Friedrich A. Hayek:La Constitution de la liberté - 7

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Friedrich A. Hayek:La Constitution de la liberté - 7


Anonyme


Chapitre 7 - La règle majoritaire

la collaboration de Guy Millière
Première partie — La valeur de la liberté
Chapitre 7 : La règle majoritaire


Si fort que les hommes soient gouvernés par l'intérêt, cet intérêt même et toutes les affaires humaines, sont entièrement gouvernés par l'opinion.

David Hume

1. Libéralisme et démocratie

L'égalité devant la loi conduit à requérir que tous les hommes aient aussi une même part à la confection des lois. Tel est le point où le libéralisme classique et le mouvement démocratique se rencontrent. Leurs intentions principales respectives sont cependant différentes. Le libéralisme (au sens où le mot était pris au XIXe siècle en Europe, et auquel nous adhérons tout au long de ce chapitre) vise essentiellement à limiter les pouvoirs coercitifs de tout gouvernement, qu'il soit ou non démocratique, tandis que le démocrate dogmatique ne connaît qu'une seule borne au gouvernement : l'opinion majoritaire courante. La différence entre les deux idéaux ressort encore plus nettement si on évoque leurs contraires : pour la démocratie, c'est le gouvernement autoritaire ; pour le libéralisme, c'est le totalitarisme. Ni l'un ni l'autre système n'exclut nécessairement ce que récuse l'autre : une démocratie peut effectivement disposer de pouvoirs totalitaires, et il est concevable qu'un gouvernement autoritaire puisse agir selon les principes libéraux [1].

Comme beaucoup de termes de notre discipline, le mot « démocratie » est aussi employé dans un sens plus large et plus imprécis. Mais si on l'utilise strictement pour évoquer une méthode de gouvernement - à savoir, la règle majoritaire - il renvoie visiblement à un problème différent de celui du libéralisme. Le libéralisme est une doctrine concernant ce que la loi devrait être, la démocratie une doctrine concernant la façon de déterminer ce que sera la loi. Le libéralisme estime qu'il est bon que soit traduit en loi seulement ce qu'accepte la majorité, mais il ne croit pas que le résultat soit forcément une bonne loi. Son objectif, à vrai dire, est de persuader la majorité d'observer certains principes. Il accepte la règle majoritaire en tant que méthode de décision, mais non comme ayant autorité pour dire ce que devrait être la décision. Pour le démocrate doctrinaire, le fait que la majorité veuille quelque chose est une raison suffisante pour considérer cette chose comme bonne ; pour lui, la volonté de la majorité fait non seulement la loi, mais ce qui est la bonne loi.

Sur cette différence entre l'idéal libéral et l'idéal démocratique, il existe un accord très large [2]. Certains, toutefois, emploient le mot « liberté » au sens de liberté politique, et de ce fait identifient libéralisme et démocratie. Pour eux, l'idéal de liberté ne peut rien dire sur ce que devrait être l'objet de l'action démocratique : toute situation que crée la démocratie est, par définition, une situation de liberté. Cela semble, à tout le moins, un usage déconcertant des mots.

Alors que le libéralisme est l'une des doctrines concernant le rôle et la mission du gouvernement entre lesquelles la démocratie devra choisir, cette dernière, étant une méthode, n'indique rien sur ce que le gouvernement doit faire. Bien que, de nos jours, on qualifie souvent de « démocratiques » des projets politiques particuliers qui ont la faveur populaire, notamment certaines mesures égalitaires, il n'y a pas de lien nécessaire entre la démocratie et une façon quelconque dont les pouvoirs de la majorité doivent être utilisés. Pour savoir en quoi consiste ce que nous voulons que les gens acceptent, il nous faut d'autres critères que l'opinion courante de la majorité, celle-ci n'étant pas un facteur déterminant dans le processus de formation de l'opinion elle-même. L'opinion de la majorité n'est assurément pas capable de fournir de réponses à la question de savoir comment une personne doit voter, ou quel est l'objectif désirable - sauf à supposer, comme beaucoup de démocrates dogmatiques paraissent le faire, que la situation de classe de chaque personne lui indique invariablement comment reconnaître ses propres intérêts, et que par conséquent le vote de la majorité définit toujours les meilleurs intérêts du plus grand nombre.

2. La démocratie est un moyen, non une fin

L'emploi inconsidéré du mot « démocratique » pour en faire un qualificatif élogieux à usage généralisé n'est pas sans danger. Il suggère que, dans la mesure où la démocratie est quelque chose de bon, c'est toujours un avantage pour le genre humain d'en étendre le domaine. Cela peut sembler incontestable, mais il n'en est rigoureusement rien.

Il est presque toujours possible d'étendre la démocratisation à deux égards : donner le droit de vote à des gens plus nombreux, et allonger la liste des sujets sur lesquels on décidera par la procédure majoritaire. Ni dans un cas ni dans l'autre, il n'est sérieux de prétendre que toute extension possible soit un gain, ou qu'il faille par principe élargir indéfiniment le champ d'application. Pourtant, presque à chaque occasion déterminée, l'argument démocratique est communément présenté comme s'il était incontestable que l'étendre au maximum possible soit souhaitable.

