Différences entre les versions de « Walter Lippmann:La Cité libre - Chapitre 10 - la débâcle du libéralisme »

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En séparant la production de la répartition des richesses, Ricardo croyait éliminer de la science économique les choses « sur lesquelles on ne peut pas faire de lois », et l'orienter vers le domaine où « l'on peut établir une loi passablement exacte toutes proportions gardées. » Cette séparation était presque certainement une erreur. Car la quantité de richesses disponible pour la répartition ne saurait en fait être séparée des proportions dans lesquelles la répartition s'effectue. Dans une société pauvre, la proportion du revenu national qui échoit aux propriétaires du capital sera relativement plus forte, quoique plus faible en valeur absolue que dans une société riche. Chose curieuse, nous en trouvons une illustration dans la Russie d'aujourd'hui, où le taux de l'intérêt exempt d'impôts successoraux et sur le revenu, est de 7 à 8%, alors qu'en Amérique il est de 3 à 5%<ref>Max Eastman, ''The End of Socialism in Russia'', Harper's Magazine, février 1937.</ref> De plus en Russie, le revenu des ouvriers les plus mal payés est à celui des ouvriers dits « Stakhanovistes » comme un à vingt, et à celui des spécialistes dirigeants comme un à quatre-vingt ou cent. Cette répartition des revenus perçus pour la production est beaucoup plus inégale que celle de l'Amérique<ref>Je parle de l'intérêt servi au capital, ainsi que des traitements et salaires, et non pas bien entendu des fortunes colossales accumulées par des spéculateurs heureux sur les terrains ou les ressources naturelles, par une grande société ou par une star de cinéma qui exercent un contrôle exclusif sur un marché, ou même par des pionniers industriels comme Henry Ford, qui fut le premier à fabriquer des automobiles à bon marché.</ref>. C'est parce que dans une société pauvre la rareté du capital, des techniciens et des organisateurs spécialisés rend la rétribution du capital et du talent relativement plus élevée que dans un pays où ils sont plus abondants.
En séparant la production de la répartition des richesses, Ricardo croyait éliminer de la science économique les choses « sur lesquelles on ne peut pas faire de lois », et l'orienter vers le domaine où « l'on peut établir une loi passablement exacte toutes proportions gardées. » Cette séparation était presque certainement une erreur. Car la quantité de richesses disponible pour la répartition ne saurait en fait être séparée des proportions dans lesquelles la répartition s'effectue. Dans une société pauvre, la proportion du revenu national qui échoit aux propriétaires du capital sera relativement plus forte, quoique plus faible en valeur absolue que dans une société riche. Chose curieuse, nous en trouvons une illustration dans la Russie d'aujourd'hui, où le taux de l'intérêt exempt d'impôts successoraux et sur le revenu, est de 7 à 8%, alors qu'en Amérique il est de 3 à 5%<ref>Max Eastman, ''The End of Socialism in Russia'', Harper's Magazine, février 1937.</ref> De plus en Russie, le revenu des ouvriers les plus mal payés est à celui des ouvriers dits « Stakhanovistes » comme un à vingt, et à celui des spécialistes dirigeants comme un à quatre-vingt ou cent. Cette répartition des revenus perçus pour la production est beaucoup plus inégale que celle de l'Amérique<ref>Je parle de l'intérêt servi au capital, ainsi que des traitements et salaires, et non pas bien entendu des fortunes colossales accumulées par des spéculateurs heureux sur les terrains ou les ressources naturelles, par une grande société ou par une star de cinéma qui exercent un contrôle exclusif sur un marché, ou même par des pionniers industriels comme Henry Ford, qui fut le premier à fabriquer des automobiles à bon marché.</ref>. C'est parce que dans une société pauvre la rareté du capital, des techniciens et des organisateurs spécialisés rend la rétribution du capital et du talent relativement plus élevée que dans un pays où ils sont plus abondants.
De plus, la proportion dans laquelle la richesse est répartie a nécessairement un effet sur la quantité produite. Une répartition inégale aura des effets différents sur la production suivant qu'il s'agira d'une quantité plus ou moins grande à répartir. Dans un pays très pauvre, le niveau de vie des pauvres gens est si désespérément bas qu'ils n'ont pas le moyen d'acheter une quantité de marchandises suffisante pour rendre profitables les investissements de capitaux des riches. Dans un tel pays, les riches auront tendance, non pas à épargner, mais à vivre dans le luxe et le gaspillage. Dans une collectivité de richesse moyenne, les riches auront tendance à épargner et à investir des capitaux, ce qui provoquera un accroissement du revenu national. Dans un pays très riche, où tout le monde vit confortablement, le peuple aura tendance à préférer un supplément de loisirs à un accroissement de richesse. Le revenu du capital tendra en conséquence à diminuer parce que l'offre de capitaux sera supérieure à la demande, et le taux d'accroissement de la richesse diminuera.
Tout cela montre à quel point la position des économistes classiques successeurs de Ricardo était intenable même en théorie. En portant toute leur attention sur la question de la répartition, ils ont commis une erreur initiale qui a eu pour conséquence des erreurs plus graves encore. Pour pouvoir analyser le problème fictif de la répartition en tant que tel, ils ont dû construire toute une économie hypothétique. Car il était impossible de déduire des lois de ce que William James a appelé la confusion luxuriante et sonore de la réalité. La réalité se présentait à l'économiste comme une confusion luxuriante et sonore parce que l'économie fonctionnait au sein d'un ensemble de traditions anciennes, de préjugés, en supposant que tous les hommes pourraient et voudraient se conduire d'une certaine façon déterminée. Ils supposèrent donc que le capital et le travail étaient parfaitement mobiles, et par conséquent libres et capables de se mouvoir sans qu'il se produisît aucune friction entre les différentes productions. Ils supposèrent que chaque capitaliste et chaque travailleur savait infailliblement où il devait aller, à quel moment il devait se mettre en mouvement, qu'il pouvait se mouvoir sans encombre, qu'il n'était pas lié à une occupation particulière par une habitude invétérée, à une résidence particulière par des liens de famille, par l'amour de son pays, par ses amitiés ou ses relations, par la possession d'un foyer dont il ne pouvait se défaire sans consentir à un grand sacrifice. Il supposèrent que tous les hommes sont nés égaux et libres, et qu'ils ont des chances égales de développer et d'utiliser leurs divers dons naturels. Ils supposèrent que les travailleurs, les directeurs et les chefs d'entreprise sont capables de se spécialiser à un très haut point et en même temps de changer de spécialité à tout moment de leur carrière. Ils supposèrent qu'il n'y a pas de privilèges légaux, pas de monopoles naturels, pas de coalitions pour la restriction du trafic, et qu'il n'y a qu'une concurrence parfaitement correcte entre des hommes également intelligents, également renseignés, également placés et doués d'une faculté d'adaptation universelle.
Dans une telle société, toutes les valeurs seraient des valeurs naturelles.


== Notes et références ==  
== Notes et références ==  
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