Alain Madelin:Quand les autruches relèveront la tête - Chapitre 6

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Alain Madelin:Quand les autruches relèveront la tête - Chapitre 6


Anonyme


Chapitre 6 : L'école choisie

A entendre les responsables politiques de droite comme de gauche, on a l'impression que l'Education nationale n'a pas changé. Est-ce votre avis ?

Non, je crois au contraire que beaucoup de choses ont changé. C'est pourquoi il est grand temps de dépasser les critiques souvent stériles et les solutions qui n'en sont pas. Longtemps immobile au cours des dernières années, l'école bouge enfin. Elle a commencé à jeter des ponts avec le monde extérieur, et notamment avec les entreprises. Alors épargnons-nous, ici, les descriptions apocalyptiques sur la situation de notre "sous-éducation nationale", les "condoléances aux futurs illettrés", les rapports savants sur l'échec scolaire, ou encore la dénonciation des "usines à cancres". Non pas que la critique soit toujours inutile, mais ce qui compte aujourd'hui, c'est moins le diagnostic que les remèdes.

Pourtant, les critiques à l'encontre de l'institution scolaire perdurent...

L'école a évolué, mais cette évolution est encore trop lente. Je pense à cette mère qui, avec le fatalisme des gens modestes, m'a dit un jour, pour expliquer l'échec de son fils: "Il n'est pas fait pour l'école." Je connaissais son enfant, aussi éveillé que bien d'autres, et je me suis dit : "Eh bien non ! C'est l'école qui n'est pas faite pour lui !". c'est à l'école de s'adapter à la diversité des attentes et aux mutations de notre société. Tous les systèmes vivants ont besoin de souplesse. Dans un système éducatif trop rigide, la variable d'ajustement, c'est l'échec scolaire. Il y a encore beaucoup trop de "laissés-pour-compte" de l'éducation, trop de jeunes qui ne maîtrisent pas les bases du savoir, trop de dons mal révélés ou mal cultivés, une trop piètre préparation à la vie professionnelle, et une trop médiocre transmission de notre culture. Pour quelques-uns, l'accumulation des handicaps se termine dans des classes dites "spécialisées", véritables antichambres de l'exclusion sociale. J'ai déjà dit combien notre pacte républicain de l'égalité des chances me paraissait menacé. Quand l'ascenseur social ne fonctionne plus, sa réparation passe en grande partie par l'école, qui doit rester garante d'une mobilité sociale permanente.

Certains n'arrivent-ils pas, malgré tout, à tirer parti du système ?

Dans le système tel qu'il est, il est sûr que les milieux favorisés et les enseignants, en général bien informés, savent tirer leur épingle du jeu. Il existe une sorte de "délit d'initié" qui permet de trouver le bon collège, le bon lycée, les bonnes filières, les bons enseignants, en choisissant par exemple l'allemand ou le russe en première langue dès la sixième, ou le latin-grec en quatrième.

Ce qui reste à l'ordre du jour, c'est la restauration de l'école républicaine, celle qui sait intégrer, celle qui fait du mérite -et non de l'argent ou des relations- le vrai facteur de la promotion sociale

Vous parlez des vertus de l'école républicaine. Ne craignez-vous pas qu'un pareil discours dans la bouche d'un ancien ministre passe pour de la démagogie ?

J'ai eu la chance d'appartenir à une génération où l' "ascenseur social" de l'école fonctionnait à peu près. Rien n'était parfait, bien sûr, mais notre système éducatif donnait alors, j'en suis convaincu, davantage de possibilités aux enfants des milieux modestes pourvu qu'ils aient un peu de mérite -et sans doute de la chance !- de grimper l'échelle sociale.

Jules Ferry disait : "Je me suis fait un serment : l'éducation du peuple". Cette ambition a inspiré l'école républicaine de jadis. Elle a fait de l'école le lieu du brassage social, de la promotion individuelle. Cet idéal reste d'actualité, même si les moyens de l'atteindre ont changé. L'éducation doit avoir plus que jamais cette ambition de "donner à chacun sa chance".

Au milieu des années 80, vous avez activement participé au débat entre enseignement public et enseignement privé. Quelle leçon en tirez-vous ?

