Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 8

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Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 8


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Chapitre VIII — La société humaine

Deuxième partie — L'Agir dans le cadre de la société

Chapitre VIII — La société humaine

1 / Coopération humaine

La société, c'est l'action concertée, la coopération.

La société est issue du comportement conscient et intentionnel. Cela ne signifie pas que les individus aient conclu des contrats en vertu desquels ils auraient fondé la société humaine. Les actions qui ont fait apparaître la coopération sociale et qui la font réapparaître quotidiennement ne visent à rien d'autre que la coopération et l'entraide avec d'autres pour l'obtention de résultats définis et individualisés. Le complexe entier des relations mutuelles créé par de telles actions concertées est appelé société. Il substitue la collaboration à l'existence isolée — au moins concevable — des individus. La société est division du travail et combinaison du travail. Dans sa fonction d'animal agissant l'homme devient un animal social.

L'individu humain naît dans un environnement socialement organisé. En ce sens seul nous pouvons accepter la formule courante, que la société est — logiquement et historiquement — antécédente à l'individu. Dans toute autre acception, la phrase est, ou bien vide de sens, ou bien absurde. L'individu vit et agit à l'intérieur de la société. Mais la société n'est rien d'autre que la combinaison d'individus pour l'effort en coopération. Elle n'existe nulle part ailleurs que dans l'action d'individus humains. C'est s'abuser que de la chercher hors des actions d'individus. Parler d'existence autonome ou indépendante de la société, de sa vie, de son âme, de ses actions, c'est employer des métaphores qui peuvent aisément conduire à des erreurs grossières.

Se demander si c'est l'individu ou la société qui doit être tenu pour la fin suprême, et si les intérêts de la société devraient être subordonnés à ceux des individus ou les intérêts des individus à ceux de la société, est sans fruit possible. L'action est toujours action d'hommes individuels. L'élément social, ou concernant la société, est une certaine orientation des actions de personnes humaines. La catégorie de fin n'a de sens qu'appliquée à l'action. La théologie et la métaphysique de l'Histoire peuvent discuter des fins de la société et des desseins que Dieu entend réaliser en ce qui concerne la société, de la même façon qu'elles discutent de la raison d'être de toutes les autres parties de l'univers créé. Pour la science qui est inséparable de la raison, instrument manifcstcmcnt inapte au traitement des problèmes de ce genre, il serait sans espoir de se mêler de spéculations concernant ces questions.

Dans le cadre de la coopération sociale, peuvent émerger entre les membres de la société des sentiments de sympathie et d'amitié, un sentiment de commune appartenance. Ces sentiments sont la source, pour l'homme, de ses expériences les plus exquises et les plus sublimes ; ils sont les ornements les plus précieux de la vie, ils élèvent l'animal humain aux hauteurs de l'existence réellement humaine. Toutefois ces sentiments ne sont pas, quoi qu'en aient cru certains, les agents qui ont engendré les relations sociales. Ils sont le fruit de la coopération sociale, ils ne s'épanouissent que dans son cadre ; ils n'ont pas précédé l'établissement des relations sociales et ne sont pas la graine d'où elles germent.

Les faits fondamentaux qui ont amené la coopération, la société, la civilisation et transformé l'animal humain en un être humain sont les faits que voici : que le travail effectué au sein de la division du travail est plus productif que le travail solitaire, et que la raison humaine est capable de reconnaître cette vérité. Sans ces faits-là, les hommes seraient restés pour toujours des ennemis mortels les uns pour les autres, des rivaux irréconciliables dans leur effort pour s'assurer une part des trop rares ressources que la nature fournit comme moyens de subsistance. Chaque homme aurait été forcé de regarder tous les autres comme ses ennemis ; son désir intense de satisfaire ses appétits à lui l'aurait conduit à un conflit implacable avec tous ses voisins. Nulle sympathie ne pourrait se développer dans une situation pareille.

Certains sociologues ont affirmé que le fait subjectif original et élémentaire dans la société est une « conscience d'espèce » 1. D'autres soutiennent qu'il n'y aurait pas de systèmes sociaux s'il n'y avait aucun « sens de communauté ou d'appartenance commune » 2. L'on peut en convenir, à la condition que ces termes quelque peu vagues et ambigus soient interprétés correctement. Nous pourrions appeler conscience d'espèce, sens de communauté ou sens de commune appartenance le fait d'admettre cette réalité, que tous les autres hommes sont virtuellement des collaborateurs dans l'effort de survivre, car ils sont capables de reconnaître les bienfaits mutuels de la coopération alors que les animaux n'ont pas cette faculté. Toutefois, nous ne devons pas oublier que les réalités primaires qui entraînent une telle conscience ou un tel sens de l'existence sont les deux réalités mentionnées ci-dessus. Dans un monde hypothétique où la division du travail n'augmenterait pas la productivité, il n'y aurait point de société. Il n'y aurait pas de sentiments de bienveillance et de bon vouloir.

Le principe de la division du travail est l'un des grands principes de base du devenir cosmique et du changement évolutif. Les biologistes ont été bien avisés d'emprunter le concept de la division du travail à la philosophie sociale, et de l'adapter au champ de leurs investigations. Il y a division du travail entre les diverses parties de tout organisme vivant. Il y a, qui plus est, des entités organiques composées d'animaux individuels collaborants ; il est courant d'appeler métaphoriquement « sociétés animales » de tels ensembles de fourmis ou d'abeilles. Mais il ne faut jamais oublier que le trait caractéristique de la société humaine est la coopération intentionnelle ; la société est un produit de l'agir humain, c'est-à-dire de la poursuite consciente de la réalisation de fins. Aucun élément de ce genre n'est présent, pour autant que nous puissions nous en assurer, dans les processus qui ont conduit à l'apparition des systèmes de structure et fonction des plantes et des corps animaux, et dans le fonctionnement des sociétés de fourmis, abeilles et frelons. La société humaine est un phénomène spirituel et intellectuel. Elle est la conséquence de l'utilisation consciente d'une loi universelle régissant le devenir cosmique, à savoir la productivité supérieure de la division du travail. Comme dans tous les cas d'action, la reconnaissance des lois de nature est mise au service des efforts de l'homme pour améliorer ses conditions d'existence.

2 / Une critique de la conception holistique et métaphysique de la société

Selon les doctrines de l'universalisme, du réalisme conceptualiste, du holisme, du collectivisme, et de certains représentants de la psychologie structuraliste, la société est une entité qui vit de sa vie propre, indépendante et séparée des vies des divers individus, agissant pour son propre compte, visant à ses fins à elle qui sont différentes des fins poursuivies par les individus. Alors évidemment, un antagonisme peut se présenter entre les fins de la société et celles de ses membres. Afin de sauvegarder l'épanouissement et le développement futur de la société, il devient nécessaire de maîtriser l'égoïsme des individus, de les obliger à sacrifier leurs desseins égoïstes au bénéfice de la société. De ce moment, toutes les doctrines globalistes sont forcées d'abandonner les méthodes profanes de la science humaine et du raisonnement logique, et de virer aux professions de foi théologiques ou métaphysiques. Elles doivent admettre que la Providence, par ses prophètes, apôtres et chefs charismatiques force les hommes — qui sont mauvais dans leur nature, c'est-à-dire enclins à poursuivre leurs propres fins — à marcher dans les voies de droiture où le Seigneur, le Weltgeist, ou l'Histoire, veut qu'ils cheminent.

Ceci est la philosophie qui a caractérisé de temps immémorial les croyances des tribus primitives. Cela a été un élément de tous les enseignements religieux. L'homme est forcé de se conformer à la loi promulguée par un pouvoir supra-humain, et d'obéir aux autorités que ce pouvoir a chargées de faire respecter cette loi. L'ordre établi par cette loi, la société, est par conséquent l'œuvre de la Divinité et non de l'homme. Si le Seigneur n'était intervenu et n'avait donné la lumière à l'humanité égarée, la société ne serait pas parvenue à l'existence. Il est vrai que la coopération sociale est un bienfait pour l'homme ; il est vrai que l'homme n'a pu se frayer un chemin hors de la barbarie, et de la détresse morale et matérielle de son état primitif, que dans le cadre de la société. Toutefois, laissé à ses seules forces, il n'aurait jamais vu le chemin qui menait à son propre salut. Car s'adapter aux exigences de la coopération sociale et se soumettre aux préceptes de la loi morale, cela lui imposait de lourds renoncements. Du point de vue de sa débile intelligence il aurait considéré tout abandon d'un avantage espéré, comme un mal et une privation. Il ne serait pas parvenu à reconnaître les avantages incomparablement plus grands, mais dans le futur, que procurera la renonciation à des plaisirs présents et visibles. Faute de révélation surnaturelle, il n'aurait jamais appris ce que la destinée veut qu'il fasse pour son propre bien et celui de sa descendance.

La théorie scientifique élaborée par la philosophie sociale du rationalisme et du libéralisme du XVIIIe siècle et par l'économie moderne ne recourt à aucune intervention miraculeuse de pouvoirs supra-humains. Chaque pas par lequel un individu substitue l'action concertée à l'action isolée entraîne une amélioration immédiate et reconnaissable de sa situation. Les avantages tirés de la coopération pacifique et de la division du travail sont universels. Ils profitent immédiatement à toute génération, et pas seulement plus tard aux descendants. Pour ce qu'il sacrifie en faveur de la société, l'individu est amplement récompensé par des avantages supérieurs. Son sacrifice est seulement apparent et momentané ; il renonce à un gain mineur en vue d'en recueillir un plus grand ensuite. Aucun être raisonnable ne peut manquer de voir ce fait évident. Lorsque la coopération sociale est intensifiée par l'extension du domaine de la division du travail, lorsque la protection juridique et la sauvegarde de la paix sont renforcées, le moteur est le désir de tous les intéressés d'améliorer leur situation propre. En s'efforçant dans le sens de ses propres intérêts — bien compris — l'individu travaille pour l'intensification de la coopération sociale et de rapports pacifiques. La société est un produit de l'agir humain, c'est-à-dire de l'impulsion résolue de l'homme vers l'élimination de ce qui le gêne, autant que cela lui est possible. Afin d'expliquer comment la société est née et a évolué, il n'est pas nécessaire d'avoir recours à une doctrine, certainement choquante pour un esprit vraiment religieux, selon laquelle la création originelle était si défectueuse que des interventions supra-humaines réitérées soient nécessaires pour prévenir son échec.

Le rôle historique de la théorie de la division du travail telle que l'élabora l'économie politique en Grande-Bretagne depuis Hume jusqu'à Ricardo consista à démolir complètement toutes les doctrines métaphysiques concernant l'origine et le mécanisme de la coopération sociale. Elle réalisa la complète émancipation spirituelle, morale et intellectuelle de l'humanité amorcée par la philosophie épicurienne. Elle substitua une moralité rationnelle autonome à l'éthique hétéronome et intuitionniste des temps anciens. Le droit et la légalité, le code moral et les institutions sociales ne sont plus désormais révérés comme d'insondables décrets du Ciel. Leur origine est humaine, et le seul critère qu'il faille leur appliquer est celui de leur adéquation au meilleur bien-être humain. L'économiste utilitarien ne dit pas : Fiat justitia, pereat mundus. Il dit : Fiat justitia, ne pereat mundus. Il ne demande pas à l'homme de renoncer à son bien-être au profit de la société. Il lui recommande de reconnaître ce que sont ses intérêts bien compris. A ses yeux la magnificence de Dieu ne se manifeste pas par des interventions affairées dans les occupations diverses des princes et politiciens, mais en ce qu'il dote ses créatures de raison et d'impulsion à la poursuite du bonheur 3.

Le problème essentiel de toutes les variantes de philosophie sociale universaliste, collectiviste et holistique, réside en ceci : A quel signe reconnaîtrai-je le vrai Droit, l'authentique messager de la parole de Dieu, et l'autorité légitime ? Car beaucoup prétendent que la Providence les a envoyés, mais chacun de ces prophètes prêche un autre évangile. Pour le fidèle croyant il ne peut y avoir aucun doute ; il est pleinement confiant d'avoir épousé la seule vraie doctrine. Mais c'est précisément la fermeté de telles convictions qui rend les antagonismes insolubles. Chaque parti est résolu à faire prévaloir ses propres conceptions. Mais comme l'argumentation logique ne peut décider entre diverses croyances opposées, il ne reste pour régler de telles disputes que le conflit armé. Les doctrines sociales non rationalistes non utilitariennes et non libérales doivent engendrer conflits armés et guerres civiles jusqu'à ce que l'un des adversaires soit anéanti ou soumis. L'histoire des grandes religions mondiales est un répertoire de batailles et de guerres, comme l'histoire contemporaine des pseudo-religions que sont le socialisme, la statolatrie et le nationalisme.