Que la réalité soit différente, cela est implicitement admis par presque tout le monde en ce qui concerne le droit de vote. Aucune théorie démocratique ne fournit de raison convaincante de considérer comme une amélioration tout élargissement du corps électoral. Nous parlons de suffrage universel des adultes, mais en fait des limitations sont édictées au vu de considérations d'opportunité. L'âge limite de 21 ans, et l'exclusion des criminels, des résidents étrangers, des citoyens non résidents, et des habitants de régions ou territoires spéciaux, sont généralement tenus pour raisonnables. Il ne semble nullement démontré que la représentation proportionnelle soit préférable parce que plus démocratique [3]. On peut difficilement soutenir que l'égalité de droits implique nécessairement que tout adulte ait le droit de vote ; le principe vaudrait si la même règle impersonnelle était valable pour tous également. Si seules les personnes de plus de quarante ans, ou les titulaires de revenus, ou les chefs de famille, ou les personnes sachant lire et écrire avaient droit de vote, il n'y aurait guère plus d'atteinte au principe que dans le cadre des limitations actuellement admises. Des gens raisonnables peuvent soutenir que les idéaux de la démocratie seraient mieux servis si, disons, tous les fonctionnaires d'Etat, ou tous les bénéficiaires de l'aide publique étaient privés du droit de vote (4). Que dans le monde occidental, le suffrage universel des adultes soit considéré comme le meilleur arrangement, ne prouve pas que ce soit requis par un principe fondamental.

Nous devrions aussi rappeler que le droit de la majorité est habituellement reconnu à l'intérieur du pays seulement, et que ce qui se trouve être un seul pays politiquement parlant n'est pas toujours une unité naturelle ni évidente. Nous ne considérons incontestablement pas qu'il soit légitime que les citoyens d'un grand pays dominent ceux d'un petit pays voisin, sous prétexte qu'ils sont plus nombreux que ces derniers. Il n'y a pas davantage de raison pour que la majorité des gens qui se sont assemblés pour un certain objectif, que ce soit une nation ou quelque organisation supranationale, ait le droit d'étendre son autorité à sa guise. La théorie courante de la démocratie souffre du fait qu'on l'élabore d'ordinaire en vue d'une communauté homogène idéale, et qu'on l'applique ensuite à ces unités, ô combien imparfaites et souvent artificielles, que constituent les Etats existants.

Ces remarques ne sont avancées que pour montrer que même les plus dogmatiques des démocrates ne sauraient prétendre que toute extension de la démocratie soit une bonne chose. Si solide que soit le plaidoyer général pour la démocratie, elle n'est pas une valeur ultime et absolue, et doit être jugée sur ce qu'elle peut réaliser. C'est probablement la meilleure méthode pour aboutir à certaines fins, elle n'est pas une fin en soi (5). Bien qu'il y ait une forte présomption en faveur de la méthode démocratique de décision là où il est évident qu'une action collective est nécessaire, la question de savoir s'il est opportun d'élargir le pouvoir collectif doit être tranchée sur d'autres bases que le principe démocratique en tant que tel.

3. Souveraineté du peuple

Les traditions démocratique et libérale sont cependant d'accord pour dire que, chaque fois que l'action de l'Etat est requise, et particulièrement si des règles coercitives sont à établir, la décision doit être prise à la majorité. Elles divergent néanmoins sur le champ ouvert à l'action politique censée guidée par la décision démocratique. Alors que le démocrate dogmatique considère qu'il est souhaitable que le plus grand nombre possible de problèmes soient résolus par un vote majoritaire, le libéral estime qu'il y a des limites précises au domaine des questions à résoudre ainsi. Le démocrate dogmatique pense, notamment, que toute majorité courante doit avoir le droit de décider de quels pouvoirs elle dispose et comment les employer, tandis que le libéral considère comme important qu'une majorité momentanée n'ait que des pouvoirs limités par des principes à long terme. Aux yeux de ce dernier, une décision à la majorité ne tient pas son autorité d'un simple acte de volonté de la majorité du moment, mais d'un accord plus large sur des principes communs.

