Différences entre les versions de « Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Première partie : Les théories. Les systèmes de société socialiste - Livre II : Des formes socialistes qui conservent la valeur régie par l’offre et la demande »

 
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entier, conformément au principe socialiste, en un fonds commun de
entier, conformément au principe socialiste, en un fonds commun de
jouissance collective.
jouissance collective.
== Chapitre 9. L'école marxiste vis-à-vis des plans de société collectiviste et des autres formes de société socialiste. ==
Les socialistes de l'école marxiste ont toujours refusé, nous l'avons
vu, de se prononcer catégoriquement sur l'organisation de la société future. Toutefois, il est possible de discerner, derrière leurs réticences, une adhésion tacite ou indirecte au collectivisme pur.
Nous en avons d'abord une preuve négative dans leur attitude vis-à-vis des autres formes plus ou moins tempérées du socialisme; ils ont combattu successivement tous les plans de société qui laissent subsister la valeur soumise aux variations de l'offre et de la demande.
Le coopératisme leur inspire quelque dédain. M. Kautsky met les
ambitions du coopératisme sur le même rang que le calcul bien
connu, d'après lequel un pfennig placé à intérêts depuis la naissance
du Christ représenterait aujourd'hui une somme fabuleuse. Il rappelle qu'au Congrès de l'Internationale tenu à Genève en 1866, Marx fit adopter une résolution d'après laquelle le mouvement coopératif ne sera jamais en état de transformer la société capitaliste. Le parti socialiste n'accepte la coopération que comme un moyen très limité, et dans de certains conditions.
Les socialistes marxistes ont toujours combattu le régime corporatif,
quel qu'il soit. A leurs yeux, l'ordre sociétaire, avec la propriété
corporative des moyen de production et la concurrence, c'est encore
l'inégalité possible des profits, la persistance de certains revenus
capitalistes, l'anarchie toujours menaçante dans l'organisation de la
production.
Rodbertus rejetait déjà la propriété des communes ou des associations
de travailleurs, comme étant une forme de la propriété privée
Schaeffle, se plaçant au point de vue socialiste, considère que le
système des groupes de production autonomes et concurrents est
essentiellement contraire au principe de la propriété collective; il est
vrai qu'il ne parait pas songer aux associations ouvertes; Engels,
de son côté, a vigoureusement critiqué le plan de socialisme communal
de M. Dûhring. M. Gabriel Deville déclare nettement que
" les inconvénients de la propriété individuelle se retrouvaient dans
la propriété communale, et aussi dans la propriété corporative, à
cause, notamment, des partages inégaux qui en seraient la conséquence,
de la productivité différentedes moyens de production, etc.".
M. Jules Guesde écrit " Seuls, les anarchistes, qui ne sont
que des individualistes d'une forme particulière, ont pu penser à
communaliser ou à corporatiser la propriété et la production "; les
socialistes, eux, ne veulent pas plus du monopole corporatif ou communal
que du monopole individuel; cette forme, qui pousse les
groupes propriétaires à se fermer, est une source d'inégalités et d'antagonismes.
Enfin, M. Kautsky a mis à l'index le ''Freiland'' de
M. Hertzka, qu'il traite d'utopie superficielle.
Le socialisme d'État évolutionniste, se réalisant par extension
progressive des services publics, n'est pas moins vivement combattu
par les principaux représentants de l'école.
Sans doute, en remontant au ''Manifeste communiste'', on trouverait
exposé, à titre de mesures transitoires et variables, tout un programme
de socialisme d'État progressif; c'est l'extension des exploitations
agricoles et industrielles de l'État, la centralisation des industries
de transport et des instruments de crédit entre ses mains, par
des moyens tels que l'impôt progressif, l'abolition de l'héritage et la
confiscation de la propriété foncière. Le prolétariat usera de sa
suprématie politique pour arracher peu à peu à la bourgeoisie tous
les capitaux, pour centraliser entre les mains de l'État, c'est-à-dire
du prolétariat constitué en classe dirigeante, les instruments de
production. Mais il ne faut pas oublier que le Manifeste date de 1847 et que, depuis lors, les idées de leurs auteurs se sont modifiées sur le point qui nous occupe. Dans la préface du Manifeste écrite en 1872, Marx et Engels déclare en effet n'attacher aucune importance à ces
mesures révolutionnaires, qui, disent-ils, devraient être modifiées
sur plusieurs points.
