Benjamin Constant:Principes de politique - Chapitre 5

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Benjamin Constant:Principes de politique - Chapitre 5


Anonyme


Chapitre 5 : De l’élection des assemblées représentatives

La constitution a maintenu les colléges électoraux, avec deux améliorations seulement, dont l’une consiste à ordonner que ces colléges seront complétés par des élections annuelles ; et l’autre, à ôter au gouvernement le droit de nommer à leur présidence. La nécessité de rendre promptement à la nation des organes, n’a pas permis de revoir et de corriger cette partie importante de notre acte constitutionnel ; mais c’est sans contredit la plus imparfaite. Les colléges électoraux, choisis pour la vie, et néanmoins exposés à être dissous (car cette disposition n’est pas rapportée), ont tous les inconvénients des anciennes assemblées électorales, et n’ont aucun de leurs avantages. Ces assemblées, émanées d’une source populaire et créées à l’instant où les nominations devaient avoir lieu, pouvaient être considérées comme représentant d’une manière plus ou moins exacte l’opinion de leurs commettants. Cette opinion, au contraire, ne pénètre dans les colléges électoraux que lentement et partiellement. Elle n’y est jamais en majorité ; et quand elle devient celle du collége, elle a cessé le plus souvent d’être celle du peuple. Le petit nombre des électeurs exerce aussi sur la nature des choix une influence fâcheuse. Les assemblées chargées d’élire la représentation nationale, doivent être en aussi grand nombre que cela est compatible avec le bon ordre. En Angleterre, les candidats, du haut d’une tribune, au milieu d’une place publique, ou d’une plaine couverte d’une multitude immense, haranguent les électeurs qui les environnent. Dans nos colléges électoraux, le nombre est restreint, les formes sévères ; un silence rigoureux est ordonné. Aucune question ne se présente qui puisse remuer les âmes et subjuguer momentanément l’égoïsme individuel. Nul entraînement n’est possible. Or, les hommes vulgaires ne sont justes que lorsqu’ils sont entraînés : ils ne sont entraînés que lorsque, réunis en foule, ils agissent et réagissent les uns sur les autres. On n’attire les regards de plusieurs milliers de citoyens, que par une grande opulence, ou une réputation étendue. Quelques relations domestiques accaparent une majorité dans une réunion de deux et trois cents. Pour être nommé par le peuple, il faut avoir des partisans placés au delà des alentours ordinaires. Pour être choisi par quelques électeurs, il suffit de n’avoir point d’ennemis. L’avantage est tout entier pour les qualités négatives, et la chance est même contre le talent. Aussi la représentation nationale parmi nous a-t-elle été souvent moins avancée que l’opinion publique sur beaucoup d’objets. Si nous voulons jouir une fois complétement en France des bienfaits du gouvernement représentatif, il faut adopter l’élection directe. C’est elle qui depuis 1788 porte dans la chambre des communes britanniques tous les hommes éclairés. L’on aurait peine à citer un anglais distingué par ses talents politiques, que l’élection n’a pas honoré, s’il l’a briguée. L’élection directe peut seule investir la représentation nationale d’une force véritable, et lui donner dans l’opinion des racines profondes. Le représentant nommé par tout autre mode ne trouve nulle part une voix qui reconnaisse la sienne. Aucune fraction du peuple ne lui tient compte de son courage, parce que toutes sont découragées par la longue filière dans les détours de laquelle leur suffrage s’est dénaturé ou a disparu. Si l’on redoute le caractère français, impétueux et impatient du joug de la loi, je dirai que nous ne sommes tels, que parce que nous n’avons pas contracté l’habitude de nous réprimer nous-mêmes. Il en est des élections comme de tout ce qui tient au bon ordre. Par des précautions inutiles, on cause le désordre ou bien on l’accroît. En France, nos spectacles, nos fêtes sont hérissées