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==L’économie planifiée a besoin de l’esprit de guerre==
==L’économie planifiée a besoin de l’esprit de guerre==


Bien que tous les exemples connus de collectivisme aient eu la guerre comme origine, ou aient la préparation à la guerre pour but, on croit très généralement qu’il serait possible d’organiser un régime collectiviste en vue de la paix et de l’abondance. « Il est absurde », dit M. George Soule, « de dire qu’il est matériellement impossible de faire à des fins pacifiques ce que nous avons fait pour la guerre »<ref>Op. cit., ‘’We planned in war’’, p. 187.</ref>. Si l’Etat peut organiser pour la guerre, pourquoi ne pourrait-il pas organiser en vue de la paix et de l’abondance ? S’il peut mobiliser contre un ennemi extérieur, pourquoi ne pourrait-il mobiliser contre la pauvreté, le taudis et tous les maux qui les accompagnent ?
Bien que tous les exemples connus de collectivisme aient eu la guerre comme origine, ou aient la préparation à la guerre pour but, on croit très généralement qu’il serait possible d’organiser un régime collectiviste en vue de la paix et de l’abondance. « Il est absurde », dit M. George Soule, « de dire qu’il est matériellement impossible de faire à des fins pacifiques ce que nous avons fait pour la guerre »<ref>Op. cit., ''We planned in war'', p. 187.</ref>. Si l’Etat peut organiser pour la guerre, pourquoi ne pourrait-il pas organiser en vue de la paix et de l’abondance ? S’il peut mobiliser contre un ennemi extérieur, pourquoi ne pourrait-il mobiliser contre la pauvreté, le taudis et tous les maux qui les accompagnent ?


Il est clair que si une nation veut pouvoir exercer le maximum de sa puissance militaire, elle a besoin d’un collectivisme dictatorial : il est évident qu’en pareille circonstance, on ne peut gaspiller les capitaux et le travail pour fabriquer des objets de luxe. L’Etat ne peut tolérer aucune dissidence, ni admettre que les hommes aient le moindre droit au bonheur individuel. C’est là une vérité incontestable. Un Etat de guerre doit être autoritaire et collectiviste. Ce qu’il s’agit de savoir maintenant, c’est si un système indispensable dans la conduite de la guerre peut être adapté à l’idéal civil de la paix et de l’abondance. Une forme d’organisation historiquement liée à des fins et à des nécessités guerrières, peut-elle être utilisée en vue de l’amélioration générale de la condition humaine ? La question est grave. Car c’est en y répondant que nous déterminerons si les espoirs qu’on met dans les promesses des collectivistes sont valables et méritent notre adhésion.  
Il est clair que si une nation veut pouvoir exercer le maximum de sa puissance militaire, elle a besoin d’un collectivisme dictatorial : il est évident qu’en pareille circonstance, on ne peut gaspiller les capitaux et le travail pour fabriquer des objets de luxe. L’Etat ne peut tolérer aucune dissidence, ni admettre que les hommes aient le moindre droit au bonheur individuel. C’est là une vérité incontestable. Un Etat de guerre doit être autoritaire et collectiviste. Ce qu’il s’agit de savoir maintenant, c’est si un système indispensable dans la conduite de la guerre peut être adapté à l’idéal civil de la paix et de l’abondance. Une forme d’organisation historiquement liée à des fins et à des nécessités guerrières, peut-elle être utilisée en vue de l’amélioration générale de la condition humaine ? La question est grave. Car c’est en y répondant que nous déterminerons si les espoirs qu’on met dans les promesses des collectivistes sont valables et méritent notre adhésion.  