Quelques années plus tard, dans ''l'anti-Durhing'', dont la première édition date de 1878, Engels se prononce d'une façon plus nette. Il déclare que l'État moderne, quelle que soit sa forme, est essentiellement une machine capitaliste; c'est pour ainsi le capitaliste collectif ideal. Plus l'Etat accapare de forces productives, et plus il exploite les citoyens; car ses ouvriers restent des salariés, des prolétaires, et la relation capitaliste entre salariés et salariants, loin d'être abolie se trouve ainsi poussée à bout. L'appropriation par l'État des forces productives n'est donc pas la solution du conflit.
Mais Engels ajoute immédiatement qu'elle en contient les éléments.
Effectivement, la solution qu'il esquisse consiste à substituer à l'État la ''société'', et à remplacer l'étatisation partielle et successive par la socialisation intégrale. La solution des antagonismes sociaux, c'est la revolution prolétarienne; le prolétariat saisit le pouvoir et transforme les moyens de production en propriété publique. La
société prendra donc ouvertement et franchement possession et mettra l'ordre à la place de l'anarchie en organisant la production sociale suivant un plan déterminé, en la réglant d'après
ses besoins et ceux de chacun de ses membres. Elle s'appropriera les produits destinés à entretenir et à développer la production, et laissera les individus s'approprier ceux qui consistent en moyen de d'existence et de jouissance.
M. Jules Guesde expose les mêmes vues en 1883. L'absorption
graduelle des industries privées par l'État, qui forme, dit-il, le bagage socialiste des pseudo-communistes de pacotilles, augmenterait la force de compression de l'Etat capitaliste, accroîtrait le nombre des salariés qu'il exploite, et soustrairait une partie de la production aux crises, aux désordres d'où doit sortir l'ordre libérateur. Seule une société ayant absorbé ou fondu toutes les classes en une seule, également propriétaire et également productrice, peut donner lieu à
des services réellement publics. Cette société doit sortir des excès du
capitalisme, et non d'une extension progressive des services publics
monopolisés par l'État. Dans la production capitaliste, ce qui importe
aux socialistes révolutionnaires, c'est la centralisation industrielle et
commerciale, la création de moyens de production de plus en plus
gigantesques, et leur possession par un nombre de plus en plus restreint
de capitalistes inutiles et incapables; ce n'est pas leur monopole
par l'État.
En procédant par élimination, nous venons, de voir les marxistes
repousser tour à tour le coopératisme, le socialisme sociétaire, le
socialisme communal et le socialisme d'État progressif. Pour ceux
qui ont conservé la vraie tradition révolutionnaire, ces voies sont
trop lentes et conduisent à des résultats incomplets. Seule, la socialisation
intégrale des moyens de production peut abolir la distinction
des classes; et il semble ressortir des passages cités plus haut que cette
socialisation doit s'effectuer d'un seul coup, par la brusque et
totale absorption des entreprises privées, le jour où le prolétariat se
sera emparé du pouvoir politique. La principale raison que l'on
invoque contre le socialisme d'État progressif, c'est qu'il accroîtrait
la force d'oppression de l'État capitaliste; on ne prévoit pas cependant
que le prolétariat, devenu maître du pouvoir, procéderait à
une transformation successive. Jusqu'ici, c'est la thèse de la catastrophe,
de la révolution prolétarienne, qui domine dans le marxisme.
Mais si la socialisation doit être intégrale, quel sera le mode des
échanges dans cette société nouvelle? Le régime pourrait être aussi bien
un socialisme d'État intégral, dans lequel les prix, variables suivant
l'offre et la demande, fourniraient des indications sur les besoins des
consommateurs, qu'un collectivisme pur, dans lequel l'État réglerait
la production d'après les statistiques, et taxerait les travaux et les produits
en unités de travail. Les socialistes marxistes, attachés à la socialisation
intégrale des moyens de production et à l'établissement d'un
mode socialiste de production et d'échange, sont ils restés indifférents
au régime de la valeur qui doit être l'âme de ce mode d'échange? Je ne
le pense pas. Sans sortir des limites d'une interprétation légitime de
leur pensée, on peut conclure de certains indices que les fondateurs
de l'école n'entrevoyaient pas, pour l'avenir, un autre collectivisme
que celui dans lequel travaux et produits seraient taxés suivant le
temps de travail social.