de gardes et de baïonnettes. On croirait que trois citoyens ne peuvent se rencontrer sans avoir besoin de deux soldats pour les séparer. En Angleterre 20, 000 hommes se rassemblent, pas un soldat ne paraît au milieu d’eux : la sûreté de chacun est confiée à la raison et à l’intérêt de chacun, et cette multitude se sentant dépositaire de la tranquillité publique et particulière, veille avec scrupule sur ce dépôt. Il est possible d’ailleurs, par une organisation plus compliquée que celle des élections britanniques, d’apporter un plus grand calme dans l’exercice de ce droit du peuple. Un auteur illustre à plus d’un titre, comme éloquent écrivain, comme ingénieux politique, comme infatigable ami de la liberté et de la morale, M Necker, a proposé, dans l’un de ses ouvrages, un mode d’élection qui a semblé réunir l’approbation générale. Cent propriétaires nommés par leurs pairs, présenteraient, dans chaque arrondissement, à tous les citoyens ayant droit de voter, cinq candidats entre lesquels ces citoyens choisiraient. Ce mode est préférable à ceux que nous avons essayés jusqu’à ce jour : tous les citoyens concourraient directement à la nomination de leurs mandataires. Il y a toutefois un inconvénient : si vous confiez à cent hommes la première proposition, tel individu qui jouirait dans son arrondissement d’une grande popularité, pourrait se voir exclu de la liste ; or, cette exclusion suffirait pour désintéresser les votants, appelés à choisir entre cinq candidats, parmi lesquels ne serait pas l’objet de leurs désirs réels et de leur véritable préférence. Je voudrais, en laissant au peuple le choix définitif, lui donner aussi la première initiative. Je voudrais que dans chaque arrondissement, tous les citoyens ayant droit de voter, fissent une première liste de cinquante, ils formeraient ensuite l’assemblée des cent, chargés sur ces cinquante, d’en présenter cinq, et le choix se ferait de nouveau entre ces cinq par tous les citoyens. De la sorte, les cent individus auxquels la présentation serait confiée, ne pourraient pas être entraînés par leur partialité pour un candidat, à ne présenter à côté de lui que des concurrents impossibles à élire. Et qu’on ne dise pas que ce danger est imaginaire : nous avons vu le conseil des cinq-cents avoir recours à ce stratagème, pour forcer la composition du directoire. Le droit de présenter équivaut souvent à celui d’exclure. Cet inconvénient serait diminué par la modification que je propose : 1 l’assemblée qui présenterait, serait forcée de choisir ses candidats parmi les hommes investis déjà du vœu populaire, possédant tous, par conséquent, un certain degré de crédit et de considération parmi leurs concitoyens ; 2 si dans la première liste il se trouvait un homme auquel une réputation étendue aurait valu la grande majorité des suffrages, les cent électeurs se dispenseraient difficilement de le présenter, tandis qu’au contraire, s’ils avaient la liberté de former une liste, sans que le vœu du peuple se fût manifesté, des motifs d’attachement ou de jalousie pourraient les porter à exclure celui que ce vœu désignerait, mais n’aurait nul moyen de revêtir d’une indication légale. Ce n’est, au reste, que par déférence pour l’opinion dominante, que je transige sur l’élection immédiate. Témoin des désordres apparents qui agitent en Angleterre les élections contestées, j’ai vu combien le tableau de ces désordres est exagéré. J’ai vu sans doute les élections accompagnées de rixes, de clameurs, de disputes violentes ; mais le choix n’en portait pas moins sur des hommes distingués ou par leurs talents, ou par leur fortune : et l’élection finie, tout rentrait dans la règle accoutumée. Les électeurs de la classe inférieure, naguère obstinés et turbulents, redevenaient laborieux, dociles, respectueux même. Satisfaits d’avoir exercé leurs droits, ils se pliaient d’autant plus facilement aux supériorités et aux conventions sociales, qu’ils avaient, en agissant de la sorte, la conscience de n’obéir