Différences entre les versions de « Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Du vrai prix des choses »

De Librairal
Aller à la navigation Aller à la recherche
(Page créée avec « {{Navigateur|[[Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - De la valeur comparée des métaux dont on fait ... »)
 
m
 
Ligne 101 : Ligne 101 :
Nous avons remarqué que, lorsque le blé est à vil prix, les journaliers se mettent à un prix trop haut : nous remarquerons ici que, lorsqu’il est à un prix excessif, ils se mettent à un prix trop bas.
Nous avons remarqué que, lorsque le blé est à vil prix, les journaliers se mettent à un prix trop haut : nous remarquerons ici que, lorsqu’il est à un prix excessif, ils se mettent à un prix trop bas.


Dans le premier cas, comme il faut peu gagner pour avoir de quoi acheter du pain, plusieurs passent des jours sans travailler. Au contraire, dans le second tous demandent à l’envi de l’ouvrage, ils en demandent tous les jours, et ils s’offrent au rabais. Encore plusieurs s’offrent-ils inutilement. Les cultivateurs, qui se ressentent des pertes qu’ils ont faites, ne sont pas assez riches pour faire travailler tous ceux qui se présentent.
Dans le premier cas, comme il faut peu gagner pour avoir de quoi acheter du pain, plusieurs passent des jours sans travailler. Au contraire, dans le second tous demandent à l’envie de l’ouvrage, ils en demandent tous les jours, et ils s’offrent au rabais. Encore plusieurs s’offrent-ils inutilement. Les cultivateurs, qui se ressentent des pertes qu’ils ont faites, ne sont pas assez riches pour faire travailler tous ceux qui se présentent.


Dans ces temps de variations les salaires sont donc nécessairement trop haut ou trop bas, et cela est vrai de tous; car l’artisan, comme le journalier, vend son travail au rabais quand le pain est cher, et quand le pain est à bon marché il met son travail à l’enchère.
Dans ces temps de variations les salaires sont donc nécessairement trop haut ou trop bas, et cela est vrai de tous; car l’artisan, comme le journalier, vend son travail au rabais quand le pain est cher, et quand le pain est à bon marché il met son travail à l’enchère.

Version actuelle datée du 31 janvier 2014 à 12:29

Chapitre 19 : De la valeur comparée des métaux dont on fait les monnaies << Étienne Bonnot de Condillac  —  Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre >> Chapitre 21 : Du monopole


Étienne Bonnot de Condillac:Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre - Du vrai prix des choses


Anonyme


20. DU VRAI PRIX DES CHOSES

Nous venons de voir comment le prix de l’or et de l’argent s’établit le même dans tous les marchés de plusieurs nations, lorsque ces métaux peuvent sans obstacles passer continuellement de l’une chez l’autre. En raisonnant d’après les mêmes principes : il nous sera facile de juger du vrai prix de chaque chose.

Je suppose que, dans un pays grand comme la France, les provinces se sont interdit tout commerce entr’elles, et qu’il y en ait cependant où la récolte ne soit jamais suffisante, d’autres où elle ne fournisse, années communes, que ce qu’il faut à la consommation, et d’autres où il y ait presque toujours surabondance. C’est ce qui doit arriver.

Considérons d’abord une province où les récoltes ne sont jamais suffisantes. Si nous supposons que le commerce intérieur y jouisse d’une liberté entière, tous ses marchés communiqueront entre eux ; et, par conséquent, les denrées se vendront, dans chacune séparément, comme si elles venaient toutes se vendre dans un marché commun. Parce que, de proche en proche, on saura dans chacun ce qu’elles se vendent dans tous, il ne sera pas possible de les vendre dans l’un à beaucoup plus haut prix que dans les autres. C’est ainsi que l’or a le même prix, à peu de chose près, dans tous les marchés de l’Europe.

Dans cette province, les récoltes ne sont jamais suffisantes, c’est ce que nous avons supposé ; et, puisque nous supposons encore qu’elle s’est interdit tout commerce extérieur, c’est une conséquence que les autres provinces ne puissent pas suppléer à ce qui lui manque.

Cela étant, le blé sera à un prix d’autant plus haut, qu’il y en aura moins, et qu’il en faudra davantage ; et, parce que c’est une nécessité que ses habitants se réduisent au nombre qu’elle peut nourrir, elle se dépeuplera infailliblement.

Dans une province où il y a presque toujours surabondance, les blés, en supposant le commerce intérieur parfaitement libre, se vendront, dans tous les marchés, à peu-près au même prix, parce qu’ainsi que dans la première, ils s’y vendront comme s’ils se vendaient dans un seul marché commun.

