862
modifications
(5 versions intermédiaires par le même utilisateur non affichées) | |||
Ligne 4 : | Ligne 4 : | ||
{{titre|L’Unique et sa propriété|[[Max Stirner]]<br><small>(1845)</small>|C — MA JOUISSANCE DE MOI}} | {{titre|L’Unique et sa propriété|[[Max Stirner]]<br><small>(1845)</small>|C — MA JOUISSANCE DE MOI}} | ||
<div class="text"> | |||
Ligne 18 : | Ligne 20 : | ||
enseigne d'ailleurs que l'homme doit s'occuper de ce monde-ci et vivre sa vie réelle | enseigne d'ailleurs que l'homme doit s'occuper de ce monde-ci et vivre sa vie réelle | ||
sans vain souci de l'au-delà. | sans vain souci de l'au-delà. | ||
Reprenons la question à un autre point de vue. Celui dont l'unique souci est de | Reprenons la question à un autre point de vue. Celui dont l'unique souci est de | ||
vivre ne peut guère songer à jouir de la vie. Tant que sa vie est encore en question, | vivre ne peut guère songer à jouir de la vie. Tant que sa vie est encore en question, | ||
Ligne 24 : | Ligne 27 : | ||
comme on brûle la chandelle qu'on emploie. On use de la vie et de soi-même en la | comme on brûle la chandelle qu'on emploie. On use de la vie et de soi-même en la | ||
consumant et en se consumant. Jouir de la vie, c'est la dévorer et la détruire. | consumant et en se consumant. Jouir de la vie, c'est la dévorer et la détruire. | ||
Eh bien ! — que faisons-nous ? Nous cherchons la jouissance de la vie. Et que | Eh bien ! — que faisons-nous ? Nous cherchons la jouissance de la vie. Et que | ||
faisait le monde religieux ? Il cherchait la vie. « En quoi consiste la vraie vie, la vie | faisait le monde religieux ? Il cherchait la vie. « En quoi consiste la vraie vie, la vie | ||
Ligne 34 : | Ligne 38 : | ||
meurent que pour ressusciter, ils ne vivent que pour mourir et pour trouver la vraie | meurent que pour ressusciter, ils ne vivent que pour mourir et pour trouver la vraie | ||
vie. | vie. | ||
Ce n'est que quand je suis sûr de moi et quand je ne me cherche plus que je suis | Ce n'est que quand je suis sûr de moi et quand je ne me cherche plus que je suis | ||
vraiment ma propriété. Alors je me possède, et c'est pourquoi je m'emploie et je jouis | vraiment ma propriété. Alors je me possède, et c'est pourquoi je m'emploie et je jouis | ||
Ligne 40 : | Ligne 45 : | ||
soit le Chrétien ou quelque autre moi spirituel, c'est-à-dire quelque fantôme tel que | soit le Chrétien ou quelque autre moi spirituel, c'est-à-dire quelque fantôme tel que | ||
l'Homme, l'essence de l'Homme, etc., il m'est à jamais interdit de jouir de moi. | l'Homme, l'essence de l'Homme, etc., il m'est à jamais interdit de jouir de moi. | ||
Il y a un abîme entre ces deux conceptions : d'après l'ancienne je suis mon but, | Il y a un abîme entre ces deux conceptions : d'après l'ancienne je suis mon but, | ||
d'après la nouvelle je suis mon point de départ ; d'après l'une je me cherche, d'après | d'après la nouvelle je suis mon point de départ ; d'après l'une je me cherche, d'après | ||
l'autre je me possède et je fais de moi ce que je ferais de toute autre de mes proMax | l'autre je me possède et je fais de moi ce que je ferais de toute autre de mes proMax | ||
priétés, — je jouis de moi selon mon bon plaisir. Je ne tremble plus pour ma vie, je la | priétés, — je jouis de moi selon mon bon plaisir. Je ne tremble plus pour ma vie, je la | ||
« prodigue ». | « prodigue ». | ||
La question, désormais, n'est plus de savoir comment conquérir la vie, mais | La question, désormais, n'est plus de savoir comment conquérir la vie, mais | ||
comment la dépenser et en jouir ; il ne s'agit plus de faire fleurir en moi le vrai moi, | comment la dépenser et en jouir ; il ne s'agit plus de faire fleurir en moi le vrai moi, | ||
mais de faire ma vendange et de consommer ma vie. | mais de faire ma vendange et de consommer ma vie. | ||
Qu'est-ce que l'Idéal, sinon le moi toujours cherché et jamais atteint ? Vous vous | Qu'est-ce que l'Idéal, sinon le moi toujours cherché et jamais atteint ? Vous vous | ||
cherchez ? C'est donc que vous ne vous possédez pas encore ! Vous vous demandez | cherchez ? C'est donc que vous ne vous possédez pas encore ! Vous vous demandez | ||
Ligne 54 : | Ligne 61 : | ||
passionne attente ; pendant des siècles, on a soupiré vers l'avenir et vécu d'espérance. | passionne attente ; pendant des siècles, on a soupiré vers l'avenir et vécu d'espérance. | ||
C'est tout. autre chose de vivre de — jouissance. | C'est tout. autre chose de vivre de — jouissance. | ||
Est-ce à ceux-là seuls que l'on dit pieux que s'adressent mes paroles ? Nullement, | Est-ce à ceux-là seuls que l'on dit pieux que s'adressent mes paroles ? Nullement, | ||
elles s'appliquent à tous ceux qui appartiennent à cette époque finissante, et même à | elles s'appliquent à tous ceux qui appartiennent à cette époque finissante, et même à | ||
Ligne 63 : | Ligne 71 : | ||
chimères, de longs espoirs et rien de plus. Faites-moi le plaisir d'appeler ça du | chimères, de longs espoirs et rien de plus. Faites-moi le plaisir d'appeler ça du | ||
romantisme ! | romantisme ! | ||
Pour triompher de l'aspiration à la vie, la jouissance de la vie doit la vaincre sous | Pour triompher de l'aspiration à la vie, la jouissance de la vie doit la vaincre sous | ||
sa double forme, écraser aussi bien la détresse spirituelle que la détresse temporelle, | sa double forme, écraser aussi bien la détresse spirituelle que la détresse temporelle, | ||
Ligne 68 : | Ligne 77 : | ||
sa vie à la conserver ne peut en jouir, et celui qui la cherche ne l'a pas et ne peut pas | sa vie à la conserver ne peut en jouir, et celui qui la cherche ne l'a pas et ne peut pas | ||
non plus en jouir : tous deux sont pauvres, mais — « bienheureux les pauvres ! ». | non plus en jouir : tous deux sont pauvres, mais — « bienheureux les pauvres ! ». | ||
Les affamés de vraie vie n'ont plus aucun pouvoir sur leur vie présente qu'ils | Les affamés de vraie vie n'ont plus aucun pouvoir sur leur vie présente qu'ils | ||
doivent consacrer à la conquête de la vraie vie et sacrifier à l'accomplissement de | doivent consacrer à la conquête de la vraie vie et sacrifier à l'accomplissement de | ||
Ligne 85 : | Ligne 95 : | ||
une « véritable vie », purifiée de tout égoïsme. Et voilà pourquoi on hésite à | une « véritable vie », purifiée de tout égoïsme. Et voilà pourquoi on hésite à | ||
l'employer à sa guise : elle a son emploi, son but et on ne peut l'en détourner. | l'employer à sa guise : elle a son emploi, son but et on ne peut l'en détourner. | ||
Bref, on a une vocation, un devoir ; on a, par sa vie, à réaliser, à accomplir quelque | Bref, on a une vocation, un devoir ; on a, par sa vie, à réaliser, à accomplir quelque | ||
chose ; ce « quelque chose » en vue duquel la vie n'est qu'un moyen et un | chose ; ce « quelque chose » en vue duquel la vie n'est qu'un moyen et un | ||
instrument a plus d'importance qu'elle, et on la lui doit. On a un dieu qui réclame des | instrument a plus d'importance qu'elle, et on la lui doit. On a un dieu qui réclame des | ||
victimes vivantes. Les sacrifices humains n'ont perdu à la longue que leurs formes | victimes vivantes. Les sacrifices humains n'ont perdu à la longue que leurs formes | ||
barbares, ils n'ont pas disparu ; à chaque instant, des criminels sont offerts en | barbares, ils n'ont pas disparu ; à chaque instant, des criminels sont offerts en | ||
holocauste à la Justice, et nous, « pauvres pécheurs », nous nous immolons nousmêmes | holocauste à la Justice, et nous, « pauvres pécheurs », nous nous immolons nousmêmes | ||
sur l'autel de l’ « essence humaine », de l’ « Homme », de l' « Humanité », des | sur l'autel de l’ « essence humaine », de l’ « Homme », de l' « Humanité », des | ||
idoles ou des dieux, quel que soit le nom qu'on leur donne. | idoles ou des dieux, quel que soit le nom qu'on leur donne. | ||
Ayant un créancier auquel nous devons notre vie, nous n'avons aucun droit de la | Ayant un créancier auquel nous devons notre vie, nous n'avons aucun droit de la | ||
dépenser pour nous. | dépenser pour nous. | ||
Les tendances conservatrices du Christianisme ne permettent pas au Chrétien de | Les tendances conservatrices du Christianisme ne permettent pas au Chrétien de | ||
songer à la mort autrement qu'avec l'intention de lui arracher son aiguillon et de se | songer à la mort autrement qu'avec l'intention de lui arracher son aiguillon et de se | ||
Ligne 103 : | Ligne 115 : | ||
conserver et travailler à « se préparer une place pour plus tard ». La perpétuité, le | conserver et travailler à « se préparer une place pour plus tard ». La perpétuité, le | ||
« triomphe sur la mort », voilà ce qui lui est à coeur : « La dernière ennemie qui sera | « triomphe sur la mort », voilà ce qui lui est à coeur : « La dernière ennemie qui sera | ||
vaincue, c'est la mort | vaincue, c'est la mort <ref>Ier épître aux Corinthiens.</ref>», « Jésus-Christ a brisé la puissance de la mort, et a mis en | ||
lumière par l'Évangile la vie et l’incorruptibilité | lumière par l'Évangile la vie et l’incorruptibilité <ref>IIe épître à Timothée, I, 10.</ref>». — « Incorruptibilité », stabilité ! | ||
L'homme moral veut le Bien, le Juste, etc.: s'il use des moyens qui conduisent à ce | L'homme moral veut le Bien, le Juste, etc.: s'il use des moyens qui conduisent à ce | ||
but, et y conduisent réellement, ces moyens ne sont pas pour cela les siens, mais sont | but, et y conduisent réellement, ces moyens ne sont pas pour cela les siens, mais sont | ||
Ligne 112 : | Ligne 125 : | ||
d'un but ou d'une idée, il se fait l'instrument du Bien comme l'homme pieux se fait | d'un but ou d'une idée, il se fait l'instrument du Bien comme l'homme pieux se fait | ||
gloire d'être l'ouvrier, l'outil de Dieu. | gloire d'être l'ouvrier, l'outil de Dieu. | ||
Les commandements de la Morale ordonnent comme étant bien d'attendre l'heure | Les commandements de la Morale ordonnent comme étant bien d'attendre l'heure | ||
de la mort ; se donner à soi-même la mort est immoral et mauvais : le suicide n'a | de la mort ; se donner à soi-même la mort est immoral et mauvais : le suicide n'a | ||
Ligne 117 : | Ligne 131 : | ||
condamnait parce que « ce n'est pas toi qui t'es donne la vie, c'est Dieu, et lui seul | condamnait parce que « ce n'est pas toi qui t'es donne la vie, c'est Dieu, et lui seul | ||
peut te la reprendre » (comme si, à ce compte, ce n’était pas aussi bien Dieu qui me la | peut te la reprendre » (comme si, à ce compte, ce n’était pas aussi bien Dieu qui me la | ||
reprend lorsque je me tue que lorsqu'une tuile ou une balle ennemie me cassent la tête | reprend lorsque je me tue que lorsqu'une tuile ou une balle ennemie me cassent la tête: c'est lui aussi qui a éveillé en moi la résolution de mourir !). L'homme moral, de son | ||
: c'est lui aussi qui a éveillé en moi la résolution de mourir !). L'homme moral, de son | |||
côté, le condamne parce que je dois ma vie à la Patrie, etc., « et que je ne sais pas si | côté, le condamne parce que je dois ma vie à la Patrie, etc., « et que je ne sais pas si | ||
de ma vie n'eût pas pu résulter encore quelque bien ». Si je me tue, le Bien perd | de ma vie n'eût pas pu résulter encore quelque bien ». Si je me tue, le Bien perd | ||
naturellement en moi un instrument, comme le Seigneur compte, moi mort, un | naturellement en moi un instrument, comme le Seigneur compte, moi mort, un | ||
ouvrier de moins à sa vigne. Si je fus immoral, le Bien bénéficiera de mon amélioration | ouvrier de moins à sa vigne. Si je fus immoral, le Bien bénéficiera de mon amélioration; si je fus impie, Dieu se réjouira de ma contrition. Le suicide est aussi criminel | ||
; si je fus impie, Dieu se réjouira de ma contrition. Le suicide est aussi criminel | |||
envers Dieu qu'envers la vertu. Toi qui t'ôtes la vie, tu oublies Dieu si tu étais | envers Dieu qu'envers la vertu. Toi qui t'ôtes la vie, tu oublies Dieu si tu étais | ||
religieux et tu oublies le devoir si tu étais moral. La mort d'Emilia Galotti est-elle | religieux et tu oublies le devoir si tu étais moral. La mort d'Emilia Galotti est-elle | ||
Ligne 133 : | Ligne 145 : | ||
moral repose généralement sur une antinomie de ce genre ; il faut penser et sentir | moral repose généralement sur une antinomie de ce genre ; il faut penser et sentir | ||
moralement pour être capable de s'y intéresser. | moralement pour être capable de s'y intéresser. | ||
Tout ce que l'on peut dire au nom de la morale et de la piété à propos du suicide | Tout ce que l'on peut dire au nom de la morale et de la piété à propos du suicide | ||
n'est pas moins vrai si l'on en appelle à l'humanité, attendu que l'on doit également sa | n'est pas moins vrai si l'on en appelle à l'humanité, attendu que l'on doit également sa | ||
Ligne 141 : | Ligne 151 : | ||
reconnais d'obligations envers personne que la conservation de ma vie est — mon | reconnais d'obligations envers personne que la conservation de ma vie est — mon | ||
affaire. « Un saut du haut de ce pont me fait libre ! » | affaire. « Un saut du haut de ce pont me fait libre ! » | ||
Nous devons à l'Être quel qu'il soit que nous avons à faire vivre en nous non | Nous devons à l'Être quel qu'il soit que nous avons à faire vivre en nous non | ||
seulement de conserver la vie dont nous sommes les dépositaires, mais en outre de ne | seulement de conserver la vie dont nous sommes les dépositaires, mais en outre de ne | ||
pas employer cette vie à notre guise, de la régler sur lui et de la lui conformer. Tout | pas employer cette vie à notre guise, de la régler sur lui et de la lui conformer. Tout | ||
en moi, penser, sentir, vouloir, tous mes actes, tous mes efforts sont à lui. | en moi, penser, sentir, vouloir, tous mes actes, tous mes efforts sont à lui. | ||
L'idée que nous avons de cet Être détermine ce qui lui est conforme. Mais cette | L'idée que nous avons de cet Être détermine ce qui lui est conforme. Mais cette | ||