qu’au calcul raisonnable de leur intérêt éclairé. Le lendemain d’une élection, il ne restait plus la moindre trace de l’agitation de la veille. Le peuple avait repris ses travaux, mais l’esprit public avait reçu l’ébranlement salutaire, nécessaire pour le ranimer. Quelques hommes éclairés blâment la conservation des collèges électoraux, par des motifs directement opposés à ceux sur lesquels je m’appuie. Ils regrettent que les élections ne se fassent plus par un corps unique, et ils apportent à l’appui de leurs regrets des arguments qu’il est bon de réfuter parce qu’ils ont quelque chose de plausible. " le peuple, disent-ils, est absolument incapable d’approprier " aux diverses parties de l’établissement public, les hommes " dont le caractère et les talents conviennent le mieux ; il ne doit " faire directement aucun choix : les corps électoraux doivent " être institués, non point à la base, mais au sommet de " l’établissement ; etc. " ces raisonnements reposent sur une idée très-exagérée de l’intérêt général, du but général, de la législation générale, de toutes les choses auxquelles cette épithète s’applique. Qu’est-ce que l’intérêt général, sinon la transaction qui s’opère entre les intérêts particuliers ? Qu’est-ce que la représentation générale, sinon la représentation de tous les intérêts partiels qui doivent transiger sur les objets qui leur sont communs ? L’intérêt général est distinct sans doute des intérêts particuliers, mais il ne leur est point contraire. On parle toujours comme si l’un gagnait à ce que les autres perdent, il n’est que le résultat de ces intérêts combinés ; il ne diffère d’eux que comme un corps diffère de ses parties. Les intérêts individuels sont ce qui intéresse le plus les individus ; les intérêts sectionnaires sont ce qui intéresse le plus les sections : or, ce sont les individus, ce sont les sections qui composent le corps politique ; ce sont par conséquent les intérêts de ces individus et de ces sections qui doivent être protégés : si on les protége tous, l’on retranchera, par cela même, de chacun ce qu’il contiendra de nuisible aux autres, et de là seulement peut résulter le véritable intérêt public. Cet intérêt public n’est autre chose que les intérêts individuels, mis réciproquement hors d’état de se nuire. Cent députés, nommés par cent sections d’un état, apportent dans le sein de l’assemblée, les intérêts particuliers, les préventions locales de leurs commettants ; cette base leur est utile : forcés de délibérer ensemble, ils s’aperçoivent bientôt des sacrifices respectifs qui sont indispensables ; ils s’efforcent de diminuer l’étendue de ces sacrifices ; et c’est l’un des grands avantages de leur mode de nomination. La nécessité finit toujours par les réunir dans une transaction commune, et plus les choix ont été sectionnaires, plus la représentation atteint son but général. Si vous renversez la gradation naturelle, si vous placez le corps électoral au sommet de l’édifice, ceux qu’il nomme se trouvent appelés à prononcer sur un intérêt public dont ils ne connaissent pas les éléments ; vous les chargez de transiger pour des parties dont ils ignorent ou dont ils dédaignent les besoins. Il est bon que le représentant d’une section soit l’organe de cette section : qu’il n’abandonne aucun de ses droits réels ou imaginaires qu’après les avoir défendus ; qu’il soit partial pour la section dont il est le mandataire, parce que, si chacun est partial pour ses commettants, la partialité de chacun, réunie et conciliée, aura les avantages de l’impartialité de tous. Les assemblées, quelque sectionnaire que puisse être leur composition, n’ont que trop de penchant à contracter un esprit de corps qui les isole de la nation. Placés dans la capitale, loin de la portion du peuple qui les a nommés, les représentants perdent de vue les usages, les besoins, la manière d’être du département qu’ils représentent ; ils deviennent dédaigneux et prodigues de ces choses : que sera-ce si ces organes des besoins