendra cette idée en écrivant que « la comparaison avec des faits observés fournit un test pour les conclusions obtenues par déduction, et permet de déterminer les limites de leur application. » <ref>John Neville Keynes, ''Scope and Method of Political Economy'', Batoche Books, 1999, p.14</ref> Cela constituait une position fort différente de celle adoptée par les membres de l’Ecole Historique Allemande, que Keynes critiquait sévèrement avoir utilisé les matériaux historiques comme fondement de leur analyse, et non comme aide à la compréhension ou comme moyen de vérifier une analyse déductive. | ||
Concernant l’histoire économique à proprement parler, l’appréciation de son rôle pour l’économiste était également assez critique. Un exemple fameux de cette inclinaison nous est fourni par John Stuart Mill, que d’importants travaux sur la logique avaient rendu tout à fait conscient des biais et des sophismes couramment employés par les économistes de son temps concernant les données fournies par l’histoire économique. | Concernant l’histoire économique à proprement parler, l’appréciation de son rôle pour l’économiste était également assez critique. Un exemple fameux de cette inclinaison nous est fourni par John Stuart Mill, que d’importants travaux sur la logique avaient rendu tout à fait conscient des biais et des sophismes couramment employés par les économistes de son temps concernant les données fournies par l’histoire économique. <ref>Comme nous l’avons signalé, cela ne signifie pas qu’il ne s’en soit pas rendu coupables lui-même à divers endroits de ses ''Principes d’économie politique''.</ref> Il fit observer notamment que le simple fait de remarquer dans l’histoire économique que telle situation est survenue en présence de tel fait économique ne signifie pas que l’une soit la conséquence de l’autre, ni même qu’ils soient liés entre eux d’une manière ou d’une autre. Ainsi qu’il l’écrira, « rien n’est plus ridicule que le genre de parodies de raisonnement expérimental que l'on a l'habitude de rencontrer, non pas dans le débat populaire seulement, mais dans les traités graves, lorsque les affaires des nations en sont le thème. "Comment, y est-il demandé, une institution peut-être mauvaise, quand le pays a prospéré en sa présence ?" "Comment telles ou telle causes ont-elles pu contribuer à la prospérité d'un pays, quand un autre a prospéré sans elles ?" Quiconque fait l’usage d'un argument de ce genre, et sans l'intention de tromper, doit s’en aller apprendre les principes de quelque science physique plus facile. » <ref>John Stuart Mill, cité par John E. Cairnes, ''The Character and Logical Method of Political Economy'', Batoche Books, 2001, p.45</ref> | ||
Ainsi, comme l’affirment les différents méthodologistes « classiques », l’étude des statistiques ne saurait être capable de servir la connaissance économique si la science économique reste incapable d’en définir les principes généraux incontestables, les « faits généraux » comme les appelle Say. De ce point de vue, l’étude des faits économiques particuliers s’apparente non pas à un moyen de prouver que tel ou tel principe de la science économique se vérifie bel et bien, mais d’illustrer comment il s’est appliqué historiquement. | Ainsi, comme l’affirment les différents méthodologistes « classiques », l’étude des statistiques ne saurait être capable de servir la connaissance économique si la science économique reste incapable d’en définir les principes généraux incontestables, les « faits généraux » comme les appelle Say. De ce point de vue, l’étude des faits économiques particuliers s’apparente non pas à un moyen de prouver que tel ou tel principe de la science économique se vérifie bel et bien, mais d’illustrer comment il s’est appliqué historiquement. | ||
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Telle sera la position adoptée par les descendants des méthodologistes « classiques », et notamment par l’Ecole Autrichienne. Ce fut l’une de leurs intuitions géniales que de comprendre l’importance de distinguer la science économique et l’histoire, et d’avoir justement insisté sur le caractère tout à fait différent des connaissances que nous pouvons tirer de l’étude de l’un et de l’étude de l’autre. | Telle sera la position adoptée par les descendants des méthodologistes « classiques », et notamment par l’Ecole Autrichienne. Ce fut l’une de leurs intuitions géniales que de comprendre l’importance de distinguer la science économique et l’histoire, et d’avoir justement insisté sur le caractère tout à fait différent des connaissances que nous pouvons tirer de l’étude de l’un et de l’étude de l’autre. | ||