Je viens de dire tout le bien que je pensais de notre vieille école républicaine. J'en suis moi-même issu, et je conserve une admiration sincère pour ces instituteurs laïcs en blouse grise au dévouement sans limites.

Mais, sous le premier septennat de François Mitterrand, par dogmatisme, les socialistes ont voulu remettre en question la liberté scolaire. A l'époque, avec d'autres jeunes députés, j'ai effectivement voulu faire obstacle à leur projet. Je me souviens des longues batailles que nous avons menées à l'Assemblée nationale, des discours de quatre heures et des milliers d'amendements destinés à enrayer les procédures d'adoption de ce texte de loi. Je me souviens aussi des manifestations populaires et de ces défilés impressionnants de Versailles et de Paris. Ce que nous défendions alors, ce n'était pas un système contre un autre, mais un principe qui garde son actualité : la liberté d'enseignement et la liberté de choix.

D'ailleurs, au cœur même du conflit public-privé, j'ai toujours pensé que l'école privée n'était pas, globalement, meilleure que l'école publique et qu'il y avait intérêt à introduire davantage de liberté dans l'une comme dans l'autre. C'est ce que j'ai exprimé dans un livre de propositions, Pour libérer l'école.

Comment libère-t-on l'école aujourd'hui ?

En ne rêvant pas d'une énième réforme du système éducatif, comme ce fut la tentation au cours des dernières années. C'est le mérite du ministre de l'Éducation nationale, François Bayrou, d'avoir su énoncer des propositions de bon sens, partagées par le plus grand nombre, parents et enseignants, et permettant d'introduire le changement là où il doit être, dans la classe.

Que signifie "donner à chacun sa chance" ?

Donner à chacun sa chance, c'est multiplier les parcours de formation et reconnaître la pluralité des formes de réussite. Nous privilégions trop quelques voies d'excellence. La formation professionnelle, en revanche, reste trop souvent considérée en France comme une relégation, voire la sanction d'un échec. Revaloriser les filières considérées comme inférieures, multiplier les passerelles, offrir tout au long de la vie des chances nouvelles de formation. Telle doit être l'ambition de la décennie.

Pour s'adapter, l'Éducation nationale ne nécessite-t-elle pas de plus en plus de moyens ?

Ne faisons pas du manque de moyens le responsable de tous les défauts de notre système scolaire. L'Éducation nationale représente déjà le premier budget de l'État. Et à l'heure de nos difficultés budgétaires et de nos déficits publics et sociaux, personne ne peut raisonnablement promettre que l'on pourra dépenser toujours plus.

Ce problème n'est pas particulier à la France, il reste vrai dans tous les pays. Un récent rapport du Conseil de l'Europe sur les stratégies d'adaptation de nos systèmes éducatifs confirmait qu'il sera nécessaire de trouver des ressources nouvelles. Pour l'enseignement professionnel, comme pour les études supérieures à vocation professionnelle, il faudra faire appel aux entreprises. Mais il faudra surtout dépenser autrement, faire des progrès, des gains de productivité, dans l'organisation de notre enseignement, comme on a appris à le faire dans les entreprises.

Qu'attendez-vous de la décentralisation dans le domaine éducatif ?

Les systèmes éducatifs décentralisés, comme en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, n'ont pas fait la preuve de leur supériorité. La décentralisation peut être un point de passage pour desserrer le carcan centralisateur et bureaucratique du système scolaire. Mais l'objectif à mes yeux, c'est une autonomie plus grande des établissements.

On ne fera rien sans les enseignants. Or, ceux-ci paraissent rétifs à tout changement.

Les enseignants ne sont pas par nature rétifs au changement. En fait, ils sont les premières victimes d'un système. L'enseignant est souvent un entrepreneur qui s'ignore. Hors de l'école, on le retrouve au sein d'innombrables associations où il donne la mesure de ses capacités. A l'intérieur même de l'école, certains font des prodiges d'invention !

Est-ce que ce n'est pas là une image d'Épinal ?