Le concept crucial pour le démocrate doctrinaire est celui de souveraineté populaire. Ce concept signifie pour lui que la règle majoritaire n'est pas limitée ni limitable. L'idéal de démocratie, originairement destiné à empêcher tout pouvoir de devenir arbitraire, devient ainsi la justification d'un nouveau pouvoir arbitraire. Pourtant, l'autorité d'une décision démocratique vient de ce qu'elle émane de la majorité d'une communauté dont la cohésion est maintenue par certaines convictions partagées par la plupart de ses membres ; et il est nécessaire que la majorité se soumette à des principes communs, même lorsque son intérêt immédiat se trouve être de les violer. Il importe peu que cette façon de voir ait été jadis appelée « loi naturelle » ou « contrat social », ces concepts ont perdu leur attrait. Le point essentiel demeure celui-ci : c'est l'acceptation de tels principes communs qui fait d'un nombre quelconque de gens une communauté. Et cette commune adhésion est la condition indispensable d'une société libre. Un groupe d'individus devient normalement une société, non pas en se donnant des lois, mais en obéissant aux mêmes règles de conduite (6). Cela veut dire que le pouvoir de la majorité est borné par ces principes communément adoptés, et qu'il n'y a pas de pouvoir légitime qui franchisse cette borne. A l'évidence, il est indispensable que les gens se mettent d'accord sur la façon de procéder à des tâches nécessaires, et il est raisonnable que cet accord soit dégagé par la majorité ; mais il n'est pas évident que cette même majorité ait en outre le droit de fixer elle-même l'étendue de sa compétence. Il n'y a pas de raison pour qu'il n'y ait aucune chose que personne n'ait le droit de faire. Lorsqu'il manque un accord suffisant sur l'opportunité d'user de pouvoirs coercitifs, on devrait en conclure que personne ne peut user de pouvoirs coercitifs. Si on reconnaît des droits à des minorités, cela implique que le pouvoir de la majorité est légitimé et limité par des principes que la minorité elle aussi accepte.

Le principe selon lequel tout ce que fait le gouvernement doit avoir l'agrément de la majorité, ne suppose donc pas forcément que la majorité puisse faire tout ce qui lui plaît. Il n'y aurait certainement aucune justification morale à ce qu'une majorité confère à ses membres des privilèges en promulguant des lois discriminatoires en leur faveur. Démocratie n'est pas nécessairement gouvernement illimité. Pas plus qu'un autre, un gouvernement démocratique ne peut se passer de mécanismes internes de protection de la liberté individuelle.

En fait, ce n'est qu'à un stade relativement tardif de l'histoire de la démocratie moderne, que de grands démagogues ont commencé à soutenir que, puisque le pouvoir était désormais aux mains du peuple, il n'était plus besoin de limiter l'étendue de ce pouvoir (7). C'est lorsqu'on prétend que « dans une démocratie, est juste ce que la majorité rend légal » (8) que la démocratie dégénère en démagogie.


4. Justification de la démocratie

Si la démocratie est un moyen plutôt qu'une fin, ses limites doivent être cherchées à la lumière de l'objectif que nous souhaitons qu'elle serve. Il y a trois arguments principaux par lesquels la démocratie peut être justifiée, et chacun des trois peut être considéré comme décisif. Le premier est que lorsqu'il est nécessaire de trancher entre plusieurs opinions divergentes (fût-ce au prix d'un recours à la force), il est plus avantageux de s'arrêter à celle qui recueille le plus grand nombre de partisans, et de faire ainsi l'économie d'un conflit violent. La démocratie est la seule méthode de changement pacifique que l'homme ait jusqu'ici découverte (9).

Le deuxième argument, qui historiquement a été le plus important et qui garde beaucoup de poids - bien qu'on ne puisse être sûr qu'il soit encore valable - est que la démocratie est un rempart pour la liberté individuelle. Un écrivain du XVIIe siècle a fait l'observation suivante : « Ce qu'il y a de bon dans la démocratie c'est la liberté, avec le courage et l'ingéniosité que la liberté enfante » (10). Il constatait ainsi que la démocratie n'est pas encore la liberté ; et indiquait simplement qu'elle est plus à même de générer la liberté que d'autres systèmes de gouvernement. C'est un point de vue sans doute bien fondé pour autant que le souci est de prévenir la coercition, car il n'est pas bénéfique pour la majorité que certains individus aient le pouvoir de contraindre les autres par la force ; mais la protection de l'individu contre l'action collective de la majorité est une autre affaire. Dans ce cas, on peut encore soutenir que, puisque la coercition n'est jamais exercée que par quelques-uns, il y a moins de risques de les voir en abuser si le pouvoir qui leur a été conféré peut toujours être révoqué par ceux qui lui sont soumis.

Mais si les chances de liberté individuelle sont meilleures dans une démocratie, cela ne veut pas dire qu'elles soient assurées. Les chances de liberté dépendent de l'intention qu'a la majorité, d'en faire ou non son objectif délibéré. La liberté serait bien compromise si on ne comptait que sur la simple existence d'une démocratie pour la préserver.

Le troisième argument se réfère à l'effet positif qu'ont les institutions démocratiques sur le niveau général de compréhension des affaires publiques. Cela me semble l'argument le plus fort. Il est certes probable, comme on l'a affirmé souvent (11), que le gouvernement aux mains d'une élite cultivée serait, dans une situation donnée, plus efficace, et peut-être même plus juste, qu'un gouvernement issu d'un vote majoritaire. Le point crucial, cependant, est qu'en comparant la forme démocratique de gouvernement avec d'autres formes, on ne peut pas prendre le degré de compréhension des problèmes par le peuple à un moment précis comme une donnée. C'est le message capital du grand livre de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, que la démocratie est la seule méthode efficace pour éduquer la majorité (12). Ce message est aussi vrai aujourd'hui qu'il l'était en son temps. La démocratie est avant tout un processus de formation de l'opinion. Son avantage principal ne réside pas dans sa méthode de sélection de ceux qui gouvernent, mais dans le fait que lorsqu'une grande partie de la population prend une part active dans la formation de l'opinion, il y a aussi une plus grande variété de personnes parmi lesquelles choisir de possibles gouvernants. Même si on admettait que la démocratie ne mette pas le pouvoir dans les mains des plus sages ni des mieux informés, et qu'en toutes circonstances un gouvernement d'hommes d'élite pourrait être plus avantageux pour la collectivité, cela ne devrait pas nous empêcher de donner quand même la préférence à la démocratie. C'est dans ses aspects dynamiques, plutôt que statiques, que la valeur de la démocratie s'affirme. Comme ceux de la liberté, les bienfaits de la démocratie ne se manifestent que dans le long terme, alors que ses performances momentanées peuvent être inférieures à celles d'autres formes de gouvernement.