idée, de combien de façons l'a-t-on conçue ? Et cet Être, sous combien de formes se | idée, de combien de façons l'a-t-on conçue ? Et cet Être, sous combien de formes se | ||
Ligne 151 : | Ligne 163 : | ||
présenter ! Mais tous sont du moins unanimes à croire que c'est à l'Être suprême à | présenter ! Mais tous sont du moins unanimes à croire que c'est à l'Être suprême à | ||
diriger leur vie. | diriger leur vie. | ||
Je ne m'arrêterai pas plus longtemps aux dévots qui ont en Dieu un guide et en sa | Je ne m'arrêterai pas plus longtemps aux dévots qui ont en Dieu un guide et en sa | ||
parole un fil conducteur ; je ne les ai cités que pour mémoire, ils appartiennent, à une | parole un fil conducteur ; je ne les ai cités que pour mémoire, ils appartiennent, à une | ||
Ligne 159 : | Ligne 172 : | ||
conducteur de la parole divine ; ils se guident sur l'Homme, et ce n'est pas à une vie | conducteur de la parole divine ; ils se guident sur l'Homme, et ce n'est pas à une vie | ||
« divine » mais à une vie « humaine » qu'ils aspirent. | « divine » mais à une vie « humaine » qu'ils aspirent. | ||
L'Être suprême du libéral est l' « Homme »; l'Homme est son mentor et l'humanité | L'Être suprême du libéral est l' « Homme »; l'Homme est son mentor et l'humanité | ||
est son catéchisme. Dieu est Esprit, mais l'Homme est « l'Esprit parfait », le résultat | est son catéchisme. Dieu est Esprit, mais l'Homme est « l'Esprit parfait », le résultat | ||
final de la longue chasse à l'Esprit à laquelle on se livra en « sondant les profondeurs | final de la longue chasse à l'Esprit à laquelle on se livra en « sondant les profondeurs | ||
de la divinité », c'est-à-dire les profondeurs de l'Esprit. | de la divinité », c'est-à-dire les profondeurs de l'Esprit. | ||
Chacun de tes traits doit être humain ; toi-même tu dois l'être de la nuque aux | Chacun de tes traits doit être humain ; toi-même tu dois l'être de la nuque aux | ||
talons, intérieurement comme extérieurement, car l'humanité est ta vocation. | talons, intérieurement comme extérieurement, car l'humanité est ta vocation. | ||
Vocation — destination — devoir ! | Vocation — destination — devoir ! | ||
Ce qu'on peut être, on l'est. La défaveur des circonstances pourra empêcher celui | Ce qu'on peut être, on l'est. La défaveur des circonstances pourra empêcher celui | ||
qui naquit poète d'être le premier de son temps, et ne pas lui permettre de produire des | qui naquit poète d'être le premier de son temps, et ne pas lui permettre de produire des | ||
Ligne 181 : | Ligne 198 : | ||
impossible de méconnaître dans la première espèce animale venue ? On trouve partout | impossible de méconnaître dans la première espèce animale venue ? On trouve partout | ||
des êtres plus ou moins bien doués. | des êtres plus ou moins bien doués. | ||
Peu, cependant, sont assez obtus pour qu'on ne puisse leur insuffler quelques | Peu, cependant, sont assez obtus pour qu'on ne puisse leur insuffler quelques | ||
idées. Aussi considère-t-on ordinairement tous les hommes comme capables d'avoir | idées. Aussi considère-t-on ordinairement tous les hommes comme capables d'avoir | ||
Ligne 191 : | Ligne 208 : | ||
masse » ne pourrait se passer de religion ; les Communistes étendent cette affirmation | masse » ne pourrait se passer de religion ; les Communistes étendent cette affirmation | ||
et disent que non seulement la « grande masse », mais tous sont appelés à tout. | et disent que non seulement la « grande masse », mais tous sont appelés à tout. | ||
Il ne suffit pas d'avoir dressé la masse à la religion, il faut à présent la pétrir de | Il ne suffit pas d'avoir dressé la masse à la religion, il faut à présent la pétrir de | ||
« tout ce qui est humain ». Et le dressage devient toujours plus universel et plus | « tout ce qui est humain ». Et le dressage devient toujours plus universel et plus | ||
étendu. | étendu. | ||
Pauvres êtres, qui pourriez être si heureux s'il vous était permis de gambader à | Pauvres êtres, qui pourriez être si heureux s'il vous était permis de gambader à | ||
votre guise ! Il faut que vous dansiez au son de la serinette des pédagogues et des | votre guise ! Il faut que vous dansiez au son de la serinette des pédagogues et des | ||
Ligne 205 : | Ligne 224 : | ||
l'Esprit a d'avance prescrits. Par rapport à la volonté, cela peut s'énoncer ainsi : Je | l'Esprit a d'avance prescrits. Par rapport à la volonté, cela peut s'énoncer ainsi : Je | ||
veux ce que je dois. | veux ce que je dois. | ||
Un homme n'est « appelé » à rien ; il n'a pas plus de « devoir » et de « vocation » | Un homme n'est « appelé » à rien ; il n'a pas plus de « devoir » et de « vocation » | ||
que n'en ont une plante ou un animal. La fleur qui s'épanouit, n'obéit pas à une | que n'en ont une plante ou un animal. La fleur qui s'épanouit, n'obéit pas à une | ||
Ligne 221 : | Ligne 241 : | ||
Et d'ailleurs, à quoi bon ce conseil ? Chacun le suit et agit, sans commencer par voir | Et d'ailleurs, à quoi bon ce conseil ? Chacun le suit et agit, sans commencer par voir | ||
dans l'action un devoir : chacun déploie à chaque instant tout ce qu'il a de puissance. | dans l'action un devoir : chacun déploie à chaque instant tout ce qu'il a de puissance. | ||
On dit bien d'un vaincu qu'il aurait dû déployer plus de force ; mais on oublie que | On dit bien d'un vaincu qu'il aurait dû déployer plus de force ; mais on oublie que | ||
si, au moment de succomber, il avait eu le pouvoir de déployer ses forces (corporelles, | si, au moment de succomber, il avait eu le pouvoir de déployer ses forces (corporelles, | ||
Ligne 229 : | Ligne 250 : | ||
manquaient. On peut faire jaillir des étincelles d'une pierre, mais sans le choc pas | manquaient. On peut faire jaillir des étincelles d'une pierre, mais sans le choc pas | ||
d'étincelle ; de même l'homme a besoin d'une « impulsion ». | d'étincelle ; de même l'homme a besoin d'une « impulsion ». | ||
Attendu donc que les forces se montrent toujours d'elles-mêmes actives, l'ordre de | Attendu donc que les forces se montrent toujours d'elles-mêmes actives, l'ordre de | ||
les mettre en oeuvre serait superflu et vide de sens. Employer ses forces n'est pas la | les mettre en oeuvre serait superflu et vide de sens. Employer ses forces n'est pas la | ||
vocation et le devoir de l'homme, mais son fait, perpétuellement réel et actuel. Force | vocation et le devoir de l'homme, mais son fait, perpétuellement réel et actuel. Force | ||
n'est qu'un mot plus simple pour dire « manifestation de force ». | n'est qu'un mot plus simple pour dire « manifestation de force ». | ||
Cette rose est, depuis qu'elle existe, une véritable rose, et ce rossignol est et a | Cette rose est, depuis qu'elle existe, une véritable rose, et ce rossignol est et a | ||
toujours été un véritable rossignol ; de même Moi : ce n'est pas seulement quand je | toujours été un véritable rossignol ; de même Moi : ce n'est pas seulement quand je | ||
Ligne 241 : | Ligne 263 : | ||
les manifestations d'une force « vraiment humaine », et mon dernier soupir sera le | les manifestations d'une force « vraiment humaine », et mon dernier soupir sera le | ||
dernier effort de l' « Homme ». | dernier effort de l' « Homme ». | ||
Le véritable homme n'est pas dans l'avenir, il n'est pas un but, un idéal vers lequel | Le véritable homme n'est pas dans l'avenir, il n'est pas un but, un idéal vers lequel | ||
on aspire ; mais il est ici, dans le présent, il existe réellement : quel que je sois, quoi | on aspire ; mais il est ici, dans le présent, il existe réellement : quel que je sois, quoi | ||
que je sois, joyeux ou souffrant, enfant ou vieillard, dans la confiance ou dans le doute, | que je sois, joyeux ou souffrant, enfant ou vieillard, dans la confiance ou dans le doute, | ||
dans le sommeil ou la veille, c'est Moi. Je suis le véritable homme. | dans le sommeil ou la veille, c'est Moi. Je suis le véritable homme. | ||
Mais si je suis l'Homme, si j'ai réellement trouvé en Moi celui dont l'humanité | Mais si je suis l'Homme, si j'ai réellement trouvé en Moi celui dont l'humanité | ||
religieuse faisait un but lointain, tout ce qui est « vraiment humain » est par là même | religieuse faisait un but lointain, tout ce qui est « vraiment humain » est par là même | ||
Ligne 254 : | Ligne 278 : | ||
supplée à la conscience qui leur fait défaut. J'ai montré plus haut qu'il en va de même | supplée à la conscience qui leur fait défaut. J'ai montré plus haut qu'il en va de même | ||
de la liberté de la presse. | de la liberté de la presse. | ||
Tout est à moi, aussi ressaisirai-je ce qui veut se soustraire à moi ; mais, avant | Tout est à moi, aussi ressaisirai-je ce qui veut se soustraire à moi ; mais, avant | ||
tout, je me ressaisis, si une servitude quelconque m'a fait échapper à moi-même. Mais | tout, je me ressaisis, si une servitude quelconque m'a fait échapper à moi-même. Mais | ||
cela non plus n'est pas ma vocation, c'est ma conduite naturelle. | cela non plus n'est pas ma vocation, c'est ma conduite naturelle. | ||
En somme, il y a donc une grande différence entre me prendre pour point de | En somme, il y a donc une grande différence entre me prendre pour point de | ||
départ ou pour point, d'arrivée. Si je suis mon but, je ne me possède pas, je suis encore | départ ou pour point, d'arrivée. Si je suis mon but, je ne me possède pas, je suis encore | ||
Ligne 263 : | Ligne 289 : | ||
jouer de moi. Si je ne suis pas moi, c'est un autre (Dieu, le véritable Homme, le vrai | jouer de moi. Si je ne suis pas moi, c'est un autre (Dieu, le véritable Homme, le vrai | ||
dévot, l'homme raisonnable, l'homme libre, etc.) qui est moi, qui est mon moi. | dévot, l'homme raisonnable, l'homme libre, etc.) qui est moi, qui est mon moi. | ||
Encore bien loin de moi, je fais de moi deux parts, dont l'une, celle qui n'est pas | Encore bien loin de moi, je fais de moi deux parts, dont l'une, celle qui n'est pas | ||
atteinte et que j'ai à accomplir, est la vraie. L'autre, la non-vraie, c'est-à-dire la nonspirituelle, | atteinte et que j'ai à accomplir, est la vraie. L'autre, la non-vraie, c'est-à-dire la nonspirituelle, | ||
Ligne 270 : | Ligne 297 : | ||
l'esprit, comme si on allait du même coup se saisir, et dans cette chasse éperdue au | l'esprit, comme si on allait du même coup se saisir, et dans cette chasse éperdue au | ||
moi on perd de vue le moi que l'on est. | moi on perd de vue le moi que l'on est. | ||
Dans cette poursuite furieuse d'un moi qu'on n'atteint jamais, on fait fi de la règle | Dans cette poursuite furieuse d'un moi qu'on n'atteint jamais, on fait fi de la règle | ||
des sages qui conseillent de prendre les hommes comme ils sont ; on préfère les | des sages qui conseillent de prendre les hommes comme ils sont ; on préfère les | ||
prendre comme ils devraient être, et, en conséquence, on galope sans trêve sur la piste | prendre comme ils devraient être, et, en conséquence, on galope sans trêve sur la piste | ||
de son « moi » tel qu'il devrait être » et on « s'efforce de rendre tous les hommes | de son « moi » tel qu'il devrait être » et on « s'efforce de rendre tous les hommes | ||
éperdument justes estimables, moraux ou raisonnables | éperdument justes estimables, moraux ou raisonnables<ref> Der Kommunismus in der Schweiz, p.24. ».</ref> | ||
Oui, « si les hommes étaient comme ils devraient et comme ils pourraient être, si | Oui, « si les hommes étaient comme ils devraient et comme ils pourraient être, si | ||
tous les hommes étaient raisonnables, s'ils s'aimaient les uns les autres comme des | tous les hommes étaient raisonnables, s'ils s'aimaient les uns les autres comme des | ||
Ligne 289 : | Ligne 317 : | ||
On ne peut pas faire ce qu'on ne fait pas, comme on ne fait pas ce qu'on ne | On ne peut pas faire ce qu'on ne fait pas, comme on ne fait pas ce qu'on ne | ||
peut pas faire. | peut pas faire. | ||
La singularité de cette proposition disparaît, si l'on veut bien réfléchir que les | La singularité de cette proposition disparaît, si l'on veut bien réfléchir que les | ||
mots « il est possible que..., etc. » ne signifie au fond presque jamais autre chose que | mots « il est possible que..., etc. » ne signifie au fond presque jamais autre chose que | ||
Ligne 302 : | Ligne 331 : | ||
qui s'y oppose : il en résulte qu'aucun obstacle ne s'oppose à la chose dans ta pensée : | qui s'y oppose : il en résulte qu'aucun obstacle ne s'oppose à la chose dans ta pensée : | ||
elle est pensable. | elle est pensable. | ||
Mais les hommes ne sont pas tous raisonnables ; c'est donc sans doute qu'ils — ne | Mais les hommes ne sont pas tous raisonnables ; c'est donc sans doute qu'ils — ne | ||
peuvent pas l'être. | peuvent pas l'être. | ||
Lorsqu'une chose que l'on s'imaginait n'offrir aucune difficulté, être très possible, | Lorsqu'une chose que l'on s'imaginait n'offrir aucune difficulté, être très possible, | ||
etc., n'est pas ou n'arrive pas, on peut être certain qu'elle s'est heurtée à un obstacle et | etc., n'est pas ou n'arrive pas, on peut être certain qu'elle s'est heurtée à un obstacle et | ||
Ligne 311 : | Ligne 342 : | ||
avons tout juste autant d'art que nous pouvons en avoir ; notre art actuel est actuellement | avons tout juste autant d'art que nous pouvons en avoir ; notre art actuel est actuellement | ||
l'unique possible et c'est pourquoi il est notre art réel. | l'unique possible et c'est pourquoi il est notre art réel. | ||
Réduisez encore le sens du mot « possible » jusqu'à ce qu'il ne signifie finalement | Réduisez encore le sens du mot « possible » jusqu'à ce qu'il ne signifie finalement | ||
plus que « futur », et il sera encore l'équivalent de « réel ». Quand on dit, par exemple | plus que « futur », et il sera encore l'équivalent de « réel ». Quand on dit, par exemple: Il est possible que le soleil se lève demain, — cela ne signifie rien de plus que : par | ||
: Il est possible que le soleil se lève demain, — cela ne signifie rien de plus que : par | |||