Il y a quelques années, j'ai favorisé une expérience scolaire innovante dans ma circonscription. En plein coeur du monde rural, nous avons créé une école élémentaire bénéficiant de toutes les meilleures technologies grâce à un appel au mécénat des entreprises, ambitieusement baptisée "Ecole de l'an 2000". au moment de son inauguration, j'ai pu constater à quel point les enseignants, qui avaient été associés à la définition et à la mise en œuvre du projet, se comportaient et se considéraient comme de véritables entrepreneurs. On n'avait pas seulement changé les murs, en responsabilisant l'équipe pédagogique, on avait aussi changé les comportements. Je pourrais vous citer des dizaines d'exemples similaires. En libérant l'école, en libérant l'initiative et l'esprit d'entreprise, on sera étonné de voir dans quelle proportion se revalorisera la fonction d'enseignant. La capacité d'adaptation des enseignants surprendra.

Comment précipiter cette capacité d'adaptation ?

Au début des années 70, il n'y avait pas de profession plus décriée que celle d'entrepreneur. "Réactionnaire", "profiteur", "exploiteur"... On ne trouvait pas de mots assez durs pour vilipender son action. Quelques années plus tard, la situation a changé, le rôle clé de l'entrepreneur s'est affirmé. Rien n'empêche qu'il ne puisse en aller de même avec les enseignants.

Faut-il donc les motiver par de meilleurs salaires ?

Les enseignants sont les premiers à tenir en privé un discours très sévère sur l'institution scolaire. A priori, le système est sécurisant : note administrative sans conséquence majeure, note pédagogique décernée tous les trois ou quatre ans, statut inébranlable, garanties maximales de maintien dans le poste. Mais il n'est guère gratifiant. Pourquoi ne pas moduler plus nettement le traitement des professeurs en fonction des conditions effectives de leur travail ? Sans remettre en cause le principe du recrutement par concours nationaux, pourquoi ne pas jeter les bases d'un vrai système de gestion régionale des carrières dans l'enseignement du second degré, en accordant au chef d'établissement une part des choix des professeurs qui lui sont nécessaires ? Pourquoi ne pas redéfinir l'obligation de service en termes annuels ou semestriels, ainsi que les horaires des différentes disciplines pour faciliter l'adaptation des rythmes scolaires ?

On peut prétendre également qu'ils sont jugés dés le début de leur carrière...

C'est en effet une des rigidités du système. Un agrégé est tout habillé de son titre. Même démotivé, même chahuté, il sera toujours plus qu'un certifié ou un PEGC. Son diplôme lui confère une supériorité à jamais écrite.

Vous avez parlé des enseignants. Mais quelle place est dévolue aux chefs d'établissements ?

Il est indispensable de leur donner davantage de responsabilité et d'autonomie dans la conduite de leurs "projets d'établissement" et dans la gestion courante. En contrepartie de ces nouvelles responsabilités, il sera possible de revaloriser leur statut, en termes de rémunération et de carrière.

Plus de responsabilités. Dans quel sens ?

Cela signifie une plus grande autonomie, dans l'organisation des rythmes scolaires, des classes, de la pédagogie, du recrutement des enseignants, des collaborateurs extérieurs.

J'ai même proposé de créer, pour les établissements qui le souhaiteraient, un statut d'autonomie qui permette vraiment l'innovation et l'expérimentation. Ce statut serait accompagné d'une dotation globale proportionnelle au nombre d'élèves accueillis, destinée à couvrir le fonctionnement, l'entretien et l'amortissement des bâtiments.

Faisons donc confiance aux directeurs et aux enseignants. Laissons-les faire une meilleure école. Ici et là, on voit apparaître des projets pleins d'imagination. C'est la rénovation d'un collège public avec des filières différenciées dans un quartier difficile, ou un lycée binational dans une grande ville frontalière. C'est un collège orienté vers le sport et la nature, une section internationale dans un lycée public, une école secondaire publique ouverte six jours par semaine, dix heures par jour et onze mois par an pour répondre aux difficultés de certains jeunes de banlieues, ou un institut régional de formation des professeurs du secondaire... Le statut d'autonomie est sans doute le meilleur moyen pour faire bouger l'Education nationale.