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C’est pour de telles raisons que la guerre fournit un climat favorable à l’organisation d’une économie planifiée. Elle est également très favorable aux faiseurs de plans lorsqu’il s’agit pour eux de décider en quoi consistera leur plan. « Il nous faut », dit M. Soule, « un objectif pouvant être si concrètement définit qu’il puisse déterminer les quantités à produire et l’ordre d’importance à donner aux besoins ». En temps de guerre, ou lorsqu’une nation se consacre entièrement à la préparation de la guerre, les faiseurs de plans de M. Soule vont demander à l’Etat-major général un programme d’armes, de munitions, de combustibles, de pièces détachées, d’uniformes, de produits alimentaires et pharmaceutiques, de casernes, de transports nécessaires pour entraîner, équiper et ravitailler une armée d’une importance déterminée. Ayant sous les yeux les demandes du commandement, ils peuvent faire l’inventaire des hommes, des matériaux et des compétences techniques qu’ils ont à leur disposition. Ils peuvent évaluer les besoins indispensables de la population civile. En partant de ces facteurs plus ou moins bien connus, ils peuvent calculer les chiffres et l’ordre d’urgence des renforts, des fournitures et des dépenses.  
C’est pour de telles raisons que la guerre fournit un climat favorable à l’organisation d’une économie planifiée. Elle est également très favorable aux faiseurs de plans lorsqu’il s’agit pour eux de décider en quoi consistera leur plan. « Il nous faut », dit M. Soule, « un objectif pouvant être si concrètement définit qu’il puisse déterminer les quantités à produire et l’ordre d’importance à donner aux besoins ». En temps de guerre, ou lorsqu’une nation se consacre entièrement à la préparation de la guerre, les faiseurs de plans de M. Soule vont demander à l’Etat-major général un programme d’armes, de munitions, de combustibles, de pièces détachées, d’uniformes, de produits alimentaires et pharmaceutiques, de casernes, de transports nécessaires pour entraîner, équiper et ravitailler une armée d’une importance déterminée. Ayant sous les yeux les demandes du commandement, ils peuvent faire l’inventaire des hommes, des matériaux et des compétences techniques qu’ils ont à leur disposition. Ils peuvent évaluer les besoins indispensables de la population civile. En partant de ces facteurs plus ou moins bien connus, ils peuvent calculer les chiffres et l’ordre d’urgence des renforts, des fournitures et des dépenses.  


La planification et le contrôle par l’autorité supérieure de l’activité économique sont alors réalisables parce que le plan peut faire l’objet d’un calcul<ref>L’idée selon laquelle une économie planifiée est incapable de « calcul économique » en temps de paix semble être due à l’économiste autrichien Ludwig von Mises. (‘’Die Wirtschaftrechnung im Sozialistichen Gemeinwesen’’, dans ‘’Archiv für Sozialwissenschaft’’, vol. XLVII, I, avril 1920). Le professeur von Mises a développé cette idée dans la deuxième partie de son ouvrage ‘’Die Gemeinwirtschaft’’ (1922), dont une traduction a paru à la Librairie de Médicis, Paris, sous le titre ‘’Le Socialisme’’.  
La planification et le contrôle par l’autorité supérieure de l’activité économique sont alors réalisables parce que le plan peut faire l’objet d’un calcul<ref>L’idée selon laquelle une économie planifiée est incapable de « calcul économique » en temps de paix semble être due à l’économiste autrichien Ludwig von Mises. (''Die Wirtschaftrechnung im Sozialistichen Gemeinwesen'', dans ''Archiv für Sozialwissenschaft'', vol. XLVII, I, avril 1920). Le professeur von Mises a développé cette idée dans la deuxième partie de son ouvrage ''Die Gemeinwirtschaft'' (1922), dont une traduction a paru à la Librairie de Médicis, Paris, sous le titre ''[[Ludwig von Mises:Le Socialisme|Le Socialisme]]'' (disponible sur ce site).  


D’autres, et en particulier le sociologue allemand Max Weber et l’économiste russe Boris Brutzkus, semblent être arrivés chacun de son côté et en même temps, aux mêmes conclusions. Une littérature considérable a paru sur ce sujet depuis 1920. Outre le ‘’Socialisme’’ de von Mises, les ouvrages les plus importants sont : ‘’L’économie planifiée en régime collectiviste’’ par F. A. von Hayek, qui contient des articles de N. G. Pierson, Ludwig von Mises, Georg Halm et Enrico Barone, ainsi qu’une bibliographie, et le livre de Boris Brutzkus : ‘’Economic Planning in Soviet Russia’’.