rapport à aujourd'hui, demain est l'avenir réel ; car il est à peine besoin d'exprimer | rapport à aujourd'hui, demain est l'avenir réel ; car il est à peine besoin d'exprimer | ||
qu'un avenir n'est réellement « à venir » que s'il n'a pas encore paru. | qu'un avenir n'est réellement « à venir » que s'il n'a pas encore paru. | ||
À quoi bon, dites-vous, cette dissection microscopique d'un mot ? Ah ! si ce | À quoi bon, dites-vous, cette dissection microscopique d'un mot ? Ah ! si ce | ||
n'était pas derrière lui que se tient embusquée l'erreur qui a eu, depuis des siècles, le | n'était pas derrière lui que se tient embusquée l'erreur qui a eu, depuis des siècles, le | ||
Ligne 323 : | Ligne 353 : | ||
hommes le coin où se donnent rendez-vous tous les fantômes qui la hantent, nous ne | hommes le coin où se donnent rendez-vous tous les fantômes qui la hantent, nous ne | ||
nous serions guère inquiété de lui ! | nous serions guère inquiété de lui ! | ||
La pensée, nous l'avons montré plus haut, règne sur le monde possédé. Revenons | La pensée, nous l'avons montré plus haut, règne sur le monde possédé. Revenons | ||
à la possibilité, qui est un de ses lieutenants. Possible, disions-nous, n'est rien d'autre | à la possibilité, qui est un de ses lieutenants. Possible, disions-nous, n'est rien d'autre | ||
Ligne 336 : | Ligne 367 : | ||
les hommes que leur vocation, il faut les regarder comme appelés à quelque chose et | les hommes que leur vocation, il faut les regarder comme appelés à quelque chose et | ||
les tenir non pour « ce qu'ils sont », mais pour « ce qu'ils doivent être ». | les tenir non pour « ce qu'ils sont », mais pour « ce qu'ils doivent être ». | ||
Autre conséquence : Ce n'est pas l'individu qui est l'Homme ; l'Homme est une | Autre conséquence : Ce n'est pas l'individu qui est l'Homme ; l'Homme est une | ||
pensée, un idéal. L'individu n'est pas à l'Homme ce que l'enfance est à l'âge mûr, mais | pensée, un idéal. L'individu n'est pas à l'Homme ce que l'enfance est à l'âge mûr, mais | ||
Ligne 344 : | Ligne 376 : | ||
ce serait pour lui un « éternel honneur » d'avoir fait quelque chose pour l' « esprit de | ce serait pour lui un « éternel honneur » d'avoir fait quelque chose pour l' « esprit de | ||
l'humanité ». | l'humanité ». | ||
Il en résulte que ceux qui pensent gouvernent le monde tant que dure l'époque des | Il en résulte que ceux qui pensent gouvernent le monde tant que dure l'époque des | ||
prêtres et des pédagogues ; ce qu'ils pensent est possible et ce qui est possible doit | prêtres et des pédagogues ; ce qu'ils pensent est possible et ce qui est possible doit | ||
Ligne 349 : | Ligne 382 : | ||
leur pensée, mais ils pensent ensuite la possibilité de réaliser cet idéal, et il est | leur pensée, mais ils pensent ensuite la possibilité de réaliser cet idéal, et il est | ||
incontestable que cette réalisation est réelle...ment pensable : c'est une — idée. | incontestable que cette réalisation est réelle...ment pensable : c'est une — idée. | ||
Il se peut qu'un Krummacher pense que toi et moi sommes encore capables de | Il se peut qu'un Krummacher pense que toi et moi sommes encore capables de | ||
devenir bons chrétiens ; mais s'il s'avisait de nous « travailler » dans ce sens, nous lui | devenir bons chrétiens ; mais s'il s'avisait de nous « travailler » dans ce sens, nous lui | ||
Ligne 355 : | Ligne 389 : | ||
doctrine » dont nous n'avons que faire, il ne tarderait pas à se convaincre que nous | doctrine » dont nous n'avons que faire, il ne tarderait pas à se convaincre que nous | ||
n'avons que faire de devenir ce qu'il ne nous plaît pas d'être. | n'avons que faire de devenir ce qu'il ne nous plaît pas d'être. | ||
Et le raisonnement que nous résumions tantôt se poursuit, laissant derrière lui | Et le raisonnement que nous résumions tantôt se poursuit, laissant derrière lui | ||
dévots et bigots : « Si tous les hommes étaient raisonnables, si tous pratiquaient la | dévots et bigots : « Si tous les hommes étaient raisonnables, si tous pratiquaient la | ||
Ligne 362 : | Ligne 397 : | ||
? Non, la Raison est un gros livre bourré d'articles de lois, tous braqués contre | ? Non, la Raison est un gros livre bourré d'articles de lois, tous braqués contre | ||
l'Égoïsme. | l'Égoïsme. | ||
L'histoire n'a été jusqu'à présent que l'histoire de l'homme spirituel. Après l'âge | L'histoire n'a été jusqu'à présent que l'histoire de l'homme spirituel. Après l'âge | ||
des sens a commencé l'histoire proprement dite, c'est-à-dire l'âge de l'intelligence, du | des sens a commencé l'histoire proprement dite, c'est-à-dire l'âge de l'intelligence, du | ||
Ligne 374 : | Ligne 409 : | ||
morale et n'a pas la même foi : il persécute les « dissidents, les hérétiques, les | morale et n'a pas la même foi : il persécute les « dissidents, les hérétiques, les | ||
sectes », etc. | sectes », etc. | ||
Le mouton ne s'efforce pas de devenir un « vrai mouton », ni le chien un « vrai | Le mouton ne s'efforce pas de devenir un « vrai mouton », ni le chien un « vrai | ||
chien »; aucun animal ne prend son être pour un devoir, c'est-à-dire pour une idée | chien »; aucun animal ne prend son être pour un devoir, c'est-à-dire pour une idée | ||
Ligne 388 : | Ligne 424 : | ||
utile ou plus agréable pour nous, il n'en tire, lui, aucun profit ; une fois chien savant, il | utile ou plus agréable pour nous, il n'en tire, lui, aucun profit ; une fois chien savant, il | ||
ne vaut pas plus pour lui-même qu'un chien naturel. | ne vaut pas plus pour lui-même qu'un chien naturel. | ||
On s'efforce, et la mode n'en est pas nouvelle, de faire des hommes des êtres moraux, | On s'efforce, et la mode n'en est pas nouvelle, de faire des hommes des êtres moraux, | ||
raisonnables, pieux, humains, etc., c'est-à-dire de les dresser. Mais ces tentatives | raisonnables, pieux, humains, etc., c'est-à-dire de les dresser. Mais ces tentatives | ||
Ligne 396 : | Ligne 433 : | ||
idéal ; ils sont de « faibles hommes » et ils se consolent en ayant conscience de la | idéal ; ils sont de « faibles hommes » et ils se consolent en ayant conscience de la | ||
« faiblesse humaine ». | « faiblesse humaine ». | ||
Il en va tout autrement si tu ne poursuis pas un idéal comme ta « destination », | Il en va tout autrement si tu ne poursuis pas un idéal comme ta « destination », | ||
mais que tu te consumes comme le temps consume tout. La destruction n'est pas ta | mais que tu te consumes comme le temps consume tout. La destruction n'est pas ta | ||
« destination », car elle est le présent. | « destination », car elle est le présent. | ||
Il est parfaitement vrai que la culture et la religiosité des hommes les ont libérés, | Il est parfaitement vrai que la culture et la religiosité des hommes les ont libérés, | ||
mais elles ne les ont délivrés d'un maître que pour les soumettre à un autre. La | mais elles ne les ont délivrés d'un maître que pour les soumettre à un autre. La | ||
Ligne 409 : | Ligne 448 : | ||
de l'Esprit. L'Esprit me commande, la Raison me guide ; ils me conduisent et me | de l'Esprit. L'Esprit me commande, la Raison me guide ; ils me conduisent et me | ||
gouvernent, et les « raisonnables », les « serviteurs de l'Esprit », sont leurs ministres. | gouvernent, et les « raisonnables », les « serviteurs de l'Esprit », sont leurs ministres. | ||
Mais si je ne suis pas chair, je ne suis pas non plus esprit. La liberté de l'Esprit est ma | Mais si je ne suis pas chair, je ne suis pas non plus esprit. La liberté de l'Esprit est ma | ||
servitude, parce que je suis plus que chair et plus qu'esprit. | servitude, parce que je suis plus que chair et plus qu'esprit. | ||
La culture m'a rendu puissant, cela ne souffre non plus aucun doute. Elle m'a | La culture m'a rendu puissant, cela ne souffre non plus aucun doute. Elle m'a | ||
donné un pouvoir sur tout ce qui est force, aussi bien sur les impulsions de ma nature | donné un pouvoir sur tout ce qui est force, aussi bien sur les impulsions de ma nature | ||
Ligne 424 : | Ligne 464 : | ||
pouvoir peut prendre les formes les plus diverses, il peut s'appeler Dieu ou s'appeler | pouvoir peut prendre les formes les plus diverses, il peut s'appeler Dieu ou s'appeler | ||
Esprit du peuple, État, Famille, Raison, ou encore Liberté, Humanité, Homme. | Esprit du peuple, État, Famille, Raison, ou encore Liberté, Humanité, Homme. | ||
J'accepte avec reconnaissance ce que les siècles de culture m'ont acquis ; je ne | J'accepte avec reconnaissance ce que les siècles de culture m'ont acquis ; je ne | ||
veux rien rejeter ou abandonner : Je n'ai pas vécu en vain. Ils ont découvert que j'ai un | veux rien rejeter ou abandonner : Je n'ai pas vécu en vain. Ils ont découvert que j'ai un | ||
Ligne 431 : | Ligne 472 : | ||
découverte fut achetée trop cher pour que je puisse l'oublier. Mais je veux plus | découverte fut achetée trop cher pour que je puisse l'oublier. Mais je veux plus | ||
encore. | encore. | ||
On se demande ce que l'homme peut devenir, ce qu'il peut accomplir et quels | On se demande ce que l'homme peut devenir, ce qu'il peut accomplir et quels | ||
biens il peut acquérir, et de celui de ces biens qu'on juge plus grand on me fait une | biens il peut acquérir, et de celui de ces biens qu'on juge plus grand on me fait une | ||
vocation. Comme si tout m'était possible ! | vocation. Comme si tout m'était possible ! | ||
Lorsqu'on voit quelqu'un que consume un désir, une passion, etc. (par exemple, | Lorsqu'on voit quelqu'un que consume un désir, une passion, etc. (par exemple, | ||
l'esprit de lucre, la jalousie. etc.). on se prend à souhaiter de le délivrer de cette | l'esprit de lucre, la jalousie. etc.). on se prend à souhaiter de le délivrer de cette | ||
Ligne 441 : | Ligne 484 : | ||
de la piété, de l'humanité ou de quelque autre principe, et on lui fournit de nouveau un | de la piété, de l'humanité ou de quelque autre principe, et on lui fournit de nouveau un | ||
point d'appui moral fixe. | point d'appui moral fixe. | ||
Cet échange d'un point d'appui inférieur contre un point d'appui élevé s'exprime | Cet échange d'un point d'appui inférieur contre un point d'appui élevé s'exprime | ||
en disant : il ne faut pas tourner ses regards vers ce qui passe, mais vers ce qui ne | en disant : il ne faut pas tourner ses regards vers ce qui passe, mais vers ce qui ne | ||
passe pas, non vers le temporel, mais vers l'éternel, l'absolu, le divin, le pur humain, | passe pas, non vers le temporel, mais vers l'éternel, l'absolu, le divin, le pur humain, | ||
— le spirituel. | — le spirituel. | ||
On s'aperçut bientôt qu'il n'est pas indifférent de suspendre son coeur n'importe où | On s'aperçut bientôt qu'il n'est pas indifférent de suspendre son coeur n'importe où | ||
et de s'éprendre de n'importe quoi ; on reconnut l'importance de l'objet. Un objet élevé | et de s'éprendre de n'importe quoi ; on reconnut l'importance de l'objet. Un objet élevé | ||
Ligne 455 : | Ligne 500 : | ||
valoir la peine d'en parler ». On s'en rendit compte, mais on ne cessa jamais d'accorder | valoir la peine d'en parler ». On s'en rendit compte, mais on ne cessa jamais d'accorder | ||
à l'objet une importance en soi et une valeur absolue ; comme si l'essentiel | à l'objet une importance en soi et une valeur absolue ; comme si l'essentiel | ||
n'était pas, pour l'enfant, sa poupée, et pour le Turc le Coran. Tant que l'important | n'était pas, pour l'enfant, sa poupée, et pour le Turc le Coran. Tant que l'important | ||
pour moi n'est pas uniquement Moi. peu importe l'objet que je tiens pour « essentiel | pour moi n'est pas uniquement Moi. peu importe l'objet que je tiens pour « essentiel | ||
Ligne 461 : | Ligne 505 : | ||
profondeur de mon attachement et de mon dévouement témoigne de ma servitude, et | profondeur de mon attachement et de mon dévouement témoigne de ma servitude, et | ||
la profondeur de mon péché donne la mesure de mon individualité. | la profondeur de mon péché donne la mesure de mon individualité. | ||
Mais il faut finalement savoir tout « chasser de sa pensée si l'on veut pouvoir — | Mais il faut finalement savoir tout « chasser de sa pensée si l'on veut pouvoir — | ||
s'endormir. Rien ne doit nous occuper, dont nous ne nous occupons pas : l'ambitieux | s'endormir. Rien ne doit nous occuper, dont nous ne nous occupons pas : l'ambitieux | ||
ne peut se défaire de ses projets d'ambition, et celui qui craint Dieu ne peut détacher | ne peut se défaire de ses projets d'ambition, et celui qui craint Dieu ne peut détacher | ||
sa pensée de Dieu ; manie et obsession sont jumelles. | sa pensée de Dieu ; manie et obsession sont jumelles. | ||
Réaliser son essence ou vivre conformément à sa notion est ce que le croyant en | Réaliser son essence ou vivre conformément à sa notion est ce que le croyant en | ||
Dieu appelle « être pieux » et ce qu'un croyant en l'Homme appelle « vivre humainement | Dieu appelle « être pieux » et ce qu'un croyant en l'Homme appelle « vivre humainement | ||
Ligne 470 : | Ligne 516 : | ||
encore le choix, le choix redoutable, entre la joie des sens et la paix de l'âme, tant | encore le choix, le choix redoutable, entre la joie des sens et la paix de l'âme, tant | ||
qu'il est un « pauvre pécheur ». Le Chrétien n'est qu'un homme sensuel qui, connaissant | qu'il est un « pauvre pécheur ». Le Chrétien n'est qu'un homme sensuel qui, connaissant | ||
la sainteté et ayant conscience de la violer, se regarde comme un pauvre pécheur | la sainteté et ayant conscience de la violer, se regarde comme un pauvre pécheur: la sensualité conçue comme « iniquité » fait le fond de la conscience chrétienne et le | ||
: la sensualité conçue comme « iniquité » fait le fond de la conscience chrétienne et le | |||
Chrétien même. Nos modernes ne disent plus le « péché » et l’ « iniquité », mais | Chrétien même. Nos modernes ne disent plus le « péché » et l’ « iniquité », mais | ||