Dans l’étude des phénomènes de la nature, il est justifé de faire usage des statistiques. Nous savons que nous pouvons nous fier à ces données car il existe bel et bien une relation causale durable qui relie telle cause à tel effet. Nous pouvons tirer de leur étude statistique des lois qui conserveront leur pleine vérité pour tous les pays et tous les temps. | Dans l’étude des phénomènes de la nature, il est justifé de faire usage des statistiques. Nous savons que nous pouvons nous fier à ces données car il existe bel et bien une relation causale durable qui relie telle cause à tel effet. Nous pouvons tirer de leur étude statistique des lois qui conserveront leur pleine vérité pour tous les pays et tous les temps. <ref>Ludwig von Mises, ''Théorie et histoire'', Institut Coppet, 2011, p.61</ref> | ||
Les choses sont bien différentes dans les sciences sociales. L’économiste ne peut pas s’attendre à ce que les statistiques économiques lui fournissent instantanément les solutions à ses problèmes, ni que les théories économiques qu’il cherche apparaissent devant lui par magie. Il n’est aucune méthode plus perverse que l’absence de méthode ; il n’est aucune recherche plus condamnée à être infructueuse que cette parodie d’étude économique qui consiste à collecter les statistiques économiques, à les modéliser, et à attendre que des théories économiques explicatives en ressortent comme par enchantement. | Les choses sont bien différentes dans les sciences sociales. L’économiste ne peut pas s’attendre à ce que les statistiques économiques lui fournissent instantanément les solutions à ses problèmes, ni que les théories économiques qu’il cherche apparaissent devant lui par magie. Il n’est aucune méthode plus perverse que l’absence de méthode ; il n’est aucune recherche plus condamnée à être infructueuse que cette parodie d’étude économique qui consiste à collecter les statistiques économiques, à les modéliser, et à attendre que des théories économiques explicatives en ressortent comme par enchantement. | ||
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Nous savons aujourd’hui à quel point il était dans l’erreur, mais il est inutile de rejeter la faute sur Jevons, qui était un économiste tout à fait compétent ; il convient de reconnaître que telles sont les conséquences de l’utilisation de méthodes inappropriées. | Nous savons aujourd’hui à quel point il était dans l’erreur, mais il est inutile de rejeter la faute sur Jevons, qui était un économiste tout à fait compétent ; il convient de reconnaître que telles sont les conséquences de l’utilisation de méthodes inappropriées. | ||
Étudier les statistiques et vouloir à tout prix en tirer quelque tendance, quelque régression linéaire significative : tel est le défaut fondamental de l’étude de Jevons. Au-delà de ce que D. Laidler qualifiera de « corrélation tirée par les cheveux », il faut voir que c’est à cause de sa méthodologie qu’il a été induit en erreur, que c’est par son admiration pour les statistiques et les méthodes calculatoires que Jevons « s’est laissé séduire par d’apparentes régularités et associations, des associations, des associations qui n’auraient pas dû survivre à l’étude d’un œil moins intoxiqué. » | Étudier les statistiques et vouloir à tout prix en tirer quelque tendance, quelque régression linéaire significative : tel est le défaut fondamental de l’étude de Jevons. Au-delà de ce que D. Laidler qualifiera de « corrélation tirée par les cheveux », il faut voir que c’est à cause de sa méthodologie qu’il a été induit en erreur, que c’est par son admiration pour les statistiques et les méthodes calculatoires que Jevons « s’est laissé séduire par d’apparentes régularités et associations, des associations, des associations qui n’auraient pas dû survivre à l’étude d’un œil moins intoxiqué. » <ref>Gérard-Marie Henry, ''Histoire de la pensée économique'', Armand Colin, 2009, p 142</ref> | ||