D’autres, et en particulier le sociologue allemand Max Weber et l’économiste russe Boris Brutzkus, semblent être arrivés chacun de son côté et en même temps, aux mêmes conclusions. Une littérature considérable a paru sur ce sujet depuis 1920. Outre le ‘’Socialisme’’ de von Mises, les ouvrages les plus importants sont : ''L’économie planifiée en régime collectiviste'' par F. A. von Hayek, qui contient des articles de N. G. Pierson, Ludwig von Mises, Georg Halm et Enrico Barone, ainsi qu’une bibliographie, et le livre de Boris Brutzkus : ''Economic Planning in Soviet Russia''.


La connaissance de cette école de critique socialiste est indispensable à tous ceux qui veulent étudier le problème du collectivisme. </ref>. On peut le calculer parce qu’il existe un objectif déterminé à atteindre : à savoir fournir à une armée déterminée, au moyen de ressources connues, une quantité d’approvisionnements également déterminée. Tous les autres besoins doivent se conformer à cet objectif concret. Les faiseurs de plans savent exactement quels sont les produits et les quantités nécessaires. Il n’existe pas de problème de vente. Il devient inutile de se préoccuper des variations des goûts d’une clientèle libre ; le consommateur est rationné. Impossible de choisir son métier : la main d’œuvre est enrôlée. L’économie de guerre, dont le rendement est notoirement très faible, peut par conséquent très bien être administrée suivant un plan dirigé par l’autorité, parce que, théoriquement au moins, il n’y a pas de facteurs inconnus, et qu’il ne peut pas y avoir de résistance. On peut donc calculer le rapport des moyens aux fins, et exécuter le plan de gré ou de force.  
La connaissance de cette école de critique socialiste est indispensable à tous ceux qui veulent étudier le problème du collectivisme. </ref>. On peut le calculer parce qu’il existe un objectif déterminé à atteindre : à savoir fournir à une armée déterminée, au moyen de ressources connues, une quantité d’approvisionnements également déterminée. Tous les autres besoins doivent se conformer à cet objectif concret. Les faiseurs de plans savent exactement quels sont les produits et les quantités nécessaires. Il n’existe pas de problème de vente. Il devient inutile de se préoccuper des variations des goûts d’une clientèle libre ; le consommateur est rationné. Impossible de choisir son métier : la main d’œuvre est enrôlée. L’économie de guerre, dont le rendement est notoirement très faible, peut par conséquent très bien être administrée suivant un plan dirigé par l’autorité, parce que, théoriquement au moins, il n’y a pas de facteurs inconnus, et qu’il ne peut pas y avoir de résistance. On peut donc calculer le rapport des moyens aux fins, et exécuter le plan de gré ou de force.  
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La caractéristique essentielle de l’élévation du niveau de vie est en effet qu’une portion croissante du revenu de chacun est dépensée pour le superflu. En d’autres termes, elle est consacrée à des choses qu’on achète par goût plutôt que par nécessité. Si la totalité du revenu devait être dépensée que par les choses absolument indispensables à la vie, les marchandises nécessaires seraient moins nombreuses, et leur production pourrait facilement être standardisée. Il convient de rappeler que tous les exemples connus d’économie planifiée se sont manifestés dans la disette. Dans les économies de guerre de 1914 à 1918, dans les régimes collectivistes en Russie, en Allemagne et en Italie, l’offre de marchandises nécessaires n’a jamais été à la hauteur de la demande. Dans ces conditions, de même que pendant un siège ou une famine, le principe communiste est non seulement applicable, mais encore indispensable. Mais au fur et à mesure que la production dépasse le niveau du strict nécessaire, la variété des choix se multiplie. Et au fur et à mesure que cette variété se multiplie, il devient de moins en moins possible à l’autorité de calculer le rapport entre l’offre et la demande.  