l’ « égoïsme », l' « amour de soi », l’« intérêt personnel », etc.; entre leurs mains le | l’ « égoïsme », l' « amour de soi », l’« intérêt personnel », etc.; entre leurs mains le | ||
Ligne 482 : | Ligne 527 : | ||
« appeler » (vocare), — mais, le nom mis à part, cela ne revient-il pas exactement au | « appeler » (vocare), — mais, le nom mis à part, cela ne revient-il pas exactement au | ||
même? | même? | ||
Chacun de nous est en rapport avec les objets et se comporte envers eux différemment. | Chacun de nous est en rapport avec les objets et se comporte envers eux différemment. | ||
Prenons comme exemple ce livre avec lequel des millions d'hommes ont été | Prenons comme exemple ce livre avec lequel des millions d'hommes ont été | ||
Ligne 490 : | Ligne 535 : | ||
qui en use comme d'une amulette, elle a uniquement la valeur et la signification d'un | qui en use comme d'une amulette, elle a uniquement la valeur et la signification d'un | ||
charme ; pour l'enfant qui joue avec elle, elle est un jouet, etc. | charme ; pour l'enfant qui joue avec elle, elle est un jouet, etc. | ||
Mais le Christianisme prétend que la Bible doit être pour tous la même chose, | Mais le Christianisme prétend que la Bible doit être pour tous la même chose, | ||
c'est-à-dire ce qu'elle est pour lui : les « Livres Saints » ou la « Sainte Écriture ». Cela | c'est-à-dire ce qu'elle est pour lui : les « Livres Saints » ou la « Sainte Écriture ». Cela | ||
Ligne 498 : | Ligne 544 : | ||
la libert. de faire de la Bible ce qu'il me plaît, toute liberté d'agir en général se voit | la libert. de faire de la Bible ce qu'il me plaît, toute liberté d'agir en général se voit | ||
entravée et est remplacée par la contrainte d'une façon de voir et de juger obligatoire. | entravée et est remplacée par la contrainte d'une façon de voir et de juger obligatoire. | ||
Celui qui émet le jugement que la Bible est une longue erreur de l'humanité porte un | Celui qui émet le jugement que la Bible est une longue erreur de l'humanité porte un | ||
jugement — criminel. | jugement — criminel. | ||
En réalité, l'enfant qui la met en pièces ou qui joue avec elle et l’Inca Atahualpa | En réalité, l'enfant qui la met en pièces ou qui joue avec elle et l’Inca Atahualpa | ||
qui y applique l'oreille et la rejette avec une moue de dédain parce qu'elle reste muette | qui y applique l'oreille et la rejette avec une moue de dédain parce qu'elle reste muette | ||
émettent sur la Bible un jugement aussi légitime que le prêtre qui prise en elle la | émettent sur la Bible un jugement aussi légitime que le prêtre qui prise en elle la | ||
« parole de Dieu » ou que la critique qui la traite comme un monument de la civilisation | « parole de Dieu » ou que la critique qui la traite comme un monument de la civilisation | ||
hébraïque. Car nous manions les choses selon notre bon plaisir et notre caprice | hébraïque. Car nous manions les choses selon notre bon plaisir et notre caprice; nous en usons comme il nous plaît, ou, plus exactement, comme nous pouvons. D'où | ||
; nous en usons comme il nous plaît, ou, plus exactement, comme nous pouvons. D'où | |||
vient que les prêtres jettent de hauts cris lorsqu'ils voient Hegel et les théologiens | vient que les prêtres jettent de hauts cris lorsqu'ils voient Hegel et les théologiens | ||
spéculatifs extraire de la Bible des pensées spéculatives ? De ce qu'eux-mêmes | spéculatifs extraire de la Bible des pensées spéculatives ? De ce qu'eux-mêmes | ||
traitent ces textes à leur guise et « en font un usage arbitraire ». | traitent ces textes à leur guise et « en font un usage arbitraire ». | ||
Rien ne plaît tant au philosophe que de dénicher en tout une « Idée », et rien ne va | Rien ne plaît tant au philosophe que de dénicher en tout une « Idée », et rien ne va | ||
au dévot comme de mettre tout en oeuvre (la vénération de la Bible, par exemple) | au dévot comme de mettre tout en oeuvre (la vénération de la Bible, par exemple) | ||
Ligne 520 : | Ligne 567 : | ||
qu'elle nous juge à sa façon, c'est-à-dire dignes du bûcher ou d'un autre châtiment — | qu'elle nous juge à sa façon, c'est-à-dire dignes du bûcher ou d'un autre châtiment — | ||
de la censure, par exemple ? | de la censure, par exemple ? | ||
Ce qu'un homme est, les choses le sont à ses yeux, « le monde te voit du même | Ce qu'un homme est, les choses le sont à ses yeux, « le monde te voit du même | ||
oeil dont tu le contemples ». D'où, immédiatement, ce sage conseil : tu ne dois le | oeil dont tu le contemples ». D'où, immédiatement, ce sage conseil : tu ne dois le | ||
Ligne 534 : | Ligne 582 : | ||
il en résultera pour moi une connaissance et une critique profondes — d'après mes | il en résultera pour moi une connaissance et une critique profondes — d'après mes | ||
forces. | forces. | ||
Je choisis ce qui répond à mes intentions et par le fait même que je choisis, je | Je choisis ce qui répond à mes intentions et par le fait même que je choisis, je | ||
prouve mon — arbitraire. | prouve mon — arbitraire. | ||
De ceci naît cette considération que tout jugement que je porte sur un objet est | De ceci naît cette considération que tout jugement que je porte sur un objet est | ||
l'oeuvre, la création de ma volonté ; je suis par là de nouveau averti de ne pas me | l'oeuvre, la création de ma volonté ; je suis par là de nouveau averti de ne pas me | ||
Ligne 545 : | Ligne 595 : | ||
Jésus-Christ, la Trinité, la Moralité, le Bien, etc.. sont de ces créatures dont je ne dois | Jésus-Christ, la Trinité, la Moralité, le Bien, etc.. sont de ces créatures dont je ne dois | ||
pas seulement me permettre de dire qu'elles sont des vérités, mais dont je dois me | pas seulement me permettre de dire qu'elles sont des vérités, mais dont je dois me | ||
permettre tout aussi bien de dire que ce sont des illusions. Si j'ai, à un moment donné, | permettre tout aussi bien de dire que ce sont des illusions. Si j'ai, à un moment donné, | ||
voulu et décrété leur existence, il faut de même que je puisse, à un autre moment, | voulu et décrété leur existence, il faut de même que je puisse, à un autre moment, | ||
Ligne 555 : | Ligne 604 : | ||
« vérités éternelles », un « sacro-saint » en un mot, et de dépouiller chacun de ce qui | « vérités éternelles », un « sacro-saint » en un mot, et de dépouiller chacun de ce qui | ||
est à lui. | est à lui. | ||
L’objet fait de nous des possédés : cette influence, il l'exerce aussi bien lorsqu'il | L’objet fait de nous des possédés : cette influence, il l'exerce aussi bien lorsqu'il | ||
se présente à nous sous une forme sacrée que sous une forme non sacrée, et comme | se présente à nous sous une forme sacrée que sous une forme non sacrée, et comme | ||
Ligne 561 : | Ligne 611 : | ||
ciel doivent être mis sur la même ligne. Alors que les propagateurs de la lumière | ciel doivent être mis sur la même ligne. Alors que les propagateurs de la lumière | ||
voulaient gagner les gens au monde sensible. Lavater prêchait l'appétit de l'invisible. | voulaient gagner les gens au monde sensible. Lavater prêchait l'appétit de l'invisible. | ||
Les uns veulent émouvoir et les autres mouvoir. | Les uns veulent émouvoir et les autres mouvoir. | ||
Chacun se fait des objets une idée particulière. Dieu, Jésus-Christ, le monde, etc., | Chacun se fait des objets une idée particulière. Dieu, Jésus-Christ, le monde, etc., | ||
ont été et seront conçus des façons les plus diverses. Chacun est en cela « hétérodoxe | ont été et seront conçus des façons les plus diverses. Chacun est en cela « hétérodoxe | ||
Ligne 573 : | Ligne 625 : | ||
n'est, rien qu'une illusion »? Pourquoi me flétrit-on quand je suis un « négateur de | n'est, rien qu'une illusion »? Pourquoi me flétrit-on quand je suis un « négateur de | ||
Dieu »? Parce qu'on met la créature au-dessus du créateur (« Ils honorent et servent | Dieu »? Parce qu'on met la créature au-dessus du créateur (« Ils honorent et servent | ||
plus la créature que le créateur | plus la créature que le créateur <ref>Épître aux Romains, I, 25.</ref>»)et qu'on a besoin qu'un objet règne pour que le | ||
sujet serve humblement. Je dois me courber sous l'Absolu, c'est mon devoir. | sujet serve humblement. Je dois me courber sous l'Absolu, c'est mon devoir. | ||
Par le royaume de « royaume des pensées », le Christianisme s'est complété ; la | Par le royaume de « royaume des pensées », le Christianisme s'est complété ; la | ||
pensée est cette intériorité dans laquelle s'éteignent toutes les lumières du monde, où | pensée est cette intériorité dans laquelle s'éteignent toutes les lumières du monde, où | ||
Ligne 590 : | Ligne 643 : | ||
foi dans la « Vérité sainte » et n'est qu'une machine merveilleuse que l'esprit de Vérité | foi dans la « Vérité sainte » et n'est qu'une machine merveilleuse que l'esprit de Vérité | ||
remonte pour son service. | remonte pour son service. | ||
La pensée libre et la science libre m'occupent — (car ce n'est pas moi qui suis | La pensée libre et la science libre m'occupent — (car ce n'est pas moi qui suis | ||
libre et qui m'occupe, mais la pensée) — du ciel et du céleste ou « divin », c'est-àdire, | libre et qui m'occupe, mais la pensée) — du ciel et du céleste ou « divin », c'est-àdire, | ||
Ligne 608 : | Ligne 660 : | ||
mongol. Chaman et philosophe luttent, contre des revenants, des démons, des | mongol. Chaman et philosophe luttent, contre des revenants, des démons, des | ||
Esprits, des Dieux. | Esprits, des Dieux. | ||
Radicalement différente de la pensée libre est la pensée qui m'est propre, ma | Radicalement différente de la pensée libre est la pensée qui m'est propre, ma | ||
pensée qui ne me conduit pas mais que je conduis, que je tiens en laisse et que je | pensée qui ne me conduit pas mais que je conduis, que je tiens en laisse et que je | ||
Ligne 613 : | Ligne 666 : | ||
libre que la sensualité que j'ai en mon pouvoir, et que je satisfais s'il me plaît et | libre que la sensualité que j'ai en mon pouvoir, et que je satisfais s'il me plaît et | ||
comme il me plaît, diffère de la sensualité libre, débridée, à laquelle je succombe. | comme il me plaît, diffère de la sensualité libre, débridée, à laquelle je succombe. | ||
Feuerbach, dans ses Principes de la philosophie de l'avenir (Grundsätzen der | Feuerbach, dans ses Principes de la philosophie de l'avenir (Grundsätzen der | ||
Philosophie der Zukunft) en revient toujours à l'être. Il reste ainsi, malgré toute son | Philosophie der Zukunft) en revient toujours à l'être. Il reste ainsi, malgré toute son | ||
Ligne 628 : | Ligne 683 : | ||
invincible. Mais l'être ne trouve pas moins en Moi son vainqueur que la pensée : il | invincible. Mais l'être ne trouve pas moins en Moi son vainqueur que la pensée : il | ||
est mon « je suis » comme elle est mon « je pense ». | est mon « je suis » comme elle est mon « je pense ». | ||
Feuerbach, naturellement, n'aboutit qu'à démontrer cette thèse en soi triviale que | Feuerbach, naturellement, n'aboutit qu'à démontrer cette thèse en soi triviale que | ||
j'ai besoin des sens ou que je ne puis pas me passer complètement de ces organes. Il | j'ai besoin des sens ou que je ne puis pas me passer complètement de ces organes. Il | ||
Ligne 637 : | Ligne 693 : | ||
pas le système philosophique que, étant Hegel, j'y trouve, etc. J'aurais des sens | pas le système philosophique que, étant Hegel, j'y trouve, etc. J'aurais des sens | ||
comme le premier venu en a, mais je ne les emploierais pas comme je le fais. | comme le premier venu en a, mais je ne les emploierais pas comme je le fais. | ||
Feuerbach reproche à Hegel | Feuerbach reproche à Hegel <ref>Loc. cit., p. 47 sqq.</ref> d'abuser de la langue en détournant une foule de | ||
mots de l'acception naturelle que leur attribue la conscience : lui-même commet | mots de l'acception naturelle que leur attribue la conscience : lui-même commet | ||
pourtant la même faute lorsqu'il donne au mot « sensible » (sinnlich)un sens aussi | pourtant la même faute lorsqu'il donne au mot « sensible » (sinnlich)un sens aussi | ||
Ligne 656 : | Ligne 712 : | ||
qu'il suffit d'être sensible pour être tout, spirituel, intelligent, etc., qu'ils ne croient | qu'il suffit d'être sensible pour être tout, spirituel, intelligent, etc., qu'ils ne croient | ||
qu'on puisse vivre de « spirituel » seul, sans pain. | qu'on puisse vivre de « spirituel » seul, sans pain. | ||
L'être ne justifie rien. Le pensé est aussi bien que le non-pensé la pierre dans la | L'être ne justifie rien. Le pensé est aussi bien que le non-pensé la pierre dans la | ||
rue est, et ma représentation d'elle également ; la pierre et sa représentation occupent | rue est, et ma représentation d'elle également ; la pierre et sa représentation occupent | ||
simplement des espaces différents, l'une étant dans l’air et 1'autre dans ma tête, en | simplement des espaces différents, l'une étant dans l’air et 1'autre dans ma tête, en | ||
moi, car je suis espace comme la rue. | moi, car je suis espace comme la rue. | ||
Les Membres d'une corporation ou Privilégiés ne tolèrent aucune liberté de | Les Membres d'une corporation ou Privilégiés ne tolèrent aucune liberté de | ||
penser, c'est-à-dire aucune pensée qui ne vient pas du « dispensateur de tout bien », | penser, c'est-à-dire aucune pensée qui ne vient pas du « dispensateur de tout bien », | ||
Ligne 672 : | Ligne 730 : | ||
contre lesquelles, aucune liberté de pensée ne peut le protéger. Il a les pensées qui lui | contre lesquelles, aucune liberté de pensée ne peut le protéger. Il a les pensées qui lui | ||
viennent « d'en haut » et il s'en tient là. | viennent « d'en haut » et il s'en tient là. | ||
Il n'en est pas de même pour les Concessionnaires ou Patentés. Chacun doit. | Il n'en est pas de même pour les Concessionnaires ou Patentés. Chacun doit. | ||
selon eux, être libre d'avoir et de se faire les pensées qu'il veut. S'il a la patente, la | selon eux, être libre d'avoir et de se faire les pensées qu'il veut. S'il a la patente, la | ||