L’introduction de ce chapitre évoquait les bons usages des statistiques et de l’histoire économique, et il est important de les évoquer à présent. Comme indiqué précédemment, le rejet de l’emploi de ces instruments à des fins théoriques ne s’accompagne pas du rejet de leur emploi pour d’autres fins, notamment illustratives. Ces « bons emplois », si l’on peut dire, ont été brillament exposés par Neville Keynes à une époque où le développement de l’École Historique Allemande forçait les méthodologistes « classiques » à affermir leurs positions. | L’introduction de ce chapitre évoquait les bons usages des statistiques et de l’histoire économique, et il est important de les évoquer à présent. Comme indiqué précédemment, le rejet de l’emploi de ces instruments à des fins théoriques ne s’accompagne pas du rejet de leur emploi pour d’autres fins, notamment illustratives. Ces « bons emplois », si l’on peut dire, ont été brillament exposés par Neville Keynes à une époque où le développement de l’École Historique Allemande forçait les méthodologistes « classiques » à affermir leurs positions. | ||
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Ces bons emplois peuvent être réunis sous trois catégories distinctes. D’abord, recourir à l’histoire économique peut permettre d’illustrer avec des exemples les théories économiques qui risqueraient d’apparaître bien abstraites et bien détachées de la réalité. Citons Neville Keynes : | Ces bons emplois peuvent être réunis sous trois catégories distinctes. D’abord, recourir à l’histoire économique peut permettre d’illustrer avec des exemples les théories économiques qui risqueraient d’apparaître bien abstraites et bien détachées de la réalité. Citons Neville Keynes : | ||
:: « Les fonctions spécifiques de l’histoire économique en rapport avec les problèmes théoriques de l’économie politique peuvent être schématiquement classifiées de la façon suivante : d’abord, elle sert à illustrer et à tester des conclusions qui ne reposent pas sur des preuves historiques ; deuxièmement, elle permet de fournir les limites de l’application des doctrines économiques ; troisièmement, elle offre une base pour l’obtention directe de vérités économiques à caractère théorique. C’est à cette dernière fonction qu’on fait référence lorsque l’on parle de l’application de la méthode historique à l’économie politique. » | :: « Les fonctions spécifiques de l’histoire économique en rapport avec les problèmes théoriques de l’économie politique peuvent être schématiquement classifiées de la façon suivante : d’abord, elle sert à illustrer et à tester des conclusions qui ne reposent pas sur des preuves historiques ; deuxièmement, elle permet de fournir les limites de l’application des doctrines économiques ; troisièmement, elle offre une base pour l’obtention directe de vérités économiques à caractère théorique. C’est à cette dernière fonction qu’on fait référence lorsque l’on parle de l’application de la méthode historique à l’économie politique. » <ref>9. John Neville Keynes, ''Scope and Method of Political Economy'', Batoche Books, 1999, pp.121-122</ref> | ||
:: « Même lorsque que le mode d’argumentation adopté par un économiste est déductif, il est à souhaiter que des illustrations historiques concrètes puissent être trouvées. […] Les digressions historiques peuvent également aider l’étudiant à comprendre le sens d’un raisonnement en lui-même extrêmement abstrait. Par exemple, l’effet exercé par la quantité de monnaie en circulation sur le niveau général des prix peut être illustré par la dévaluation monétaire sous Henri VIII et Edouard VI, par les grandes découvertes de métaux précieux en Amérique sous la période de Bank Restriction en Angleterre sous le règne des Tudors, et par les découvertes d’or en Australie et en Californie au dix-neuvième siècle. » | :: « Même lorsque que le mode d’argumentation adopté par un économiste est déductif, il est à souhaiter que des illustrations historiques concrètes puissent être trouvées. […] Les digressions historiques peuvent également aider l’étudiant à comprendre le sens d’un raisonnement en lui-même extrêmement abstrait. Par exemple, l’effet exercé par la quantité de monnaie en circulation sur le niveau général des prix peut être illustré par la dévaluation monétaire sous Henri VIII et Edouard VI, par les grandes découvertes de métaux précieux en Amérique sous la période de Bank Restriction en Angleterre sous le règne des Tudors, et par les découvertes d’or en Australie et en Californie au dix-neuvième siècle. » <ref>''Ibid''., p.122</ref> | ||