Nous trouvons, il est vrai, dans les oeuvres de Marx et d'Engels,
de nombreux passages ou ils traitent d'utopiques les systèmes de
John Gray, Bray, Proudhon et Robertus, qui admettaient justement l'emploi des bons de travails comme monnaie représentative de la valeur en travail. Mais pourquoi Marx et Engels voyaient-ils là
une utopie? C'est uniquement parce que Proudhon, Rodbertus et
autres voulaient introduire cette monnaie dans le milieu actuel de la
concurrence, et qu'ils pensaient réaliser ainsi, dans tous les échanges
individuels, la « valeur normale », la valeur constituée par le seul
temps de travail, sans abolir en même temps la production libre, les
échanges privés et la concurrence.
Or, dit Engels, cette conception est contradictoire. En régime de
concurrence, la valeur des marchandises déterminée par le temps de travail socialement nécessaire n'apparait comme une réalité qu'à travers une fluctuation des prix, qui sont inévitables. L'utopie est donc de « vouloir, dans une société de producteurs échangeant leurs
marchandises, établir la valeur par le temps de travail, tout en
empêchant la concurrence de déterminer cette valeur suivant le seul
mode qui lui soit possible, par pression sur les prix ». En outre, si
l'on supprime ces fluctuations, on supprime par là-même le seul régulateur qui permette aux producteurs d'ajuster leur production.
Le point de vue est le même chez Karl Marx, dans la critique qu'il
dirige contre Proudhon et ses prédécesseurs, Bray et Gray. Vouloir
que les produits s'échangent dans la proportion exacte du temps de travail
qu'ils ont coûté, alors qu'ils sont fabriqués comme marchandises par des individus agissant isolément, c'est supposer que l'échange en concurrence doit toujours s'accomplir comme si la production s'était faite en rapport exact avec la demande et avec le degré d'utilisation sociale des marchandises. Mais, dans un système de production individuel, la règle ne fait loi que par le jeu aveugle des irrégularités qui, en moyenne, se compensent et se détruisent mutuellement.
Lorsqu'une marchandise est produite en excès, le travail individuel
dépensé pour sa production l'a été en pure perte; l'effet est le même
si chaque producteur en particulier avait employé, pour sa marchandise
individuelle, plus que le temps nécessaire socialement.
Aussi des marchandises issues de travaux particuliers et indépendants
n'ont-elles pas directement le caractère de produits du travail
social, et ne peuvent-elles pas s'échanger immédiatement entre elles
dans la mesure du travail social qu'elles renferment. Elles n'expriment
et ne mesurent leur qualité de produits du travail social que lorsqu'elles
s'échangent contre une tierce marchandise, l'or ou l'argent,
qui a été adoptée comme équivalent universel et qui, à ce titre, est
l'incarnation du temps de travail général. Mais dans cette aliénation
gît la possibilité d'une divergence entre la valeur de la marchandise,
constituée par le temps de travail socialement nécessaire
à sa production, et son prix en monnaie, qui est soumis
aux variations de l'offre et la demande; c'est seulement sur l'ensemble
que ces écarts se compensent. L'échange de quantités égales
de travail n'est donc pas possible dans le régime des échanges
individuels.
Mais si Marx considère la " monnaie ou bon de travail " comme
une utopie dans le milieu actuel de production, il n'adresse au contraire
aucune critique au bon de travail de Robert Owen, parce que
Owen suppose d'abord un travail socialisé. En effet, le bon de travail
est bien la monnaie qui convient, par déduction du principe
marxiste de la valeur, à un régime de production socialisée. Pour
s'en rendre compte, il faut examiner de près les indications que peuvent
contenir les écrits de Marx et d'Engels sur leurs conceptions de
l'avenir.