L'intolérance, la propagande appuyée par l'épée du bourreau ou du soldat sont inhérentes à n'importe quel système d'éthique hétéronome. Les lois de Dieu ou de la Destinée revendiquent une validité universelle : et aux autorités qu'elles déclarent légitimes tous les hommes doivent, de droit, l'obéissance. Aussi longtemps que le prestige des codes de moralité hétéronomes et de leur corollaire philosophique, le réalisme conceptualiste, demeura inentamé, il ne put absolument pas être question de tolérance et de paix durable. Lorsque les combats cessaient, c'était seulement pour rassembler de nouvelles forces en vue de nouvelles batailles. L'idée de tolérance envers les vues divergentes d'autrui ne pouvait prendre racine qu'à partir du moment où les doctrines libérales eurent brisé le maléfice de l'universalisme. Sous l'éclairage de la philosophie utilitarienne, la société et l'État n'apparaissent plus comme des institutions pour la maintien d'un ordre du monde qui, pour des considérations cachées à l'esprit des hommes, plait à la Divinité bien qu'il heurte manifestement les intérêts temporels de beaucoup, voire de l'immense majorité des vivants d'aujourd'hui. Société et État sont au contraire les moyens primordiaux par lesquels les gens peuvent atteindre des buts qu'ils se fixent de leur propre gré. Ce sont des créations de l'effort humain ; leur maintien et leur organisation la plus convenable sont des tâches non essentiellement différentes de tous les autres objectifs de l'agir humain. Les tenants d'une moralité hétéronome et de la doctrine collectiviste ne peuvent compter démontrer par le raisonnement systématique l'exactitude de leur assortiment spécial de principes éthiques, la supériorité et la légitimité exclusive de leur idéal social particulier. Ils sont obligés de demander aux gens d'accepter avec crédulité leur système idéologique et de se soumettre à l'autorité qu'ils considèrent comme la bonne ; ils entendent réduire au silence les dissidents et les faire obéir à la schlague.

Bien entendu, il y aura toujours des individus et des groupes d'individus dont l'intellect est si borné qu'ils ne peuvent saisir les avantages que leur apporte la coopération sociale. Il en est d'autres dont la fibre morale et la force de volonté sont si faibles qu'ils ne peuvent résister à la tentation de rechercher un avantage éphémère par des actions nuisibles à un fonctionnement aisé du système social. Car l'ajustement de l'individu aux exigences de la coopération sociale demande des sacrifices. Ces derniers, à vrai dire, sont seulement des sacrifices momentanés et apparents, car ils sont compensés largement par les avantages incomparablement plus grands que fournit la vie en société. Toutefois, dans l'instant, dans l'acte même de renoncer à la jouissance escomptée, ils sont pénibles ; il n'est pas donné à tout le monde de comprendre leurs bienfaits ultérieurs, et de se comporter en conséquence. L'anarchisme pense que l'éducation pourrait amener tout un chacun à comprendre ce que son propre intérêt exige qu'il fasse ; correctement instruits, les gens se conformeraient toujours de bon gré aux règles de conduite indispensables à la préservation de la société. Les anarchistes soutiennent qu'un ordre social où personne n'aurait de privilège aux dépens de ses concitoyens pourrait exister sans aucune contrainte ni répression empêchant l'action nuisible à la société. Une telle société idéale pourrait se passer d'État et de gouvernement, c'est-à-dire de la police qui est l'appareil social de contrainte et coercition.

Les anarchistes méconnaissent le fait indéniable que certaines personnes sont trop bornées ou trop faibles pour s'ajuster spontanément aux conditions de la vie en société. Même si nous admettons que tout adulte sain est doté de la faculté de comprendre l'avantage de vivre en société et d'agir en conséquence, il reste le problème des enfants, des vieux et des fous. Admettons que celui qui agit de façon antisociale doive être considéré comme malade mental et recevoir des soins médicaux. Mais tant que tous ne sont pas guéris, et tant qu'il y a des enfants et des gens retombés en enfance, quelque disposition doit être prise pour qu'ils ne mettent pas en danger la société. Une société selon l'anarchisme serait à la merci de tout individu. La société ne peut exister sans que la majorité accepte que, par l'application ou la menace d'action violente, des minorités soient empêchées de détruire l'ordre social. Ce pouvoir est conféré à l'État ou gouvernement.

L'État ou gouvernement est l'appareil social de contrainte et de répression. Il a le monopole de l'action violente. Nul individu n'est libre d'user de violence ou de la menace de violence, si le gouvernement ne lui en a conféré le droit. L'État est essentiellement une institution pour la préservation des relations pacifiques entre les hommes. Néanmoins, pour préserver la paix il doit être en mesure d'écraser les assauts des briseurs de paix.

La doctrine sociale libérale, fondée sur les enseignements de l'éthique utilitarienne et de l'économie, voit le problème de la relation entre gouvernement et gouvernés sous un angle qui n'est pas celui de l'universalisme et du collectivisme. Le libéralisme admet comme fait que les dirigeants, qui sont toujours une minorité, ne peuvent durablement rester au pouvoir sans l'appui consenti de la majorité des gouvernés. Quel que soit le système de gouvernement, le fondement sur lequel il se construit et se maintient est toujours l'opinion des gouvernés qu'il est plus avantageux à leurs intérêts d'obéir et d'être loyaliste envers ce gouvernement, que de s'insurger et d'établir un autre régime. La majorité a le pouvoir de rejeter un gouvernement impopulaire, et elle se sert de ce pouvoir lorsqu'elle vient à être convaincue que son bien-être l'exige. A long terme, il ne peut y avoir de gouvernement impopulaire. Guerre civile et révolution sont les moyens par lesquels les majorités déçues renversent les gouvernants et les méthodes de gouvernement dont elles ne sont pas satisfaites. Pour préserver la paix civile le libéralisme tend au gouvernement démocratique. La démocratie n'est donc pas une institution révolutionnaire. Au contraire, c'est précisément le moyen d'éviter révolutions et guerres intestines. Elle fournit une méthode pour ajuster pacifiquement le gouvernement à la volonté de la majorité. Lorsque les hommes au pouvoir et leur politique ont cessé de plaire à la majorité du pays, l'élection suivante les élimine et les remplace par d'autres hommes pratiquant d'autres politiques.

Le principe du gouvernement majoritaire, ou gouvernement par le peuple, tel que le recommande le libéralisme, ne vise pas à la suprématie du médiocre, de l'inculte ou du barbare de l'intérieur. Les libéraux pensent eux aussi qu'une nation devrait être gouvernée par les plus aptes à cette tâche. Mais ils croient que l'aptitude d'un homme à gouverner se démontre mieux en persuadant ses concitoyens qu'en usant de force contre eux.

Rien ne garantit, évidemment, que les électeurs confieront le pouvoir au candidat le plus compétent. Mais aucun autre système ne peut présenter cette garantie. Si la majorité de la nation est pénétrée de principes pernicieux, si elle préfère des candidats indignes, il n'y a d'autre remède que d'essayer de la faire changer d'idées en exposant de meilleurs principes et en présentant de meilleurs hommes. Une minorité n'obtiendra jamais de succès durables par d'autres méthodes.

Universalisme et collectivisme ne peuvent accepter cette solution démocratique au problème du pouvoir. Dans leur optique, lorsque l'individu obéit au code éthique, ce n'est pas au bénéfice direct de ses projets temporels ; au contraire, il renonce à atteindre ses objectifs propres, pour servir les desseins de la Divinité, ou ceux de la collectivité en bloc. Au surplus, la raison seule n'est pas capable de concevoir la suprématie des valeurs absolues et la validité absolue de la loi sacrée, ni d'interpréter correctement les canons et commandements. Par conséquent c'est, à leurs yeux, une tâche sans espoir que d'essayer de convaincre la majorité à force de persuasion et de la conduire dans le droit chemin par d'amicales admonitions. Les bénéficiaires de l'inspiration céleste, auxquels leur charisme a conféré l'illumination, ont le devoir de propager la bonne nouvelle parmi les dociles et d'employer la violence contre les intraitables. Le guide charismatique est le lieutenant de la Divinité, le mandataire du tout collectif, l'instrument de l'Histoire. Il est infaillible, il a toujours raison. Ses ordres sont la norme suprême.

Universalisme et collectivisme sont par nécessité des systèmes de gouvernement théocratique. La caractéristique commune de toutes leurs variantes est qu'elles postulent l'existence d'une entité suprahumaine à laquelle les individus sont tenus d'obéir. Ce qui les différencie les unes des autres est seulement l'appellation qu'elles donnent à cette entité et le contenu des lois qu'elles promulguent en son nom. Le pouvoir dictatorial d'une minorité ne peut trouver d'autre légitimation que l'appel à un mandat prétendument reçu d'une autorité suprahumaine absolue. Il est sans importance que l'autocrate fonde ses prétentions sur le droit divin des rois qui ont reçu le sacre, ou sur la mission historique d'avant-garde du prolétariat ; ni que l'être suprême soit dénommé Geist (Hegel) ou Humanité (Auguste Comte). Les termes de société et d'État tels que les emploient les adeptes contemporains du socialisme, de la planification, du contrôle social de toutes les activités individuelles, ont la signification d'une divinité. Les prêtres de cette nouvelle religion assignent à leur idole tous les attributs que les théologiens attribuent à Dieu : toute-puissance, omniscience, infinie bonté, etc.

Si l'on pose en fait qu'il existe au-dessus et au-delà des actions individuelles une entité impérissable poursuivant ses propres desseins, différents de ceux des hommes mortels, l'on a déjà construit le concept d'un être suprahumain. Alors on ne peut éluder la question de savoir les fins de qui ont la priorité quand un antagonisme se produit : celles de l'État ou société, ou celles de l'individu. La réponse à cette question est déjà contenue dans le concept même d'État ou société tel que compris par le collectivisme et l'universalisme. Si l'on postule l'existence d'une entité qui par définition est plus haute, plus noble, et meilleure que les individus, alors il ne peut y avoir de doute que les buts de cet être éminent doivent l'emporter de toute sa hauteur sur ceux des misérables individus. (Il est vrai que certains amateurs de paradoxes — par exemple Max Stirner 4— se sont plu à mettre la question sens dessus dessous et, tant qu'ils y étaient, à soutenir que la priorité appartient à l'individu.) Si la société ou État est une entité douée de volition, d'intention et de toutes les autres qualités que lui attribue la doctrine collectiviste, alors il est simplement absurde de dresser les aspirations triviales du minable individu en face de ses majestueux desseins.

Le caractère quasi théologique de toutes les doctrines collectivistes devient manifeste à travers leurs conflits mutuels. Une doctrine collectiviste n'affirme pas la suprématie du tout collectif, dans l'abstrait ; elle proclame toujours l'éminence d'une idole collectiviste définie, et soit elle nie platement l'existence d'autres idoles du même genre, soit les relègue dans une position subordonnée et ancillaire par rapport à sa propre idole. Les adorateurs de l'État proclament l'excellence d'un État défini, c'est-à-dire le leur ; les nationalistes, l'excellence de leur propre nation. Si des protestataires défient leur programme particulier en proclamant la supériorité d'une autre idole collectiviste, ils ne recourent à aucune autre réplique que de répéter sans cesse : Nous avons raison parce qu'une voix intérieure nous dit que nous avons raison et vous avez tort. Les conflits entre les collectivistes de confessions ou de sectes antagonistes ne peuvent être résolus par la discussion rationnelle ; ils doivent être tranchés par les armes. L'alternative au principe libéral et démocratique du gouvernement majoritaire est constituée par les principes militaristes de conflit armé et d'oppression dictatoriale.