Ligne 681 : | Ligne 740 : | ||
qu'on doit « montrer de la tolérance pour les opinions des autres », etc. | qu'on doit « montrer de la tolérance pour les opinions des autres », etc. | ||
Mais « vos pensées ne sont pas mes pensées et vos chemins ne sont pas mes | Mais « vos pensées ne sont pas mes pensées et vos chemins ne sont pas mes | ||
chemins » — ou plutôt c’est le contraire que je veux dire : vos pensées sont mes | chemins » — ou plutôt c’est le contraire que je veux dire : vos pensées sont mes pensées, dont je fais ce que je veux et que je puis renverser impitoyablement : elles sont | ||
ma propriété, que j'anéantis si cela me plaît. Je n'attends pas votre autorisation pour | ma propriété, que j'anéantis si cela me plaît. Je n'attends pas votre autorisation pour | ||
souffler en l'air ou crever les bulles de vos pensées. Peu me chaut que vous aussi | souffler en l'air ou crever les bulles de vos pensées. Peu me chaut que vous aussi | ||
Ligne 693 : | Ligne 749 : | ||
saisir une pour pouvoir s'en prévaloir ensuite contre moi comme de sa propriété ? | saisir une pour pouvoir s'en prévaloir ensuite contre moi comme de sa propriété ? | ||
Tout ce qui vole est — à moi. | Tout ce qui vole est — à moi. | ||
Croyez-vous avoir vos pensées pour vous et n'avoir à en répondre devant personne, | Croyez-vous avoir vos pensées pour vous et n'avoir à en répondre devant personne, | ||
ou. comme vous dites, n'avoir à en rendre compte qu'à Dieu ? Il n'en est rien ; | ou. comme vous dites, n'avoir à en rendre compte qu'à Dieu ? Il n'en est rien ; | ||
vos pensées, grandes et petites, m'appartiennent et j'en use selon mon bon plaisir. | vos pensées, grandes et petites, m'appartiennent et j'en use selon mon bon plaisir. | ||
La pensée ne m'est propre que du moment que je ne me fais jamais aucun scrupule | La pensée ne m'est propre que du moment que je ne me fais jamais aucun scrupule | ||
de la mettre en danger de mort et que je n'ai pas à redouter sa perte comme une | de la mettre en danger de mort et que je n'ai pas à redouter sa perte comme une | ||
Ligne 701 : | Ligne 759 : | ||
qui l'assujettis et que jamais elle ne peut me courber sous son joug, me fanatiser et | qui l'assujettis et que jamais elle ne peut me courber sous son joug, me fanatiser et | ||
faire de moi l'instrument de sa réalisation. | faire de moi l'instrument de sa réalisation. | ||
La liberté de penser existe dès que je puis avoir toutes les pensées possibles ; mais | La liberté de penser existe dès que je puis avoir toutes les pensées possibles ; mais | ||
les pensées ne deviennent ma propriété qu'en perdant le pouvoir de devenir mes | les pensées ne deviennent ma propriété qu'en perdant le pouvoir de devenir mes | ||
Ligne 706 : | Ligne 765 : | ||
si je parviens à faire de ces dernières ma propriété, elles se conduisent comme mes | si je parviens à faire de ces dernières ma propriété, elles se conduisent comme mes | ||
créatures. | créatures. | ||
Si la Hiérarchie n'était pas aussi profondément enracinée dans le coeur de l'homme, | Si la Hiérarchie n'était pas aussi profondément enracinée dans le coeur de l'homme, | ||
au point de lui enlever tout courage de poursuivre des pensées libres, c’est-à-dire | au point de lui enlever tout courage de poursuivre des pensées libres, c’est-à-dire | ||
peut-être déplaisantes à Dieu, « liberté de penser » serait une expression aussi vide de | peut-être déplaisantes à Dieu, « liberté de penser » serait une expression aussi vide de | ||
sens que, par exemple, « liberté de digérer ». | sens que, par exemple, « liberté de digérer ». | ||
Les gens appartenant à une confession sont d'avis que la pensée m'est donnée ; | Les gens appartenant à une confession sont d'avis que la pensée m'est donnée ; | ||
d'après les libres penseurs, je cherche la pensée. Pour les premiers, la vérité est déjà | d'après les libres penseurs, je cherche la pensée. Pour les premiers, la vérité est déjà | ||
Ligne 715 : | Ligne 776 : | ||
grâce de me l'accorder ; pour les seconds, la vérité est à chercher, elle est un but placé | grâce de me l'accorder ; pour les seconds, la vérité est à chercher, elle est un but placé | ||
dans l'avenir et vers lequel je dois tendre. | dans l'avenir et vers lequel je dois tendre. | ||
Pour les uns comme pour les autres, la vérité (la pensée vraie) est en dehors de | Pour les uns comme pour les autres, la vérité (la pensée vraie) est en dehors de | ||
moi et je m'efforce de l'obtenir soit comme un présent (la grâce), soit comme un gain | moi et je m'efforce de l'obtenir soit comme un présent (la grâce), soit comme un gain | ||
Ligne 720 : | Ligne 782 : | ||
est patent à tous ; ni la Bible, ni le Saint-Père, ni l'Église ne sont en possession de la | est patent à tous ; ni la Bible, ni le Saint-Père, ni l'Église ne sont en possession de la | ||
vérité, mais on peut spéculer sur sa possession. | vérité, mais on peut spéculer sur sa possession. | ||
Tous deux, comme on le voit, sont sans propriété en fait de vérité. Ils ne peuvent | Tous deux, comme on le voit, sont sans propriété en fait de vérité. Ils ne peuvent | ||
la détenir qu'à titre de fief (car le « Saint-Père », par exemple, n'est pas un individu ; | la détenir qu'à titre de fief (car le « Saint-Père », par exemple, n'est pas un individu ; | ||
Ligne 726 : | Ligne 789 : | ||
Père », c'est-à-dire comme Esprit) — ou l'avoir pour idéal. Si elle est un fief, elle est | Père », c'est-à-dire comme Esprit) — ou l'avoir pour idéal. Si elle est un fief, elle est | ||
réservée au petit nombre (privilégiés); si elle est un idéal, elle est pour tous (patentés). | réservée au petit nombre (privilégiés); si elle est un idéal, elle est pour tous (patentés). | ||
La liberté de penser a donc le sens que voici : nous errons tous dans l'obscurité sur | La liberté de penser a donc le sens que voici : nous errons tous dans l'obscurité sur | ||
les routes de l'erreur, mais chacun peut par ces voies se rapprocher de la vérité, et est | les routes de l'erreur, mais chacun peut par ces voies se rapprocher de la vérité, et est | ||
Ligne 732 : | Ligne 795 : | ||
Liberté de penser implique, par conséquent, que la vérité de la pensée ne m'est pas | Liberté de penser implique, par conséquent, que la vérité de la pensée ne m'est pas | ||
propre, car si elle l'était, comment voudrait-on m'en exclure ? | propre, car si elle l'était, comment voudrait-on m'en exclure ? | ||
Le penser est devenu tout à fait libre et a codifié une foule de vérités auxquelles je | Le penser est devenu tout à fait libre et a codifié une foule de vérités auxquelles je | ||
dois me soumettre. Il cherche à se compléter par un système et à s'élever à la hauteur | dois me soumettre. Il cherche à se compléter par un système et à s'élever à la hauteur | ||
Ligne 737 : | Ligne 801 : | ||
qu'il ait instauré l’ « État-raison », et dans l'homme (l'anthropologie), jusqu'à ce qu'il | qu'il ait instauré l’ « État-raison », et dans l'homme (l'anthropologie), jusqu'à ce qu'il | ||
ait « découvert l'Homme ». | ait « découvert l'Homme ». | ||
Celui qui pense ne diffère de celui qui croit qu'en ce qu'il croit beaucoup plus que | Celui qui pense ne diffère de celui qui croit qu'en ce qu'il croit beaucoup plus que | ||
ce dernier, qui, lui, pense en revanche beaucoup moins à sa foi (articles de foi). Celui | ce dernier, qui, lui, pense en revanche beaucoup moins à sa foi (articles de foi). Celui | ||
Ligne 742 : | Ligne 807 : | ||
met de la liaison entre eux et prend cette liaison pour mesure de leur valeur. Si l'un ou | met de la liaison entre eux et prend cette liaison pour mesure de leur valeur. Si l'un ou | ||
l'autre ne fait pas son affaire, il le met au rebut. | l'autre ne fait pas son affaire, il le met au rebut. | ||
Les aphorismes chers aux penseurs font exactement le pendant de ceux qu'affectionnent | Les aphorismes chers aux penseurs font exactement le pendant de ceux qu'affectionnent | ||
les croyants ; au lieu de : « Si cela vient de Dieu, vous ne le détruirez pas, ils | les croyants ; au lieu de : « Si cela vient de Dieu, vous ne le détruirez pas, ils | ||
Ligne 747 : | Ligne 813 : | ||
Dieu » — « Rendez hommage à la Vérité ». Mais peu m'importe qui de Dieu ou de la | Dieu » — « Rendez hommage à la Vérité ». Mais peu m'importe qui de Dieu ou de la | ||
Vérité est vainqueur ; ce que je veux, c'est vaincre, Moi. | Vérité est vainqueur ; ce que je veux, c'est vaincre, Moi. | ||
Comment peut-on imaginer une « liberté illimitée » dans l'État ou dans la | Comment peut-on imaginer une « liberté illimitée » dans l'État ou dans la | ||
Société ? L'État peut bien protéger l'un contre l'autre, mais il ne peut se laisser mettre | Société ? L'État peut bien protéger l'un contre l'autre, mais il ne peut se laisser mettre | ||
Ligne 759 : | Ligne 826 : | ||
limites convenables, l'État fixe son but à la liberté de penser, car les gens, c'est la | limites convenables, l'État fixe son but à la liberté de penser, car les gens, c'est la | ||
règle, ne pensent pas plus loin que leurs maîtres n'ont pensé. | règle, ne pensent pas plus loin que leurs maîtres n'ont pensé. | ||
Écouter ce que dit le ministre Guizot | |||
Écouter ce que dit le ministre Guizot <ref>Chambre des Pairs, 25 avril 1844.</ref>: « La grande difficulté de notre temps, | |||
c'est la direction, le gouvernement des esprits...; vous le savez bien, et le clergé luimême | c'est la direction, le gouvernement des esprits...; vous le savez bien, et le clergé luimême | ||
le sait bien, ce grand corps spirituel ne peut suffire aujourd'hui à une telle | le sait bien, ce grand corps spirituel ne peut suffire aujourd'hui à une telle | ||
Ligne 767 : | Ligne 835 : | ||
du roi, d'y veiller sans cesse... La Charte veut la libert. de la pensée et la liberté de | du roi, d'y veiller sans cesse... La Charte veut la libert. de la pensée et la liberté de | ||
conscience. » | conscience. » | ||
Le Catholicisme appelle le candidat au forum de l'Église, et le Protestantisme à | Le Catholicisme appelle le candidat au forum de l'Église, et le Protestantisme à | ||
celui du Christianisme biblique. Le progrès réalisé serait encore assez mince si on le | celui du Christianisme biblique. Le progrès réalisé serait encore assez mince si on le | ||
citait devant le tribunal de la Raison, comme le veut par exemple A. Ruge | citait devant le tribunal de la Raison, comme le veut par exemple A. Ruge <ref>Anekdota, I, 120.</ref>: que | ||
l'autorité sacrée soit l'Église, la Bible ou la Raison (à laquelle en appelaient d'ailleurs | l'autorité sacrée soit l'Église, la Bible ou la Raison (à laquelle en appelaient d'ailleurs | ||
déjà Luther et Huss), cela ne fait aucune différence essentielle. | déjà Luther et Huss), cela ne fait aucune différence essentielle. | ||
La « question de notre temps » ne sera pas soluble tant qu'on la posera ainsi : La | La « question de notre temps » ne sera pas soluble tant qu'on la posera ainsi : La | ||
légitimité a-t-elle sa source dans une généralité quelle qu'elle soit ou dans le seul | légitimité a-t-elle sa source dans une généralité quelle qu'elle soit ou dans le seul | ||
Ligne 781 : | Ligne 848 : | ||
s'inquiète plus d'une « autorisation » et qu'on ne fait plus simplement la guerre aux | s'inquiète plus d'une « autorisation » et qu'on ne fait plus simplement la guerre aux | ||
« privilèges ». | « privilèges ». | ||
Une liberté d'enseignement « raisonnable », qui « ne reconnaît que la conscience | Une liberté d'enseignement « raisonnable », qui « ne reconnaît que la conscience | ||
de la raison | de la raison <ref>Ibid., I, 127.</ref> », ne nous mène pas au but ; nous avons bien plus besoin d'une liberté | ||
d'enseigner égoïste, se pliant à toute individualité, par laquelle je puisse me rendre | d'enseigner égoïste, se pliant à toute individualité, par laquelle je puisse me rendre | ||
compréhensible et m'exposer sans que rien m'en empêche. Que je me fasse intelligible, | compréhensible et m'exposer sans que rien m'en empêche. Que je me fasse intelligible, | ||
Ligne 788 : | Ligne 856 : | ||
et si je me comprends ainsi moi-même, les autres jouiront de moi comme j'en | et si je me comprends ainsi moi-même, les autres jouiront de moi comme j'en | ||
jouis et me consommeront comme je me consomme. | jouis et me consommeront comme je me consomme. | ||
Que gagnerait-on à voir aujourd'hui le moi raisonnable libre comme le fut autrefois | Que gagnerait-on à voir aujourd'hui le moi raisonnable libre comme le fut autrefois | ||
le moi croyant, légal, moral, etc. Cette liberté est-elle ma liberté ? | le moi croyant, légal, moral, etc. Cette liberté est-elle ma liberté ? | ||
Si je ne suis libre qu'en tant que « moi raisonnable », c'est le raisonnable ou la | Si je ne suis libre qu'en tant que « moi raisonnable », c'est le raisonnable ou la | ||
raison qui est libre en moi, et cette liberté de la raison ou liberté de la pensée a depuis | raison qui est libre en moi, et cette liberté de la raison ou liberté de la pensée a depuis | ||
Ligne 801 : | Ligne 871 : | ||
jouir de la pensée, je veux être plein de pensées et cependant affranchi des pensées ; | jouir de la pensée, je veux être plein de pensées et cependant affranchi des pensées ; | ||
je me veux libre de pensées au lieu de libre de penser. | je me veux libre de pensées au lieu de libre de penser. | ||
Pour me faire comprendre et pour communiquer avec les autres, je ne puis faire | Pour me faire comprendre et pour communiquer avec les autres, je ne puis faire | ||
usage que de moyens humains, moyens dont je dispose parce que comme eux je suis | usage que de moyens humains, moyens dont je dispose parce que comme eux je suis | ||
Ligne 808 : | Ligne 879 : | ||
hommes, ce trésor de la pensée humaine. La langue, ou « le mot », exerce sur nous la | hommes, ce trésor de la pensée humaine. La langue, ou « le mot », exerce sur nous la | ||