5. Le processus de formation de l'opinion

La thèse selon laquelle le gouvernement doit se guider sur l'opinion majoritaire n'a de sens que si l'opinion est elle-même indépendante du gouvernement. L'idéal de la démocratie se fonde sur la confiance dans l'émergence de vues directrices, par un processus indépendant et spontané. Cela exige donc l'existence d'une large sphère où les opinions des gens se forment, à l'abri de l'influence de la majorité.

On est très communément persuadé que, pour cette raison, la cause de la démocratie est inséparable de la cause de la liberté d'expression et de discussion.

Revenons toutefois à l'idée que la démocratie ne constitue pas seulement une méthode pour trancher les différences d'opinions concernant ce qu'il faudrait faire, mais aussi une référence pour ce que l'opinion devrait être, car cette idée a déjà eu des effets qui vont loin. Elle a en particulier, sérieusement embrouillé le problème de savoir ce qu'est la loi effectivement en vigueur et ce que la loi devrait être. Pour que la démocratie fonctionne, il est en effet important tout à la fois de pouvoir se rendre compte de ce qu'est la loi en vigueur et de pouvoir discuter sur ce qu'il devrait être. Les décisions majoritaires disent ce que les gens souhaitent sur le moment, mais non ce qu'ils auraient intérêt à souhaiter s'ils étaient mieux informés ; et si ces décisions ne pouvaient être changées par la persuasion, elles n'auraient aucune valeur. La défense intellectuelle de la démocratie postule qu'une opinion minoritaire peut devenir majoritaire.

Il ne serait pas nécessaire de souligner ce point, si n'était le fait qu'on pense parfois que le devoir d'un démocrate (surtout s'il s'agit d'un intellectuel) est d'épouser les points de vue et les valeurs de la majorité. C'est vrai qu'existe le principe qui veut que les positions de la majorité doivent prévaloir en ce qui concerne l'action collective ; mais cela ne signifie en aucune manière qu'on ne doit pas faire tout son possible pour changer les choses. On peut avoir le plus grand respect pour ce principe, et cependant peu d'égards pour la sagesse de la majorité. C'est uniquement parce que l'opinion majoritaire sera toujours contestée par quelqu'un que notre connaissance et notre compréhension progressent. Dans ce processus où se forme l'opinion, il est très probable qu'au moment où une certaine conception devient majoritaire, elle n'est déjà plus la meilleure : quelqu'un aura déjà progressé plus loin que les positions atteintes par la majorité (13). C'est parce que nous ne savons pas laquelle des nombreuses nouvelles opinions se révélera la meilleure que nous devrons attendre qu'elle ait gagné assez de partisans.

L'idée que les efforts de tous doivent suivre la direction indiquée par le choix de la majorité, ou que la société est d'autant meilleure qu'elle se conforme plus étroitement aux modèles de la majorité, va en fait à rebours du principe par le biais duquel la civilisation a progressé. Si elle était communément adoptée, cela signifierait la stagnation, sinon le déclin de la civilisation. Avancer consiste en ce que le petit nombre convainc le grand nombre. Il n'est pas d'expérience de la société qui n'ait été d'abord l'expérience de quelques personnes. D'ailleurs, le processus de formation d'une opinion majoritaire n'est pas entièrement, ni même principalement, une affaire de discussion - comme le suppose une optique exagérément intellectualiste. Il y a une part de vérité dans la définition de la démocratie comme un gouvernement par discussion, mais cela ne vaut que dans la phase ultime d'un processus où sont pesés les mérites de différentes façons de voir et de diverses aspirations. La discussion est essentielle, mais elle n'est pas le facteur prépondérant par lequel les gens apprennent à se décider. Ils le font en agissant dans la poursuite de leurs propres desseins, et profitent de ce que d'autres aussi ont appris par expérience personnelle. Si quelques-uns n'apprenaient pas plus que les autres, et n'étaient pas mieux placés pour les convaincre, il y aurait bien peu de progrès dans les opinions. C'est parce que normalement nous ne savons pas qui sait le mieux que nous laissons la décision se dégager par un processus que nous ne maîtrisons pas. Mais c'est toujours une minorité agissant d'une autre manière que celle que la majorité voudrait prescrire qui enseigne à la majorité comment mieux faire.