Toutes les variantes de croyances collectivistes sont unies dans leur implacable hostilité envers les institutions politiques fondamentales du système libéral : règle majoritaire, tolérance des opinions divergentes, liberté de pensée, de parole et de presse, égalité des individus devant la loi. Cette collaboration des dogmatismes collectivistes dans leurs entreprises pour détruire la liberté a donné naissance à l'opinion erronée que le problème impliqué dans les antagonismes politiques contemporains consiste dans l'opposition individualisme/collectivisme. En fait, c'est un conflit entre l'individualisme d'un côté, et de l'autre une multitude de sectes collectivistes dont la haine mutuelle et l'hostilité ne sont pas moins féroces que leur commune détestation du système libéral. Ce n'est pas une secte unique des marxistes qui attaque le capitalisme, mais une armée composite de groupes marxistes. Ces groupes — par exemple les staliniens, les trotskystes, les mencheviks, les tenants de la IIe Internationale, etc. — se battent les uns contre les autres avec la plus extrême et inhumaine violence. Et il y a encore des sectes non marxistes qui dans leurs conflits appliquent les mêmes atroces procédés les unes contre les autres. Si le collectivisme remplaçait le libéralisme, le résultat serait une interminable et sanglante bagarre.

La terminologie courante donne de ces faits une représentation tout à fait fausse. La philosophie communément appelée individualisme est une philosophie de coopération sociale et d'intensification croissante des relations sociales complexes. De l'autre côté, l'application des idées de base du collectivisme ne peut mener à rien d'autre que la désintégration sociale et la lutte armée à perpétuité. Il est vrai que chaque variante de collectivisme promet la paix, à partir du jour de sa propre victoire décisive et de la défaite définitive de toutes les autres idéologies, avec extermination de leurs partisans. Toutefois, la réalisation de ces projets est conditionnée par une radicale transformation de l'humanité. Les hommes doivent être divisés en deux classes : d'un côté, le directeur divinisé omnipotent ; de l'autre côté, les masses qui doivent abdiquer volonté et raisonnement pour devenir de simples pièces sur l'échiquier du dictateur. Les masses doivent être déshumanisées afin de faire d'un homme leur maître divinisé. Penser et agir, les caractéristiques primordiales de l'homme en tant qu'homme, deviendraient le privilège d'un seul homme. Il n'est pas besoin de montrer que de tels desseins sont irréalisables. Les empires millénaristes des dictateurs sont voués à l'échec ; ils n'ont jamais duré plus que quelques années. Nous avons été témoins de l'effondrement de plusieurs de ces ordres bâtis pour des milliers d'années. Ceux qui restent ne feront guère mieux.

La résurgence moderne de l'idée de collectivisme, cause principale de tous les tourments et désastres de notre temps, a eu un succès si complet qu'elle a relégué dans l'oubli les idées essentielles de la philosophie sociale libérale. Aujourd'hui, même parmi les partisans des institutions démocratiques, nombreux sont ceux qui ignorent ces idées. Les arguments qu'ils invoquent pour justifier la liberté et la démocratie sont teintés d'erreurs collectivistes ; leurs doctrines sont plutôt une distorsion du libéralisme véritable qu'une adhésion. A leurs yeux les majorités ont toujours raison simplement parce qu'elles ont le pouvoir d'écraser toute opposition ; la règle majoritaire est le pouvoir dictatorial du parti le plus nombreux, et la majorité au pouvoir n'est pas tenue de se modérer ellemême dans l'exercice de sa puissance ni dans la conduite des affaires publiques. Dès qu'une faction est parvenue à s'assurer l'appui de la majorité des citoyens et ainsi la disposition de la machine gouvernementale, elle est libre de refuser à la minorité ces mêmes droits démocratiques à l'aide desquels elle-même a précédemment mené sa lutte pour accéder à la suprématie.

Ce pseudo-libéralisme est, bien entendu, l'antithèse même de la doctrine libérale. Les libéraux ne prétendent pas que les majorités aient des attributs de divinité et qu'elles soient infaillibles ; ils n'affirment pas que le simple fait qu'une politique ait le soutien du grand nombre soit une preuve de ses mérites pour le bien commun. Ils ne préconisent pas la dictature de la majorité ni l'oppression violente des minorités dissidentes. Le but du libéralisme est une constitution politique qui assure le fonctionnement sans heurts de la coopération sociale et l'intensification progressive des relations sociales mutuelles. Son objectif principal est d'éviter les conflits violents, les guerres et les révolutions qui doivent nécessairement disloquer la collaboration sociale des hommes et replonger les gens dans l'état primitif de barbarie où toutes les tribus et corps politiques se combattaient perpétuellement. Parce que la division du travail requiert la tranquillité de la paix, le libéralisme tend à établir un système de gouvernement susceptible de préserver la paix, à savoir la démocratie.

Praxéologie et libéralisme

Le libéralisme, dans l'acception du mot au XIXe siècle, est une doctrine politique. Ce n'est pas une théorie, mais une application des théories développées par la praxéologie et spécialement par l'économie, à des problèmes spéciaux de l'agir humain au sein de la société.

En tant que doctrine politique, le libéralisme n'est pas neutre à l'égard des valeurs et des fins ultimes poursuivies dans l'action. Il considère a priori que tous les hommes ou au moins la majorité des gens sont désireux d'atteindre certains buts. Il leur donne une information sur les moyens convenant à la réalisation de leurs plans. Les champions des doctrines libérales savent parfaitement que leurs enseignements ne sont valables que pour des gens qui sont attachés à ces principes d'évaluation.

Alors que la praxéologie et donc l'économie aussi emploient les termes de bonheur et d'élimination de gênes, en un sens purement formel, le libéralisme leur attache une signification concrète. Il pose au départ que les gens préfèrent la vie à la mort, la santé à la maladie, l'alimentation à l'inanition, l'abondance à la pauvreté. Il indique à l'homme comment agir en conformité avec ces évaluations.

Il est courant de qualifier ces préoccupations de matérialistes, d'accuser le libéralisme d'un prétendu matérialisme grossier négligeant les aspirations « plus élevées » et « plus nobles » de l'humanité. L'homme ne vit pas seulement de pain, disent les critiques ; et ils blâment la médiocrité et le méprisable terre à terre de la philosophie utilitarienne. Mais ces diatribes passionnées portent à faux, parce qu'elles déforment gravement les thèses du libéralisme.

Premièrement, les libéraux ne disent pas que les hommes devraient rechercher les objectifs évoqués ci-dessus. Ce qu'ils affirment, c'est que l'immense majorité préfère une vie de santé et d'abondance à la misère, à la famine et à la mort. L'exactitude de cette affirmation ne peut être mise en doute. La preuve en est que toutes les doctrines anti-libérales — les thèses théocratiques des divers partis religieux, étatistes, nationalistes et socialistes — adoptent la même attitude quant à ces questions. Tous promettent à leurs adeptes une vie d'abondance. Ils ne se sont jamais risqués à dire aux gens que la réalisation de leurs programmes nuira à leur bien-être matériel. Ils affirment au contraire avec insistance que, tandis que l'application des plans des partis rivaux du leur entraînera l'appauvrissement de la majorité, eux-mêmes entendent procurer l'abondance à leurs adeptes. Les partis chrétiens ne sont pas moins ardents àpromettre pour les masses un meilleur niveau de vie que ne le sont les nationalistes et socialistes. Les églises, de nos jours, parlent souvent davantage de relèvement des salaires et des revenus agricoles que des dogmes du christianisme.

Secondement, les libéraux ne dédaignent pas les aspirations intellectuelles et spirituelles de l'homme. Au contraire. Ils sont animés d'un zèle passionné pour la perfection intellectuelle et morale, pour la sagesse et l'excellence esthétique. Mais leur vision de ces hautes et nobles choses est loin des représentations sommaires de leurs adversaires. Ils ne partagent pas l'opinion naïve de ceux qui croient qu'un quelconque système d'organisation sociale puisse, de soi, réussir à encourager la pensée philosophique ou scientifique, à produire des chefs-d'œuvre d'art et de littérature, ni à rendre les multitudes plus éclairées. Ils comprennent que tout ce que la société peut effectuer dans ces domaines est de fournir un milieu qui ne dresse pas des obstacles insurmontables sur les voies du génie, et qui libère suffisamment l'homme ordinaire des soucis matériels pour qu'il porte intérêt à autre chose qu'à gagner son pain quotidien. A leur avis, le plus important moyen de rendre l'homme plus humain, c'est de combattre la pauvreté. La sagesse, la science et les arts s'épanouissent mieux dans un monde d'abondance que parmi des peuples miséreux.

C'est déformer les faits que de reprocher à l'ère libérale un prétendu matérialisme. Le xixe siècle n'a pas été seulement celui d'un progrès sans précédent des méthodes techniques de production, et du bien-être matériel des multitudes. Il a fait bien davantage que d'accroître la durée moyenne de la vie humaine. Ses réalisations scientifiques et artistiques sont impérissables. Ce fut une ère fertile en très grands musiciens, écrivains, poètes, peintres et sculpteurs ; elle a révolutionné la philosophie, l'économie, les mathématiques, la physique, la chimie, la biologie. Et pour la première fois dans l'histoire, elle a rendu les grandes œuvres et les grandes pensées accessibles à l'homme du commun.

Libéralisme et religion

Le libéralisme est fondé sur une théorie purement rationnelle et scientifique de coopération sociale. Les politiques qu'il préconise sont l'application d'un système de connaissances qui ne se réfère en rien aux sentiments, aux croyances intuitives pour lesquelles aucune preuve logiquement satisfaisante ne peut être apportée, aux expériences mystiques, et à la perception personnelle de phénomènes supra-humains. En ce sens, on peut lui appliquer les épithètes — souvent mal comprises et interprétées erronément — d'athéiste et d'agnostique. Mais ce serait une grave erreur de conclure que les sciences de l'agir humain, et la politique déduite de leurs enseignements — le libéralisme — soient anti-théistes et hostiles à la religion. Elles sont radicalement opposées à tous les systèmes de théocratie. Mais elles sont entièrement neutres vis-à-vis des croyances religieuses qui ne prétendent pas se mêler de la conduite des affaires sociales, politiques et économiques.

La théocratie est un système social qui revendique à l'appui de sa légitimité un titre suprahumain. La loi fondamentale d'un régime théocratique est une vision intérieure non susceptible d'examen par la raison et de démonstration par des méthodes logiques. Son critère ultime est l'intuition qui fournit à l'esprit une certitude subjective à propos de choses qui ne peuvent être conçues par raison et raisonnement systématique. Si cette intuition se réfère à l'un des systèmes traditionnels d'enseignement concernant l'existence d'un divin Créateur et Maître de l'univers, nous l'appelons croyance religieuse. Si elle se réfère à un autre système, nous l'appelons croyance métaphysique. Ainsi un système de gouvernement théocratique n'est pas nécessairement fondé sur l'une des grandes religions historiques du monde. Il peut être déduit de positions métaphysiques qui répudient toutes les églises traditionnelles et confessions, et qui se glorifient de souligner leur caractère anti-théiste et anti-métaphysique. De nos jours, les plus puissants des partis théocratiques sont hostiles au christianisme et à toutes les religions dérivées du monothéisme juif. Ce qui les caractérise comme théocratiques, c'est leur volonté passionnée d'organiser les affaires temporelles de l'humanité en fonction d'un complexe d'idées dont la validité ne peut être démontrée par le raisonnement. Ils prétendent que leurs chefs sont doués mystérieusement d'un savoir inaccessible au reste des hommes et contraire aux idées adoptées par ceux auxquels le charisme est refusé. Les chefs charismatiques ont été investis par une puissance mystique supérieure, de la charge de conduire les affaires d'une humanité égarée. Eux seuls sont illuminés ; tous les autres sont ou bien aveugles et sourds, ou bien des malfaiteurs.

C'est un fait que nombre de variantes des grandes religions historiques ont été contaminées par des tendances théocratiques. Leurs missionnaires étaient animés d'une passion pour le pouvoir afin de subjuguer et détruire tous les groupes dissidents. Néanmoins, nous ne devons pas confondre les deux choses, religion et théocratie.