publics sont affranchis de toute responsabilité locale, mis pour jamais au-dessus des suffrages de leurs concitoyens et choisis par un corps placé, comme on le veut, au sommet de l’édifice constitutionnel ? Plus un état est grand, et l’autorité centrale forte, plus un corps électoral unique est inadmissible, et l’élection directe indispensable. Une peuplade de cent mille hommes pourrait investir un sénat du droit de nommer ses députés ; des républiques fédératives le pourraient encore : leur administration intérieure ne courrait au moins pas de risques. Mais dans tout gouvernement qui tend à l’unité, priver les fractions de l’état d’interprètes nommés par elles, c’est créer des corporations délibérant dans le vague et concluant de leur indifférence pour les intérêts particuliers, à leur dévouement pour l’intérêt général. Ce n’est pas le seul inconvénient de la nomination des mandataires du peuple par un sénat. g m 387 constant, princ. De polit. 1815 avantages du gouvernement représentatif, qui est d’établir des relations fréquentes entre les diverses classes de la société. Cet avantage ne peut résulter que de l’élection directe. C’est cette élection qui nécessite, de la part des classes puissantes, des ménagements soutenus envers les classes inférieures. Elle force la richesse à dissimuler son arrogance, le pouvoir à modérer son action, en plaçant, dans le suffrage de la partie la moins opulente des propriétaires, une récompense pour la justice et pour la bonté, un châtiment contre l’oppression. Il ne faut pas renoncer légèrement à ce moyen journalier de bonheur et d’harmonie, ni dédaigner ce motif de bienfaisance, qui peut d’abord n’être qu’un calcul, mais qui, bientôt, devient une vertu d’habitude. L’on se plaint de ce que les richesses se concentrent dans la capitale, et de ce que les campagnes sont épuisées par le tribut continuel qu’elles y portent, et qui ne leur revient jamais. L’élection directe repousse les propriétaires vers leurs propriétés, dont, sans elle, ils s’éloignent. Lorsqu’ils n’ont que faire des suffrages du peuple, leur calcul se borne à retirer de leurs terres le produit le plus élevé. L’élection directe leur suggère un calcul plus noble, et bien plus utile à ceux qui vivent sous leur dépendance. Sans l’élection populaire, ils n’ont besoin que de crédit, et ce besoin les rassemble autour de l’autorité centrale. L’élection populaire leur donne le besoin de la popularité, et les reporte vers sa source, en fixant les racines de leur existence politique dans leurs possessions. L’on a vanté quelquefois les bienfaits de la féodalité, qui retenait le seigneur au milieu de ses vassaux, et répartissait également l’opulence entre toutes les parties du territoire. L’élection populaire a le même effet désirable, sans entraîner les mêmes abus. On parle sans cesse d’encourager, d’honorer l’agriculture et le travail. L’on essaye des primes que distribue le caprice, des décorations que l’opinion conteste. Il serait plus simple de donner de l’importance aux classes agricoles ; mais cette importance ne se crée point par des décrets. La base en doit être placée dans l’intérêt de toutes les espérances à la reconnaître, de toutes les ambitions à la ménager. En second lieu, la nomination par un sénat aux fonctions représentatives, tend à corrompre ou du moins à affaiblir le caractère des aspirants à ces fonctions éminentes. Quelque défaveur que l’on jette sur la brigue, sur les efforts dont on a besoin pour captiver une multitude, ces choses ont des effets moins fâcheux que les tentatives détournées qui sont nécessaires pour se concilier un petit nombre d’hommes en pouvoir. " la brigue, dit Montesquieu, est dangereuse dans un sénat, " elle est dangereuse dans un corps de nobles, elle ne l’est pas " dans le peuple, dont la nature est d’agir par passion. " ce que l’on fait pour entraîner une réunion nombreuse, doit paraître au grand jour, et la pudeur modère les actions publiques ; mais lorsqu’on s’incline devant