Dans la phase supérieure du développement de la société communiste,
lorsque le Droit se sera complètement émancipé des caractères
de l'ancienne économie nationale, la société inscrira sur ses drapeaux "
Chacun selon sa capacité; à chacun selon ses besoins ". Mais
dans la première phase de la société communiste, la plus rapprochée
de l'ère capitaliste, le droit égal devra subir encore une limite bourgeoise; le droit des producteurs sera proportionnel au travail
fourni. Telle est l'idée exprimée par Karl Marx dans une lettre écrite
en 1878, à la veille du Congrès de Gotha.
Cette idée correspond d'ailleurs exactement à l'hypothèse qui se
trouve exposée dans un passage du Capital " Représentons-nous
une réunion d'hommes libres travaillant avec des moyens de production
communs, et dépensant, d'après un plan concerté, leurs
nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de
travail social. Le produit total des travailleurs unis est un produit
social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et
reste sociale; mais l'autre partie est consommée, et par conséquent
doit se répartir entre tous. Le mode de répartition variera suivant
l'organisme producteur de la société et le degré de développement
historique des travailleurs. Supposons, pour mettre cet état de
choses en parallèle avec la production marchande, que la part
accordée à chaque travailleur soit en raison de son temps de travail.
Le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D'un côté, sa distribution
dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions
aux divers besoins de l'autre, il mesure la part individuelle de
chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la
portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à
la consommation. "
D'après Marx et Engels, dans un mode de production socialement
organisée, il ne peut plus y avoir divergence entre la valeur, constituée
par le temps de travail social, et le prix, variable d'après les
besoins; car les besoins, étant exactement satisfaits, n'exercent plus
d'influence perturbatrice sur les prix, qui se confondent désormais
avec la valeur formée par le travail. Les représentants de la société
établissent eux-mêmes la concordance entre le temps de travail social
et le besoin, qu'ils sont chargés d'apprécier exactement. « Ce n'est
que lorsqu'elle contrôle efficacement la production, de manière à
pouvoir la déterminer à l'avance, que la société fait correspondre le
temps de travail consacré à la production d'un article à l'importance
du besoin que cet article doit satisfaire. » Alors les produits, n'étant
plus des marchandises issues de travaux privés indépendants, n'ont
plus besoin de prendre un détour pour exprimer leur qualité de produits du travail social; ils peuvent se passer de la mesure relative,
vacillante et toujours incertaine d'une monnaie-marchandise; ils ont
en effet par eux-mêmes, et immédiatement, le caractère de produits
du travail social, et peuvent s'échanger directement entre eux dans
la proportion des quantités de travail qu'ils contiennent.
Ainsi, dans la pensée de Marx et d'Engels, il suffit que la production
soit entièrement socialisée pour que les produits correspondent
exactement aux besoins sociaux. Jamais Marx et Engels n'ont supposé
que, dans un régime de production organisée et dirigée suivant un plan
d'ensemble, les approvisionnements d'un produit pussent s'écarter
tant soit peu des quantités demandées; jamais ils n'ont songé non
plus aux objets rares dont la reproduction est impossible. Aussi le
problème de l'équilibre entre la demande et les produits se trouve-t-il
bien simplifié à leurs yeux; en régime communiste, l'offre et la
demande coïncident de plein droit; elles ne peuvent donc provoquer
aucune divergence entre valeur et prix.
Évidemment, dans ces conditions hypothétiques, la monnaie ne
peut être que le signe de la valeur-travail, et la représentation de la
valeur par une monnaie symbolique ne joue qu'un rôle secondaire.
Comme le dit Engels, en parlant des échanges qui s'accomplissent à
l'intérieur de la commune collectiviste imaginée par M. Dühring, le
signe représentatif employé, qu'il soit en papier, en cuivre ou en or,
n'est pas plus une monnaie-marchandise que ne le serait une contremarque
de théâtre; c'est un simple certificat de travail, représentant
la part individuelle du producteur dans le travail commun et dans
le produit commun; c'est un pur signe, qui pourrait être remplacé
par des inscriptions d'unités au débit et au crédit de chacun sur les
livres de la comptabilité publique.