:: « Il a été dit que la véritable fonction de l’histoire économique par rapport aux recherches théoriques est la critique ; et c’est sans aucun doute l’une de ses fonctions les plus importantes. Car l’histoire ne fait pas qu’illustrer et confirmer ; elle met également en lumière des erreurs, et montre où les doctrines ont été exposées sans les détails ou les limites nécessaires. L’histoire des salaires, par exemple, montre l’erreur du postulat que le niveau de confort des classes laborieuses détermine automatiquement le taux des salaires, alors qu’il n’est pas en lui-même affecté par des évolutions de ce taux. » | :: « Il a été dit que la véritable fonction de l’histoire économique par rapport aux recherches théoriques est la critique ; et c’est sans aucun doute l’une de ses fonctions les plus importantes. Car l’histoire ne fait pas qu’illustrer et confirmer ; elle met également en lumière des erreurs, et montre où les doctrines ont été exposées sans les détails ou les limites nécessaires. L’histoire des salaires, par exemple, montre l’erreur du postulat que le niveau de confort des classes laborieuses détermine automatiquement le taux des salaires, alors qu’il n’est pas en lui-même affecté par des évolutions de ce taux. » <ref>''Ibid''., p.125</ref> | ||
L’histoire économique peut même dans certains cas aider le raisonnement déductif de l’économiste. | L’histoire économique peut même dans certains cas aider le raisonnement déductif de l’économiste. <ref>''Ibid''., p.125</ref> Reprenons notre lecture : | ||
:: « De manière à passer à un autre aspect de la relation entre l’histoire économique et la théorie économique, nous pouvons nous demander à quel point la connaissance théorique sert les études historiques. Le premier point à noter est que des propositions sur les phénomènes économiques enseignent à l’historien quels sont les faits qui sont susceptibles d’avoir une influence économique. Les faits économiques sont beaucoup trop complexes, et à moins que nous sachions quels faits particuliers chercher, il est tout à fait possible que certaines circonstances des plus vitales n’attirent pas notre attention. » | :: « De manière à passer à un autre aspect de la relation entre l’histoire économique et la théorie économique, nous pouvons nous demander à quel point la connaissance théorique sert les études historiques. Le premier point à noter est que des propositions sur les phénomènes économiques enseignent à l’historien quels sont les faits qui sont susceptibles d’avoir une influence économique. Les faits économiques sont beaucoup trop complexes, et à moins que nous sachions quels faits particuliers chercher, il est tout à fait possible que certaines circonstances des plus vitales n’attirent pas notre attention. » <ref>''Ibid''., p.128</ref> | ||
:: « Si l’historien souhaite remplir sa fonction, il doit à tout prix essayer d’établir des relations entre les phénomènes, et de tracer les causes et effets. Mais c’est une erreur que de supposer que ceci est possible sans l’application de propositions générales précédemment établies. Les causes dans l’histoire ne nous sont pas, comme certains l’ont affirmé "données dans chaque cas par les preuves directes", si par cela nous entendons que chaque ensemble d’évènements peut être étudié séparément, et que les rapports de causalité peuvent être assignés sans l’aide ni d’un raisonnement déductif ni de la comparaison avec d’autres exemples. Tout ce que les preuves directes nous fournissent véritablement, c’est une séquence complexe d’évènements, dans laquelle les véritables nœuds des relations causales peuvent être cachés d’une centaine de façons, de sorte que, loin d’être palpables pour n’importe quel observateur, ils ne peuvent être détectés que par l’analyste aguerri lourdement équipé d’une connaissance scientifique. Cela implique qu’une certaine familiarité avec la théorie économique est nécessaire pour l’interprétation des phénomènes industriels qui doit être fournie par l’historien. » | :: « Si l’historien souhaite remplir sa fonction, il doit à tout prix essayer d’établir des relations entre les phénomènes, et de tracer les causes et effets. Mais c’est une erreur que de supposer que ceci est possible sans l’application de propositions générales précédemment établies. Les causes dans l’histoire ne nous sont pas, comme certains l’ont affirmé "données dans chaque cas par les preuves directes", si par cela nous entendons que chaque ensemble d’évènements peut être étudié séparément, et que les rapports de causalité peuvent être assignés sans l’aide ni d’un raisonnement déductif ni de la comparaison avec d’autres exemples. Tout ce que les preuves directes nous fournissent véritablement, c’est une séquence complexe d’évènements, dans laquelle les véritables nœuds des relations causales peuvent être cachés d’une centaine de façons, de sorte que, loin d’être palpables pour n’importe quel observateur, ils ne peuvent être détectés que par l’analyste aguerri lourdement équipé d’une connaissance scientifique. Cela implique qu’une certaine familiarité avec la théorie économique est nécessaire pour l’interprétation des phénomènes industriels qui doit être fournie par l’historien. » <ref>''Ibid''., p.129</ref> | ||
