Différences entre les versions de « Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Atteintes portées au commerce : la jalousie des nations »

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Mais parce que je ne veux observer que les effets de la jalousie des nations, je suppose, afin d’écarter toute autre cause, que ce peuple n’a plus, dans ses mœurs, ni dans son gouvernement, aucun des vices que je lui ai reprochés. Ce sera actuellement une nation agricole. Elle cultive les arts relatifs à l’agriculture : elle commence à en cultiver d’autres : elle met plus de recherches dans les commodités de la vie. Mais ses mœurs sont simples encore, ainsi que son gouvernement. Elle ne connaît ni les péages, ni les douanes, ni les impôts ni les maîtrises, ni les communautés, ni aucune espèce de privilège, ni ce qu’on appelle police des grains. Chaque citoyen a la liberté de choisir, pour subsister, le genre de travail qui lui convient, et le gouvernement n’exige qu’une contribution qui est réglée sur les besoins de l’état, et que la nation paie volontairement. Tels sont ces nouveaux troyens. Mais il faut qu’on me permette encore d’autres suppositions.
Mais parce que je ne veux observer que les effets de la jalousie des nations, je suppose, afin d’écarter toute autre cause, que ce peuple n’a plus, dans ses mœurs, ni dans son gouvernement, aucun des vices que je lui ai reprochés. Ce sera actuellement une nation agricole. Elle cultive les arts relatifs à l’agriculture : elle commence à en cultiver d’autres : elle met plus de recherches dans les commodités de la vie. Mais ses mœurs sont simples encore, ainsi que son gouvernement. Elle ne connaît ni les péages, ni les douanes, ni les impôts ni les maîtrises, ni les communautés, ni aucune espèce de privilège, ni ce qu’on appelle police des grains. Chaque citoyen a la liberté de choisir, pour subsister, le genre de travail qui lui convient, et le gouvernement n’exige qu’une contribution qui est réglée sur les besoins de l’état, et que la nation paie volontairement. Tels sont ces nouveaux troyens. Mais il faut qu’on me permette encore d’autres suppositions.


Je suppose donc que, dans les siècles où ils subsistaient, siècles antérieurs à toute tradition, l’Asie, l’Égypte, la Grece et l’Italie, ainsi que les isles répandues dans les mers qui séparent ces continents, étaient autant de pays civilisés, dont les peuples commençaient à avoir quelque commerce les uns avec les autres ; tandis que tout le reste de l’Europe était encore dans la barbarie.
Je suppose donc que, dans les siècles où ils subsistaient, siècles antérieurs à toute tradition, l’Asie, l’Égypte, la Grece et l’Italie, ainsi que les îles répandues dans les mers qui séparent ces continents, étaient autant de pays civilisés, dont les peuples commençaient à avoir quelque commerce les uns avec les autres ; tandis que tout le reste de l’Europe était encore dans la barbarie.


Enfin, ma dernière supposition sera que les arts n’avaient fait encore nulle part autant de progrès que chez les troyens. Partout ailleurs ils paraissaient à leur naissance. Cependant le luxe, même à Troie, était encore ignoré.
Enfin, ma dernière supposition sera que les arts n’avaient fait encore nulle part autant de progrès que chez les troyens. Partout ailleurs ils paraissaient à leur naissance. Cependant le luxe, même à Troie, était encore ignoré.
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Heureux dans cette position, les peuples ne surent pas s’y maintenir. Pourquoi, disait-on, envoyer chez les troyens des matières premières que nous pouvons mettre en œuvre nous-mêmes ? Est-il raisonnable de porter chez l’étranger notre argent et nos productions, pour y faire subsister des artisans, qui, en consommant chez nous, augmenteraient notre population et nos richesses ? Tous les peuples songeaient donc aux moyens d’établir chacun chez eux les mêmes manufactures.
Heureux dans cette position, les peuples ne surent pas s’y maintenir. Pourquoi, disait-on, envoyer chez les troyens des matières premières que nous pouvons mettre en œuvre nous-mêmes ? Est-il raisonnable de porter chez l’étranger notre argent et nos productions, pour y faire subsister des artisans, qui, en consommant chez nous, augmenteraient notre population et nos richesses ? Tous les peuples songeaient donc aux moyens d’établir chacun chez eux les mêmes manufactures.