plus affreuse tyrannie parce qu'elle conduit contre nous toute une armée d'idées fixes. | plus affreuse tyrannie parce qu'elle conduit contre nous toute une armée d'idées fixes. | ||
Examine-toi au moment précis où tu réfléchis et tu t'apercevras que tu ne peux | Examine-toi au moment précis où tu réfléchis et tu t'apercevras que tu ne peux | ||
avancer que si tu es à chaque instant sans pensée et sans parole. Ce n'est pas seulement | avancer que si tu es à chaque instant sans pensée et sans parole. Ce n'est pas seulement | ||
Ligne 815 : | Ligne 887 : | ||
vis-à-vis du penser, que tu es à toi. C'est seulement grâce à elle que tu arriveras à user | vis-à-vis du penser, que tu es à toi. C'est seulement grâce à elle que tu arriveras à user | ||
du langage comme de ta propriété. | du langage comme de ta propriété. | ||
Si le penser n'est pas mon penser, il n'est que le dévidement d'un écheveau de | Si le penser n'est pas mon penser, il n'est que le dévidement d'un écheveau de | ||
pensées, c'est une besogne d'esclave, d' « esclave des mots ». Le commencement de | pensées, c'est une besogne d'esclave, d' « esclave des mots ». Le commencement de | ||
Ligne 825 : | Ligne 896 : | ||
(par exemple, l'être). Quand on tient le bout de cette abstraction ou de cette pensée | (par exemple, l'être). Quand on tient le bout de cette abstraction ou de cette pensée | ||
initiale, il ne reste plus qu'à tirer sur le fil pour que tout l'écheveau se dévide. | initiale, il ne reste plus qu'à tirer sur le fil pour que tout l'écheveau se dévide. | ||
Le penser absolu est le fait de l'esprit humain, et celui-ci est un Esprit saint. Aussi | Le penser absolu est le fait de l'esprit humain, et celui-ci est un Esprit saint. Aussi | ||
ce penser est-il le fait des prêtres ; eux seuls en ont l' « intelligence » et ont le sens des | ce penser est-il le fait des prêtres ; eux seuls en ont l' « intelligence » et ont le sens des | ||
« intérêts suprêmes de l'humanité », de l' « Esprit ». | « intérêts suprêmes de l'humanité », de l' « Esprit ». | ||
Les vérités sont pour le croyant une chose accomplie, un fait ; pour le libre penseur, | Les vérités sont pour le croyant une chose accomplie, un fait ; pour le libre penseur, | ||
elles sont une chose qui doit encore être décidée. Quelque débarrassé de toute | elles sont une chose qui doit encore être décidée. Quelque débarrassé de toute | ||
Ligne 834 : | Ligne 907 : | ||
Esprit. Mais tout penser qui ne pèche pas contre le Saint-Esprit n'est qu'une foi aux | Esprit. Mais tout penser qui ne pèche pas contre le Saint-Esprit n'est qu'une foi aux | ||
esprits et aux fantômes. | esprits et aux fantômes. | ||
Je ne puis pas plus me défaire de la pensée que de la sensation, ni de l'activité de | Je ne puis pas plus me défaire de la pensée que de la sensation, ni de l'activité de | ||
l'esprit que de l'activité des sens. De même que le sentir est notre vision des choses, le | l'esprit que de l'activité des sens. De même que le sentir est notre vision des choses, le | ||
Ligne 843 : | Ligne 917 : | ||
leur supériorité et leur force. Les hommes à convictions sont des prêtres qui résistent | leur supériorité et leur force. Les hommes à convictions sont des prêtres qui résistent | ||
aux pièges de Satan. | aux pièges de Satan. | ||
Le Christianisme n'a enlevé aux choses de ce monde que leur irrésistibilité et nous | Le Christianisme n'a enlevé aux choses de ce monde que leur irrésistibilité et nous | ||
a laissés sous leur dépendance. Je fais de même à l'égard des vérités et de leur puissance, | a laissés sous leur dépendance. Je fais de même à l'égard des vérités et de leur puissance, | ||
Ligne 857 : | Ligne 932 : | ||
moyen des richesses du monde, mais par leurs pensées. par le « resplendissement de | moyen des richesses du monde, mais par leurs pensées. par le « resplendissement de | ||
l'idée ». | l'idée ». | ||
Après les biens du monde, tous les biens sacrés doivent aussi être dépréciés. | Après les biens du monde, tous les biens sacrés doivent aussi être dépréciés. | ||
Les vérités sont des phrases, des expressions, des mots [en Grec dans le texte]; | Les vérités sont des phrases, des expressions, des mots [en Grec dans le texte]; | ||
reliés les uns aux autres, enfilés bout à bout et rangés en lignes, ces mots forment la | reliés les uns aux autres, enfilés bout à bout et rangés en lignes, ces mots forment la | ||
logique, la science, la philosophie. | logique, la science, la philosophie. | ||
J'emploie les vérités et les mots pour penser et pour parler comme j'emploie les | J'emploie les vérités et les mots pour penser et pour parler comme j'emploie les | ||
aliments pour manger ; sans elles et sans eux je ne puis ni penser, ni parler, ni manger. | aliments pour manger ; sans elles et sans eux je ne puis ni penser, ni parler, ni manger. | ||
Ligne 870 : | Ligne 947 : | ||
quoique mes propres créatures, elles s'éloignent de moi aussitôt après l'acte de | quoique mes propres créatures, elles s'éloignent de moi aussitôt après l'acte de | ||
création. | création. | ||
L'homme chrétien est celui qui a foi dans la pensée, celui qui croit à la souveraineté | L'homme chrétien est celui qui a foi dans la pensée, celui qui croit à la souveraineté | ||
des pensées et veut faire régner certaines pensées qu'il appelle « principes ». | des pensées et veut faire régner certaines pensées qu'il appelle « principes ». | ||
Ligne 880 : | Ligne 958 : | ||
vérité », toujours il fondera un culte, toujours il proclamera un Esprit appelé à | vérité », toujours il fondera un culte, toujours il proclamera un Esprit appelé à | ||
la souveraineté et établira une loi pour tous. | la souveraineté et établira une loi pour tous. | ||
Tant qu'il reste une seule vérité à laquelle l'homme doit vouer sa vie et ses forces | Tant qu'il reste une seule vérité à laquelle l'homme doit vouer sa vie et ses forces | ||
parce qu'il est homme, il est asservi à une règle, à une domination, à une loi, etc. : il | parce qu'il est homme, il est asservi à une règle, à une domination, à une loi, etc. : il | ||
reste serf. L'Homme, l'Humanité, la Liberté sont des vérités de ce genre. | reste serf. L'Homme, l'Humanité, la Liberté sont des vérités de ce genre. | ||
On peut dire au contraire : si tu veux continuer à t'occuper des pensées, il ne tient | On peut dire au contraire : si tu veux continuer à t'occuper des pensées, il ne tient | ||
qu'à toi ; sache seulement que si tu veux y parvenir à quelque chose de considérable, | qu'à toi ; sache seulement que si tu veux y parvenir à quelque chose de considérable, | ||
Ligne 889 : | Ligne 969 : | ||
t'occuper de pensées (idées, vérités); si pourtant tu le veux, tu feras bien de mettre à | t'occuper de pensées (idées, vérités); si pourtant tu le veux, tu feras bien de mettre à | ||
profit ce que les autres ont déjà dépensé de forces pour mouvoir ces pesants objets. | profit ce que les autres ont déjà dépensé de forces pour mouvoir ces pesants objets. | ||
Ainsi donc, celui qui veut penser s'impose par là même consciemment ou inconsciemment | Ainsi donc, celui qui veut penser s'impose par là même consciemment ou inconsciemment | ||
une tâche, mais cette tâche, rien ne l'oblige à l'accepter, car nul n'a le | une tâche, mais cette tâche, rien ne l'oblige à l'accepter, car nul n'a le | ||
Ligne 900 : | Ligne 981 : | ||
occuper comme d'un saint article de foi à la façon des théologiens ou des philosophes | occuper comme d'un saint article de foi à la façon des théologiens ou des philosophes | ||
: tu peux hardiment en détourner ton intérêt et lui donner congé. | : tu peux hardiment en détourner ton intérêt et lui donner congé. | ||
Les esprits prêtres traiteront assurément ce désintérêt de paresse d'esprit, d'irréflexion, | Les esprits prêtres traiteront assurément ce désintérêt de paresse d'esprit, d'irréflexion, | ||
d'apathie, etc. ; ne t'occupe pas de ces niaiseries. Rien, aucun « intérêt suprême | d'apathie, etc. ; ne t'occupe pas de ces niaiseries. Rien, aucun « intérêt suprême | ||
Ligne 908 : | Ligne 990 : | ||
en savent d'autant mieux ce qu'ils veulent, et ils se demandent de toutes leurs forces | en savent d'autant mieux ce qu'ils veulent, et ils se demandent de toutes leurs forces | ||
comment ils doivent s'y prendre pour y arriver. | comment ils doivent s'y prendre pour y arriver. | ||
Le penser ne peut pas plus cesser que le sentir. Mais la puissance des pensées et | Le penser ne peut pas plus cesser que le sentir. Mais la puissance des pensées et | ||
des idées, la domination des théories et des principes, l'empire de l'Esprit, en un mot | des idées, la domination des théories et des principes, l'empire de l'Esprit, en un mot | ||
Ligne 918 : | Ligne 1 000 : | ||
plus corrosive, celle qui ruine tous les principes admis, le fait en définitive encore au | plus corrosive, celle qui ruine tous les principes admis, le fait en définitive encore au | ||
nom d'un principe. | nom d'un principe. | ||
Chacun critique, mais le critérium diffère. On est à la recherche du « véritable » | Chacun critique, mais le critérium diffère. On est à la recherche du « véritable » | ||
critérium. Ce critérium est l’hypothèse première. Le critique part d'un axiome, d'une | critérium. Ce critérium est l’hypothèse première. Le critique part d'un axiome, d'une | ||
vérité, d'une croyance ; celle-ci n'est pas une création du critique, mais du dogmatique | vérité, d'une croyance ; celle-ci n'est pas une création du critique, mais du dogmatique; elle est ordinairement tout bonnement empruntée telle quelle à la culture du temps, | ||
; elle est ordinairement tout bonnement empruntée telle quelle à la culture du temps, | |||
ainsi, par exemple, la « liberté », l’ « humanité », etc. Ce n'est pas le critique qui a | ainsi, par exemple, la « liberté », l’ « humanité », etc. Ce n'est pas le critique qui a | ||
« découvert l'Homme », l' « Homme » a été solidement établi comme vérité par le | « découvert l'Homme », l' « Homme » a été solidement établi comme vérité par le | ||
dogmatique, et le critique, qui peut d'ailleurs être la même personne, croit à cette | dogmatique, et le critique, qui peut d'ailleurs être la même personne, croit à cette | ||
vérité, à cet article de foi. C'est dans cette foi, et possédé par cette foi, qu'il critique. | vérité, à cet article de foi. C'est dans cette foi, et possédé par cette foi, qu'il critique. | ||
Le secret de la critique est une « vérité »: tel est l'arcane de sa force. | Le secret de la critique est une « vérité »: tel est l'arcane de sa force. | ||
Je fais cependant une distinction entre la critique officieuse et la critique propre | Je fais cependant une distinction entre la critique officieuse et la critique propre | ||
ou égoïste. Si je critique en partant de l'hypothèse d'un Être suprême, ma critique sert | ou égoïste. Si je critique en partant de l'hypothèse d'un Être suprême, ma critique sert | ||
Ligne 937 : | Ligne 1 021 : | ||
partageront en fidèles et infidèles, etc.: si le critique croit à l'Homme, il commencera | partageront en fidèles et infidèles, etc.: si le critique croit à l'Homme, il commencera | ||
par tout ranger sous les deux rubriques Hommes et non-Hommes, etc. | par tout ranger sous les deux rubriques Hommes et non-Hommes, etc. | ||
La critique est jusqu'à présent restée une oeuvre d'amour, car nous l'avons de tout | La critique est jusqu'à présent restée une oeuvre d'amour, car nous l'avons de tout | ||
temps exercée pour l'amour de l'un ou l'autre être. Toute critique officieuse est un | temps exercée pour l'amour de l'un ou l'autre être. Toute critique officieuse est un | ||
produit de l'amour, une possession, et obéit au précepte du Nouveau Testament : | produit de l'amour, une possession, et obéit au précepte du Nouveau Testament : | ||
« Éprouvez toute chose et retenez ce qui est bon | « Éprouvez toute chose et retenez ce qui est bon <ref>1er épître aux Thessaloniciens, V, 21</ref>» Le « bon » est la pierre de | ||
touche, le critérium. Le bon, sous mille noms et mille formes différentes, est toujours | touche, le critérium. Le bon, sous mille noms et mille formes différentes, est toujours | ||
resté l'hypothèse, le point d'appui dogmatique de la critique, l'idée fixe. | resté l'hypothèse, le point d'appui dogmatique de la critique, l'idée fixe. | ||
Le critique présuppose ingénument la « vérité » en se mettant à l'oeuvre, et il la | Le critique présuppose ingénument la « vérité » en se mettant à l'oeuvre, et il la | ||
cherche, convaincu qu'elle est encore à trouver. Il veut découvrir la vérité, et il a | cherche, convaincu qu'elle est encore à trouver. Il veut découvrir la vérité, et il a | ||
justement pour éclairer ses recherches ce « bon » dont nous parlions tout à l'heure. | justement pour éclairer ses recherches ce « bon » dont nous parlions tout à l'heure. | ||
L'hypothèse, la supposition, n'est que le fait de poser une pensée, ou de penser une | L'hypothèse, la supposition, n'est que le fait de poser une pensée, ou de penser une | ||
certaine chose sous et avant toute autre ; partant de ce pensé, on pensera ensuite tout | certaine chose sous et avant toute autre ; partant de ce pensé, on pensera ensuite tout | ||
Ligne 952 : | Ligne 1 039 : | ||
le penser commençait réellement, au lieu d'être commencé, le penser serait un sujet, | le penser commençait réellement, au lieu d'être commencé, le penser serait un sujet, | ||
une personne douée d'activité propre comme la plante déjà en est une ; dans ce cas, on | une personne douée d'activité propre comme la plante déjà en est une ; dans ce cas, on | ||
ne pourrait évidemment pas nier que le penser doive commencer avec lui-même. | ne pourrait évidemment pas nier que le penser doive commencer avec lui-même. | ||
Mais c'est précisément cette personnification du penser qui est grosse d'innombrables | Mais c'est précisément cette personnification du penser qui est grosse d'innombrables | ||
Ligne 967 : | Ligne 1 052 : | ||