Si les conceptions méthodologiques exposées avec tant de justesse par Neville Keynes, et qui lui offrirent une position de référence incontournable, méritent encore d’être largement citées, c’est qu’elles ont cessé d’être implacablement admises. Nous savons que le résultat de la « bataille des méthodes » fut un affaiblissement considérable du camp historiciste, lequel ne fit que végéter durant quelques décennies, avant de s’éteindre dans le plus complet anonymat. Et pourtant, deux siècles plus tard, de nombreux économistes et professionnels des sciences sociales recommencent peu à peu à faire valoir la nécessité de « prendre en compte l’histoire ». Ce fut déjà le cas au milieu des années 1970, comme une réaction aux échecs de l’économie mainstream. J. Hicks disait déjà à cette époque qu’« il n’y a et il ne peut y avoir aucune théorie économique qui puisse convenir tout le temps », reprenant la vieille rengaine de l’Ecole Historique Allemande. | Si les conceptions méthodologiques exposées avec tant de justesse par Neville Keynes, et qui lui offrirent une position de référence incontournable, méritent encore d’être largement citées, c’est qu’elles ont cessé d’être implacablement admises. Nous savons que le résultat de la « bataille des méthodes » fut un affaiblissement considérable du camp historiciste, lequel ne fit que végéter durant quelques décennies, avant de s’éteindre dans le plus complet anonymat. Et pourtant, deux siècles plus tard, de nombreux économistes et professionnels des sciences sociales recommencent peu à peu à faire valoir la nécessité de « prendre en compte l’histoire ». Ce fut déjà le cas au milieu des années 1970, comme une réaction aux échecs de l’économie mainstream. J. Hicks disait déjà à cette époque qu’« il n’y a et il ne peut y avoir aucune théorie économique qui puisse convenir tout le temps », reprenant la vieille rengaine de l’Ecole Historique Allemande. <ref>John Hicks, cité dans M. Schabas, « Parmenides and the Climetricians », in D. Little (éd.), ''On the reliability of Economic Models'', Kluwer Academic Publishers, 1995, p.183</ref> Plus récemment, de tels relents historicistes en méthodologie économique peuvent être trouvés dans des livres comme ''How Economists Forgot History'', par G. Hodgson, ou dans la belle étude méthodologique de D. Milonakis et B. Fine intitulée ''From Political Economy to Economics''. <ref>G. Hodgson, ''How Economists Forgot History: The Problem of Historical Specificity in Social Science'', Routledge, 2001 Dimitris Milonakis & Ben Fine, ''From Political Economy to Economics. Method, the social and the historical in the evolution of economic theory'', Routledge, 2009</ref> | ||
Il ne faut pas donner à l’histoire économique des rôles que sa nature même la rend incapable d’assumer. La première étape de l’évaluation de la contribution qu’elle peut fournir à l’économiste est de faire la pleine lumière sur sa véritable nature. L’histoire économique, de manière peu étonnante, est l’histoire des phénomènes économiques. Elle nous informe sur le passé. En supposant même qu’elle soit étudiée de manière correcte, et que nous retirons de cette étude tous les fruits qu’elle peut fournir, nous n’aurons jamais rien de plus qu’un état des lieux sur l’économie d’une période précédente. | Il ne faut pas donner à l’histoire économique des rôles que sa nature même la rend incapable d’assumer. La première étape de l’évaluation de la contribution qu’elle peut fournir à l’économiste est de faire la pleine lumière sur sa véritable nature. L’histoire économique, de manière peu étonnante, est l’histoire des phénomènes économiques. Elle nous informe sur le passé. En supposant même qu’elle soit étudiée de manière correcte, et que nous retirons de cette étude tous les fruits qu’elle peut fournir, nous n’aurons jamais rien de plus qu’un état des lieux sur l’économie d’une période précédente. | ||