Mais les nations marchandes excitaient surtout la jalousie. Ces nations, pauvres par leur sol, s’enrichissaient, se peuplaient, et semblaient devoir à l’aveuglement des autres, leurs richesses et leur population. Pourquoi leur laisser faire, presque à elles seules, tout le trafic, disaient les peuples jaloux ? Souffrirons-nous encore long-temps qu’elles fassent sur nous des profits que nous pourrions faire nous-mêmes ? C’est nous qui les faisons subsister ; c’est nous qui les enrichissons. Fermons-leur nos ports, elles tomberont dans la misère, et bientôt elles ne seront plus.
Mais les nations marchandes excitaient surtout la jalousie. Ces nations, pauvres par leur sol, s’enrichissaient, se peuplaient, et semblaient devoir à l’aveuglement des autres, leurs richesses et leur population. Pourquoi leur laisser faire, presque à elles seules, tout le trafic, disaient les peuples jaloux ? Souffrirons-nous encore longtemps qu’elles fassent sur nous des profits que nous pourrions faire nous-mêmes ? C’est nous qui les faisons subsister ; c’est nous qui les enrichissons. Fermons-leur nos ports, elles tomberont dans la misère, et bientôt elles ne seront plus.


Ces réflexions ne sont pas aussi solides qu’elles le paraissent. L’auteur de la nature, aux yeux duquel tous les peuples, malgré les préjugés qui les divisent, sont comme une seule république, ou plutôt comme une seule famille, a établi des besoins entre eux. Ces besoins sont une suite de la différence des climats, qui fait qu’un peuple manque des choses dont un autre surabonde, et qui leur donne à chacun différents genres d’industrie. Malheur au peuple qui voudrait se passer de tous les autres. Il serait aussi absurde qu’un citoyen qui, dans la société regrettant les bénéfices qu’on fait sur lui, voudrait pourvoir par lui seul à tous ses besoins. Si un peuple se passait des nations marchandes, s’il les anéantissait, il en serait moins riche lui-même, puisqu’il diminuerait le nombre des consommateurs auxquels il vend ses productions surabondantes.
Ces réflexions ne sont pas aussi solides qu’elles le paraissent. L’auteur de la nature, aux yeux duquel tous les peuples, malgré les préjugés qui les divisent, sont comme une seule république, ou plutôt comme une seule famille, a établi des besoins entre eux. Ces besoins sont une suite de la différence des climats, qui fait qu’un peuple manque des choses dont un autre surabonde, et qui leur donne à chacun différents genres d’industrie. Malheur au peuple qui voudrait se passer de tous les autres. Il serait aussi absurde qu’un citoyen qui, dans la société regrettant les bénéfices qu’on fait sur lui, voudrait pourvoir par lui seul à tous ses besoins. Si un peuple se passait des nations marchandes, s’il les anéantissait, il en serait moins riche lui-même, puisqu’il diminuerait le nombre des consommateurs auxquels il vend ses productions surabondantes.
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Ce raisonnement parut évident, et on se conduisit en conséquence. Voilà donc les peuples qui vont travailler à s’appauvrir les uns les autres : car en voulant s’enlever mutuellement le commerce, chacun d’eux en commercera moins. Observons les effets de cette politique.
Ce raisonnement parut évident, et on se conduisit en conséquence. Voilà donc les peuples qui vont travailler à s’appauvrir les uns les autres : car en voulant s’enlever mutuellement le commerce, chacun d’eux en commercera moins. Observons les effets de cette politique.


Les troyens qui avaient des ports sur la mer Égée, sur la Propontide et sur le Pont-Euxin, étaient maîtres encore de toutes les isles adjacentes à leur continent. Dans cette position, où ils pouvaient faire un grand commerce concurremment avec les autres peuples, ils voulurent le faire exclusivement. Ils établirent donc des douanes partout : ils mirent à contribution les marchands étrangers qui exportaient ou qui importaient ; enfin ils leur fermèrent tout-à-fait les ports.
Les troyens qui avaient des ports sur la mer Égée, sur la Propontide et sur le Pont-Euxin, étaient maîtres encore de toutes les îles adjacentes à leur continent. Dans cette position, où ils pouvaient faire un grand commerce concurremment avec les autres peuples, ils voulurent le faire exclusivement. Ils établirent donc des douanes partout : ils mirent à contribution les marchands étrangers qui exportaient ou qui importaient ; enfin ils leur fermèrent tout-à-fait les ports.