ne pourraient sortir que d'un dogme, c'est-à-dire d'une pensée, d'une idée fixe, d'une | ne pourraient sortir que d'un dogme, c'est-à-dire d'une pensée, d'une idée fixe, d'une | ||
hypothèse. | hypothèse. | ||
Cela nous ramène à ce que nous avons déjà dit précédemment, que le Christianisme | Cela nous ramène à ce que nous avons déjà dit précédemment, que le Christianisme | ||
consiste dans le développement d'un monde de pensées, ou qu'il est la véritable | consiste dans le développement d'un monde de pensées, ou qu'il est la véritable | ||
Ligne 972 : | Ligne 1 058 : | ||
j'ai appelée « officieuse », est de même et pour la même raison la « libre » Critique, | j'ai appelée « officieuse », est de même et pour la même raison la « libre » Critique, | ||
car elle n'est pas ma propriété. | car elle n'est pas ma propriété. | ||
Il en est autrement si ce qui est à toi ne devient pas un être pour soi, n'est pas | Il en est autrement si ce qui est à toi ne devient pas un être pour soi, n'est pas | ||
personnifié, ne devient pas un « esprit » indépendant de toi. Ton penser n'a pas pour | personnifié, ne devient pas un « esprit » indépendant de toi. Ton penser n'a pas pour | ||
Ligne 981 : | Ligne 1 068 : | ||
possesseur; elle prouve simplement que le penser n'est qu'une — propriété, c'est-àdire | possesseur; elle prouve simplement que le penser n'est qu'une — propriété, c'est-àdire | ||
qu'il n'existe ni « penser en soi » ni « esprit pensant ». | qu'il n'existe ni « penser en soi » ni « esprit pensant ». | ||
Ce renversement de la façon habituelle de considérer les choses pourrait sembler | Ce renversement de la façon habituelle de considérer les choses pourrait sembler | ||
une jonglerie avec des abstractions, si vaine que celles mêmes contre lesquelles elle | une jonglerie avec des abstractions, si vaine que celles mêmes contre lesquelles elle | ||
est dirigée ne risqueraient rien à se prêter à cet inoffensif changement ; mais les | est dirigée ne risqueraient rien à se prêter à cet inoffensif changement ; mais les | ||
conséquences pratiques qui en découlent sont graves. | conséquences pratiques qui en découlent sont graves. | ||
La conclusion que j'en tire, c'est que l'Homme n'est pas la mesure de tout, mais | La conclusion que j'en tire, c'est que l'Homme n'est pas la mesure de tout, mais | ||
que Je suis cette mesure. Le critique officieux a en vue un autre que lui, une idée qu'il | que Je suis cette mesure. Le critique officieux a en vue un autre que lui, une idée qu'il | ||
Ligne 992 : | Ligne 1 081 : | ||
m'amuse selon mon goût : suivant que cela me convient, je mâche la chose ou je me | m'amuse selon mon goût : suivant que cela me convient, je mâche la chose ou je me | ||
borne à en respirer le parfum. | borne à en respirer le parfum. | ||
On ne veut pas abandonner la « Vérité », mais la chercher. N'est-elle pas l' « être | On ne veut pas abandonner la « Vérité », mais la chercher. N'est-elle pas l' « être | ||
suprême | suprême <ref>En français dans le texte. (Note du Traducteur.)</ref>» ? Il ne resterait plus à la « vraie Critique » qu'à se jeter à l'eau, si elle | ||
venait à perdre la foi en la vérité. Et pourtant la vérité n'est qu'une — pensée ; mais | venait à perdre la foi en la vérité. Et pourtant la vérité n'est qu'une — pensée ; mais | ||
elle n'est pas une pensée tout court, elle est la pensée qui plane par-dessus toutes les | elle n'est pas une pensée tout court, elle est la pensée qui plane par-dessus toutes les | ||
pensées, elle est la pensée irrécusable, elle est la Pensée même, celle qui sanctifie | pensées, elle est la pensée irrécusable, elle est la Pensée même, celle qui sanctifie | ||
toutes les autres, la consécration des pensées, la Pensée « absolue », « sacrée ». La | toutes les autres, la consécration des pensées, la Pensée « absolue », « sacrée ». La | ||
vérité tient bon alors que tous les dieux s'en vont, car ce n'est que pour la servir et | vérité tient bon alors que tous les dieux s'en vont, car ce n'est que pour la servir et | ||
pour l'amour d'elle qu'on a renversé les dieux et finalement même Dieu. La « Vérité » | pour l'amour d'elle qu'on a renversé les dieux et finalement même Dieu. La « Vérité » | ||
Ligne 1 005 : | Ligne 1 093 : | ||
qu'elle est l'âme immortelle de ce monde périssable de dieux : elle est la divinité | qu'elle est l'âme immortelle de ce monde périssable de dieux : elle est la divinité | ||
même. | même. | ||
Je veux répondre à la question de Pilate : « Qu'est-ce que la Vérité ? » — La | Je veux répondre à la question de Pilate : « Qu'est-ce que la Vérité ? » — La | ||
vérité est la pensée libre, l'idée libre, l'esprit libre ; la vérité est ce qui est libre par | vérité est la pensée libre, l'idée libre, l'esprit libre ; la vérité est ce qui est libre par | ||
Ligne 1 021 : | Ligne 1 110 : | ||
vers ta puissance, mais vers un puissant que tu pusses adorer (« adorez le Seigneur | vers ta puissance, mais vers un puissant que tu pusses adorer (« adorez le Seigneur | ||
notre Dieu »). | notre Dieu »). | ||
La vérité, mon cher Pilate, est le — maître, et tous ceux qui cherchent la vérité | La vérité, mon cher Pilate, est le — maître, et tous ceux qui cherchent la vérité | ||
cherchent et glorifient le Seigneur. Où est-il, le Seigneur ? Où, sinon dans ta tête ? Il | cherchent et glorifient le Seigneur. Où est-il, le Seigneur ? Où, sinon dans ta tête ? Il | ||
Ligne 1 027 : | Ligne 1 117 : | ||
voulait faire l'invisible visible et donner un corps à l'esprit qui engendrèrent ce | voulait faire l'invisible visible et donner un corps à l'esprit qui engendrèrent ce | ||
fantôme et l'effroyable misère qu'est la terreur des spectres. | fantôme et l'effroyable misère qu'est la terreur des spectres. | ||
Tant que tu crois à la vérité, tu ne crois pas à toi, et tu es un — serf, un homme | Tant que tu crois à la vérité, tu ne crois pas à toi, et tu es un — serf, un homme | ||
religieux. Toi seul tu es la vérité, ou plutôt tu es plus que la vérité, car sans toi elle | religieux. Toi seul tu es la vérité, ou plutôt tu es plus que la vérité, car sans toi elle | ||
Ligne 1 042 : | Ligne 1 133 : | ||
abaissement est leur élévation. Leur vérité, c'est toi, c'est le néant que tu es pour elles | abaissement est leur élévation. Leur vérité, c'est toi, c'est le néant que tu es pour elles | ||
et dans lequel elles se dissolvent ; leur vérité est leur nullité. | et dans lequel elles se dissolvent ; leur vérité est leur nullité. | ||
Ce n'est que lorsqu'ils sont ma propriété que ces esprits, les vérités, parviennent au | Ce n'est que lorsqu'ils sont ma propriété que ces esprits, les vérités, parviennent au | ||
repos ; pour qu'ils soient réels, il faut que, leur existence misérable leur ayant été | repos ; pour qu'ils soient réels, il faut que, leur existence misérable leur ayant été | ||
Ligne 1 047 : | Ligne 1 139 : | ||
l'emporte, etc. Jamais la vérité n'a triomphé, elle a toujours été l’instrument de ma | l'emporte, etc. Jamais la vérité n'a triomphé, elle a toujours été l’instrument de ma | ||
victoire, comme le glaive (« le glaive de la vérité »). La vérité est une chose morte, | victoire, comme le glaive (« le glaive de la vérité »). La vérité est une chose morte, | ||
c'est une lettre, un mot, un matériel que je puis employer. Toute Vérité est pour ellemême | c'est une lettre, un mot, un matériel que je puis employer. Toute Vérité est pour ellemême | ||
un cadavre ; si elle vit, ce n'est que comme mon poumon vit, c'est-à-dire selon | un cadavre ; si elle vit, ce n'est que comme mon poumon vit, c'est-à-dire selon | ||
la mesure de ma propre vitalité. Les vérités sont comme le bon grain et l'ivraie : sontelles | la mesure de ma propre vitalité. Les vérités sont comme le bon grain et l'ivraie : sontelles | ||
bon grain, sont-elles ivraie ? Seul je puis en décider. | bon grain, sont-elles ivraie ? Seul je puis en décider. | ||
Les objets ne sont pour moi que les matériaux que je mets en oeuvre. Partout où je | Les objets ne sont pour moi que les matériaux que je mets en oeuvre. Partout où je | ||
touche, je saisis une vérité que je m'adapte. La vérité est à moi, et je n'ai nul besoin de | touche, je saisis une vérité que je m'adapte. La vérité est à moi, et je n'ai nul besoin de | ||
Ligne 1 062 : | Ligne 1 154 : | ||
Chrétien ait montré leur néant ; mais elle est vaine parce que sa valeur n'est pas en | Chrétien ait montré leur néant ; mais elle est vaine parce que sa valeur n'est pas en | ||
elle mais en moi. Pour elle, elle est sans valeur. La vérité est une — créature. | elle mais en moi. Pour elle, elle est sans valeur. La vérité est une — créature. | ||
Par votre activité, vous créez d'innombrables oeuvres : vous avez changé la figure | Par votre activité, vous créez d'innombrables oeuvres : vous avez changé la figure | ||
de la terre et édifié partout des monuments humains ; de même, grâce à votre pensée | de la terre et édifié partout des monuments humains ; de même, grâce à votre pensée | ||
Ligne 1 068 : | Ligne 1 161 : | ||
n'aiderai à les mettre en marche que pour mon usage ; vos vérités non plus je ne veux | n'aiderai à les mettre en marche que pour mon usage ; vos vérités non plus je ne veux | ||
que les employer, sans me laisser employer par elles et pour elles. | que les employer, sans me laisser employer par elles et pour elles. | ||
Toutes les vérités en dessous de Moi me sont les bienvenues ; de vérités au-dessus | Toutes les vérités en dessous de Moi me sont les bienvenues ; de vérités au-dessus | ||
de Moi, de vérités auxquelles je doive me plier, je n'en connais pas. Il n'y a pas de | de Moi, de vérités auxquelles je doive me plier, je n'en connais pas. Il n'y a pas de | ||
Ligne 1 073 : | Ligne 1 167 : | ||
l'essence de l'Homme ne sont au-dessus de Moi ! Oui, de Moi, cette « goutte dans la | l'essence de l'Homme ne sont au-dessus de Moi ! Oui, de Moi, cette « goutte dans la | ||
cuve », de cet être « infime »! | cuve », de cet être « infime »! | ||
Vous croyez être d'une audace extraordinaire quand vous affirmez hardiment qu'il | Vous croyez être d'une audace extraordinaire quand vous affirmez hardiment qu'il | ||
n'y a pas de « Vérité absolue », attendu, dites-vous, que chaque époque a sa vérité qui | n'y a pas de « Vérité absolue », attendu, dites-vous, que chaque époque a sa vérité qui | ||
Ligne 1 078 : | Ligne 1 173 : | ||
là même vous créez proprement une « vérité absolue », une vérité qui ne manque à | là même vous créez proprement une « vérité absolue », une vérité qui ne manque à | ||
aucune époque parce que chacune, quelle que soit sa vérité, en a une. | aucune époque parce que chacune, quelle que soit sa vérité, en a une. | ||
Suffit-il de dire qu'on a de tout temps pensé et qu'on a, par conséquent, eu des | Suffit-il de dire qu'on a de tout temps pensé et qu'on a, par conséquent, eu des | ||
pensées et des vérités, autres à chaque époque qu'à l'époque précédente ? Non, on doit | pensées et des vérités, autres à chaque époque qu'à l'époque précédente ? Non, on doit | ||
Ligne 1 088 : | Ligne 1 184 : | ||
dominé — possédé par une pensée. Le dernier-né de cette dynastie est « notre essence | dominé — possédé par une pensée. Le dernier-né de cette dynastie est « notre essence | ||
» ou l' « Homme ». | » ou l' « Homme ». | ||
Pour toute critique libre, le critérium était une pensée ; pour la critique propre, | Pour toute critique libre, le critérium était une pensée ; pour la critique propre, | ||
égoïste, le critérium, c'est Moi, Moi l'indicible et, par conséquent, l'impensable (car le | égoïste, le critérium, c'est Moi, Moi l'indicible et, par conséquent, l'impensable (car le | ||
pensé est toujours exprimable attendu que parole et pensée coïncident). Est vrai ce qui | pensé est toujours exprimable attendu que parole et pensée coïncident). Est vrai ce qui | ||
est mien ; est faux ce dont je suis la propriété ; vraie par exemple est l'association, | est mien ; est faux ce dont je suis la propriété ; vraie par exemple est l'association, | ||
faux sont l'État et la société <ref>La parenté étymologique qui unit en français les mots SOCIÉTÉ et ASSOCIATION et suppose | |||
l'une résultat de l'autre n'existe pas en allemand : Verein (association) exprime l'idée d'union, de | |||
logique d'une pensée, d'une idée, d'un Esprit ; la critique « propre » ne travaille qu'à | coopération volontaire et active, tandis que Gesellschaft (société) implique par sa racine Saal | ||
(salle) réunion passive ou, comme dirait Stirner, parcage en un même endroit ; voyez, pour | |||
l'anatomie de la société, mot de chose, p. 256. (Note du Traducteur.)</ref>. La « libre et vraie » critique travaille à la domination logique d'une pensée, d'une idée, d'un Esprit ; la critique « propre » ne travaille qu'à | |||
ma jouissance. En cela, elle se rapproche — et nous ne voudrions pas lui épargner | ma jouissance. En cela, elle se rapproche — et nous ne voudrions pas lui épargner | ||
cette « honte » — de la critique animale de l'instinct. Il en est de moi comme de | cette « honte » — de la critique animale de l'instinct. Il en est de moi comme de | ||
Ligne 1 101 : | Ligne 1 200 : | ||
dépasse toute formule. Ma critique n'est pas « libre », libre vis-à-vis de moi, et elle | dépasse toute formule. Ma critique n'est pas « libre », libre vis-à-vis de moi, et elle | ||
n'est pas une critique « officieuse », au service d'une idée ; elle m'est propre. | n'est pas une critique « officieuse », au service d'une idée ; elle m'est propre. | ||
La véritable critique ou critique humaine ne découvre dans ce qu'elle examine que | La véritable critique ou critique humaine ne découvre dans ce qu'elle examine que | ||
la convenance à et pour l'Homme, le véritable Homme ; par ta critique propre, tu | la convenance à et pour l'Homme, le véritable Homme ; par ta critique propre, tu | ||
vérifies si l'objet te convient. | vérifies si l'objet te convient. | ||
La Critique libre s'occupe d'idées ; aussi est-elle toujours théorétique. Quelle que | La Critique libre s'occupe d'idées ; aussi est-elle toujours théorétique. Quelle que | ||