quelques hommes que l’on implore isolément, on se prosterne à l’ombre, et les individus puissants ne sont que trop portés à jouir de l’humilité des prières et des supplications obséquieuses. Il y a des époques où l’on redoute tout ce qui ressemble à de l’énergie : c’est quand la tyrannie veut s’établir, et que la servitude croit encore en profiter. Alors on vante la douceur, la souplesse, les talents occultes, les qualités privées, mais ce sont des époques d’affaiblissement moral. Que les talents occultes se fassent connaître, que les qualités privées trouvent leur récompense dans le bonheur domestique, que la souplesse et la douceur obtiennent les faveurs des grands. Aux hommes qui commandent l’attention, qui attirent le respect, qui ont acquis des droits à l’estime, à la confiance, à la reconnaissance du peuple, appartiennent les choix de ce peuple, et ces hommes plus énergiques seront aussi plus modérés. On se figure toujours la médiocrité comme paisible ; elle n’est paisible que lorsqu’elle est impuissante. Quand le hasard réunit beaucoup d’hommes médiocres et les investit de quelque force, leur médiocrité est plus agitée, plus envieuse, plus convulsive dans sa marche que le talent, même lorsque les passions l’égarent. Les lumières calment les passions, adoucissent l’égoïsme, en rassurant la vanité. L’un des motifs que j’ai allégués contre les collèges électoraux, milite avec une force égale contre le mode de renouvellement qui avait jusqu’à ce jour été en usage pour nos assemblées et qu’heureusement la constitution actuelle vient d’abolir. Je veux parler de cette introduction périodique d’un tiers ou d’un cinquième, à l’aide de laquelle les nouveaux venus dans les corps représentatifs se trouvaient toujours en minorité. Les renouvellements des assemblées ont pour but non-seulement d’empêcher les représentants de la nation de former une classe à part et séparée du reste du peuple, mais aussi de donner aux améliorations qui ont pu s’opérer dans l’opinion, d’une élection à l’autre, des interprètes fidèles. Si l’on suppose les élections bien organisées, les élus d’une époque représenteront l’opinion plus fidèlement que ceux des époques précédentes. N’est-il pas absurde de placer les organes de l’opinion existante en minorité devant l’opinion qui n’existe plus ? La stabilité est sans doute désirable, aussi ne faut-il pas rapprocher à l’excès ces époques de renouvellement, car il est encore absurde de rendre les élections tellement fréquentes, que l’opinion n’ait pu s’éclairer dans l’intervalle qui les sépare. Nous avons d’ailleurs une assemblée héréditaire qui représente la durée. Ne mettons pas des éléments de discorde dans l’assemblée élective qui représente l’amélioration. La lutte de l’esprit conservateur et de l’esprit progressif est plus utile entre deux assemblées que dans le sein d’une seule ; il n’y a pas alors de minorité qui se constitue conquérante ; ses violences dans l’assemblée dont elle fait partie, échouent devant le calme de celle qui sanctionne ou rejette ses résolutions ; l’irrégularité, la menace, ne sont plus des moyens d’empire sur une majorité qu’on effraie, mais des causes de déconsidération et de discrédit aux yeux des juges qui doivent prononcer. Les renouvellements par tiers ou par cinquième ont des inconvénients graves, et pour la nation entière, et pour l’assemblée elle-même. Bien qu’un tiers ou seulement un cinquième puisse être nommé, toutes les espérances n’en sont pas moins mises en mouvement. Ce n’est pas la multiplicité des chances, mais l’existence d’une seule, qui éveille toutes les ambitions ; et la difficulté même rend ces ambitions plus jalouses et plus hostiles. Le peuple est agité par l’élection d’un tiers ou d’un cinquième, comme par un renouvellement total. Dans les assemblées, les nouveaux venus sont opprimés la première année, et bientôt après ils deviennent oppresseurs. Cette vérité a été démontrée par quatre expériences successives. Le souvenir de nos assemblées sans