William James appelle religieux « les sentiments, actes et expériences d'individus dans leur solitude, dans la mesure où ils se sentent eux-mêmes être en relation avec le divin, de quelque façon qu'ils le considèrent » 5. Il énumère les croyances ci-après comme les caractéristiques de la vie religieuse : Que le monde visible est une partie d'un univers plus spirituel, d'où il tire sa signification principale ; que l'union ou la relation harmonieuse avec cet univers supérieur est notre vraie finalité ; que la prière, ou communion intérieure, avec l'esprit de cet univers plus élevé — que cet esprit soit « Dieu » ou « la loi » — est un processus au cours duquel un travail est réellement effectué, une énergie spirituelle est infusée dans le monde phénoménal et y produit des effets psychologiques ou matériels. La religion poursuit James, comporte aussi les caractéristiques psychologiques que voici : nouveau parfum stimulant qui s'ajoute à la vie comme un don, et qui prend la forme tantôt d'un enchantement lyrique, tantôt d'un appel au sérieux et à l'héroïsme, avec en outre une assurance de sécurité et un esprit de paix, et envers autrui, une prépondérance d'affection aimante 6.

Cette description des caractères de l'expérience religieuse et des sentiments religieux de l'humanité ne fait aucune référence à la structuration de la coopération sociale. La religion, aux yeux de James, est une relation purement personnelle et individuelle entre l'homme et une divine Réalité, sainte, mystérieuse et d'une majesté angoissante. Elle enjoint à l'homme un certain mode de conduite individuelle. Mais elle n'affirme rien touchant les problèmes d'organisation de la société. Saint François d'Assise, le plus grand génie religieux de l'Occident, ne s'occupait ni de politique ni d'économie. Il souhaitait apprendre à ses disciples comment vivre pieusement ; il ne dressa pas de plan pour l'organisation de la production et n'incita pas ses adeptes à recourir à la violence contre les contradicteurs. Il n'est pas responsable de l'interprétation de ses enseignements par l'ordre dont il fut le fondateur.

Le libéralisme ne place pas d'obstacles sur la route de l'homme désireux de modeler sa conduite personnelle et ses affaires privées sur la façon dont il comprend, par lui-même ou dans son église ou sa confession, l'enseignement de l'Evangile. Mais il est radicalement opposé à toute prétention d'imposer silence aux discussions rationnelles des problèmes de bien-être social par appel à une intuition ou révélation religieuse. Il ne veut imposer à personne le divorce ou la pratique du contrôle des naissances ; mais il s'élève contre ceux qui veulent empêcher les autres de discuter librement du pour et du contre en ces matières.

Dans l'optique libérale, le but de la loi morale est de pousser les individus à conformer leur conduite aux exigences de la vie en société, à s'abstenir de tous les actes contraires à la préservation de la coopération sociale pacifique, ainsi qu'au progrès des relations interhumaines. Les libéraux apprécient cordialement l'appui que les enseignements religieux peuvent apporter à ceux des préceptes moraux qu'ils approuvent eux-mêmes, mais ils s'opposent à celles des règles qui ne peuvent qu'entraîner la désintégration sociale, quelle que soit la source dont ces règles découlent.

C'est défigurer les faits que de dire, comme beaucoup de partisans de la théocratie religieuse, que le libéralisme combat la religion. Là où est admis le principe de l'intervention des églises dans les problèmes temporels, les diverses églises, confessions et sectes se combattent entre elles. En séparant Eglise et État, le libéralisme établit la paix entre les diverses factions religieuses et assure à chacune d'elles la possibilité de prêcher son évangile sans être molestée.

Le libéralisme est rationaliste. Il affirme qu'il est possible de convaincre l'immense majorité que la coopération pacifique dans le cadre de la société sert les intérêts bien compris des individus, mieux que la bagarre permanente et la désintégration sociale. Il a pleine confiance en la raison humaine. Peut-être que cet optimisme n'est pas fondé, et que les libéraux se sont trompés. Mais, en ce cas, il n'y a pas d'espoir ouvert dans l'avenir pour l'humanité.

3 / La division du travail

Le phénomène social fondamental est la division du travail, et sa contrepartie la coopération humaine.

L'expérience apprend à l'homme que l'action en coopération est plus efficace et plus fructueuse que l'action isolée d'individus autarciques. Les conditions naturelles déterminant l'existence et l'effort de l'homme sont telles que la division du travail accroît le résultat matériel de chaque unité de travail fournie. Ces faits naturels sont

Premièrement, l'inégalité innée des hommes en ce qui concerne leur aptitude à accomplir des travaux de nature diverse. Deuxièmement, l'inégale distribution dans le monde des facteurs de production naturels, autres qu'humains. L'on peut aussi bien considérer que ces deux faits n'en font qu'un, à savoir la multiplicité de la nature qui fait de l'univers un complexe d'innombrables variantes. Si la surface du globe était telle que les conditions physiques de production fussent les mêmes en tous les points, et qu'un homme fût égal à tous les hommes comme le sont des cercles de même diamètre en géométrie euclidienne, les hommes ne se seraient pas orientés vers la division du travail.

Il y a un troisième fait, à savoir que, pour mener à bien certaines entreprises, les forces d'un seul homme ne suffisent pas, et il faut l'effort conjoint de plusieurs. Certaines requièrent une dépense de travail qu'aucun homme seul ne peut fournir parce que sa capacité de travail n'est pas assez grande. D'autres encore pourraient être exécutées par un individu ; mais le temps qu'il devrait consacrer à l'ouvrage serait si long que le résultat arriverait trop tard pour compenser l'apport de travail. Dans ces deux cas, seul l'effort conjoint permet d'atteindre le but cherché.

Si cette troisième situation était la seule qui se produise, la coopération temporaire aurait certainement fait son apparition entre les hommes. Toutefois, ce genre d'alliance momentanée pour venir à bout de certaines tâches dépassant les forces d'un individu n'aurait pas abouti à une coopération sociale durable. Les entreprises qui ne peuvent être accomplies que de cette manière n'étaient pas très nombreuses, aux stades primitifs de la civilisation. De plus, il doit être rare que tous les intéressés soient d'accord pour estimer que l'entreprise commune en question est plus utile et urgente que d'autres tâches que chacun peut accomplir seul. La grande société humaine embrassant tous les hommes dans toutes leurs activités n'est pas née de telles alliances occasionnelles. La société est bien davantage qu'une alliance momentanée conclue pour un objet précis et dissoute aussitôt l'objectif réalisé, même si les partenaires sont disposés à la renouveler si l'occasion se représentait.

L'augmentation de productivité provoquée par la division du travail est évidente chaque fois que l'inégalité des participants est telle que chaque individu, ou chaque pièce de terre, est supérieur sous au moins un aspect aux autres individus ou pièces de terre considérés. Si A est apte à produire en une unité de temps 6 p et 4 q, et B seulement 2 p mais 8 q, et que chacun travaille de son côté, la production par tête de l'ensemble sera de 4 p + 6 q ; mais s'ils produisent en division du travail, chacun fabriquant seulement l'article pour la production duquel il est plus efficace que son partenaire, ils produiront 6 p + 8 q. Mais qu'arrivera-t-il si A est plus habile que B non seulement pour la production de p mais aussi pour la production de q ?

Tel est le problème que Ricardo a soulevé, et aussitôt résolu.

4 / La loi d'association de Ricardo

Ricardo exposa la loi d'association afin de démontrer ce que sont les conséquences de la division du travail lorsqu'un individu ou un groupe, plus efficace en toute production, coopère avec un individu ou un groupe moins efficace en toute production. Il étudia les effets du commerce entre deux régions inégalement dotées par la nature, dans l'hypothèse où les produits, mais non les travailleurs et les facteurs rassemblés pour les productions futures (biens d'investissement), peuvent librement circuler de chaque région à l'autre. La division du travail entre les deux régions entraînera, comme le montre la loi de Ricardo, un accroissement de la productivité de la main-d'œuvre et est par conséquent avantageuse pour tous les participants, même si les conditions matérielles de production de n'importe quelle denrée sont plus favorables dans l'une des régions que dans l'autre. Il est avantageux pour la région la mieux douée de concentrer ses efforts sur la production des seules marchandises pour lesquelles sa supériorité est la plus marquée ; et de laisser à l'autre région la production de celles où sa supériorité est la moins marquée. Le paradoxe — qu'il soit plus avantageux de laisser inemployées des conditions domestiques de production plus favorables, et de faire venir les denrées qu'elles auraient pu produire, de régions où leurs conditions de production sont moins favorables — résulte de l'immobilité de la main-d'œuvre et des capitaux, auxquels l'accès des endroits de production les plus favorables est interdit.

Ricardo était pleinement conscient du fait que sa loi des coûts relatifs, qu'il exposa principalement à propos d'un problème particulier de commerce international, est un cas entre autres de la loi plus universelle d'association.

Si A est à ce point plus efficace que B qu'il lui faille, pour produire une unité de p 3 heures alors qu'il en faut 5 à B, et pour produire une unité de q 2 heures alors qu'il en faut 4 à B, alors A et B gagneront l'un et l'autre à ce que A se borne à produire q et laisse B produire p. Si chacun d'eux consacre 60 heures à la production de p et 60 heures à la production de q, le résultat du travail de A est 20 p + 30 q ; celui de B, 12 p + 15 q ; à eux deux, l'ensemble produit est 32 p + 45 q. Mais si A se limite à produire q seulement, il produit 60 q en 120 heures, tandis que B, s'il se limite à produire p, produit dans le même temps 24 p. Le résultat d'ensemble de leurs travaux est alors 24 p + 60 q ; ce qui, étant donné que p a pour A un rapport de substitution de 3/2 de q, et pour B de 5/4 de q, signifie une production supérieure à 32 p + 45 q. Par conséquent, il est manifeste que la division du travail est avantageuse pour tous ceux qui y participent. La collaboration de ceux qui sont le plus doués, le plus habiles, le plus industrieux, avec ceux qui le sont moins aboutit au bénéfice des uns et des autres. Les gains tirés de la division du travail sont toujours mutuels.

La loi d'association nous fait comprendre les tendances qui ont amené une intensification graduelle de la coopération humaine. Nous concevons quelle incitation a conduit les gens à ne pas se considérer simplement comme des rivaux dans l'appropriation des disponibilités limitées en moyens de subsistance, fournis par la nature. Nous constatons ce qui les a poussés, et les pousse en permanence à se joindre pour collaborer. Chaque pas en avant dans la voie d'un système plus élaboré de division du travail sert les intérêts de tous les participants. Pour comprendre pourquoi l'homme n'est pas resté solitaire, à la recherche de nourriture et d'abri, comme les animaux, pour lui seul ou au mieux pour sa compagne et ses petits incapables d'en faire autant, nous n'avons pas besoin de recourir à une intervention miraculeuse de la Divinité, ni à l'hypostase vide de sens d'une pulsion innée vers l'association. Nous ne sommes pas forcés non plus de supposer que les individus isolés ou les hordes primitives se sont un jour engagés par contrat à établir des liens sociaux. Le facteur qui a fait naître la société et qui pousse chaque jour à l'intensification progressive de la société, c'est l'agir humain animé par l'intuition de la productivité supérieure du travail effectué en division des tâches.

Ni l'histoire, ni l'ethnologie, ni aucune autre branche du savoir ne peut fournir de description de l'évolution qui a conduit des bandes ou des hordes des ancêtres non-humains du genre humain, jusqu'aux groupes sociaux primitifs, mais déjà hautement différenciés, sur lesquels une information nous est apportée par les abris sous roche, par les plus anciens documents de l'histoire, et par les rapports des explorateurs et voyageurs qui ont rencontré des tribus sauvages. La tâche de la science, face aux origines de la société, ne peut consister qu'à démontrer quels facteurs peuvent et doivent avoir pour résultat l'association et son intensification progressive. La praxéologie résout le problème. Si le travail en division des tâches est plus productif que le travail isolé, et dans la mesure où il l'est ; si en outre l'homme est capable de comprendre ce fait, et dans la mesure où il l'est ; alors l'agir humain tend de lui-même vers la coopération et l'association ; l'homme devient un être social non pas en sacrifiant ses propres intentions au profit d'un Moloch mythique, la Société ; mais en visant à améliorer son propre bien-être. L'expérience enseigne que cette condition — la productivité supérieure obtenue par la division du travail — est réalisée parce que sa cause — l'inégalité innée des individus, et l'inégale répartition géographique des facteurs naturels de production — est réelle. Ainsi nous sommes en mesure de comprendre le cours de l'évolution sociale.