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La difficulté vient du fait que les faits économiques sont soumis à une variabilité qui ne se laisse pas saisir avec les outils statistiques. Comme nous l’avons abondamment signalé au chapitre précédent, c’est cette absence de régularité qui distingue les sciences sociales des sciences naturelles. Ici, c’est cette même absence de régularité qui empêche l’histoire économique de fournir la base pour la théorisation en économie. | La difficulté vient du fait que les faits économiques sont soumis à une variabilité qui ne se laisse pas saisir avec les outils statistiques. Comme nous l’avons abondamment signalé au chapitre précédent, c’est cette absence de régularité qui distingue les sciences sociales des sciences naturelles. Ici, c’est cette même absence de régularité qui empêche l’histoire économique de fournir la base pour la théorisation en économie. | ||
Robert Solow avait raison quand il déclarait que « la théorie économique n’apprend rien de l’histoire économique. » | Robert Solow avait raison quand il déclarait que « la théorie économique n’apprend rien de l’histoire économique. » <ref>Robert Solow, « Economics : Is Something Missing ? » in W. Parker (éd.), ''Economic History and the Modern Economist'', Backwell, 1986, p.21</ref> La connaissance des faits économiques passés ne nous fournit presque aucune information valide sur leur évolution future, et le repérage de tendances est en lui-même une recherche très infructueuse et susceptible d’être lourdement invalidée par le comportement réel des variables économiques dans le futur. Pour ces raisons, le recours à l’histoire économique doit être réduit, ou, en tout cas, il ne peut pas servir à asseoir une recherche théorique fondamentale. L’étude de l’histoire nécessite aussi l’analyse déductive. Pire, elle pourrait presque n’être d’aucune utilité sans elle. « Sans l’aide de la déduction, écrit bien Arnold Toynbee, la méthode historique ne peut servir qu’à accumuler une masse de faits désordonnés et inutilisables. » <ref>F.C. Montague, ''Arnold Toynbee'', Johns Hopkins University Studies in Historical and Political Science, Seventh Series, p.33</ref> | ||
L’histoire économique devrait être écrite par des économistes, et non pas par des historiens. L’utilisation des principes de la science économique est inhabituelle dans le cadre d’études sur l’histoire économique, mais elle est indispensable. | L’histoire économique devrait être écrite par des économistes, et non pas par des historiens. L’utilisation des principes de la science économique est inhabituelle dans le cadre d’études sur l’histoire économique, mais elle est indispensable. | ||
L’application à l’histoire a eu ses défenseurs, et la démarche méthodologique que nous recommandons a déjà été mise en pratique avec succès. Nous pouvons citer le cas de Murray Rothbard, qui suivit cette prescription méthodologique dans son étude America’s Great Depression. | L’application à l’histoire a eu ses défenseurs, et la démarche méthodologique que nous recommandons a déjà été mise en pratique avec succès. Nous pouvons citer le cas de Murray Rothbard, qui suivit cette prescription méthodologique dans son étude America’s Great Depression. <ref>Lawrence White, ''The Methodology of the Austrian School Economists'', Ludwig von Mises Institue, 2003, p.26</ref> Lionel Robbins mérite d’être mentionné également. Les mots qu’il écrivit dans son introduction sont la plus belle illustration de cette « histoire raisonnée » que nous appelons de nos vœux. « Les pages qui suivent, y écrivait-il, ne prétendent pas fournir un compte-rendu exhaustif des évènements sur lesquels elles se penchent. Elles ne présentent pas non plus avec toute la rigueur nécessaire les différents théorèmes analytiques sur lesquels elles se fondent. Elles ne sont qu’un essai, à l’aide de ce qui est parfois appelé l’économie "orthodoxe", de fournir un commentaire succinct sur les caractéristiques les plus étranges de la crise et de ses antécédents. » <ref>Lionel Robbins, ''The Great Depression'', Books for Libraries Press, 1971, p. VII</ref> En somme, il utilise les théories économiques pour expliquer et commenter les faits économiques passés. Il ne vient pas chercher dans l’histoire économique des preuves de ses théories ou des données pour en construire de nouvelles. N’est-ce pas là une pratique raisonnable ? | ||
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