Cette province, nous l’avons supposé, s’est aussi interdit tout commerce extérieur. Elle ne peut donc pas exporter. Ses blés seront donc à un prix d’autant plus bas, qu’elle en a plus, et qu’il lui en faut moins.

Cette surabondance étant à charge au cultivateur qui n’en vend pas une plus grande quantité de blé, et qui cependant le vend à plus bas prix, il cessera de labourer et d’ensemencer une partie de ses champs.

Il y sera même forcé ; car, avec le faible bénéfice qu’il trouve dans les blés qu’il vend, il pourra d’autant moins s’engager dans de grands frais de culture, que le journalier qui, par le bas prix du pain, gagne en un jour de quoi subsister deux, ne voudra pas travailler tous les jours, ou exigera de plus forts salaires.

Il arrivera donc nécessairement que les récoltes, dans cette province, diminueront pour se mettre en proportion avec la population, comme, dans l’autre, la population a diminué pour se mettre en proportion avec les récoltes.

Considérons enfin une province où les récoltes, années communes, fournissent précisément ce qu’il faut à la consommation ; et supposons-lui, comme aux deux autres, au-dedans un commerce parfaitement libre, et point de commerce au-dehors.

Puisque, années communes, cette province ne récolte précisément que ce qu’il lui faut, il y aura rareté dans quelques années, et surabondance dans d’autres. Le prix du blé variera donc d’année en année ; mais, années communes, il y sera plus bas que dans la province où nous avons supposé que la récolte n’est jamais suffisante, et il sera plus haut que dans la province où nous avons supposé que la récolte est presque toujours surabondante.

Dans cette province, la culture et la population pourront se maintenir au même degré, ou à-peu-près. Elle sera seulement exposée à de grandes variations dans les prix, puisque nous supposons qu’on ne lui apportera pas des blés lorsqu’elle en manquera, et qu’elle n’en exportera pas lorsqu’elle en aura trop.

Dans ces trois provinces nous avons trois prix différents : dans la première, un prix haut ; dans la troisième, un prix bas, et dans la seconde, un prix moyen.

Il n’est donc pas possible qu’aucun de ces prix soit pour toutes en même temps le vrai prix du blé, c’est-à-dire, le prix qu’il importe à toutes de lui donner.

Chacune apprécie le blé d’après le rapport qu’elle apperçoit, ou croit appercevoir entre la quantité et le besoin. Juge-t-elle que la quantité n’est pas suffisante, le prix est haut ; la juge-t-elle suffisante, le prix est bas.

J’appelle proportionnels les prix qui s’établissent sur de pareils rapports. Par où l’on voit que, quels que soient les prix, ils sont toujours proportionnels, parce qu’ils sont toujours fondés sur l’opinion qu’on a de la quantité relativement au besoin. Mais le prix, qui a cours dans une de nos provinces, quoique proportionnel chez elle, serait disproportionnel chez les autres, et ne peut leur convenir.

Les prix des blés ne sont si différents dans ces trois provinces, que parce que nous avons interdit tout commerce entre elles. Ils ne le seront donc plus, si nous leur accordons la liberté d’exporter réciproquement des unes chez les autres.

En effet, si elles commercent librement, il arrivera aux marchés qui se tiennent dans toutes les trois ce qui est arrivé aux marchés qui se tenaient dans chacune en particulier. Ils communiqueront les uns avec les autres, et le blé se vendra dans tous, au même prix, comme s’il se vendait dans un seul marché commun. Alors ce prix, le même pour toutes trois, et tout-à-la-fois proportionnel chez chacune, sera celui qu’il importe également à toutes trois de donner au blé ; et, par conséquent, ce sera, pour toutes trois, le vrai prix.

Ce prix est celui qui est le plus avantageux à la province dont le sol, par sa nature, est d’un produit surabondant, parce qu’elle vendra les blés qu’elle ne consomme pas, et qu’elle ne sera plus dans le cas d’abandonner une partie de sa culture pour proportionner ses récoltes à sa consommation.

Ce prix est également avantageux à la province dont le sol est naturellement peu fertile, parce qu’elle achetera les blés dont elle manque, et qu’elle ne sera plus dans le cas de se dépeupler pour proportionner sa population à ses récoltes.