J'ajoute que la même démarche pourrait être étendue aux établissements privés qui pourraient opter, sous certaines conditions, pour un tel statut d'autonomie. C'est-à-dire avec le même financement global garanti, proportionnel au nombre d'élèves accueillis. Voilà qui, au passage, permettrait de respecter les principes fixés récemment par le Conseil constitutionnel en matière d'aide à l'enseignement privé. Voilà qui permettrait aussi à ces établissements de disposer d'une plus grande marge de manœuvre que dans le statut actuel d'association. Voilà enfin qui permettrait de réaliser des projets nouveaux, associant des enseignants, des entreprises, des collectivités locales, pour mieux répondre à des besoins locaux et notamment au problème d'enseignement dans les banlieues et les quartiers difficiles.

Ce statut d'autonomie n'est-il pas pour vous le moyen d'instiller dans le système des éléments d'autoréforme ?

Développer l'autonomie des établissements, soutenir les expériences innovantes, c'est bien entendu favoriser l'adaptation du système, non pas par le haut au moyen d'une réforme miraculeuse, mais par le bas en libérant l'initiative et l'imagination.

On ne peut pas répondre uniformément aux défis des techniques nouvelles, à la multiplicité des approches pédagogiques, à la diversification des connaissances et de la vie professionnelle.

A l'uniformisation, il faut opposer la différenciation. Chacun sait bien qu'une heure suffit à un élève là où trois sont nécessaires à d'autres, que tel contenu de programme convient mieux à tel enfant plutôt qu'à tel autre. A quoi bon s'obstiner à imposer les mêmes programmes et les mêmes horaires à tous les enfants d'une même tranche d'âge ?

Vous avez parlé de régulation et de contrôle accru. Que pensez-vous de l'idée d'établir un système d'évaluation de l'enseignement ?

c'est en effet dans la logique de l'amélioration de la qualité et du développement de l'autonomie des établissements. Cela va aussi dans le sens d'un renforcement de la liberté de choix des parents.

On a déjà beaucoup débattu de l'évaluation des résultats scolaires, de la qualité de l'enseignement, des performances des établissements et des politiques éducatives. Chacun y va de sa théorie, de ses critères. Il est temps de mettre en place un véritable système d'évaluation. Il ne s'agit pas bien entendu de classer les établissements en fonction des seuls résultats aux examens, mais d'apprécier plus finement le parcours réel accompli par les élèves.

La formation professionnelle demeure le "parent pauvre" de l'enseignement. Pourquoi ?

Nous avons fait des progrès, là aussi : les bacs professionnels sont un succès, l'apprentissage se développe bien. Mais la tâche demeure considérable. Le système éducatif reste fondé sur une hiérarchie de valeurs. Il veut garder les bons élèves pour ses filières nobles, et se séparer des mauvais, les victimes de l'échec scolaire. Il cherche à les "reléguer" dans d'autres types de formation, comme l'apprentissage.

Les métiers manuels ont été ainsi déconsidérés par ceux qui expliquaient que c'était là le symbole de l'exploitation de l'homme par l'homme. Quand on a entretenu ce mépris pendant des années, il ne faut pas s'étonner que la pente soit si lente à remonter.

C'est souvent peu de chose. A quinze ans, je faisais des études techniques et j'apprenais l'ajustage, le fraisage et le tournage. Mais je le faisais dans une filière qui, je le savais, pouvait me conduire jusqu'au diplôme d'ingénieur. Nous avions des blouses blanches et non des blouses grises. Celles-ci n'étaient pas objet de mépris, mais de fierté dans les cours de récréation.

Le système conduit donc à une mauvaise orientation des élèves ?

D'un côté, certains se trouvent entraînés dans des études sans perspective de débouchés. De l'autre, des métiers sont délaissés, par manque de considération matérielle ou humaine. On a du mal à trouver un apprenti maçon ou un apprenti plâtrier. Pourquoi ? Parce que ce sont des métiers difficiles et mal connus.

On n'y voit pas la promotion interne. Les feuilles de paie paraissent maigres par rapport à d'autres pays comme l'Allemagne, où le salaire d'un travailleur manuel est de 30% supérieur.

Ce n'est pas la réalité ?