Le peuple applaudit à la sagesse du gouvernement. Il croyait qu’il allait faire à lui seul tout le trafic ; et il n’en fit pas plus qu’auparavant ; parce qu’il ne pouvait pas abandonner ses manufactures et ses champs pour monter sur des vaisseaux.
Le peuple applaudit à la sagesse du gouvernement. Il croyait qu’il allait faire à lui seul tout le trafic ; et il n’en fit pas plus qu’auparavant ; parce qu’il ne pouvait pas abandonner ses manufactures et ses champs pour monter sur des vaisseaux.
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Quand on a la puissance, on croit tout possible. On ne sait point se méfier de ses lumières, et parce qu’on a commandé, on n’imagine pas devoir trouver des obstacles.  
Quand on a la puissance, on croit tout possible. On ne sait point se méfier de ses lumières, et parce qu’on a commandé, on n’imagine pas devoir trouver des obstacles.  


Voilà pourquoi, dans l’administration publique, une faute, qui a été faite, se fait encore, et se fait long-temps. Elle devient maxime d’état, et les préjugés gouvernent. Les troyens s’obstinaient à fermer leurs ports aux nations marchandes, ils s’obstinaient à leur faire la guerre, et cependant ils cherchaient quelle pouvait être la cause de la décadence de leur commerce.
Voilà pourquoi, dans l’administration publique, une faute, qui a été faite, se fait encore, et se fait longtemps. Elle devient maxime d’état, et les préjugés gouvernent. Les troyens s’obstinaient à fermer leurs ports aux nations marchandes, ils s’obstinaient à leur faire la guerre, et cependant ils cherchaient quelle pouvait être la cause de la décadence de leur commerce.


On crut l’avoir trouvée, lorsqu’ayant considéré que les entreprises demandaient des avances d’autant plus grandes, qu’elles exposaient à plus de risques, on s’imagina que le commerce ne pouvait plus se faire que par des compagnies qui réuniraient les fonds de plusieurs riches négociants. Il n’y avait donc qu’à permettre d’en former autant qu’on le jugerait à propos. Mais il s’en présentait une. Elle faisait voir de grands avantages pour l’état dans l’espèce de trafic qu’elle projetait. Elle exagérait les avances qu’elle aurait à faire. Elle représentait qu’après les avoir faites, il ne serait pas juste qu’elle fût privée du bénéfice dû à son industrie ; et elle demandait un privilège exclusif. Il lui fut accordé.
On crut l’avoir trouvée, lorsqu’ayant considéré que les entreprises demandaient des avances d’autant plus grandes, qu’elles exposaient à plus de risques, on s’imagina que le commerce ne pouvait plus se faire que par des compagnies qui réuniraient les fonds de plusieurs riches négociants. Il n’y avait donc qu’à permettre d’en former autant qu’on le jugerait à propos. Mais il s’en présentait une. Elle faisait voir de grands avantages pour l’état dans l’espèce de trafic qu’elle projetait. Elle exagérait les avances qu’elle aurait à faire. Elle représentait qu’après les avoir faites, il ne serait pas juste qu’elle fût privée du bénéfice dû à son industrie ; et elle demandait un privilège exclusif. Il lui fut accordé.
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Cette découverte introduisit, dans la monarchie, un nouveau genre de luxe. On admira la beauté des toiles qui se fabriquaient dans l’Inde, et la nouveauté leur donnant une valeur qui croissait en quelque sorte en raison de l’éloignement, les marchands, qui ouvrirent les premiers ce commerce, gagnerent depuis cent cinquante, jusqu’à deux cents pour cent.
Cette découverte introduisit, dans la monarchie, un nouveau genre de luxe. On admira la beauté des toiles qui se fabriquaient dans l’Inde, et la nouveauté leur donnant une valeur qui croissait en quelque sorte en raison de l’éloignement, les marchands, qui ouvrirent les premiers ce commerce, gagnerent depuis cent cinquante, jusqu’à deux cents pour cent.