contre-poids nous inquiète et nous égare sans cesse. Nous croyons apercevoir dans toute assemblée une cause de désordre, et cette cause nous paraît plus puissante dans une assemblée renouvelée en entier. Mais plus le danger peut être réel, plus nous devons être scrupuleux sur la nature des précautions. Nous ne devons adopter que celles dont l’utilité est constatée, et dont le succès est assuré. Le seul avantage que présentent les renouvellements par tiers ou par cinquième, se trouve plus complet et dégagé de tout inconvénient dans la réélection indéfinie que notre constitution permet et que les constitutions précédentes avaient eu le tort d’exclure. L’impossibilité de la réélection est, sous tous les rapports, une grande erreur. La chance d’une réélection non interrompue offre seule au mérite une récompense digne de lui, et forme chez un peuple une masse de noms imposants et respectés. L’influence des individus ne se détruit point par des institutions jalouses. Ce qui, à chaque époque, subsiste naturellement de cette influence, est nécessaire à cette époque. Ne dépossédons pas le talent par des lois envieuses. L’on ne gagne rien à éloigner ainsi les hommes distingués : la nature a voulu qu’ils prissent place à la tête des associations humaines ; l’art des constitutions est de leur assigner cette place, sans que, pour y arriver, ils aient besoin de troubler la paix publique. Rien n’est plus contraire à la liberté, et plus favorable en même temps au désordre, que l’exclusion forcée des représentants du peuple, après le terme de leurs fonctions. Autant il y a, dans les assemblées, d’hommes qui ne peuvent pas être réélus, autant il y aura d’hommes faibles qui voudront se faire le moins d’ennemis qu’il leur sera possible, afin d’obtenir des dédommagements, ou de vivre en paix dans leur retraite. Si vous mettez obstacle à la réélection indéfinie, vous frustrez le génie et le courage du prix qui leur est dû ; vous préparez des consolations et un triomphe à la lâcheté et à l’ineptie ; vous placez sur la même ligne l’homme qui a parlé suivant sa conscience, et celui qui a servi les factions par son audace, ou l’arbitraire par sa complaisance. Les fonctions à vie, observe Montesquieu, ont cet avantage, qu’elles épargnent à ceux qui les remplissent ces intervalles de pusillanimité et de faiblesse qui précèdent, chez les hommes destinés à rentrer dans la classe des simples citoyens, l’expiration de leur pouvoir. La réélection indéfinie a le même avantage ; elle favorise les calculs de la morale. Ces calculs seuls ont un succès durable ; mais pour l’obtenir, ils ont besoin du temps. Les hommes intègres, intrépides, expérimentés dans les affaires, sont-ils d’ailleurs assez nombreux pour qu’on doive repousser volontairement ceux qui ont mérité l’estime générale ? Les talents nouveaux parviendront aussi ; la tendance du peuple est à les accueillir ; ne lui imposez à cet égard aucune contrainte, ne l’obligez pas, à chaque élection, à choisir de nouveaux venus qui auront leur fortune d’amour-propre à faire, et à conquérir la célébrité. Rien n’est plus cher pour une nation que les réputations à créer. Suivez de grands exemples : voyez l’Amérique, les suffrages du peuple n’ont cessé d’y entourer les fondateurs de son indépendance ; voyez l’Angleterre, des noms illustrés par des réélections non interrompues, y sont devenus en quelque sorte une propriété populaire. Heureuses les nations fidèles et qui savent estimer longtemps ! Enfin notre nouvelle constitution s’est rapprochée des vrais principes, en substituant au salaire accordé jusqu’à ce jour aux représentants de la nation, une indemnité plus modique. C’est en dégageant les fonctions qui exigent le plus de noblesse d’âme, de tout calcul d’intérêt, qu’on élèvera la chambre des représentants au rang qui lui est destiné dans notre organisation constitutionnelle. Tout salaire, attaché aux fonctions représentatives, devient bientôt l’objet principal. Les candidats n’aperçoivent, dans ces