6. Nécessité de principes et danger de déviations

Nous n'avons aucune raison de reconnaître aux décisions majoritaires cette sorte de sagesse supérieure, supra-individuelle, qu'en un certain sens possèdent les produits de la croissance sociale spontanée. Ce n'est pas dans les résolutions d'une majorité que nous trouverons une sagesse supérieure. Elles sont plutôt à même d'être inférieures aux résolutions qu'auraient prises les plus intelligents des membres du groupe, après avoir écouté tous les avis ; elles refléteront une pensée moins élaborée et représenteront en général un compromis qui ne satisfera personne. La chose est encore plus vraie du résultat cumulatif des décisions successives prises par des majorités flottantes diversement composées ; ce résultat sera l'expression non pas d'une conception cohérente, mais de mobiles et d'objectifs différents et souvent opposés.

« Il ne faut pas confondre ces arrangements majoritaires avec les processus spontanés que les communautés libres ont appris à considérer comme apportant bien plus que ne saurait le faire n'importe quelle sagesse individuelle. Si par « processus social » nous entendons l'évolution graduelle vers des solutions meilleures que celles que peut apporter un projet volontariste, la loi de la majorité n'en est pas un. Cette loi diffère radicalement de la croissance libre d'où émergent la coutume et les institutions, car son caractère coercitif, monopolistique et exclusif détruit les forces d'auto-correction qui font que, dans une société libre, les efforts maladroits sont abandonnés et ne subsiste que ce qui marche. Elle diffère aussi fondamentalement du processus cumulatif par lequel le droit se forme à partir de précédents, ou encore (comme c'est le cas pour certaines décisions du juge) se fond dans un tout cohérent, parce qu'on respecte des principes reconnus lors de jugements antérieurs. »

Il ne faut pas confondre ces arrangements majoritaires avec les processus spontanés que les communautés libres ont appris à considérer comme apportant bien plus que ne saurait le faire n'importe quelle sagesse individuelle. Si par « processus social » nous entendons l'évolution graduelle vers des solutions meilleures que celles que peut apporter un projet volontariste, la loi de la majorité n'en est pas un. Cette loi diffère radicalement de la croissance libre d'où émergent la coutume et les institutions, car son caractère coercitif, monopolistique et exclusif détruit les forces d'auto-correction qui font que, dans une société libre, les efforts maladroits sont abandonnés et ne subsiste que ce qui marche. Elle diffère aussi fondamentalement du processus cumulatif par lequel le droit se forme à partir de précédents, ou encore (comme c'est le cas pour certaines décisions du juge) se fond dans un tout cohérent, parce qu'on respecte des principes reconnus lors de jugements antérieurs.

De plus, faute d'être guidées par des principes communément acceptés, les décisions majoritaires sont particulièrement exposées à produire des résultats globaux que personne ne souhaitait. Il arrive fréquemment qu'une majorité soit contrainte par ses propres décisions à s'engager dans des actions qu'elle n'avait ni envisagées ni désirées. Croire que l'action collective peut se dispenser de principes est largement illusoire, et renoncer aux principes conduit à subir l'engrenage des conséquences inattendues de décisions antérieures.

Une certaine décision peut avoir été prise uniquement pour faire face à une situation particulière. Mais elle fait que les gens s'attendent à voir le gouvernement agir de la même façon partout où les circonstances seront analogues.

C'est ainsi que des principes qu'on n'avait pas envisagé de généraliser, le sont, avec des résultats absurdes ou non désirés, et impliquent des actions ultérieures que peu des gens qui avaient pris la première décision auraient souhaitées. Un pouvoir politique qui prétend n'être tenu par aucun principe et juger de chaque problème pragmatiquement se trouve le plus souvent forcé de suivre des principes qu'il n'a pas choisis, et d'agir d'une manière qu'il n'a jamais approuvée. C'est un phénomène qui nous est devenu familier : des gouvernants commencent par proclamer qu'ils dirigeront les affaires selon leur jugement délibéré, et finissent par se trouver assiégés dans chacun de leurs gestes par les nécessités qu'engendrent leurs actes précédents. C'est depuis que les gouvernements en sont venus à se croire omnipotents que nous les entendons si souvent invoquer le caractère nécessaire ou inévitable de telle ou telle décision dont ils savent par ailleurs qu'elle est déraisonnable.

7. La puissance des idées

Si le politicien ou l'homme d'Etat s'enferme dans une certaine ligne d'action (ou si l'historien estime que la ligne d'action concernée était inévitable), ce n'est pas à cause de faits objectifs, mais parce qu'il est prisonnier de son opinion, ou de celle des autres. Seuls les gens influencés par certaines croyances pensent que la réponse à des événements donnés est uniquement dictée par les circonstances. Pour le politicien en action, préoccupé par des questions particulières, ces croyances sont des faits auxquels il ne peut rien changer quelles que soient ses intentions ; il doit presque forcément éviter d'être original, et modeler son programme sur des opinions partagées par un grand nombre de ses concitoyens. Le politicien qui réussit doit son pouvoir au fait qu'il se meut à l'intérieur du cadre établi des opinions ; il doit penser et parler banalement. Dire d'un politicien qu'il est un leader d'opinion est pratiquement une contradiction dans les termes. Sa tâche dans une démocratie est de discerner quelles sont les opinions des gens les plus nombreux, et non de mettre en circulation des opinions neuves susceptibles de rallier la majorité dans un avenir éloigné.