soit sa rage contre les idées, elle ne s'en débarrasse pourtant pas. Elle se bat contre les | soit sa rage contre les idées, elle ne s'en débarrasse pourtant pas. Elle se bat contre les | ||
Ligne 1 109 : | Ligne 1 210 : | ||
auxquelles elle s'en prend ne disparaissent pas tout à fait : le souffle de l'aube ne les | auxquelles elle s'en prend ne disparaissent pas tout à fait : le souffle de l'aube ne les | ||
met pas en fuite. | met pas en fuite. | ||
Le critique peut, il est vrai, parvenir à l'ataraxie envers les Idées, mais il n'en sera | Le critique peut, il est vrai, parvenir à l'ataraxie envers les Idées, mais il n'en sera | ||
jamais quitte, c'est-à-dire qu'il ne comprendra jamais qu'il n'y a rien de supérieur à | jamais quitte, c'est-à-dire qu'il ne comprendra jamais qu'il n'y a rien de supérieur à | ||
Ligne 1 114 : | Ligne 1 216 : | ||
« vocation » de l'homme, à l' « humanité ». Si cette idée de l'humanité reste toujours | « vocation » de l'homme, à l' « humanité ». Si cette idée de l'humanité reste toujours | ||
irréalisée, c'est précisément parce qu'elle reste et doit rester « idées ». | irréalisée, c'est précisément parce qu'elle reste et doit rester « idées ». | ||
Mais si je conçois au contraire l'idée comme mon idée, alors elle se trouve par le | Mais si je conçois au contraire l'idée comme mon idée, alors elle se trouve par le | ||
fait même réalisée, attendu que je suis sa réalité : sa réalité vient de ce que c'est Moi, | fait même réalisée, attendu que je suis sa réalité : sa réalité vient de ce que c'est Moi, | ||
le corporel, qui l'ai. | le corporel, qui l'ai. | ||
On dit que c'est dans l'histoire universelle que se réalise l'idée de Liberté. Cette | On dit que c'est dans l'histoire universelle que se réalise l'idée de Liberté. Cette | ||
idée est au contraire réelle dès qu'un homme la pense, et elle est réelle dans la mesure | idée est au contraire réelle dès qu'un homme la pense, et elle est réelle dans la mesure | ||
Ligne 1 122 : | Ligne 1 226 : | ||
l'idée de Liberté qui se développe, mais ce sont les hommes qui se développent et qui, | l'idée de Liberté qui se développe, mais ce sont les hommes qui se développent et qui, | ||
en se développant, développent naturellement aussi leur penser. | en se développant, développent naturellement aussi leur penser. | ||
En résumé, le critique n'est pas encore propriétaire, parce qu'il combat encore | En résumé, le critique n'est pas encore propriétaire, parce qu'il combat encore | ||
dans les idées des étrangères puissantes, exactement comme le Chrétien n'est pas | dans les idées des étrangères puissantes, exactement comme le Chrétien n'est pas | ||
Ligne 1 131 : | Ligne 1 236 : | ||
La critique ne fait qu'abattre une idée par une autre, par exemple celle du privilège | La critique ne fait qu'abattre une idée par une autre, par exemple celle du privilège | ||
par celle de l'humanité, ou celle de l'égoïsme par celle du désintéressement. | par celle de l'humanité, ou celle de l'égoïsme par celle du désintéressement. | ||
En somme, c'est le commencement du Christianisme qui reparaît à sa fin dans la | En somme, c'est le commencement du Christianisme qui reparaît à sa fin dans la | ||
critique, car ici comme là l’ « égoïsme » est l'ennemi. Ce n'est Moi, l'unique, mais | critique, car ici comme là l’ « égoïsme » est l'ennemi. Ce n'est Moi, l'unique, mais | ||
Ligne 1 144 : | Ligne 1 244 : | ||
ne fait que s'universaliser, et le fanatisme se complète. Il faut bien qu'il vive et qu'il | ne fait que s'universaliser, et le fanatisme se complète. Il faut bien qu'il vive et qu'il | ||
exhale sa rage avant de disparaître. | exhale sa rage avant de disparaître. | ||
Que m'importe que ce que je pense et ce que je fais soit chrétien, que ce soit | Que m'importe que ce que je pense et ce que je fais soit chrétien, que ce soit | ||
humain on inhumain, libéral ou illibéral du moment que cela mène au but que je poursuis, | humain on inhumain, libéral ou illibéral du moment que cela mène au but que je poursuis, | ||
du moment que cela me satisfait, c'est bien. Accablez-le de tous les prédicats | du moment que cela me satisfait, c'est bien. Accablez-le de tous les prédicats | ||
qu'il vous plaira, je m'en moque. | qu'il vous plaira, je m'en moque. | ||
Il se peut que moi aussi je rompe avec les pensées que j'ai eues il n'y a qu'un instant, | Il se peut que moi aussi je rompe avec les pensées que j'ai eues il n'y a qu'un instant, | ||
et il se peut que je change brusquement ma façon d'agir; mais ce n'est point parce | et il se peut que je change brusquement ma façon d'agir; mais ce n'est point parce | ||
Ligne 1 157 : | Ligne 1 258 : | ||
ne me procurent plus une pleine jouissance, et que je doute de ma pensée de naguère | ne me procurent plus une pleine jouissance, et que je doute de ma pensée de naguère | ||
ou ne me plais plus à agir comme je le faisais. | ou ne me plais plus à agir comme je le faisais. | ||
De même que le monde, en devenant ma propriété, est devenu un matériel dont je | De même que le monde, en devenant ma propriété, est devenu un matériel dont je | ||
fais ce que je veux, l'esprit doit, en devenant ma propriété, redescendre à l'état de | fais ce que je veux, l'esprit doit, en devenant ma propriété, redescendre à l'état de | ||
Ligne 1 167 : | Ligne 1 269 : | ||
Comme les choses du monde sont devenues vaines, vaines doivent devenir les | Comme les choses du monde sont devenues vaines, vaines doivent devenir les | ||
pensées de l'esprit. | pensées de l'esprit. | ||
Aucune pensée n'est sacrée, car nulle pensée n'est une « dévotion »; aucun sentiment | Aucune pensée n'est sacrée, car nulle pensée n'est une « dévotion »; aucun sentiment | ||
n'est sacré (il n'y a point de sentiment sacré de l'amitié, de saint amour maternel, | n'est sacré (il n'y a point de sentiment sacré de l'amitié, de saint amour maternel, | ||
Ligne 1 172 : | Ligne 1 275 : | ||
ma propriété, propriété précaire que Moi-même je détruis comme c'est Moi qui la | ma propriété, propriété précaire que Moi-même je détruis comme c'est Moi qui la | ||
crée. | crée. | ||
Le Chrétien peut se voir dépouillé de toutes les choses ou objets, il peut perdre les | Le Chrétien peut se voir dépouillé de toutes les choses ou objets, il peut perdre les | ||
personnes les plus aimées, ces « objets » de son amour, sans pour cela désespérer de | personnes les plus aimées, ces « objets » de son amour, sans pour cela désespérer de | ||
Ligne 1 177 : | Ligne 1 281 : | ||
peut rejeter loin de lui toutes les pensées qui étaient chères à son esprit et embrasaient | peut rejeter loin de lui toutes les pensées qui étaient chères à son esprit et embrasaient | ||
son zèle, il en « regagnera mille fois autant », car lui, leur créateur, demeure. | son zèle, il en « regagnera mille fois autant », car lui, leur créateur, demeure. | ||
Inconsciemment et involontairement, nous tendons tous à l'individualité ; il serait | Inconsciemment et involontairement, nous tendons tous à l'individualité ; il serait | ||
difficile d'en trouver un seul parmi nous qui n'ait abandonné quelque sentiment sacré | difficile d'en trouver un seul parmi nous qui n'ait abandonné quelque sentiment sacré | ||
Ligne 1 190 : | Ligne 1 294 : | ||
un fanatique de l'idée d'Humanité quand j'ai assez longtemps combattu pour celle de | un fanatique de l'idée d'Humanité quand j'ai assez longtemps combattu pour celle de | ||
Christianisme. | Christianisme. | ||
Propriétaire des pensées, je protégerai sans doute ma propriété sous mon bouclier, | Propriétaire des pensées, je protégerai sans doute ma propriété sous mon bouclier, | ||
juste comme, propriétaire des choses, je ne laisse pas chacun y porter la main ; mais | juste comme, propriétaire des choses, je ne laisse pas chacun y porter la main ; mais | ||
Ligne 1 199 : | Ligne 1 304 : | ||
« sentiments sublimes », le « noble enthousiasme » et la « sainte croyance » suppose | « sentiments sublimes », le « noble enthousiasme » et la « sainte croyance » suppose | ||
que je suis le propriétaire du tout. | que je suis le propriétaire du tout. | ||
À la sentence chrétienne : « Nous sommes tous des pécheurs, j'oppose celle-ci : | À la sentence chrétienne : « Nous sommes tous des pécheurs, j'oppose celle-ci : | ||
Nous sommes tous parfaits ! Car nous sommes à chaque instant tout ce que nous | Nous sommes tous parfaits ! Car nous sommes à chaque instant tout ce que nous | ||
Ligne 1 217 : | Ligne 1 323 : | ||
n'auraient pas recousu une pièce neuve à un vieil habit. Mais ils ne pouvaient faire | n'auraient pas recousu une pièce neuve à un vieil habit. Mais ils ne pouvaient faire | ||
autrement, car ils considèrent comme leur devoir d'être « Hommes ». | autrement, car ils considèrent comme leur devoir d'être « Hommes ». | ||
Nous sommes tous parfaits, et il n'est pas sur toute la terre un seul homme qui soit | Nous sommes tous parfaits, et il n'est pas sur toute la terre un seul homme qui soit | ||
un pécheur ! Comme il y a des fous qui s'imaginent être Dieu le père, Dieu le fils ou | un pécheur ! Comme il y a des fous qui s'imaginent être Dieu le père, Dieu le fils ou | ||
Ligne 1 222 : | Ligne 1 329 : | ||
ne sont pas l'homme de la lune et eux ne sont pas des pécheurs. Leur péché est | ne sont pas l'homme de la lune et eux ne sont pas des pécheurs. Leur péché est | ||
chimérique. | chimérique. | ||
Mais, objecte-t-on insidieusement, leur démence ou leur possession est du moins | Mais, objecte-t-on insidieusement, leur démence ou leur possession est du moins | ||
leur péché ? Leur possession n'est que ce qu'ils ont pu produire et le résultat de leur | leur péché ? Leur possession n'est que ce qu'ils ont pu produire et le résultat de leur | ||
développement, tout comme la foi de Luther dans la Bible était tout ce qu'il avait pu | développement, tout comme la foi de Luther dans la Bible était tout ce qu'il avait pu | ||
produire. Son développement mène l'un dans une maison de santé et conduit l'autre au | produire. Son développement mène l'un dans une maison de santé et conduit l'autre au | ||
Panthéon ou au — Walhalla. | Panthéon ou au — Walhalla. | ||
Il n'y a ni pécheurs ni égoïsme pécheur ! | Il n'y a ni pécheurs ni égoïsme pécheur ! | ||
Laisse-moi donc en paix, avec ton « amour de l'Homme »! Glisse-toi, ô philanthrope, | Laisse-moi donc en paix, avec ton « amour de l'Homme »! Glisse-toi, ô philanthrope, | ||
par la porte entrebâillée des « cavernes du vice », attarde-toi dans la cohue de | par la porte entrebâillée des « cavernes du vice », attarde-toi dans la cohue de | ||
Ligne 1 240 : | Ligne 1 349 : | ||
que des hommes indignes d'amour ! Et d'où sortent-ils ? De ta philanthropie ! Tu t'es | que des hommes indignes d'amour ! Et d'où sortent-ils ? De ta philanthropie ! Tu t'es | ||
fourré en tête le pécheur, et de là vient que tu le trouves ou le supposes partout. | fourré en tête le pécheur, et de là vient que tu le trouves ou le supposes partout. | ||
N'appelle pas les hommes des pécheurs et ils n'en seront pas ; toi seul es le | N'appelle pas les hommes des pécheurs et ils n'en seront pas ; toi seul es le | ||
créateur des péchés ; c'est toi, qui t'imagines aimer les hommes, qui les jettes dans la | créateur des péchés ; c'est toi, qui t'imagines aimer les hommes, qui les jettes dans la | ||
Ligne 1 245 : | Ligne 1 355 : | ||
c'est toi qui les éclabousses de la bave de ta possession ; car tu n'aimes pas les hommes, | c'est toi qui les éclabousses de la bave de ta possession ; car tu n'aimes pas les hommes, | ||
mais l'Homme. Je te le dis : tu n'as jamais vu de pécheurs, tu n'en as que — rêvé. | mais l'Homme. Je te le dis : tu n'as jamais vu de pécheurs, tu n'en as que — rêvé. | ||
Je gaspille ma jouissance de moi, parce que je crois devoir servir un autre que | Je gaspille ma jouissance de moi, parce que je crois devoir servir un autre que | ||
moi, parce que je me crois des devoirs envers lui et me crois appelé au « sacrifice », | moi, parce que je me crois des devoirs envers lui et me crois appelé au « sacrifice », | ||
Ligne 1 251 : | Ligne 1 362 : | ||
sauf — et dans tous les cas — Moi. Et ainsi ce n'est pas seulement par l'être ou par | sauf — et dans tous les cas — Moi. Et ainsi ce n'est pas seulement par l'être ou par | ||
1'action, mais encore par la conscience, que je suis l' — Unique. | 1'action, mais encore par la conscience, que je suis l' — Unique. | ||
Il te revient plus que le divin, l’humain, etc.; il te revient ce qui est tien. | Il te revient plus que le divin, l’humain, etc.; il te revient ce qui est tien. | ||
Regarde-toi comme plus puissant que tout ce pour quoi on te fait passer, et tu | Regarde-toi comme plus puissant que tout ce pour quoi on te fait passer, et tu | ||
seras plus puissant ; regarde-toi comme plus, et tu seras plus. | seras plus puissant ; regarde-toi comme plus, et tu seras plus. | ||
Tu n'es pas simplement voué à tout le divin et autorisé à tout l’humain, mais tu es | Tu n'es pas simplement voué à tout le divin et autorisé à tout l’humain, mais tu es | ||
possesseur du tien, c'est-à-dire de tout ce que tu as la force de t'approprier. | possesseur du tien, c'est-à-dire de tout ce que tu as la force de t'approprier. | ||
On a toujours cru devoir me donner une destination extérieure à moi, et c'est ainsi | On a toujours cru devoir me donner une destination extérieure à moi, et c'est ainsi | ||
qu'on en vint finalement à m'exhorter à être humain et à agir humainement, parce que | qu'on en vint finalement à m'exhorter à être humain et à agir humainement, parce que | ||
Ligne 1 266 : | Ligne 1 381 : | ||
Homme que je me développe, et je ne développe pas l'Homme : c'est Moi qui Me | Homme que je me développe, et je ne développe pas l'Homme : c'est Moi qui Me | ||
développe. | développe. | ||
Tel est le sens de l'Unique. | Tel est le sens de l'Unique. | ||
</div> | |||
== Notes et références == | == Notes et références == |
modifications