Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 10 - la débâcle du libéralisme »

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En ayant des idées nettes sur cette question nous échapperons à de regrettables confusions. Examinons un cas extrême : en 1848, Herbert Spencer argumenta contre les « Comités de Santé Publique »<ref>''Social Statics'', p. 406 (éd. de 1866).</ref>. « Il est », dit-il, « de la compétence du gouvernement de réprimer les infractions. Si, par exemple, un homme contamine l'air que respire son voisin », il « porte atteinte aux droits de son voisin », et l'on peut demander à l'autorité de le traiter comme un contrevenant. Mais si l'Etat « s'interpose entre les charlatans et ceux qui leur accordent leur pratique, c'est une violation directe de la loi morale ». Il prétendait donc que si j'importune mon voisin en enfumant sa maison, je dois être puni, mais que si je cause la mort en lui faisant croire que je suis médecin, je n'ai rien à me reprocher, et la femme de ma victime n'a pas le droit de m'assassiner. Spencer croyait distinguer entre deux domaines, celui dans lequel l'Etat intervient, et celui où l'Etat n'intervient pas. Mais en fait, l'Etat intervient dans les deux cas. La seule différence est que dans le cas du mauvais voisin Spencer aurait voulu que la loi protégeât la victime, et dans le cas du charlatan qu'elle protégeât l'assassin.
En ayant des idées nettes sur cette question nous échapperons à de regrettables confusions. Examinons un cas extrême : en 1848, Herbert Spencer argumenta contre les « Comités de Santé Publique »<ref>''Social Statics'', p. 406 (éd. de 1866).</ref>. « Il est », dit-il, « de la compétence du gouvernement de réprimer les infractions. Si, par exemple, un homme contamine l'air que respire son voisin », il « porte atteinte aux droits de son voisin », et l'on peut demander à l'autorité de le traiter comme un contrevenant. Mais si l'Etat « s'interpose entre les charlatans et ceux qui leur accordent leur pratique, c'est une violation directe de la loi morale ». Il prétendait donc que si j'importune mon voisin en enfumant sa maison, je dois être puni, mais que si je cause la mort en lui faisant croire que je suis médecin, je n'ai rien à me reprocher, et la femme de ma victime n'a pas le droit de m'assassiner. Spencer croyait distinguer entre deux domaines, celui dans lequel l'Etat intervient, et celui où l'Etat n'intervient pas. Mais en fait, l'Etat intervient dans les deux cas. La seule différence est que dans le cas du mauvais voisin Spencer aurait voulu que la loi protégeât la victime, et dans le cas du charlatan qu'elle protégeât l'assassin.
Examinons maintenant un exemple de la façon dont la loi change en modifiant la balance des droits et des devoirs. Sous l'ancien droit coutumier anglais, un ouvrier blessé pouvait demander en justice des dommages-intérêts à son patron. Si sa blessure était due à la négligence d'un compagnon de travail, il avait également droit à des dommages-intérêts, la loi considérant le patron comme responsable des actes de son ouvrier. En vertu de ce système juridique, l'Etat était disposé à intervenir en faveur de l'ouvrier blessé et à récupérer pour son compte une indemnité de l'employeur. En 1837, ce système fut modifié par une sentence rendue par Lord Abinger<ref>Affaire Priestly contre Fowler (3 m. & W. I). Voir ''Encyclopedia of the Social Sciences'', à l'article sur la « responsabilité des employeurs », par Edward Berman. Vol. V, p. 515.</ref>. Désormais, le patron était déchargé de toute responsabilité lorsque la blessure était due à la négligence d'un autre ouvrier. Ainsi donc après 1837, l'Etat n'était plus disposé à aider l'ouvrier à toucher une indemnité de l'employeur. Cette solution était naturellement très agréable aux employeurs et l'était beaucoup moins à l'ouvrier. Toute ce qu'il pouvait faire désormais, c'était d'attaquer son camarade, sans grand espoir de toucher quoi que ce soit. Des années après, on fit de nouvelles lois pour accroître la responsabilité de l'employeur et améliorer les droits de l'ouvrier blessé. L'application de ces lois s'avéra difficile, et l'on finit par passer des lois de protection ouvrière basées sur le principe suivant : l'ouvrier blessé était dispensé d'intenter une action en justice, et recevait une indemnité calculée d'après un tarif déterminé, les frais étant couverts par une assurance obligatoire souscrite par l'employeur. Ce serait une erreur que d'interpréter ces fluctuations de la responsabilité patronale comme des exemples d'intervention ou d'abstention de l'Etat. Avant la sentence de Lord Abinger, l'ouvrier possédait un certain droit. Après la sentence, il ne le possédait plus, et l'employeur possédait une garantie nouvelle. Après l'adoption des lois de protection, l'employé se trouva avoir un droit nouveau et l'employeur une obligation nouvelle.
Tout cela montre bien que les derniers libéraux commettaient une confusion profonde en entreprenant de définir les limites du domaine de l'Etat. Tout le régime de la propriété privée et des contrats, de l'entreprise individuelle, de l'association et de la société anonyme fait partie d'un ensemble juridique dont il est inséparable.
On ne voit pas très bien comment une vérité aussi évidente avait pu échapper aux libéraux. Ils se représentaient sans doute le régime juridique de la propriété et des contrats comme une sorte de droit naturel fondé sur la nature des choses et possédant une valeur pour ainsi dire supra-humaine, sous prétexte que ce régime juridique, au lieu d'avoir été codifié en bonne et due forme, avait simplement été consacré par l'usage et la jurisprudence en vertu d'un droit coutumier. Ils en vinrent à considérer ce droit traditionnel de la propriété et des contrats comme le droit normal d'un régime de liberté, et chaque fois que l'on promulguait des dispositions qui ne leur plaisaient pas en vue de modifier la loi traditionnelle, ils les considéraient comme des ingérences de l'Etat.


== Notes et références ==  
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