La caractéristique essentielle de l’élévation du niveau de vie est en effet qu’une portion croissante du revenu de chacun est dépensée pour le superflu. En d’autres termes, elle est consacrée à des choses qu’on achète par goût plutôt que par nécessité. Si la totalité du revenu devait être dépensée que par les choses absolument indispensables à la vie, les marchandises nécessaires seraient moins nombreuses, et leur production pourrait facilement être standardisée. Il convient de rappeler que tous les exemples connus d’économie planifiée se sont manifestés dans la disette. Dans les économies de guerre de 1914 à 1918, dans les régimes collectivistes en Russie, en Allemagne et en Italie, l’offre de marchandises nécessaires n’a jamais été à la hauteur de la demande. Dans ces conditions, de même que pendant un siège ou une famine, le principe communiste est non seulement applicable, mais encore indispensable. Mais au fur et à mesure que la production dépasse le niveau du strict nécessaire, la variété des choix se multiplie. Et au fur et à mesure que cette variété se multiplie, il devient de moins en moins possible à l’autorité de calculer le rapport entre l’offre et la demande.  


On peut se rendre compte de l’ordre des grandeurs en jeu dans ce domaine en rappelant que, pendant l’année 1929, la population des Etats-Unis a dépensé environ 90 milliards de dollars<ref>William H. Lough, ‘’High-Level Consumption’’, App. A.</ref>. J’ai essayé en vain de trouver une évaluation même approximative du nombre de marchandises et de services différents que cette somme a servi à payer. Mais on peut se faire une idée de leur infinie variété en songeant aux marchandises offertes dans un grand magasin, en jetant un coup d’œil sur les noms des sociétés inscrites aux tableaux des valeurs en bourse, en feuilletant un annuaire du téléphone, en regardant les catalogues, les annonces d’offres d’emploi, et la publicité des journaux. La variété des marchandises et des services offerts sur les marchés américains défie toute description. Sur les 90 milliards de dollars dépensés, 20 milliards ont été consacrés à l’achat de produits alimentaires. Cela représente un régime extrêmement varié. Mais en admettant même que l’alimentation est la plus calculable de toutes les nécessités humaines, la plus susceptible d’un rationnement obtenu en simplifiant le menu des masses, il reste, pour 1929, 70 milliards de dépenses diverses.  
On peut se rendre compte de l’ordre des grandeurs en jeu dans ce domaine en rappelant que, pendant l’année 1929, la population des Etats-Unis a dépensé environ 90 milliards de dollars<ref>William H. Lough, ''High-Level Consumption'', App. A.</ref>. J’ai essayé en vain de trouver une évaluation même approximative du nombre de marchandises et de services différents que cette somme a servi à payer. Mais on peut se faire une idée de leur infinie variété en songeant aux marchandises offertes dans un grand magasin, en jetant un coup d’œil sur les noms des sociétés inscrites aux tableaux des valeurs en bourse, en feuilletant un annuaire du téléphone, en regardant les catalogues, les annonces d’offres d’emploi, et la publicité des journaux. La variété des marchandises et des services offerts sur les marchés américains défie toute description. Sur les 90 milliards de dollars dépensés, 20 milliards ont été consacrés à l’achat de produits alimentaires. Cela représente un régime extrêmement varié. Mais en admettant même que l’alimentation est la plus calculable de toutes les nécessités humaines, la plus susceptible d’un rationnement obtenu en simplifiant le menu des masses, il reste, pour 1929, 70 milliards de dépenses diverses.  


Par quelle formule l’autorité planifiante pourrait-elle déterminer les marchandises qu’il faut produire pour permettre à trente millions de familles de faire pour 70 milliards d’achats ? Un tel calcul n’est même pas théoriquement possible. Car, à moins d’enlever à la population le droit de disposer à son gré de ses revenus, celui qui voudrait faire le plan de la production américaine devrait commencer par prévoir la quantité de chaque produit que la population achètera, non seulement aux prix variables du produit envisagé, mais encore dans toutes les combinaisons possibles des prix de tous les produits existants<ref>Voir ‘’Recent Social Trends’’, rapport de la commission d’enquête du président Hoover. « Malgré la fameuse tendance à la standardisation de la vie américaine, les inventaires des biens mobiliers de chaque maison, et la liste des occupations de chaque membre de chaque famille sont probablement plus variés aujourd'hui qu’elles ne l’ont jamais été dans l’histoire. Le problème du consommateur est plus que jamais un problème de choix.  