Lorsqu'un samedi soir, dans une boîte de nuit, un jeune garçon danse avec une jeune fille et qu'elle lui demande ce qu'il fait, il n'est hélas pas bon qu'il dise : "je suis apprenti plâtrier". et pourtant, un bon métier vaut mieux qu'un mauvais diplôme.

Ce sont ces métiers qui permettent, souvent, de se mettre à son compte : apprenti, compagnon, puis patron. Être couvreur c'est bien, mais monter son entreprise, c'est beaucoup mieux. Cela reste aujourd'hui un vrai moyen d'ascension sociale.

Il faut mieux informer les jeunes de tout cela. Quand j'étais ministre des Entreprises, j'ai organisé avec mon collègue de l'Éducation, ainsi qu'avec les organisations professionnelles, l'opération "Bravo les artisans !" : son objet est de permettre à un jeune de découvrir la réalité d'un métier d'artisan et d'en rendre compte à ses camarades de classes.

Si l'on veut remonter la pente, l'apprentissage, la formation en alternance doivent devenir une voie normale de formation et de réussite à part entière. Une voie normale pour devenir technicien supérieur, ingénieur ou cadre commercial. Il n'y a pas de métiers plus ou moins noble.

Quelles sont les actions qui permettraient une revalorisation rapide de l'apprentissage et de l'enseignement professionnel ?

Je pense que, dans le cadre du statut d'autonomie que j'ai défini précédemment, nous devrions multiplier les initiatives locales en matière d'établissements professionnels et technologiques ouverts à la formation en alternance. Je pense aussi qu'il faut faire coexister une logique des métiers et, en même temps, une offre de formation qui n'enferme pas les élèves dans des spécialisations trop étroites, afin de leur ouvrir un véritable avenir professionnel.

On commence à mettre en place des filières complètes allant du CAP au BEP, puis au bac Pro, au BTS, au diplôme d'ingénieur. Très bien. Il faut que des "passerelles", à tous les niveaux, puissent donner à chacun sa chance d'accéder à l'enseignement supérieur à un moment de sa vie professionnelle, par la formation continue et la validation de son expérience.

Enfin, je pense qu'une part de l'apprentissage devrait se faire avec des avantages liés au statut d'étudiant. C'est ainsi que j'ai proposé d'installer en milieu étudiant des "instituts polytechniques des métiers", regroupant diverses filières d'apprentissage. La revalorisation de certains métiers et de l'apprentissage est aussi affaire de psychologie.

L'enseignement professionnel doit-il être organisé selon un mode différent ?

Oui, et je dois dire que, s'il y a un domaine où le mot d' "autonomie" s'impose plus qu'ailleurs, c'est bien ici. L'enseignement professionnel a besoin de structures propres, fortement articulées sur les régions. A condition que celles-ci ne reproduisent pas à leur niveau la centralisation de l'Education nationale. Il a besoin d'un budget autonome, de règles particulières en matière de recrutement et de carrière de ses enseignants.

Je prends un exemple : il est déjà difficile d'enseigner l'histoire ou les mathématiques toute sa vie, mais que dire lorsqu'il s'agit d'électronique ou de comptabilité ? Pourquoi ne pas généraliser la pratique des enseignants "invités" ou des professionnels donnant quelques heures de vacation ? c'est là un usage courant dans les grandes écoles, qui les met en "prise directe" avec les entreprises.

Comment rénover l'enseignement professionnel et renforcer les liens avec les entreprises ?

La rénovation de l'enseignement professionnel dépend, pour une large part, des entreprises, des organismes professionnels et consulaires. Il faut que les entreprises et notamment les grandes entreprises s'impliquent davantage dans le domaine de la formation, à l'exemple des industriels allemands, et comme elles le faisaient autrefois.

J'ai proposé d'instituer un "pacte des entreprises pour la formation" afin d'engager les entreprises dans des actions de formation pour elles-mêmes, mais aussi pour leur profession, pour le compte des PME de leur secteur ou de leur région. La création de ces entreprises-écoles devrait être favorisée fiscalement et elle devrait pouvoir préparer les mêmes diplômes que ceux de l'Education nationale.