Enfin ce prix n’est pas moins avantageux à la province dont le sol ne fournit, années communes, que ce qu’il faut à sa consommation. Elle ne sera plus exposée à voir ses blés trop hausser ou trop baisser tout-à-coup et comme par secousses, parce que, dans la surabondance, elle pourra vendre au prix du marché commun, et que dans la rareté elle pourra acheter au même prix. En un mot, ce prix du blé, ce vrai prix fera verser continuellement le surabondant d’une province dans l’autre, et répandra l’abondance dans toutes.

Je dis qu’il répandra l’abondance dans toutes. C’est qu’une mauvaise récolte ne pourra pas occasionner une disette, même dans la province la moins fertile, car cette province a les blés qui surabondent ailleurs, puisque, par la liberté dont jouit le commerce, ils sont toujours prêts à entrer chez elle.

Quand je dis qu’elle achète au même prix que les deux autres, c’est que je considère les achats dans le marché commun où le prix est le même pour toutes trois, et je fais abstraction des frais de transport qu’elle aura à payer de plus. Je ne dis pas, comme quelques écrivains, que les frais de transport ne font pas partie du prix du blé, car certainement on ne paierait pas ces frais, si on ne jugeait pas que le blé les vaut. Mais j’en fais abstraction, parce que, pour juger du vrai prix qui doit être le même pour toutes les provinces, il ne faut considérer les achats et les ventes que dans le marché commun. J’ajoute que ce marché se tient toujours dans la province où le blé surabonde, ou dans celle qui est située pour servir d’entrepôt à toutes. C’est là qu’on arrive de toutes parts pour en acheter.

Les raisonnements, que je viens de faire sur ces trois provinces, pourraient se faire sur un plus grand nombre, sur toutes celles de la France, par exemple, et alors on verrait qu’un commerce libre entre elles établirait un prix, tout-à-la-fois le même pour toutes, tout-à-la-fois proportionnel dans chacune, et qui, par conséquent, serait le vrai prix pour la France, ou le plus avantageux à toutes ses provinces.

On ne sait point quel est le vrai prix du blé en Europe, et on ne peut pas le savoir. Il y a un prix, chez chaque nation, qui est le vrai prix pour elle, mais il ne l’est que pour elle. Chacune a le sien ; et, de tous ces prix, aucun ne saurait être tout-à-la-fois proportionnel chez toutes, et, par conséquent, aucun ne saurait être le vrai pour toutes également.

Si, dans un temps où les Anglais et les Français ne commercent point ensemble, les récoltes surabondantes en Angleterre ont été insuffisantes en France, il s’établira deux prix, tous deux fondés sur la quantité relativement au besoin, et tous deux différents, puisque la quantité relativement au besoin n’est pas la même en France et en Angleterre. Aucun de ces prix ne sera donc tout-à-la-fois proportionnel pour toutes deux : aucun ne sera également avantageux à toutes deux : aucun ne sera, pour toutes deux, le vrai prix.

Mais, si les Anglais et les Français commerçaient entre eux avec une liberté pleine et entière, le blé, qui surabonde en Angleterre, se verserait en France ; et, parce qu’alors les quantités, relativement au besoin, seraient les mêmes dans l’une et l’autre monarchie, il s’établirait un prix qui serait le même pour toutes deux, et ce serait le vrai pour l’une comme pour l’autre, puisqu’il leur serait également avantageux.

On voit par-là combien il importerait à toutes les nations de l’Europe de lever les obstacles qu’elles mettent, pour la plupart, à l’exportation et à l’importation.

Il n’est pas possible que, dans la même année, les récoltes soient chez toutes également mauvaises : il n’est pas plus possible qu’elles soient chez toutes, dans la même année, également bonnes. Or un commerce libre, qui ferait circuler le surabondant, produirait le même effet que si elles étaient bonnes partout, c’est-à-dire, que si elles étaient partout suffisantes à la consommation. Le blé, les frais de voiture défalqués, aurait dans toute l’Europe le même prix ; ce prix serait permanent, et le plus avantageux à toutes les nations.

Mais lorsqu’elles défendent l’exportation et l’importation, ou qu’elles mettent sur l’une et sur l’autre des droits équivalents à une prohibition ; lorsqu’en permettant d’exporter, elles défendent d’importer, ou qu’en permettant d’importer, elles défendent d’exporter ; lorsqu’enfin, sous prétexte de se conduire différemment suivant la différence des circonstances, elles défendent ce qu’elles ont permis, elles permettent ce qu’elles ont détendu, tour-à-tour, subitement, sans principes, sans règles, parce qu’elles n’en ont point, et qu’elles ne peuvent en avoir : alors il est impossible que le blé ait un prix qui soit le même et le vrai pour toute l’Europe, il est impossible qu’il ait nulle part un prix permanent. Aussi voit-on qu’il monte à un prix excessif chez une nation, tandis qu’il tombe à un vil prix chez une autre.