Par quelle formule l’autorité planifiante pourrait-elle déterminer les marchandises qu’il faut produire pour permettre à trente millions de familles de faire pour 70 milliards d’achats ? Un tel calcul n’est même pas théoriquement possible. Car, à moins d’enlever à la population le droit de disposer à son gré de ses revenus, celui qui voudrait faire le plan de la production américaine devrait commencer par prévoir la quantité de chaque produit que la population achètera, non seulement aux prix variables du produit envisagé, mais encore dans toutes les combinaisons possibles des prix de tous les produits existants<ref>Voir ''Recent Social Trends'', rapport de la commission d’enquête du président Hoover. « Malgré la fameuse tendance à la standardisation de la vie américaine, les inventaires des biens mobiliers de chaque maison, et la liste des occupations de chaque membre de chaque famille sont probablement plus variés aujourd'hui qu’elles ne l’ont jamais été dans l’histoire. Le problème du consommateur est plus que jamais un problème de choix.  


Une industrie doit entrer en concurrence non seulement contre les marques rivales d’un même produit, mais encore, à un degré jusqu’ici inconnu, contre tout l’ensemble des autres marchandises et services ».</ref>.
Une industrie doit entrer en concurrence non seulement contre les marques rivales d’un même produit, mais encore, à un degré jusqu’ici inconnu, contre tout l’ensemble des autres marchandises et services ».</ref>.
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Une fois la décision prise en faveur de la vie sédentaire et contre la vie nomade, il faudrait refaire le plan de toute une série d’autres activités. Il faudrait probablement davantage de postes de TSF et de pantoufles, et moins de cinémas et d’ « hostelleries ». L’Etat devrait soit fournir davantage de métros et d’autobus pour transporter les pères de famille à leur travail, les mères au marché et les enfants à l’école, soit rapprocher les usines, les marchés et les écoles des habitations. L’autorité devrait calculer sans erreur ces demandes variables afin d’abolir le chaos et le désordre de l’individualisme et de la concurrence. Il y faudrait de sérieux talents de mathématicien. En fait, un régime d’Einstein de parviendrait pas à faire le calcul, parce qu’un tel problème est, par essence, incalculable. Même si nous faisons l’hypothèse fantastique d’une autorité capable d’évaluer avec justesse la demande dans toutes les combinaisons de prix, et pour les milliers d’articles que les Américains achètent, il resterait impossible d’établir un programme correspondant à l’idée que le public se fait de l’abondance maximum.
Une fois la décision prise en faveur de la vie sédentaire et contre la vie nomade, il faudrait refaire le plan de toute une série d’autres activités. Il faudrait probablement davantage de postes de TSF et de pantoufles, et moins de cinémas et d’ « hostelleries ». L’Etat devrait soit fournir davantage de métros et d’autobus pour transporter les pères de famille à leur travail, les mères au marché et les enfants à l’école, soit rapprocher les usines, les marchés et les écoles des habitations. L’autorité devrait calculer sans erreur ces demandes variables afin d’abolir le chaos et le désordre de l’individualisme et de la concurrence. Il y faudrait de sérieux talents de mathématicien. En fait, un régime d’Einstein de parviendrait pas à faire le calcul, parce qu’un tel problème est, par essence, incalculable. Même si nous faisons l’hypothèse fantastique d’une autorité capable d’évaluer avec justesse la demande dans toutes les combinaisons de prix, et pour les milliers d’articles que les Américains achètent, il resterait impossible d’établir un programme correspondant à l’idée que le public se fait de l’abondance maximum.