L'état de l'opinion publique qui va guider la décision à prendre sur les problèmes politiques est toujours le résultat d'une lente évolution, s'étendant sur de longues périodes et progressant à plusieurs niveaux. Les idées nouvelles ont au départ une diffusion limitée et graduelle, jusqu'à ce qu'elles deviennent l'apanage d'une majorité qui sait peu de choses de leur origine. Dans la société moderne, ce processus comporte une division des tâches entre ceux que préoccupent surtout des questions déterminées et ceux qu'intéressent les idées générales, qui élaborent et concilient les divers principes d'action tirés des expériences passées. Nos façons tant de prévoir les conséquences de nos actes, que de juger des objectifs à viser, sont essentiellement des préceptes que nous avons reçus dans notre héritage social. Ces préceptes politiques et moraux, au même titre que nos convictions scientifiques, nous viennent de ceux qui par profession manient les idées abstraites. C'est d'eux que l'homme ordinaire, tout comme le leader politique, tient les concepts fondamentaux qui constituent la charpente de sa pensée et le guide de son action.

Cette conception selon laquelle, sur la longue période, ce sont les idées (et donc les gens qui mettent en circulation les idées nouvelles) qui gouvernent l'évolution - et parallèlement la conception selon laquelle les cheminements individuels dans ce cours des choses doivent être orientés par un ensemble cohérent de concepts - ont depuis longtemps constitué une partie fondamentale du credo libéral. On ne peut étudier l'Histoire sans se rendre compte que « la leçon donnée à l'humanité par toutes les époques - et toujours méconnue - est que la philosophie spéculative, qui semble aux esprits superficiels une chose si éloignée des affaires de la vie et des intérêts apparents des hommes, est en réalité la chose au monde qui les influence le plus, et à la longue supplante toute influence hormis celles auxquelles elle-même doit obéir » (14). Bien que cela soit peut-être encore moins compris aujourd'hui que lorsque John Stuart Mill écrivait ces lignes, il ne fait guère de doute que cela soit vrai en tout temps, que les hommes l'admettent ou non. Si ce fait est aussi peu compris, c'est parce que l'influence de la pensée abstraite n'opère qu'indirectement. Les gens ne savent ni ne se soucient de savoir si des idées devenues banales pour eux leur sont venues d'Aristote ou de Locke, de Rousseau ou de Marx, ou de quelque professeur dont les vues étaient à la mode parmi les intellectuels vingt ans plus tôt. La plupart n'ont jamais lu les ouvrages, ni même entendu le nom des auteurs dont les conceptions et idéaux constituent une partie intégrante de leur bagage intellectuel.

S'agissant des affaires courantes, l'influence directe du philosophe politique peut être négligeable. Mais quand ses idées sont devenues d'usage commun grâce au travail des historiens et publicistes, des enseignants et écrivains, et des intellectuels en général, elles guident effectivement les événements. Cela implique non seulement que d'ordinaire des idées neuves ne commencent à exercer de l'influence sur l'action politique qu'une génération au moins après avoir été formulées pour la première fois (15), mais aussi que les apports du penseur spéculatif passent, avant de devenir influents, par tout un processus de sélection et modifications.

Les changements dans les convictions politiques et sociales se déroulent forcément, quel que soit le moment, sur plusieurs niveaux. Nous devons concevoir le processus non comme faisant tache d'huile sur un seul plan, mais comme filtrant lentement depuis la pointe d'une pyramide, où les niveaux les plus élevés se caractérisent par le plus haut degré de généralité et d'abstraction - ce qui ne veut pas nécessairement dire le plus haut degré de sagesse. En se répandant vers le bas, les idées changent également de caractère. Celles qui, à un moment donné, sont encore à un haut degré de généralité ne feront concurrence qu'à d'autres de même nature, et seulement dans l'esprit des gens spontanément portés aux idées générales. Ces idées générales n'atteindront la grande majorité qu'à l'occasion de leur application à des problèmes concrets et spécifiques. Savoir laquelle de ces idées touchera les intéressés et retiendra leur soutien dépendra non plus d'une personne isolé, mais de discussions se déroulant à un autre niveau parmi des gens plus attentives aux idées générales qu'aux problèmes concrets et, par conséquent, aptes à considérer ces problèmes-là à la lumière de principes généraux.

Sauf en de rares occasions telles que la réunion d'assemblées constituantes, le processus démocratique de discussion et de décision majoritaire est forcément localisé dans une seule partie du système entier de droit et de gouvernement. Le morcellement des changements que cela implique ne produira de résultats désirables et fonctionnels que s'il existe, pour l'orienter, une conception générale de l'ordre social désiré, une image cohérente du genre de monde où les gens souhaitent vivre. Composer une telle image n'est pas une tâche simple, et même le chercheur spécialiste de ces matières ne peut guère faire plus que tenter d'y voir un peu plus clair que ses prédécesseurs. L'homme pratique qu'appellent les urgences quotidiennes n'a ni le temps ni le goût d'examiner les relations complexes des parties diverses de l'édifice social. Il choisit simplement parmi les ordres possibles qui lui sont proposés, et finalement accepte une doctrine politique ou un faisceau de principes élaborés et présentés par d'autres.