fonctions augustes, que des occasions d’augmenter ou d’arranger leur fortune, des facilités de déplacement, des avantages d’économie. Les électeurs eux-mêmes se laissent entraîner à une sorte de pitié de coterie qui les engage à favoriser l’époux qui veut se mettre en ménage, le père malaisé qui veut élever ses fils ou marier ses filles dans la capitale. Les créanciers nomment leurs débiteurs, les riches ceux de leurs parents qu’ils aiment mieux secourir aux dépens de l’état qu’à leurs propres frais. La nomination faite, il faut conserver ce qu’on a obtenu : et les moyens ressemblent au but. La spéculation s’achève par la flexibilité ou par le silence. Payer les représentants du peuple, ce n’est pas leur donner un intérêt à exercer leurs fonctions avec scrupule, c’est seulement les intéresser à se conserver dans l’exercice de ces fonctions. D’autres considérations me frappent. Je n’aime pas les fortes conditions de propriété pour l’exercice des fonctions politiques. L’indépendance est toute relative : aussitôt qu’un homme a le nécessaire, il ne lui faut que de l’élévation dans l’âme pour se passer du superflu. Cependant il est désirable que les fonctions représentatives soient occupées, en général, par des hommes, sinon de la classe opulente, du moins dans l’aisance. Leur point de départ est plus avantageux, leur éducation plus soignée, leur esprit plus libre, leur intelligence mieux préparée aux lumières. La pauvreté a ses préjugés comme l’ignorance. Or, si vos représentants ne reçoivent aucun salaire, vous placez la puissance dans la propriété, et vous laissez une chance équitable aux exceptions légitimes. Combinez tellement vos institutions et vos lois, dit Aristote, que les emplois ne puissent être l’objet d’un calcul intéressé ; sans cela, la multitude, qui, d’ailleurs, est peu affectée de l’exclusion des places éminentes, parce qu’elle aime à vaquer à ses affaires, enviera les honneurs et le profit. Toutes les précautions sont d’accord, si les magistratures ne tentent pas l’avidité. Les pauvres préféreront des occupations lucratives à des fonctions difficiles et gratuites. Les riches occuperont les magistratures, parce qu’ils n’auront pas besoin d’indemnités. Ces principes ne sont pas applicables à tous les emplois dans les états modernes ; il en est qui exigent une fortune au-dessus de toute fortune particulière : mais rien n’empêche qu’on ne les applique aux fonctions représentatives. Les carthaginois avaient déjà fait cette distinction : toutes les magistratures nommées par le peuple étaient exercées sans indemnités. Les autres étaient salariées. Dans une constitution où les non-propriétaires ne posséderaient pas les droits politiques, l’absence de tout salaire pour les représentants de la nation me semble naturelle. N’est-ce pas une contradiction outrageante et ridicule que de repousser le pauvre de la représentation nationale, comme si le riche seul devait le représenter, et de lui faire payer ses représentants, comme si ces représentants étaient pauvres ? La corruption qui naît de vues ambitieuses est bien moins funeste que celle qui résulte de calculs ignobles. L’ambition est compatible avec mille qualités généreuses, la probité, le courage, le désintéressement, l’indépendance : l’avarice ne saurait exister avec aucune de ces qualités. L’on ne peut écarter des emplois les hommes ambitieux : écartons-en du moins les hommes avides : par là nous diminuerons considérablement le nombre des concurrents, et ceux que nous éloignerons seront précisément les moins estimables. Mais une condition est nécessaire pour que les fonctions représentatives puissent être gratuites ; c’est qu’elles soient importantes : personne ne voudrait exercer gratuitement des fonctions puériles par leur insignifiance, et qui seraient honteuses, si elles cessaient d’être puériles : mais aussi, dans une pareille constitution, mieux vaudrait qu’il n’y eût point de fonctions représentatives.

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