Erreurs courantes sur la loi de Ricardo

Les gens ergotent beaucoup à propos de la loi d'association de Ricardo, plus connue sous le nom de loi du coût comparatif. La raison est évidente. Cette loi est un coup porté à tous ceux qui cherchent à justifier le protectionnisme ou l'isolement économique national, en dehors des points de vue soit des intérêts égoïstes de quelques producteurs, soit des problèmes de précaution pour le cas de guerre.

Le premier objectif de Ricardo en exposant cette loi fut de réfuter une objection élevée contre la liberté du commerce international. Le protectionniste demande : Quel sera, en situation de libre-échange, le sort d'un pays où les conditions de production sont moins favorables que dans tous les autres pays ? Or, en un monde où il y a liberté de déplacement non seulement pour les produits, mais tout autant pour les capitaux et la main-d'œuvre, un pays si peu doué pour la production cesserait d'être employé comme siège d'aucune industrie humaine. Si les gens ont avantage à ne pas exploiter — parce qu'elles sont comparativement insatisfaisantes — les conditions matérielles de production que présente ce pays, ils ne s'y établiront pas et le laisseront inhabité comme les régions polaires, les toundras et les déserts. Mais Ricardo traite d'un monde où les situations sont déterminées par l'occupation humaine antérieure, d'un monde où les capitaux et la main-d'œuvre sont liés au sol par des institutions déterminées. En un tel milieu, le libre-échange, c'est-à-dire la libre circulation des marchandises seules, ne peut aboutir à un état de choses où capital et travail sont répartis sur la surface de la terre suivant les conditions matérielles plus ou moins favorables offertes à la productivité du travail. Ici la loi du coût comparatif entre en jeu. Chaque pays se tourne vers les branches de production pour lesquelles ses caractéristiques offrent les perspectives les meilleures relativement, bien que non dans l'absolu. Pour les habitants d'un pays, il est plus avantageux de s'abstenir d'exploiter certaines possibilités qui — dans l'absolu et technologiquement — sont plus favorables qu'ailleurs, et d'importer des biens produits dans des conditions moins favorables — dans l'absolu et technologiquement — que celles des ressources locales inemployées. Le cas est analogue à celui du chirurgien qui trouve pratique d'employer quelqu'un pour nettoyer la salle d'opérations et les instruments, alors que lui-même est plus habile à ces travaux aussi ; il préfère en effet se consacrer à la chirurgie, où sa supériorité est la plus grande.

Le théorème du coût comparatif n'est en aucune façon relié à la théorie de la valeur de l'économie classique. Il ne traite ni de la valeur, ni des prix. C'est un jugement analytique ; la conclusion est nécessairement impliquée par les deux propositions, que les facteurs de production techniquement déplaçables ont des productivités différentes selon leurs différentes localisations, et que leur déplacement se trouve entravé par des causes institutionnelles. Ce théorème peut, sans nuire à l'exactitude de ses conclusions, laisser de côté les problèmes d'évaluation parce qu'il lui est possible de s'adresser à un ensemble de suppositions simples. Les voici : deux denrées seulement sont à produire ; ces deux denrées circulent librement ; pour la production de chacune, deux facteurs sont nécessaires ; l'un de ces deux facteurs (ce peut être soit du travail soit du capital) est identique dans les deux productions tandis que l'autre facteur (une propriété spécifique du sol) est différent dans l'une et dans l'autre ; la rareté plus grande du facteur commun détermine le degré d'exploitation du facteur différent. Dans le cadre de ces données, qui permettent d'établir des taux de substitution entre la dépense de facteur commun et le produit obtenu, le théorème répond à la question posée.

La loi du coût comparatif est indépendante de la théorie classique de la valeur, tout comme l'est la loi des rendements à laquelle elle ressemble par le raisonnement. Dans les deux cas nous pouvons nous contenter de comparer seulement l'apport matériel et le résultat matériel. Pour la loi des rendements nous comparons la quantité produite d'une même denrée. Pour la loi des coûts comparatifs nous comparons la quantité de deux denrées différentes. Une telle comparaison est possible parce que nous supposons que pour la production de chacune, à part un seul facteur spécifique, ne sont requis que des facteurs non spécifiques de même nature.

Certains critiques reprochent à la loi du coût comparatif de simplifier ainsi son hypothèse de raisonnement. Ils croient que la théorie moderne de la valeur appellerait une reformulation de la loi en accord avec les principes de la valeur subjective. Seule une telle formulation pourrait fournir une démonstration véritablement concluante. Néanmoins, ils ne veulent pas calculer en termes de monnaie. Ils préfèrent recourir à ces méthodes d'analyse d'utilité qu'ils considèrent comme un moyen de faire des calculs de valeur en termes d'utilité. La suite de notre investigation montrera que ces tentatives pour éliminer du calcul économique les termes monétaires sont illusoires. Leurs postulats fondamentaux sont insoutenables et contradictoires, et toutes les formules qui en sont tirées sont fausses. Aucune méthode de calcul économique n'existe en dehors de celle basée sur des prix en monnaie tels que les détermine le marché 7

La signification des hypothèses simples servant de base à la loi du coût comparatif n'est pas précisément, pour les économistes modernes, ce qu'elle était pour les économistes classiques. Certains membres de l'école classique les considéraient comme le point de départ d'une théorie de la valeur dans le commerce international. Nous savons maintenant qu'ils se trompaient sur ce point. D'ailleurs, nous comprenons qu'en ce qui concerne la détermination de ]avaleur et des prix, il n'y a pas de différence entre le commerce intérieur et extérieur. Ce qui amène les gens à distinguer entre le marché national et les marchés étrangers n'est qu'une différence dans les données, à savoir, quant aux conditions institutionnelles diverses qui restreignent la mobilité des facteurs de production et des denrées.

Si nous ne voulons pas traiter de la loi du coût comparatif dans l'hypothèse simplifiée adoptée par Ricardo, nous devons employer ouvertement le calcul en monnaie. Nous ne devons pas céder à l'illusion qu'une comparaison entre des apports de facteurs de production de natures différentes et des productions résultantes d'articles différents puisse être effectuée sans l'aide du calcul en monnaie. Si nous prenons le cas du chirurgien et de son employé, il nous faut dire ceci. Si le chirurgien peut employer son temps de travail limité à exécuter des opérations pour lesquelles il touche 50 dollars par heure, il est de son intérêt d'employer un travailleur manuel à l'entretien de ses instruments et de lui payer 2 dollars de l'heure, bien que cet homme mette 3 heures à finir ce que le chirurgien pourrait faire en une heure. En comparant la situation de deux pays nous devons dire : si les conditions sont telles qu'en Angleterre la production de 1 unité de chacune des deux denrées a et b nécessite l'appport de 1 journée de travail d'une même catégorie de main-d'œuvre, alors qu'en Inde avec le même investissement de capital il faille 2 jours pour a et 3 jours pour b ; et si les capitaux, de même que a et b, peuvent circuler librement d'Angleterre en Inde et vice versa, alors que la main-d'œuvre n'est pas déplaçable, il en résulte que les taux de salaires pour produire a en Inde tendront vers 50 % du taux en Angleterre, et vers 33 1/3 % dans la production de b. Si le taux anglais est de 6 shillings, les taux indiens équivaudraient à 3 shillings pour la production de a et 2 shillings pour celle de b. Une telle différence dans la rémunération de travaux de même nature ne peut durer si la main-d'œuvre est mobile sur le marché indien du travail. Les ouvriers passeraient de la production de b à celle de a ; leur migration tendrait à abaisser la rémun&eacuteration dans l'industrie a et à la relever dans l'industrie b. Finalement, les taux indiens s'égaliseraient entre les deux industries. La production de a tendrait à se développer et à supplanter la concurrence anglaise. D'autre part, la production de b cesserait d'être rentable en Inde et devrait y disparaître alors qu'elle s'étendrait en Angleterre. Le même raisonnement est valable si nous supposons que la différence dans les conditions de production réside aussi, ou uniquement, dans le montant de capitaux qu'il faut investir.

Il a été affirmé que la loi de Ricardo était valable seulement pour son époque et qu'elle n'est d'aucune utilité pour la nôtre qui présente des conditions autres. Ricardo voyait la différence entre le commerce intérieur et le commerce étranger, dans des différences de mobilité des capitaux et de la main-d'œuvre. Si l'on suppose que le capital, la main-d'œuvre et les produits circulent librement, alors il n'existe de différence entre le commerce régional et interrégional que dans la mesure où le coût de transport entre enjeu. Alors il est superflu de développer une théorie du commerce international, distincte de celle du commerce intérieur. Le capital et le travail sont répartis à la surface de la terre suivant les conditions plus ou moins favorables offertes à la production par les diverses régions. Il y a des zones plus densément peuplées et mieux équipées en capitaux ; il en est d'autres moins peuplées et moins pourvues de capital. Il règne sur la planète entière une tendance à l'égalisation des taux de rémunération pour une même espèce de travail.

Toutefois, Ricardo part de l'hypothèse qu'il n'y a mobilité du capital et de la main-d'œuvre qu'à l'intérieur de chaque pays, non entre les divers pays. Il soulève la question de savoir quelles sont les conséquences de la libre circulation des produits dans ces conditions-là. (S'il n'y a pas non plus de mobilité des produits, alors chaque pays est économiquement isolé, autarcique, et il n'y a pas de commerce international du tout.) La théorie du coût comparatif répond à cette question. Or, l'hypothèse de Ricardo est restée valable, en gros, pour son époque. Par la suite, dans le courant du xlxe siècle, la situation a changé. L'immobilité du capital et du travail céda du terrain ; les déplacements internationaux de capitaux et de main-d'œuvre devinrent de plus en plus fréquents. Puis vint une réaction. Aujourd'hui capitaux et main-d'œuvre sont de nouveau entravés dans leur mobilité. La réalité correspond de nouveau aux hypothèses ricardiennes.

Néanmoins, les enseignements de la théorie classique du commerce interrégional sont hors d'atteinte de variations quelconques des données institutionnelles. Ils nous mettent à même d'étudier les problèmes impliqués, dans n'importe quelle situation imaginable.

5 / Les effets de la division du travail

La division du travail est le résultat de la réaction consciente de l'homme à la multiplicité des conditions naturelles. D'autre part, elle est elle-même un facteur de nouvelles différenciations. Elle assigne aux diverses aires géographiques des fonctions spécifiques dans l'ensemble ramifié des processus de production. Elle fait des unes des zones urbaines, d'autres des régions rurales ; elle localise les diverses branches d'activités manufacturières, minières et rurales, en des endroits différents. Plus important cependant est le fait qu'elle intensifie l'inégalité innée des hommes. L'entraînement, la pratique de tâches spécifiques ajustent mieux les individus aux exigences de leur activité ; les hommes développent certaines de leurs facultés originelles et en laissent d'autres s'émousser. Des types vocationnels apparaissent, les gens deviennent des spécialistes.

La division du travail dissèque les divers processus de production en tâches minuscules, dont beaucoup peuvent être accomplies par des procédés mécaniques. C'est cela qui a rendu possible l'emploi des machines, et entraîné les stupéfiantes améliorations dans les méthodes techniques de production. La mécanisation est le fruit de la division du travail, sa réussite la plus féconde, et non pas son motif et sa source première. La machinerie spécialisée, mue par l'énergie, n'a pu être mise en œuvre que dans un milieu de vie caractérisé par la division du travail. Chaque pas en avant sur la route vers l'utilisation de machines plus spécialisées, plus raffinées et plus productives, exige une spécialisation plus poussée des tâches.

6 / L'individu au sein de la société

Lorsque la praxéologie parle de l'individu isolé, agissant pour son propre compte et indépendant de ses semblables humains, elle le fait en vue d'une meilleure compréhension des problèmes de coopération sociale. Nous n'affirmons pas que de tels êtres humains, isolés, autarciques, aient jamais vécu ni que la phase sociale de l'histoire humaine ait été précédée par une ère où les individus indépendants auraient rôdé comme des animaux en quête de nourriture. L'humanisation biologique des ancêtres non humains de l'homme et l'apparition des liens sociaux primitifs se réalisèrent dans un même processus. L'homme est apparu sur la scène des événements planétaires comme un animal social. L'homme isolé et asocial est une construction factice.