Si les gens n'étaient conduits la plupart du temps par un système commun d'idées admises, aucune politique cohérente, voire aucune discussion réelle de problèmes particuliers, ne serait possible. Il serait improbable qu'une démocratie puisse à la longue fonctionner si la grande majorité du peuple ne partageait au moins une idée approximative du genre de société souhaitable.

Mais même quand une telle conception générale existe, elle ne se reflète pas automatiquement dans chaque décision prise à la majorité. Les groupes - comme les individus - n'agissent pas toujours en conformité avec leur meilleur jugement, et n'obéissent pas constamment aux règles morales qu'ils reconnaissent dans l'abstrait. C'est néanmoins, seulement en faisant appel à des principes communs de ce genre, que nous pouvons espérer parvenir à des accords par la discussion, et régler des conflits d'intérêts par le raisonnement et la démonstration plutôt que par l'emploi de la force.


8. Devoirs du philosophe politique

Pour que l'opinion avance, le théoricien qui s'offre à la guider doit ne pas se sentir lié par l'opinion de la majorité du moment. Sa tâche est autre que celle de l'expert subalterne qui traduit dans le concret la volonté de la majorité au pouvoir. Il ne doit certes pas s'arroger la position du « guide » définissant ce que les gens devraient penser ; son devoir est de montrer des possibilités et les conséquences de l'action collective, de proposer des objectifs homogènes de politique générale auxquels la majorité n'a pas encore pensé. C'est seulement après une description ample et cohérente de différentes politiques que la démocratie est à même de décider de ce qu'elle prend pour objectif. Si la politique est l'art du possible, la philosophie politique est l'art de rendre politiquement possible ce qui paraît concrètement impossible (16).

Le philosophe politique ne peut remplir sa fonction s'il se confine dans les questions de fait et redoute de choisir entre des valeurs incompatibles. Il ne peut se permettre d'être arrêté par le positivisme de l'homme de science, qui borne son rôle à montrer ce qui est, et s'interdit de discuter de ce qui devrait être. S'il le faisait, il devrait s'arrêter bien avant d'avoir rempli sa fonction la plus importante. Dans son effort pour présenter un tableau cohérent, il s'apercevra souvent qu'il y a des valeurs qui se contrarient l'une l'autre - un fait dont bien des gens n'ont pas conscience - et qu'il lui faut choisir laquelle accepter, laquelle rejeter. Si le philosophe politique n'est pas disposé à défendre les valeurs qui lui paraissent justes personnellement, il ne mettra jamais sur pied ce projet intégral qui devra être jugé en bloc.

Dans sa tâche, il servira souvent mieux la démocratie en s'opposant à ce que veut la majorité. Ce serait comprendre fort mal le processus par lequel une opinion s'améliore, que d'affirmer qu'en matière d'opinion son devoir est de se plier aux vues majoritaires. Prendre l'opinion momentanément majoritaire comme référence de ce que l'opinion doit être équivaudrait à s'enfermer dans un cercle vicieux et à se condamner à l'immobilisme. Le philosophe politique n'a jamais autant de raisons de se soupçonner de faillir à son devoir que lorsqu'il constate que ses opinions personnelles sont très populaires (17). C'est au contraire en insistant sur des considérations que la majorité ne veut pas prendre en compte, c'est en soutenant des principes qu'elle juge impraticables et irritants, qu'il lui faut faire ses preuves. Pour des intellectuels, s'incliner devant une croyance sous le prétexte qu'elle est celle de la majorité serait trahir leur mission et, en outre, les valeurs de la démocratie même.

Les principes qui plaident pour l'auto-limitation du pouvoir de la majorité ne sont en rien démentis par le fait qu'une démocratie les enfreint, et la démocratie reste parfaitement désirable même si elle prend fréquemment des décisions que le libéral doit considérer comme mal avisées. Le libéral pense simplement que sa thèse, si elle est correctement comprise, conduira la majorité à limiter l'exercice de son propre pouvoir ; et il espère la persuader de prendre cette thèse comme référence dans les décisions concernant des questions spécifiques.


9. Conditions pour sauvegarder la démocratie

L'un des arguments de la thèse libérale, et non le moindre, est que, lorsqu'on transgresse les limites du pouvoir, cela détruit, à la longue, non seulement la prospérité et la paix, mais aussi la démocratie elle-même. Le libéral considère que les bornes qu'il souhaite que la démocratie s'impose, sont précisément les limites dans lesquelles elle peut fonctionner efficacement et celles dans lesquelles la majorité peut vraiment diriger et contrôler les actes du gouvernement. Tant que la démocratie ne contraint l'individu que par des règles générales de son cru, elle contrôle le pouvoir de coercition. Si elle entreprend de définir sur le même mode des règles plus spécifiques, elle se trouvera bientôt réduite à indiquer des fins à viser, laissant à ses exécutants experts le choix des moyens pour les atteindre. Et si on en venait à admettre généralement que les décisions de la majorité peuvent seulement fixer des objectifs, tandis que leur réalisation doit être laissée à la discrétion des administrations, on finirait par croire que, pour atteindre l'objectif fixé, à peu près n'importe quel moyen est légitime.