Est-ce à dire qu'Engels admette indifféremment la représentation
de l'unité de travail par des chiffons de papier ou par des jetons
d'or? Nullement; Engels reproche au contraire à M. Dühring d'avoir
conservé, dans son organisation socialiste, les pièces d'or comme
contre-marques du travail, parce que le métal précieux risque toujours
d'abandonner son rôle de signe pour jouer celui de monnaie
réelle. Certains membres de la société communiste prêteront à intérêt
les pièces d'or, s'en serviront au dehors pour faire le commerce et la
banque, et finiront par dominer toute la production, même à l'intérieur
de la commune. Toutes les communautés historiques se sont
dissoutes sous l'influence de l'argent. Marx dit que " si la production
nationale était organisée, la monnaie métallique ne serait nécessaire
que pour solder les différences du commerce international ".
Telles paraissent être, sur l'organisation de l'avenir, les idées fondamentales
des chefs du socialisme contemporain; socialisation
intégrale des moyens de production, ne laissant subsister ni la propriété
du paysan, ni celle de l'artisan ou du boutiquier; organisation
de la production suivant un plan d'ensemble, de telle sorte qu'elle
sera exactement adaptée aux besoins; répartition du produit dans
la proportion du travail fourni par chacun, au moins pendant une
période transitoire; élimination, par le fait même du mode de production,
de toute divergence possible entre la valeur-travail et le
prix résultant de l'offre et la demande; exclusion de la monnaie
métallique, même comme signe du temps de travail social. C'est
bien le collectivisme dans toute sa pureté. Aussi les socialistes
marxistes, si rigoureux dans leur critique des autres systèmes socialistes,
n'ont-ils jamais combattu, à ma connaissance, les exposés
didactiques du collectivisme proprement dit. Schaeffle ne s'est donc
pas trompé, quand il a décrit ce régime comme se déduisant logiquement
des principes de l'école. Le tableau du contenu positif du
socialisme qu'il a présenté est bien, comme il le dit, la conséquence
rigoureuse des données principales, tant critiques que positives, des
théories socialistes contemporaines. C'est là ce qui donne au collectivisme
son importance, et ce qui justifie la place que nous lui avons
réservée dans cette discussion.
Mais aujourd'hui, les représentants plus autorisés de la doctrine
marxiste, sans rompre ouvertement avec le collectivisme et avec la
révolution totale qu'il suppose, appliquent à la révolution sociale
une définition si large, qu'elle convient parfaitement à une transformation
lente de l'ordre économique. Ils admettent une socialisation
progressive des moyens de production, opérée par le prolétariat
investi de la puissance politique, et ne manifestent plus aucune
répugnance pour le socialisme d'État partiel et progressif.
M. Kautsky a lui-même élaboré un plan d'organisation sociale qui
se rapproche beaucoup du programme de César de Paepe, de M. Brousse et des autres socialistes partisans d'une extension successive des services publics. Est-ce bien un plan? C'est plutôt, dans
la pensée de son auteur, une étude indépendante des théories, présentée
comme un exercice de la pensée et un moyen de propagande.
Son but immédiat est de rechercher ce que le prolétariat au pouvoir
sera contraint de faire sous la pression des circonstances, s'il veut agir
efficacement.
Il socialisera les exploitations capitalistes, c'est-à-dire les moyens
de production mis en oeuvre par le travail salarié. Non pas qu'on
doive nécessairement recourir à la forme brutale de la confiscation
pure et simple; on pourrait inscrire des indemnités sur le livre de la
dette publique, sauf à établir un impôt progressif dont le taux
accéléré permettrait d'arriver un jour à la suppression totale du
revenu, et par conséquent du capital de l'indemnité.
La socialisation ne se ferait pas uniquement au profit de l'État : les
communes et les associations coopératives recevraient dans leur
domaine les entreprises qui n'auraient pas un intérêt général. La
socialisation ne serait même pas intégrale; elle n'atteindrait pas les
petites exploitations paysannes, ni les métiers où le travail à la main
conserve sa raison d'être. La propriété et l'exploitation des moyens
de production et de transport affecteraient donc toutes les formes
imaginables, bureaucratique, communale, coopérative, et même
individuelle; des producteurs individuels pourraient encore vendre
leurs marchandises aux particuliers et les porter sur le marché.