Ce n’est pas que le vrai prix puisse être, toutes les années, absolument le même : il doit varier sans doute ; mais il se maintiendra toujours entre deux termes peu distants l’un de l’autre. C’est ce qu’il faut expliquer.

Nous avons remarqué que les récoltes ne sauraient être ni également bonnes, ni également mauvaises, dans toute l’Europe : mais on conçoit qu’il y aura quelquefois des années où elles seront généralement plus abondantes, et que quelquefois aussi il y aura d’autres années où elles le seront généralement moins. Le vrai prix du blé baissera donc, et haussera quelquefois.

Il baissera dans la plus grande abondance générale à proportion que la quantité des blés sera plus grande que la consommation ; et, dans une moindre abondance générale, il haussera à proportion que la quantité des blés se rapprochera de ce qui s’en consomme.

Je dis qu’il haussera dans une moindre abondance générale, et je ne dis pas dans une disette. Car il serait bien extraordinaire qu’il y eût de mauvaises années pour l’Europe entière. Il peut seulement y en avoir de meilleures les unes que les autres ; et ce sont ces meilleures années qui feront baisser le prix du blé.

L’Europe, si toutes ces provinces commerçaient librement les unes avec les autres, récolterait, années communes, autant de grains qu’elle en consomme, parce que la culture se réglerait sur la consommation. Le prix des blés serait donc constamment fondé sur une même quantité relativement au besoin, et, par conséquent, il serait constamment le même.

Or supposons que le blé fût à vingt quatre livres le septier : dans une abondance grande et générale, il pourra baisser à vingt-deux, à vingt, ou, si l’on veut, à dix-huit. Mais certainement l’abondance générale ne sera jamais assez grande pour le faire descendre à un vil prix.

De même, dans une moindre abondance générale, il pourra hausser à vingt-six, vingt-huit ou trente. Mais la rareté ne sera jamais généralement assez grande pour l’élever à un prix excessif. J’ai même peine à croire qu’il pût varier de dix-huit à trente : car ces termes me paraissent bien distants.

Au contraire, lorsque les nations de l’Europe s’interdisent mutuellement le commerce par des prohibitions expresses, ou par des droits équivalents, on conçoit que le prix du blé doit, tour-à-tour, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre, varier au point qu’il sera impossible d’assigner un terme au plus haut prix et au plus bas. Le même peuple verra tout-à-coup descendre le blé à dix livres, ou monter à cinquante. Arrêtons-nous sur les suites funestes de ces variations.

Lorsque le blé est à dix livres, le cultivateur en vend plus que lorsqu’il est à cinquante, parce qu’on en consomme davantage. Mais il n’est à dix livres que parce qu’il en a beaucoup plus qu’il n’en peut vendre, et ce plus est pour lui une non-valeur. Cependant il ne trouve point de dédommagement dans le blé qu’il vend, parce qu’il le vend à vil prix. Il a donc cultivé, et il n’en retire aucun bénéfice. Peut-être même que les frais de culture ne lui rentreront pas.

Il n’est donc pas de son intérêt d’ensemencer autant de terres qu’il aurait fait. Quand il le voudrait, il ne le pourrait pas. Il n’est pas en état d’en faire les avances.

Il n’est pas en état, dis-je, d’en faire les avances : premièrement, parce qu’il n’a pas assez gagné sur la vente de ses blés ; en second lieu, parce que les journaliers qui, en un jour, comme nous l’avons déjà remarqué, gagnent de quoi subsister deux, travaillent la moitié moins. Ils sont donc plus rares, et, étant plus rares, ils sont à plus haut prix. Ainsi les frais augmentent pour le cultivateur lorsque son bénéfice diminue.

Il a donc moins ensemencé ; par conséquent la récolte sera moindre, et elle se réduira à bien peu de chose si l’année est mauvaise.

Le surabondant de la récolte précédente y suppléera, dira-t-on. Je réponds que, si le cultivateur avait pu le vendre à l’étranger, il aurait retiré un plus grand bénéfice de la vente de ses blés, parce qu’il les aurait vendus à meilleur prix et en plus grande quantité. Il aurait été en état d’ensemencer plus de terres, il y aurait trouvé son intérêt, et la récolte eût été plus abondante.