Sur le fond, j'ai la conviction qu'il faut abolir les frontières entre enseignement professionnel, formation en alternance et apprentissage, entre formation professionnelle sous contrat d'entreprise ou sous contrat d'étudiant, entre formation professionnelle et formation continue.

Tout cela impose que l'on aille plus loin dans la clarification des responsabilités et des financements de la formation professionnelle, aujourd'hui d'une incroyable complexité.

Reprenez-vous l'idée d'un capital de "deuxième chance" ?

Chacun devrait disposer, en matière d'éducation et de formation, d'une véritable créance sur la société, Dun capital formation, de sorte que tous ceux qui n'ont pas bien tiré parti de la formation initiale puissent la compléter plus tard.

Ainsi, ceux qui n'ont pas pu réussir un diplôme quand ils étaient jeunes auront droit à une formation générale, technique ou professionnelle. Dans le système actuel, ils n'ont ni les moyens ni le droit de le faire.

Après plusieurs années de vie professionnelle active, reprendre des études ou compléter sa formation pour se perfectionner relève, le plus souvent, du parcours du combattant. A l'inégalité des chances au départ s'ajoute le fait que notre système offre rarement la possibilité d'une deuxième chance. S'il est un engagement de la campagne présidentielle qui me parait important c'est l'idée de "capital de deuxième chance".

Quelle pourrait être la forme de ce capital de deuxième chance ?

J'ai suggéré l'octroi d'un chèque formation -de 1200 heures par exemple- à tous ceux qui auraient quitté l'Education nationale depuis plus de trois ans sans bénéficier d'un second cycle.

Les universités accueillent de plus en plus d'étudiants. Les diplômés ont de plus en plus de mal à trouver des débouchés. Où va-t-on ?

Le système craque ! Cinq cent mille jeunes vont bientôt s'engager chaque année dans l'enseignement supérieur. Près de la moitié d'entre eux obtiendront un diplôme égal ou supérieur à bac+4, auxquels il faudrait ajouter environ cent cinquante mille à bac+2. Dans le même temps, la société ne pourra guère offrir, tous secteurs confondus, qu'une centaine de milliers de places correspondant à ces diplômes bac+4.

Quelle formidable désillusion ! on a connu les krachs boursiers. C'est un krach universitaire qui se prépare.

Il suffit de voir ce qui se passe déjà dans la fonction publique. On y recrute sur concours, mais ce sont des licenciés qui, aujourd'hui, prennent des emplois hier tenus par des candidats au niveau du bac. Et les bacheliers prennent la place des "sans-diplômes".

C'est la déqualification en cascade et, en bout de chaîne, l'exclusion. Tout cela ne peut qu'engendrer frustrations, désillusions et rancœurs, le sentiment d'avoir été floués tant pour les étudiants que pour les parents.

Je pense à ces familles, dans lesquelles les parents n'ont qu'un certificat d'études ou un brevet, qui se sont saignées aux quatre veines pour payer les études de leurs enfants, parce que c'était là l'espoir de les "élever", de les faire progresser dans la société comme eux n'en avaient pas eu la chance. Au bout de ces sacrifices, des enfants égarés dans le labyrinthe des formations sans débouchés, le diplôme dévalué, l'illusion Dun statut social et la réalité du chômage.

La solution à ce problème dépasse largement le cadre de l'université !

Bien entendu. Si l'on veut échapper à "la lutte des places" que génère déjà une telle évolution, il faut multiplier les places disponibles, c'est-à-dire, je n'y reviens pas, créer toujours plus d'entreprises et d'emplois nouveaux.

Il faut ensuite multiplier les filières de formation professionnelle et instituer le capital de deuxième chance pour éviter que toute une génération ne s'engage dans cette absurde course aux diplômes.

Il faut encore revoir le problème des classifications dans l'entreprise. Compte tenu des classifications actuelles et des conventions collectives, la vie professionnelle dépend beaucoup plus des connaissances sanctionnées par un diplôme que des compétentes acquises. Revoir le statut cadre, adapter les grilles de qualification, voilà un nouveau champ pour la politique contractuelle.

Il faut, enfin, faire évoluer nos universités dans le sens d'une pleine autonomie, pour toujours mieux adapter leur enseignement à la vie.