Considérée du point de vue de l'individu, la société est le grand moyen pour atteindre toutes ses fins. La préservation de la société est une condition essentielle de n'importe quel plan qu'un individu puisse désirer réaliser, par quelque action que ce soit. Même le délinquant réfractaire qui ne peut ajuster sa conduite aux exigences de la vie dans un système social de coopération, n'entend se passer d'aucun des avantages qui découlent de la division du travail. Il ne vise pas consciemment à la destruction de la société. Il veut mettre la main sur une portion de la richesse produite ensemble, plus grande que celle que lui assigne l'ordre social. Il se trouverait fort déconfit si le comportement antisocial se répandait universellement, entraînant comme résultat inévitable le retour à l'indigence primitive.

Il est illusoire de soutenir que les individus, en renonçant aux prétendus bienfaits d'un chimérique état de nature pour entrer en société, ont abandonné certains avantages et ont, en équité, un titre à être indemnisés pour ce qu'ils ont perdu. L'idée que quelqu'un aurait pu vivre mieux dans un état asocial du genre humain, et qu'il est lésé par l'existence même de la société, est une idée absurde. Grâce à la productivité supérieure de la coopération sociale, l'espèce humaine s'est multipliée loin au-delà de la marge de subsistance offerte par la situation régnante dans les époques où le degré de division du travail était rudimentaire. Tout homme jouit d'un niveau de vie beaucoup plus élevé que celui de ses sauvages ancêtres. La condition naturelle de l'homme, c'est une pauvreté et une insécurité extrêmes. C'est du radotage romantique, que de déplorer la disparition des jours heureux de la barbarie primitive. S'ils avaient vécu à l'état sauvage, ces protestataires n'auraient pas atteint l'âge adulte, ou s'ils l'avaient atteint auraient été privés des possibilités et des agréments fournis par la civilisation. Jean-Jacques Rousseau et Frederick Engels, s'ils avaient vécu dans l'état primitif qu'ils décrivent avec un regret nostalgique, n'auraient pas joui du loisir dispensable à leurs études et à la rédaction de leurs livres.

L'un des privilèges que la société procure à l'individu est celui de vivre en dépit de la maladie ou de l'infirmité. Des animaux malades sont condamnés. Leur faiblesse les entrave dans leurs tentatives de trouver de la nourriture ou de repousser l'agression d'autres animaux. Des sauvages sourds, myopes ou estropiés doivent périr. Mais des infirmités de ce genre ne privent pas un homme de toute chance de s'adapter à la vie en société. La majorité de nos contemporains sont affligés de déficiences corporelles que la biologie considère comme pathologiques. Notre civilisation est dans une large mesure l'œuvre de tels hommes. Les forces d'élimination de la sélection naturelle sont grandement amoindries dans la situation que crée la société. Ce qui fait dire à certains que la civilisation tend à atrophier les qualités héréditaires des membres de la société.

De tels jugements ont un sens pour qui considère le genre humain avec les yeux d'un éleveur qui voudrait produire une race d'hommes dotés de certaines caractéristiques. Mais la société n'est pas un haras fonctionnant en vue de produire un type défini d'êtres humains. Il n'y a pas de critère « naturel » qui permette d'établir ce qui est désirable ou non dans l'évolution biologique de l'homme. Toute référence que l'on peut choisir est arbitraire, purement subjective, en bref un jugement de valeur. Les termes d'amélioration raciale ou de dégénérescence raciale n'ont aucun sens si elles ne se fondent sur certains plans pour l'avenir de l'humanité.

Il est vrai que l'homme civilisé est adapté à la vie en société, et non pas à celle d'un chasseur dans des forêts vierges.

La fable de la communauté mystique

La théorie praxéologique de la société est prise à partie par la fable de la communion mystique.

La société, affirment les tenants de cette doctrine, n'est pas le produit de l'action intentionnelle de l'homme ; elle n'est pas coopération et division des tâches. Elle a ses racines dans des profondeurs insondables, elle vient d'une aspiration intrinsèque à la nature essentielle de l'homme. Elle est, d'après un groupe, fécondation par l'Esprit qui est Réalité Divine, et participation, en vertu d'une unio mystica, à la puissance et à l'amour de Dieu. Un autre groupe considère la société comme un phénomène biologique ; c'est l'œuvre de la voix du sang, le lien unissant les descendants d'ancêtres communs avec ces ancêtres et entre eux, et l'harmonie mystique entre le laboureur et le sol qu'il cultive.

Que des phénomènes psychiques de ce genre soient effectivement ressentis, est vrai. Il y a des gens qui éprouvent l'union mystique et qui placent cette expérience au-dessus de tout ; et il y a des gens qui sont convaincus qu'ils entendent la voix du sang et qu'ils sentent avec le cœur et l'âme le parfum unique de la terre aimée de leur pays. L'expérience mystique et le ravissement extatique sont des faits que la psychologie doit considérer comme réels, au même titre que n'importe quel phénomène psychique. L'erreur des doctrines de communion ne consiste pas dans leur assertion que de tels phénomènes ont lieu, mais dans leur idée que ce sont des faits primordiaux non susceptibles d'examen rationnel.

La voix du sang qui attire le père vers son enfant n'était pas entendue par ces sauvages qui ne connaissaient pas la relation entre la cohabitation et la grossesse. Aujourd'hui, comme cette relation est connue de tous, un homme qui a toute confiance dans la fidélité de sa femme peut l'entendre. Mais s'il y a des doutes sur la fidélité de l'épouse, la voix du sang ne sert à rien. Personne ne s'est jamais risqué à affirmer que les doutes concernant la paternité peuvent être résolus par la voix du sang. Une mère qui a constamment veillé sur son enfant depuis sa naissance peut entendre la voix du sang. Si elle perd le contact de l'enfant à une date précoce, elle peut plus tard l'identifier grâce à des détails corporels, par exemple ces taches cutanées et cicatrices qui furent à la mode chez les romanciers. Mais le sang reste muet si de telles observations et les conclusions qu'on en tire ne le font pas parler. La voix du sang, affirment les racistes allemands, unit mystérieusement tous les membres du peuple allemand. Mais l'anthropologie révèle le fait que la nation allemande est un mélange des descendants de diverses races, sous-races et rameaux, et non pas un tronc homogène issu d'ancêtres communs. Le Slave récemment germanisé qui n'a que depuis peu changé son patronyme en un nom à consonance germanique, croit être substantiellement rattaché à tous les Allemands. Mais il ne ressent pas une semblable impulsion intérieure qui le fasse rejoindre les rangs de ses frères ou cousins restés tchèques ou polonais.

La voix du sang n'est pas un phénomène original et primordial. Cela est suscité par des considérations rationnelles. Parce qu'un homme croit qu'il est rattaché à d'autres par une ascendance commune, il nourrit envers eux ces sentiments que décrit poétiquement l'expression « voix du sang ».

La même chose est vraie de l'extase religieuse et de la mystique du sol national. L'union mystique du pieux croyant est conditionnée par la familiarité avec les enseignements fondamentaux de sa religion. Seul un homme qui a été instruit de la Grandeur et de la Gloire de Dieu peut expérimenter l'union directe avec Lui. La mystique du sol national est liée au développement d'idées géopolitiques définies. Ainsi il peut arriver que des habitants de la plaine ou du littoral maritime englobent, dans l'image du sol auquel ils s'affirment unis avec ferveur, également des districts montagneux avec lesquels ils ne sont pas familiers, et aux conditions de vie desquels ils ne pourraient se faire — simplement parce que ce territoire appartient au corps politique dont ils sont membres, ou voudraient être membres. D'autre part, ils s'abstiennent souvent d'inclure dans cette image du sol national dont ils prétendent entendre la voix, des régions voisines de structure géographique toute semblable à celle de leur propre pays, si ces régions se trouvent appartenir à une nation étrangère.

Les divers membres d'une nation ou d'un groupe linguistique et les agglomérats qu'ils forment ne sont pas toujours unis par l'amitié et le bon vouloir. L'histoire de chaque nation est un répertoire d'antipathies réciproques et même de haines entre ses subdivisions. Pensez aux Anglais et aux Ecossais, aux Yankees et aux Sudistes, aux Prussiens et aux Bavarois. Ce furent des idéologies qui surmontèrent ces animosités et inspirèrent à tous les membres d'une nation ou d'un groupe linguistique ces sentiments de communauté et d'appartenance mutuelle, que les nationalistes d'aujourd'hui considèrent comme un phénomène naturel et originel.

L'attraction mutuelle entre mâle et femelle est inhérente à la nature animale de l'homme, et indépendante de toute réflexion et théorisation. Il est admissible qu'on la qualifie d'originaire, végétative, instinctive, ou mystérieuse ; il n'y a aucun mal dans l'affirmation métaphorique qu'elle fait de deux êtres un seul. Nous pouvons la nommer une communion mystique de deux corps, une communauté. Néanmoins, ni la cohabitation, ni ce qui la précède et la suit, n'engendre la coopération sociale et les modes sociaux de la vie. Les animaux aussi se joignent en couples, mais ils n'ont pas élaboré de relations sociales. La vie de famille n'est pas simplement un produit des rapports sexuels. Il n'est en aucune façon naturel et nécessaire que parents et enfants vivent ensemble comme ils le font dans la famille. La relation de couple ne résulte pas nécessairement en une organisation familiale. La famille humaine est un résultat de la pensée, du projet, de l'action. Voilà le fait qui la distingue radicalement de ces groupes animaux que nous appelons par analogie des familles animales.

L'expérience mystique de communion ou communauté n'est pas la source des relations sociales, mais leur produit.

La contrepartie de la fable de la communion mystique est la fable de la répulsion naturelle et originelle entre races ou nations. L'on prétend qu'un instinct apprend à l'homme à distinguer les congénères des étrangers et à détester ces derniers. Les descendants des races nobles ont en abomination le contact des races inférieures. Pour réfuter cette assertion, il suffit de mentionner le fait du mélange racial. Comme il n'y a actuellement en Europe aucun groupe de pure filiation, force est de conclure qu'entre les membres de diverses souches qui s'établirent jadis dans ce continent, il y a eu attraction sexuelle et non pas répulsion. Des millions de mulâtres et autres sang-mêlé sont la preuve vivante de la fausseté de l'assertion selon laquelle il existe une répulsion naturelle entre les diverses races.

Comme le sens mystique de communion, la haine raciale n'est pas un phénomène naturel congénital à l'homme. C'est un produit d'idéologies. Mais même s'il existait quelque chose comme une haine naturelle et innée entre les diverses races, cela ne rendrait pas futile la coopération sociale, et n'invaliderait pas la théorie de l'association de Ricardo. La coopération sociale n'a rien à voir avec l'amour personnel ou avec un commandement général de nous aimer les uns les autres. Les gens ne coopèrent pas dans un cadre de division des tâches parce qu'ils s'aiment ou devraient s'aimer les uns les autres. Ils coopèrent parce que cela sert mieux leur intérêt propre. Ce n'est ni l'amour, ni la charité, ni aucun autre sentiment de sympathie, mais l'égoïsme bien compris qui a été le mobile originel par lequel l'homme a été poussé à s'ajuster aux exigences de la société, à respecter les droits et libertés de ses semblables et à substituer la collaboration pacifique à l'inimitié et au conflit.

7 / La grande société

Toute relation interhumaine n'ect pas forcément une relation sociale. Lorsque des groupes d'hommes se ruent les uns contre les autres dans une guerre de complète extermination, lorsque des hommes combattent contre des hommes aussi impitoyablement qu'ils écrasent des animaux ou des plantes nuisibles, il y a, entre les parties au combat, effet réciproque et relation mutuelle, mais non pas société. Société veut dire action conjointe et coopération, où chaque participant voit le succès du partenaire comme un moyen d'arriver au sien propre.