Il faudrait par conséquent choisir arbitrairement un des innombrables plans de production possibles. Il n’existe absolument pas de criterium objectif et universel qui permette de choisir entre des maisons et des automobiles, entre le bœuf et le porc, entre la TSF et le cinéma. Pour les plans militaires, ce criterium existe : il s’agit de mobiliser l’armée la plus puissante que les ressources du pays puissent entretenir. L’Etat-major général peut définir cet objectif par un nombre d’hommes déterminé ayant chacun un équipement déterminé, et l’on peut établir le plan économique en conséquence. Mais il n’existe pas de criterium définissable pour faire le plan d’une vie plus prospère en temps de paix. Il ne peut pas y en avoir. Il est par conséquent impossible de faire les calculs nécessaires, et la conception d’une économie planifiée « civile » est non seulement impossible à réaliser dans la pratique administrative, mais encore inconcevable en théorie. Cette conception est totalement dépourvue de signification : elle ne contient littéralement rien.  
Il faudrait par conséquent choisir arbitrairement un des innombrables plans de production possibles. Il n’existe absolument pas de criterium objectif et universel qui permette de choisir entre des maisons et des automobiles, entre le bœuf et le porc, entre la TSF et le cinéma. Pour les plans militaires, ce criterium existe : il s’agit de mobiliser l’armée la plus puissante que les ressources du pays puissent entretenir. L’Etat-major général peut définir cet objectif par un nombre d’hommes déterminé ayant chacun un équipement déterminé, et l’on peut établir le plan économique en conséquence. Mais il n’existe pas de criterium définissable pour faire le plan d’une vie plus prospère en temps de paix. Il ne peut pas y en avoir. Il est par conséquent impossible de faire les calculs nécessaires, et la conception d’une économie planifiée « civile » est non seulement impossible à réaliser dans la pratique administrative, mais encore inconcevable en théorie. Cette conception est totalement dépourvue de signification : elle ne contient littéralement rien.


==Conscription et rationnement en vue de l’économie planifiée==
==Conscription et rationnement en vue de l’économie planifiée==
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C’est ainsi que, par une sorte d’ironie tragique, ceux qui veulent vivre en sécurité dans une société rationnelle, et cherchent le salut par l’autorité politique, obtiennent la forme de gouvernement la plus irrationnelle qui soit : la dictature exercée par des oligarchies de rencontre, qui n’ont ni titres héréditaires, ni origine, ni responsabilités constitutionnelles, et qui ne peuvent être remplacées que par la violence. Les réformateurs à qui leur désir de planifier l’avenir fait espérer l’avènement de despotes bienveillants ne peuvent pas faire figurer dans leurs plans la condition même dont dépendent tous leurs espoirs. Puisque dans une société planifiée, le peuple doit obéir aux chefs, il ne peut pas y avoir de plan pour désigner les planificateurs. La sélection des despotes sur qui l’on compte pour rendre la société sûre et rationnelle doit être abandonnée aux incertitudes d’un hasard irrationnel.
C’est ainsi que, par une sorte d’ironie tragique, ceux qui veulent vivre en sécurité dans une société rationnelle, et cherchent le salut par l’autorité politique, obtiennent la forme de gouvernement la plus irrationnelle qui soit : la dictature exercée par des oligarchies de rencontre, qui n’ont ni titres héréditaires, ni origine, ni responsabilités constitutionnelles, et qui ne peuvent être remplacées que par la violence. Les réformateurs à qui leur désir de planifier l’avenir fait espérer l’avènement de despotes bienveillants ne peuvent pas faire figurer dans leurs plans la condition même dont dépendent tous leurs espoirs. Puisque dans une société planifiée, le peuple doit obéir aux chefs, il ne peut pas y avoir de plan pour désigner les planificateurs. La sélection des despotes sur qui l’on compte pour rendre la société sûre et rationnelle doit être abandonnée aux incertitudes d’un hasard irrationnel.
== Notes et références ==
<references /> <!-- aide : http://fr.wikipedia.org/wiki/Aide:Notes et références -->
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