Faut-il plus de sélection à l'université ?

Ouvrons les yeux, disons la vérité. Cette sélection, aujourd'hui, existe. Elle se fait par l'échec universitaire au bout de la première ou de la seconde année. Elle se fait par la géographie des domiciles et l'affectation autoritaire. Acceptons qu'elle se fasse enfin par le mérite, l'aptitude et la vocation.

Comment reconstruire des universités performantes ?

On a fait le plan "Université-2000". Bravo, mais à part de nouvelles places, quel réforme ? je regrette que ce plan n'ait pas été l'occasion Dun formidable appel d'offres pour innover. Le sociologue Alain Touraine a souligné que nous étions le seul grand pays industrialisé "à ne jamais avoir créé de vraies universités". Partout, dans le monde, les universités sont libres. Il n'est que temps de donner une pleine autonomie et une pleine liberté à nos universités.

Pour vous, l'indépendance, qu'est-ce que cela signifie ?

La liberté d'une université, c'est la liberté de sa gestion. C'est la liberté de son organisation. Une meilleure occupation des locaux, par exemple, source d'importantes économies, puisqu'on ne les utilise que quelques jours dans la semaine, à peine plus de la moitié de l'année. C'est aussi la liberté du recrutement des enseignants. Et encore celle des modes de financement. Inutile de se mentir : il n'y a pas d'autonomie scientifique, culturelle et pédagogique sans un financement diversifié comparable à celui de nos grandes écoles.

Enfin, la liberté des universités implique également que celles-ci gèrent leurs propres diplômes à côté des diplômes nationaux, à condition d'adopter parallèlement, comme cela se fait déjà pour le titre d'ingénieur, des labels nationaux de reconnaissance des diplômes.

Cette liberté de gestion ne va-t-elle pas conduire à une augmentation importante des droits d'inscription, question éminemment sensible ?

Là aussi, pas d'hypocrisie. Il existe déjà des multiplicités de régimes et de droits d'inscription. Qui dit autonomie des universités dit une plus grande liberté dans la fixation des droits d'inscription. Cela étant, s'il est une forme de sélection qui n'est pas acceptable, c'est la sélection par l'argent. Voilà pourquoi toute augmentation des droits universitaires, résultant de la liberté et de l'autonomie, doit s'accompagner du renforcement Dun système de bourses et de prêts.

Dans le même temps, compte tenu de la capacité limitée des finances publiques, de l'explosion des effectifs, la paupérisation croissante de nos universités semble inéluctable si nous continuons ainsi. Voilà pourquoi, devenues autonomes, les universités devront diversifier leurs sources de financement, comme le font déjà nos grandes écoles.

Diversifier les financements, c'est aussi bien entendu permettre au financement public de se recentrer sur des formations comme nombre d'enseignements littéraire ou scientifique qui échappent à toute logique professionnelle et qui ne peuvent donc espérer de financements alternatifs ou complémentaires.

Une question revient sans cesse, dés que l'on aborde la question de l'éducation en France : celle de la laïcité...

Pas seulement en France, voyez ce qui vient de se passer en Bavière avec la querelle du crucifix dans les salles de classe.

Quelle est votre définition de la laïcité ?

Une notion toujours moderne, à condition que l'on ne se trompe pas de laïcité. Il y a eu, en effet, plusieurs laïcités : la laïcité anticléricale qui proclamait "La République fait l'école et l'école fait la République", puis la laïcité marxiste militante. Pour ma part, je me réfère à la laïcité des origines, celle qui garantit la liberté de penser et la tolérance.

Si vous aviez à résumer les grandes lignes d'une politique pour l'éducation, que diriez-vous ?

Non à l'école subie, oui à l'école choisie. Libérer les initiatives, responsabiliser les parents et les enseignants, donner de l'autonomie aux établissements, permettre que sen créent de nouveaux, diversifier les offres de formation, relier l'éducation et le monde de l'entreprise, favoriser la mobilité sociale : tels sont les principes d'une éducation qui donne à chacun sa chance.

Tout cela exige des choix forts et courageux, mais je suis sûr qu'il existe une large majorité de Français pour accompagner ces choix.

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