Même variété dans la rétribution du travail, à la journée, à la tâche,
à l'ouvrage collectif, avec ou sans participation aux bénéfices, etc.
Même liberté dans les échanges; on pourrait acheter les marchandises
aux magasins publics, aux coopératives, aux producteurs individuels.
« Le mécanisme économique d'un État socialiste admet la
même variété que celui d'aujourd'hui. »
Est-ce donc la société actuelle, avec la monnaie, l'offre et la
demande, la concurrence, le salariat, et même les revenus capitalistes?
Le régime actuel ne subirait-il d'autre changement qu'une extension
des entreprises étatistes, municipales et coopératives aux dépens des
entreprises capitalistes, et une réduction progressive des revenus
capitalistes par un procédé raffiné de confiscation? Effectivement,
c'est la conclusion qui s'impose à la suite de cet exposé.
M. Kautsky a soin de nous dire, cependant, que l'autorité réglera
la production, qu'elle assignera à chaque fabrique sa part de production
suivant les moyens dont elle dispose et suivant les besoins.
Il ne veut pas de la lutte à outrance à laquelle nous condamne le
régime actuel de la concurrence; il ne veut pas d'une production
réglée par le seul jeu des prix variant suivant les lois de la concurrence.
Il conserve l'argent, qui reste indispensable comme moyen
de circulation tant que l'on n'aura rien trouvé de mieux; il admet
le salaire en argent, déterminé d'après les quantités produites et
d'après l'offre et la demande du travail mais il affirme que « l'argent
ne sera plus la mesure des valeurs, ne sera plus un objet de valeur.
La monnaie métallique pourra être remplacée par toute autre monnaie.
Les produits pourront être maintenus à des prix indépendants deleur
valeur ».
Mais ces réserves sont contradictoires et sans portée. En ce qui concerne
la concurrence, il est très réel qu'elle sera restreinte si l'État dispose
des productions les plus importantes; dans ces branches socialisées,
les prix subiront moins de variations, parce que l'État, agissant
comme un trust et envisageant les ensembles, pourra mieux régler
la production d'après les besoins de la consommation. Néanmoins,
les prix des produits monopolisés par l'État varieront encore dans
une certaine mesure d'après l'état de la demande, et ces variations
indiqueront même à l'autorité directrice les limites à observer dans
les productions où le prix de revient n'est pas uniforme. Quant
aux prix des marchandises produites par les communes, les corporations
et les individus, quant aux salaires des travailleurs, ils subiront
les effets de la concurrence et les variations de l'offre et la
demande tout comme aujourd'hui, puisque le régime des échanges
privés subsistera tout entier; on ne saurait même concilier avec ce
régime de libre marché la tutelle administrative que M. Kautsky veut
imposer à la production corporative et individuelle.
C'est surtout au sujet du rôle de l'argent que M. Kautsky me
paraît se méprendre. A cet égard, il n'y a pas de moyen terme si
l'on n'adopte pas le système de la valeur taxée par l'autorité publique
en unités de travail social et il y a de bonnes raisons pour que
les socialistes contemporains renoncent à cette illusion, il faut de
toute nécessité conserver à l'argent sa fonction de mesure de la
valeur, à titre de marchandise servant de terme commun pour tous
les rapports d'échange. Dans ce régime de socialisme partiel, rien
n'est changé au mode de la valeur; l'argent reste indispensable, la
monnaie de base ne peut être que métallique, et la mesure des
valeurs ne peut être donnée que par un certain poids d'or ou
d'argent.
Peu importent d'ailleurs ces quelques méprises. Ce qu'il est intéressant
de noter ici, c'est la nouvelle phase dans laquelle le marxisme
est entré. La thèse de la catastrophe est presque reniée; la révolution
violente et brusque à peu près écartée, le collectivisme pur ignoré; le
socialisme d'État lui-même, loin d'être pris dans le sens intégral, se
présente comme progressif; il subit l'alliage du socialisme municipal,
du coopératisme et même de l'individualisme. Le socialisme se
dégage de l'utopie, et cherche à se rendre acceptable en s'éloignant
tous les jours un peu plus du collectivisme des temps héroïques.
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