Il n’a pu conserver le surabondant de son blé sans frais et sans déchet ; et c’est sans frais et sans déchet qu’il eût conservé l’argent qu’il en aurait retiré. Il serait donc plus riche, avec cet argent, qu’il ne l’est avec le surabondant qui lui reste. Le moyen le plus sûr et le moins dispendieux de garder le blé, c’est de le garder en argent : car c’est garder le blé que de garder l’argent avec lequel on peut toujours en acheter. Pour quoi forcer le cultivateur à bâtir des greniers, à quitter la charrue pour visiter ses blés, à payer des valets pour les remuer ?

S’il n’est pas assez riche pour faire ces dépenses, ses blés germeront, ils seront consommés par les insectes, et le surabondant sur lequel on avait compté ne se trouvera plus.

Aussi observe-t-on que la disette vient toujours après l’abondance, et que, lorsque les blés ont été à vil prix, ils passent tout-à-coup à un prix excessif. Or ce prix, à charge au peuple, ne dédommage pas le cultivateur à qui une mauvaise récolte laisse d’autant moins de blé à vendre qu’il n’a ensemencé qu’une partie de ses terres.

Nous avons remarqué que, lorsque le blé est à vil prix, les journaliers se mettent à un prix trop haut : nous remarquerons ici que, lorsqu’il est à un prix excessif, ils se mettent à un prix trop bas.

Dans le premier cas, comme il faut peu gagner pour avoir de quoi acheter du pain, plusieurs passent des jours sans travailler. Au contraire, dans le second tous demandent à l’envie de l’ouvrage, ils en demandent tous les jours, et ils s’offrent au rabais. Encore plusieurs s’offrent-ils inutilement. Les cultivateurs, qui se ressentent des pertes qu’ils ont faites, ne sont pas assez riches pour faire travailler tous ceux qui se présentent.

Dans ces temps de variations les salaires sont donc nécessairement trop haut ou trop bas, et cela est vrai de tous; car l’artisan, comme le journalier, vend son travail au rabais quand le pain est cher, et quand le pain est à bon marché il met son travail à l’enchère.

Pendant ce désordre, toutes les fortunes se dérangent plus ou moins. Le grand nombre retranche sur son nécessaire, les gens riches retranchent au moins sur leurs superfluités, beaucoup d’ouvriers manquent d’ouvrages, les manufactures tombent, et on voit la misère se répandre dans les campagnes et dans les villes, que le commerce aurait pu rendre florissantes.

Si le commerce jouissait toujours et partout d’une le vrai prix liberté pleine et entière, le vrai prix des grains s’établirait nécessairement, et il serait permanent : alors le désordre cesserait. Les salaires, qui se proportionneraient avec le prix permanent du blé, mettraient toutes les espèces de travaux à leur vrai prix. Le cultivateur jugerait mieux des dépenses qu’il a à faire, et il craindrait d’autant moins de s’y engager qu’il serait assuré de trouver dans ses récoltes ses frais et son bénéfice. J’en dis autant des entrepreneurs dans tous les genres. Tous emploieraient un plus grand nombre d’ouvriers, parce que tous en auraient la faculté ; et que tous seraient assurés du bénéfice dû à leur industrie. Alors plus de bras oisifs. On travaillerait également dans les villes et dans les campagnes : on ne serait pas réduit à retrancher sur son nécessaire : on pourrait au contraire se procurer de nouvelles jouissances, et le commerce serait aussi florissant qu’il peut l’être.

On demandera peut-être à quoi on pourra reconnaître le vrai prix. On le reconnaîtra en ce que ses variations seront toujours renfermées entre deux termes peu distants, et c’est en ce sens que je l’appelle permanent. S’il ne variait, par exemple, que de vingt à vingt-quatre, il serait bas à vingt, haut à vingt-quatre, et moyen à vingt-deux. Tout autre prix serait un faux prix, qui prendrait le nom de cherté, lorsqu’il s’éleverait au-dessus de vingt-quatre, et qui prendrait celui de bon marché, lorsqu’il descendrait au-dessous de vingt. Ce faux prix causerait nécessairement des désordres, parce que, dans le bon marché, le producteur serait lésé, et le consommateur le serait dans la cherté. Or le vrai prix doit être également avantageux à tout le monde.




Chapitre 19 : De la valeur comparée des métaux dont on fait les monnaies << Étienne Bonnot de Condillac  —  Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre >> Chapitre 21 : Du monopole