Ce trafic parut donc très-lucratif : en effet, il l’était pour les marchands. Il l’aurait été pour l’état même, si on avait gagné cent cinquante pour cent sur les marchandises qu’on portait dans l’Inde ; parce que, dans cette supposition, il aurait fait fleurir les manufactures du royaume. Mais les indiens n’avaient pas besoin des choses qui se manufacturaient dans l’occident ; et l’or et l’argent étaient presque les seules marchandises qu’on pouvait leur donner en échange des leurs. C’est donc au retour que les marchands faisaient un bénéfice de cent cinquante pour cent ; et par conséquent ils le faisaient sur l’état.
Ce trafic parut donc très lucratif : en effet, il l’était pour les marchands. Il l’aurait été pour l’état même, si on avait gagné cent cinquante pour cent sur les marchandises qu’on portait dans l’Inde ; parce que, dans cette supposition, il aurait fait fleurir les manufactures du royaume. Mais les indiens n’avaient pas besoin des choses qui se manufacturaient dans l’occident ; et l’or et l’argent étaient presque les seules marchandises qu’on pouvait leur donner en échange des leurs. C’est donc au retour que les marchands faisaient un bénéfice de cent cinquante pour cent ; et par conséquent ils le faisaient sur l’état.


On n’était pas dans l’usage de faire de pareilles distinctions. Les marchands s’enrichissaient en faisant un commerce onéreux pour l’état, et on disait, l’état s’enrichit.
On n’était pas dans l’usage de faire de pareilles distinctions. Les marchands s’enrichissaient en faisant un commerce onéreux pour l’état, et on disait, l’état s’enrichit.
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Voilà les causes qui concouraient en Égypte avec la liberté d’exporter, et on conçoit qu’il en devait résulter de grands avantages.
Voilà les causes qui concouraient en Égypte avec la liberté d’exporter, et on conçoit qu’il en devait résulter de grands avantages.
A Troie, depuis longtemps, un grand nombre d’abus contribuaient à la dégradation de l’agriculture. Les baux étaient de neuf ans : la loi ne permettait pas d’en faire des plus longs ; et quand elle l’aurait permis, l’agriculture en eût retiré peu d’avantages. Que pouvait-on attendre des fermiers? Ils ne gagnaient en général que de quoi subsister misérablement. Peu assurés de leurs avances, ils étaient souvent réduits pour payer les impositions, à vendre leurs bestiaux, ou même jusqu’à leurs charrues. Pauvres, ils affectaient de le paraître encore plus ; parce que les taxes, qui étaient personnelles et arbitraires, croissaient aussi-tôt qu’un laboureur laissait apercevoir de l’aisance. Dans cet état des choses, les champs tombaient en friche : on ne cultivait, qu’autant qu’on y était forcé par la nécessité ; et la plupart des fermes n’étaient point en valeur. On juge d’après cet exposé, que dans la monarchie troyenne, il fallait du temps pour se procurer tous les avantages qu’on doit attendre de la liberté du commerce des grains.
A Troie, depuis longtemps, un grand nombre d’abus contribuaient à la dégradation de l’agriculture. Les baux étaient de neuf ans : la loi ne permettait pas d’en faire des plus longs ; et quand elle l’aurait permis, l’agriculture en eût retiré peu d’avantages. Que pouvait-on attendre des fermiers? Ils ne gagnaient en général que de quoi subsister misérablement. Peu assurés de leurs avances, ils étaient souvent réduits pour payer les impositions, à vendre leurs bestiaux, ou même jusqu’à leurs charrues. Pauvres, ils affectaient de le paraître encore plus ; parce que les taxes, qui étaient personnelles et arbitraires, croissaient aussitôt qu’un laboureur laissait apercevoir de l’aisance. Dans cet état des choses, les champs tombaient en friche : on ne cultivait, qu’autant qu’on y était forcé par la nécessité ; et la plupart des fermes n’étaient point en valeur. On juge d’après cet exposé, que dans la monarchie troyenne, il fallait du temps pour se procurer tous les avantages qu’on doit attendre de la liberté du commerce des grains.


On demandera sans doute, pourquoi les égyptiens, après avoir encouragé l’exportation, l’avait défendue : c’est qu’ils n’avaient pas permis l’importation. Il y eut une cherté à la suite d’une mauvaise récolte, et les étrangers n’apportèrent point de bleds, ou n’en apportèrent pas assez. Dans cette conjoncture, le gouvernement crut devoir prendre la précaution inutile de défendre l’exportation qui ne se faisait pas, et qui ne pouvait pas se faire.
On demandera sans doute, pourquoi les égyptiens, après avoir encouragé l’exportation, l’avait défendue : c’est qu’ils n’avaient pas permis l’importation. Il y eut une cherté à la suite d’une mauvaise récolte, et les étrangers n’apportèrent point de bleds, ou n’en apportèrent pas assez. Dans cette conjoncture, le gouvernement crut devoir prendre la précaution inutile de défendre l’exportation qui ne se faisait pas, et qui ne pouvait pas se faire.
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