Les luttes dans lesquelles les hordes et tribus primitives se combattaient pour des points d'eau, des terrains de chasse et de pêche, des pâturages et du butin, étaient d'impitoyables guerres d'annihilation. C'étaient des guerres totales. De même au XIXe siècle les premières rencontres des Européens avec les aborigènes de territoires récemment devenus accessibles. Mais déjà à l'ère primitive, longtemps avant celle sur laquelle nous renseignent les documents historiques, une autre sorte de procédure commença à se développer. Les gens préservèrent même dans la guerre quelques rudiments de relations sociales précédemment établies ; lorsqu'ils combattirent des peuples avec lesquels ils n'avaient jamais eu de contacts antérieurement, ils commencèrent à prendre en considération l'idée qu'entre des êtres humains, malgré leur inimitié du moment, un arrangement ultérieur et une coopération sont possibles. Les guerres étaient livrées pour nuire à l'ennemi ; mais les hostilités n'étaient plus impitoyables et sans quartier au sens plein de ces expressions. Les belligérants commencèrent à respecter certaines limites qui, dans la lutte contre des hommes — par opposition à la lutte contre les bêtes sauvages — ne devraient pas être franchies. Au-dessus de la haine implacable, de la frénésie de destruction et d'annihilation, un élément de société commença à prévaloir. L'idée se fit jour, que tout adversaire humain devrait être considéré comme un partenaire virtuel dans une coopération future, et que ce fait ne devrait pas être négligé dans la conduite des opérations militaires. La guerre ne fut plus considérée comme l'état normal des relations interhumaines. Les gens reconnaissaient que la coopération pacifique est le meilleur instrument de lutte pour la survie biologique. Nous pouvons même dire que, dès que des gens comprirent qu'il est plus avantageux de réduire les vaincus en esclavage, que de les tuer, les guerriers, alors même qu'ils combattaient, donnèrent une pensée à ce qui viendrait après, la paix. La réduction en esclavage fut, en gros, une étape préliminaire vers la coopération.

L'ascendant croissant de l'idée que, même dans la guerre, il n'est pas admissible de considérer n'importe quel acte comme licite, qu'il y a des actes de guerre légitimes et d'autres non, qu'il existe des lois — c'est-à-dire des relations de société par-dessus toutes les nations, même celles qui se combattent momentanément — cet ascendant a finalement établi la Grande Société englobant tous les hommes et toutes les nations. Les sociétés des diverses régions furent fondues en une unique Société du monde habité.

Les belligérants qui ne font pas la guerre sauvagement, comme des bêtes, mais suivant des règles de conduite de la guerre vis-à-vis de l'homme et de la société, renoncent à employer certaines méthodes de destruction afin d'obtenir les mêmes concessions de leurs adversaires. Dans la mesure où de telles règles sont observées, il existe entre les parties combattantes des relations de société. Les actes d'hostilité eux-mêmes ne sont pas seulement a-sociaux mais antisociaux. Il n'est pas adroit de définir le terme « relations sociales » d'une manière qui y comprenne les actions visant à anéantir d'autres gens ou à faire avorter leurs activités 8. Là où les seules relations entre des hommes tendent à leur mutuel détriment, il n'y a ni société ni relations sociales.

La société n'est pas seulement interaction. Il y a interaction — influence réciproque — entre toutes les parties de l'univers : entre le loup et le mouton qu'il dévore ; entre le microbe et l'homme qu'il fait mourir ; entre la pierre qui tombe et la chose sur laquelle elle tombe. La société, d'autre part, implique toujours des hommes coopérant avec d'autres hommes de sorte que tous les partenaires atteignent leurs buts respectifs.

8 / L'instinct d'agression et de destruction

L'on a soutenu que l'homme est une bête de proie que ses instincts naturels et innés poussent à combattre, tuer et détruire. La civilisation, en créant un laxisme humanitaire contre nature qui rend l'homme étranger à son animalité originelle, a tenté de tarir ces impulsions et appétits. Elle a fait de l'homme civilisé un gringalet décadent qui a honte de sa nature animale, et tire gloire de sa dépravation qu'il qualifie de véritable humanité. Pour arrêter cette dégénérescence de l'espèce humaine, il faut absolument libérer l'homme des influences pernicieuses de la civilisation. Car la civilisation n'est rien d'autre qu'une ruse inventée par les hommes inférieurs. Cette valetaille est trop faible pour affronter les vigoureux héros, trop lâche pour supporter le châtiment mérité de l'anéantissement, trop paresseuse et insolente pour servir d'esclaves aux maîtres. C'est pourquoi elle a eu recours au piège d'un artifice. Elle a mis la tête en bas l'échelle perpétuelle des valeurs fixée dans l'absolu par les lois immuables de l'univers ; elle a propagé une moralité qui appelle vertu sa propre infériorité, et vice la prééminence des nobles héros. La rébellion morale des esclaves doit être annulée par une remise en ordre inverse de toutes les valeurs. L'éthique des esclaves, ce honteux produit de la rancune des avortons, doit être entièrement rejetée ; l'éthique des forts ou, à proprement parler, la suppression totale des inhibitions éthiques doit en prendre la place. L'homme doit devenir un digne descendant de ses ancêtres, les nobles animaux sauvages des temps anciens.

L'on appelle ordinairement ces doctrines darwinisme social ou sociologique. Nous n'avons pas à décider ici si oui ou non cette appellation est appropriée. A tout le moins, il est erroné d'accoler les épithètes évolutionniste et biologique à des thèses qui méprisent avec désinvolture la totalité de l'histoire de l'humanité depuis la lointaine époque où l'homme commença à s'élever au-dessus de l'existence purement animale de ses ancêtres hominiens, en qualifiant cette histoire de marche continue vers la dégénérescence et la décrépitude. La biologie ne fournit aucun critère pour évaluer les changements intervenant dans les êtres vivants, autre que la réponse à cette question : ces changements ont-ils ou non accompli un ajustement des individus aux conditions de leur milieu, améliorant ainsi leurs chances dans l'effort de survivre. C'est un fait que la civilisation, lorsqu'on la juge de ce point de vue, doit être considérée comme un bien et non comme un mal. Elle a rendu l'homme capable de tenir bon dans la lutte contre tous les autres êtres vivants, que ce soient les grands rapaces ou les microbes encore plus pernicieux ; ella a multiplié les moyens de subsistance de l'homme ; elle a augmenté la taille moyenne de l'homme, elle l'a rendu plus agile, plus adaptable, elle a allongé sa durée moyenne de vie ; elle lui a donné la maîtrise incontestée de la terre ; elle a multiplié les chiffres de population et porté le niveau de vie à une hauteur inimaginable pour les frustes habitants des cavernes de l'ère préhistorique. Il est vrai que cette évolution a bloqué le développement de certains dons et aptitudes qui furent jadis utiles dans la lutte pour la vie, et ont cessé de l'être dans des conditions nouvelles. D'autre part, elle a développé d'autres facultés et d'autres habiletés qui sont indispensables dans l'existence au sein de la société. Néanmoins, une vue biologique et évolutionniste ne doit pas prendre à la légère de tels changements. Pour l'homme primitif, des poings durs et de la pugnacité furent aussi utiles que le sont pour l'homme moderne l'aptitude à se servir intelligemment de l'arithmétique et de l'orthographe. Il est tout à fait arbitraire, et assurément contraire à tout critère biologique, d'appeler naturelles les seules caractéristiques qui étaient utiles à l'homme primitif, et de les tenir pour seules adéquates à la nature humaine en condamnant au contraire les talents et compétences d'urgente nécessité pour l'homme civilisé, comme autant de marques de dégénérescence et de dégradation biologique. Recommander à l'homme de revenir aux aspects physiques et intellectuels de ses ancêtres préhistoriques n'est pas plus raisonnable que lui demander de renoncer à la marche en position verticale, et de redévelopper ses vertèbres caudales.

Il vaut la peine de remarquer que les hommes qui se sont distingués en vantant la prééminence des impulsions sauvages de nos barbares aïeux étaient si fragiles que leur corps n'aurait pas répondu aux conditions requises â pour « vivre dangereusement ». Nietzsche, même avant son effondrement mental, était si maladif que le seul climat qu'il pût supporter était celui de la vallée de l'Engadine et de quelques districts italiens. Il n'aurait pas eu l'occasion d'accomplir son œuvre si, la société civilisée n'avait protégé ses nerfs délicats contre la rudesse de la vie. Les apôtres de la violence ont écrit leurs livres à l'abri de cette même « sécurité bourgeoise » qu'ils raillaient et dénonçaient. Ils furent libres de publier leurs sermons incendiaires parce que le libéralisme qu'ils méprisaient sauvegardait la liberté de la presse. Ils eussent été bien marris de devoir renoncer aux avantages de la civilisation décriée par leur philosophie. Quel spectacle, de voir le timide écrivain qu'était Georges Sorel pousser son éloge de la violence jusqu'à blâmer le système moderne d'éducation parce qu'il affaiblit les tendances innées de l'homme vers la violence ! 9

L'on peut admettre que dans l'homme primitif, la propension à tuer et à détruire, le penchant à la cruauté, étaient innés. Nous pouvons aussi supposer que, dans les conditions de ces temps reculés, la tendance à l'agression et au meurtre ait été favorable à la conservation de la vie. L'homme fut jadis une bête brutale (ne cherchons pas si l'homme préhistorique était carnivore ou herbivore.) Mais il ne faut pas oublier que physiquement c'était un animal faible ; il n'aurait pu tenir devant les grandes bêtes de proie s'il n'avait été pourvu d'une arme particulière, la raison. Le fait que l'homme soit un être raisonnable, que par conséquent il n'obéisse pas sans inhibitions à toute impulsion, mais qu'il dispose sa conduite suivant une délibération raisonnée, ne doit pas être considéré comme non naturel d'un point de vue zoologique. Se conduire rationnellement signifie que l'homme, confronté au fait qu'il ne peut satisfaire tous ses désirs, impulsions et appétits, rénonce à satisfaire ceux qu'il considère comme les moins urgents. Pour ne pas compromettre le fonctionnement de la coopération sociale, l'homme est forcé de s'abstenir de satisfaire ceux d'entre ses désirs, dont la satisfaction entraverait l'établissement des institutions de la société. Il ne fait aucun doute que cette renonciation soit pénible. Néanmoins, l'homme a fait son choix. Il a renoncé à satisfaire certains désirs parce que c'était incompatible avec vivre en Société ; et il a donné la priorité à la satisfaction de ceux d'entre ses désirs qui ne peuvent être satisfaits que dans un système de division du travail, ou qui peuvent ainsi être satisfaits avec plus d'abondance. Il s'est engagé sur la voie qui conduit à la civilisation, à la coopération sociale, et à la prospérité.

Cette décision n'est ni irrévocable ni finale. Le choix fait par les pères n'entame pas la liberté qu'ont les fils de choisir. Ils peuvent renverser ce qui était résolu. Chaque jour, ils peuvent procéder à l'inversion des valeurs et préférer la barbarie à la civilisation, ou, dans le langage de certains auteurs, l'âme à l'intellect, les mythes à la raison, et la violence à la paix. Mais ils doivent choisir. Il est impossible d'avoir ensemble des choses incompatibles.

La science, du point de vue de sa neutralité quant aux valeurs, ne blâme pas les propagandistes d'une doctrine de violence parce qu'ils font l'éloge de la frénésie de meurtre et des plaisirs déments du sadisme. Les jugements de valeur sont subjectifs, et la société libérale reconnaît à tout le monde le droit d'exprimer ses sentiments librement. La civilisation n'a pas extirpé le penchant originel à l'agression, le goût du sang et la cruauté qui caractérisaient l'homme primitif. Dans bien des hommes civilisés ils sommeillent, et font irruption aussitôt que cèdent les barrières posées par la civilisation. Que l'on se rappelle les indicibles horreurs des camps de concentration nazis. Les journaux rapportent sans cesse des crimes abominables manifestant les poussées latentes vers la bestialité. Les romans et films les plus populaires sont ceux où il y a du sang versé et des actes de violence. Les combats de coqs et courses de taureaux attirent de grandes foules.

Si un auteur dit : « La racaille a soif de sang, et moi avec elle », il peut être dans le vrai, autant que lorsqu'il affirme que l'homme primitif prenait aussi plaisir à tuer. Mais il a tort s'il passe sous silence le fait que satisfaire de tels désirs sadiques porte atteinte à l'existence de la société ; ou s'il affirme que la « vraie » civilisation ou la « bonne » société sont l'muvre de gens qui se livrent sans inquiétude à leur passion pour la violence, le meurtre et la cruauté ; s'il soutient que la répression des tendances à la brutalité compromet l'évolution du genre humain, et qu'en remplaçant l'humanitarisme par la barbarie l'on sauverait l'homme de la dégénérescence. La division sociale du travail et la coopération sociale reposent sur le règlement des oppositions par voie de conciliation. Ce n'est pas la guerre, comme disait Héraclite, mais la paix qui est la source de toutes les relations sociales. En l'homme il y a d'autres désirs innés que la soif de sang. S'il veut satisfaire ces autres désirs, il doit renoncer à celui de tuer. Celui qui veut conserver la vie et la santé le plus longtemps possible, doit comprendre que respecter la vie et la santé d'autrui est un meilleur moyen d'atteindre son objectif, que le mode de conduite opposé. L'on peut trouver cet état de choses regrettable. Mais de tels regrets ne changent rien aux réalités concrètes.

Il est vain de contester une telle affirmation en évoquant l'irrationnel. Tous les mobiles instinctifs défient l'examen par la raison, parce que la raison ne traite que des moyens pour atteindre les fins recherchées, et non pas les fins ultimes. Mais ce qui distingue l'homme des autres animaux, c'est précisément qu'il ne cède pas sans quelque vouloir de sa part à une poussée instinctive. L'homme se sert de la raison afin de choisir entre les satisfactions incompatibles de désirs opposés.

L'on ne doit pas dire aux masses : « Assouvissez votre désir de meurtre, c'est authentiquement humain et c'est ce qui sert le mieux votre bien-être. » L'on doit leur dire : « Si vous cédez à votre désir de sang, il vous faut renoncer à beaucoup d'autres désirs. Vous voulez manger, boire, vivre dans de belles maisons, vous vêtir, et mille autres choses que seule la société peut fournir. Vous ne pouvez tout avoir, il vous faut choisir. Vivre dangereusement et la frénésie sadique peuvent vous plaire, mais ce sont choses incompatibles avec la sécurité et l'abondance dont vous ne voulez pas non plus vous passer. »

La praxéologie, en tant que science, ne peut empiéter sur le droit de l'individu, de choisir et d'agir. Les décisions finales sont aux mains des hommes quand ils agissent, non aux mains des théoriciens. L'apport de la science à la vie et à l'action ne consiste pas à établir des jugements de valeur, mais à élucider les conditions dans lesquelles l'homme doit agir, ainsi que les effets des divers modes de son action. Elle met à la disposition de l'homme acteur toute l'information qui lui est nécessaire pour faire ses choix en pleine connaissance de leurs conséquences. Elle prépare, pour ainsi dire, une estimation du coût et du rendement. Elle faillirait à sa tâche si elle omettait dans ce constat l'un des termes qui pourraient influer sur les choix et décisions des gens.

Fausses interprétations de la science naturelle, spécialement du darwinisme

Certains adversaires du libéralisme, aujourd'hui, qu'ils soient de la variété de droite ou de gauche, appuient leurs thèses sur des interprétations fautives des acquisitions de la biologie moderne.

1. Les hommes sont inégaux. — Le libéralisme du XVIIIe siècle et de même l'égalitarisme contemporain partent de « la vérité évidente » que « tous les hommes sont créés égaux, et qu'ils sont dotés par leur Créateur de certains droits inaliénables ». Pourtant, disent les porte-parole d'une philosophie biologique de la société, la science naturelle a démontré de façon irréfutable que les hommes sont différents. Il n'y a point place, dans le cadre d'une observation expérimentale des phénomènes naturels, pour un concept tel que des droits naturels. La nature n'a ni sensation ni sentiment touchant la vie et le bonheur d'un être quelconque. La nature est inflexible nécessité, régularité d'airain. C'est songe creux métaphysique que de lier la notion vague et fuyante de liberté, avec les lois absolues et immuables de l'ordre cosmique. Ainsi l'idée fondamentale du libéralisme n'est qu'un masque sur une erreur.

Or il est exact que le mouvement libéral et démocratique des XVIIIe et XIXe siècles tira une grande partie de sa force de la théorie de la loi naturelle et des droits innés et imprescriptibles de l'individu. Ces idées, développées tout d'abord par la philosophie antique et par la théologie juive, imprégnèrent la pensée chrétienne. Certaines sectes anti-catholiques en firent le point focal de leurs programmes politiques. Une longue lignée de philosophes éminents les étoffèrent. Elles devinrent populaires et constituèrent le plus puissant moteur de l'évolution vers la démocratie. Elles ont encore leurs adeptes aujourd'hui. Leurs partisans ne sont pas embarrassés par le fait incontestable que Dieu ou la nature n'aient pas créés les hommes égaux puisque beaucoup viennent au monde pleins de santé et de vitalité tandis que d'autres sont estropiés et difformes. Pour eux, toutes les différences entre les hommes sont dues à l'éducation, à la chance et aux institutions sociales.

Mais les thèses de la philosophie utilitarienne et de l'économie classique n'ont absolument rien à voir avec la doctrine du droit naturel. Pour elles le seul point qui compte est l'utilité sociale. Elles recommandent un gouvernement populaire, la propriété privée, la tolérance et la liberté non parce que cela est naturel et juste, mais parce que cela est bénéfique. Le cœur de la philosophie de Ricardo est la démonstration que la coopération sociale et la division du travail entre d'une part les hommes qui sont à tous égards plus doués et efficaces, et d'autre part les hommes qui sont à tous égards moins doués et efficaces profitent à la fois à l'un et l'autre groupe. Bentham, l'extrémiste, clamait : « Droits naturels, c'est un non-sens pur et simple ; droits naturels et imprescriptibles, un non-sens rhétorique » 10. Pour lui, « le seul objet du gouvernement devrait être le plus grand bonheur du plus grand nombre possible de membres de la communauté » 11. En conséquence, en explorant ce qui doit être de droit, il ne se soucie pas d'idées préconçues concernant les plans et intentions de Dieu ou de la nature, pour toujours cachés aux hommes mortels ; il s'efforce de découvrir ce qui sert le mieux le développement du bien-être et du bonheur humains. Malthus montra que la nature, en limitant les moyens d'existence, n'accorde pas à quelque être vivant que ce soit un droit d'exister, et qu'en suivant aveuglément l'impulsion naturelle à proliférer, l'homme ne se serait jamais hissé au-dessus du niveau de famine. Il affermait que la civilisation humaine et le bien-être ne pouvaient se développer que dans la mesure où l'homme apprenait à juguler ses appétits sexuels par la maîtrise morale. Les utilitariens ne combattent pas le gouvernement arbitraire et les privilèges parce qu'ils sont contraires à la loi naturelle mais parce qu'ils sont nuisibles à la prospérité. Ils recommandent l'égalité devant la loi civile, non parce que les hommes sont égaux, mais parce qu'une telle politique est avantageuse pour le bien commun. En rejetant les notions illusoires de loi naturelle et d'égalité humaine, la biologie moderne n'a fait que répéter ce que les chefs de file utilitariens du libéralisme et de la démocratie avaient enseigné d'une manière beaucoup plus persuasive. Il est évident qu'aucune doctrine biologique ne saurait jamais invalider ce que la philosophie utilitarienne dit au sujet de l'utilité sociale du gouvernement démocratique, de la propriété privée, de la liberté, et de l'égalité devant la loi.

La prépondérance actuelle de doctrines approuvant la désintégration sociale et les conflits de violence n'est pas le résultat d'une prétendue adaptation de la philosophie sociale aux acquisitions de la biologie, mais du rejet presque universel de la philosophie utilitarienne et de la théorie économique. Les gens ont substitué une idéologie d'irréconciliables conflits entre classes et entre nations, à l'idéologie « orthodoxe » de l'harmonie des intérêts bien compris — c'est-à-dire sur le long terme — de tous les individus, groupes sociaux et nations. Les hommes se combattent les uns les autres parce qu'ils sont persuadés que l'extermination et liquidation des adversaires est le seul moyen de promouvoir leur propre bien-être.

2. Les implications sociales du darwinisme. — La théorie de l'évolution exposée par Darwin, dit une école de darwinisme social, a clairement démontré que dans la nature il n'y a rien que l'on puisse appeler paix et respect pour la vie et le bien-être d'autrui. Dans la nature il y a toujours lutte et anéantissement implacable des faibles qui ne savent se défendre eux-mêmes. Les plans du libéralisme pour une paix perpétuelle — aussi bien dans les relations intérieures qu'extérieures — sont le fruit d'un rationalisme illusoire contraire à l'ordre naturel.

Cependant, la notion de combat pour l'existence, telle que Darwin l'emprunta à Malthus et l'appliqua dans sa propre théorie, doit être comprise dans un sens métaphorique. La signification est qu'un être vivant résiste activement contre les forces qui nuisent à sa propre vie. Pour que cette résistance réussisse, elle doit être appropriée aux conditions du milieu dans lequel l'être en question doit conserver sa place. Il n'est pas forcé que ce soit une guerre d'extermination, comme dans les rapports entre l'homme et les microbes générateurs de maladies. La raison a démontré que, pour l'homme, le moyen le plus adéquat à l'amélioration de sa condition est la coopération sociale avec division du travail. Ce sont les outils par excellence de l'homme dans sa lutte pour la survie. Mais ils ne peuvent fonctionner que là où il y a la paix. Les guerres, étrangères et civiles, et les révolutions, sont nuisibles au succès de l'homme dans sa lutte pour l'existence, parce qu'elles disloquent l'appareil de la coopération sociale.

3. La raison et le comportement rationnel, qualifiés de contre nature. — La théologie chrétienne tenait pour viles les fonctions animales du corps humain et dépeignait « l'âme » comme quelque chose d'extérieur à tous les phénomènes biologiques. Dans une réaction excessive contre toute philosophie, certains contemporains sont enclins à dévaloriser tout ce par quoi l'homme diffère des autres animaux. A leurs yeux, la raison humaine est inférieure aux instincts et aux impulsions animales ; elle est anti-naturelle et donc mauvaise. Chez eux, les termes de rationalisme et de conduite rationnelle ont une connotation d'opprobre. L'homme parfait, l'homme véritable, est un être qui obéit à ses instincts primordiaux plus qu'à sa raison.

La vérité évidente est que la raison, qui est le trait le plus caractéristique de l'homme, est elle aussi un phénomène biologique. Elle n'est ni plus ni moins naturelle que n'importe quel autre trait de l'espèce homo sapiens, tels que la station debout ou la peau sans fourrure.

Notes

1 F. H. Giddings, The Principles of Sociology, New York, 1926, p. 17.

2 R. M. MacIver, Society, New York, 1937, pp. 6 et 7.

3 Maints économistes, parmi lesquels Adam Smith et Bastiat, croyaient en Dieu. En conséquence, ils admirèrent dans les faits qu'ils avaient découverts le soin providentiel du « Grand Directeur de la Nature ». Les critiques athées leur reprochent cette attitude. Mais ces critiques ne se rendent pas compte que se moquer de la référence à la « main invisible » n'affaiblit nullement les enseignements essentiels de la philosophie sociale rationaliste et utilitarienne. Il faut comprendre que l'alternative est celle-ci : ou bien l'association est un processus humain parce qu'elle sert le mieux les buts des individus concernés, et que les individus eux-mêmes sont capables de voir les avantages qu'ils tirent de leur consentement aux règles de vie qu'implique la coopération sociale. Ou bien un être supérieur enjoint aux hommes rétifs de se soumettre à la loi et aux autorités sociales. Il importe peu que cet être suprême soit appelé Dieu, l'Esprit du Monde, la Destinée, Wotan ou les Forces productives matérielles ; et peu importe le titre que l'on confère à ses porte-parole, les dictateurs.

4 Cf. Max Stirner (Johann Kaspar Schmidt), The Ego and His Own, traduction de S. T. Byington, New York, 1907.

5 W. James, The Varieties of Religious Experience, 35e impression, New York, 1925, p. 31.

6 Op. cit., pp. 485-486.

7 Voir ci-après pp. 214 à 222.

8 C'est ce que fait la terminologie employée par Leopold von Wiese, Allgemeine Soziologie, Munich, 1924, I, pp. 10 et suiv.

9 Georges Sorel, Réflexions sur la violence, 3e éd., Paris, 1912, p. 269.

10 Bentham, Anarchical Fallacies ; being an Examination of the Declaration of Rights issued during the French Revolution, dans Works (édités par Bowring), II, 501.

11 Bentham, Principles of the Civil Code, dans Works, I, 301.