L'individu n'a pas grand-chose à redouter des lois générales adoptées par la majorité, mais il a de solides raisons de se méfier des dirigeants qu'elle peut lui imposer pour faire exécuter ses projets. Ce ne sont pas les pouvoirs que des assemblées démocratiques sont en mesure d'utiliser qui constituent le vrai danger couru de nos jours par la liberté individuelle ; ce sont les pouvoirs remis aux fonctionnaires chargés de faire aboutir des plans particuliers. Ayant convenu que la majorité peut prescrire des règles auxquelles nous obéirons en poursuivant nos propres objectifs, nous nous trouvons de plus en plus assujettis aux ordres et décisions arbitraires de ses agents. Il est assez significatif que la plupart des partisans de la démocratie illimitée deviennent vite des avocats de l'arbitraire, expliquant qu'on doit faire confiance aux experts pour discerner ce qui est bon pour la communauté ; et significatif aussi que les plus chauds partisans des pouvoirs illimités de la majorité se trouvent parmi ces mêmes fonctionnaires, qui sont bien placés pour savoir que, lorsque de tels pouvoirs ont été remis, ce sont eux qui les exerceront en réalité, et non la majorité. Rien n'a été plus clairement démontré par l'expérience de notre époque, que, dès que de larges pouvoirs de coercition sont conférés à des organismes publics pour des projets spéciaux, ces pouvoirs échappent en fait au contrôle des assemblées démocratiques. Si ces dernières ne fixent pas elles mêmes les moyens à employer, les décisions de leurs agents deviennent toujours plus ou moins arbitraires.

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Les considérations générales et l'expérience récente montrent que la démocratie ne demeure effective qu'aussi longtemps que le gouvernement, dans son action coercitive, se limite à des tâches qui peuvent être accomplies démocratiquement (18). Si la démocratie est un moyen de préserver la liberté, la liberté n'en est pas moins une condition essentielle du fonctionnement de la démocratie. Bien que la démocratie soit probablement la meilleure sorte de gouvernement limité, elle devient une absurde caricature si elle se change en gouvernement illimité. Ceux qui professent que la démocratie est omnicompétente et soutiennent toutes les prétentions momentanées d'une majorité, travaillent à la chute de la démocratie. Le libéral à l'ancienne mode est en fait un bien meilleur ami de la démocratie que le démocrate dogmatique, car il se soucie de préserver les conditions qui rendent la démocratie praticable. Il n'est pas « anti-démocratique » de s'efforcer de persuader la majorité qu'il existe des limites au-delà desquelles ses actions cessent d'être bienfaisantes, et qu'elle doit respecter des principes qu'elle n'a pas élaborés. Pour durer, la démocratie doit reconnaître qu'elle n'est pas la source-mère de la justice ; il lui est nécessaire de respecter une conception de la justice qui ne se traduit pas forcément dans l'opinion populaire concernant chaque problème particulier. Le danger est que nous confondions la justice avec ce qui n'est qu'un moyen de la garantir. Et c'est pourquoi ceux qui tentent de faire comprendre aux majorités la nécessité de tracer des limites convenables à leur pouvoir légitime sont aussi utiles à la démocratie que ceux qui ne cessent de lui désigner des objectifs nouveaux.

Dans la deuxième partie de ce livre nous irons plus loin dans l'étude de ces limites à imposer au pouvoir qui semblent indispensables à la bonne pratique de la démocratie, et que les pays d'Occident ont consacrées sous l'appellation de rule of law, ou état de droit. Nous ajouterons ici seulement qu'il y a peu de raisons d'imaginer qu'un peuple quel qu'il soit puisse réussir à faire fonctionner et durer un mécanisme démocratique de gouvernement s'il n'a pas au préalable connu de près les traditions d'un gouvernement respectueux du Droit.

Notes

La citation placée en exergue du chapitre est tirée de D. HUME, Essays, I, 125. Cette idée provient apparemment des grands débats du siècle précédent. William HALLER reproduit, en frontispice du volume I de Tracts on Liberty in the Puritan Revolution, 1638-1647, New York, Columbia University Press, 1934, un placard portant une gravure de Wenceslar Hollar, datée de 1641 et intitulée « Le Monde est dominé et gouverné par l'Opinion ».

  1. ^  Sur l'origine du concept d'Etat « total » et sur l'opposition séparant totalitarisme et libéralisme mais pas totalitarisme et démocratie, voir les analyses de H. O. ZIEGLER, Autoritärer oder totaler Staat, Tubingen, 1932, spécialement p. 6-14.- Cf. F. NEUMANN, The Democratic and the Authoritarian State, Glencoe, I, 11, 1957. La conception de ceux qu'au cours de ce chapitre nous appellerons « démocrates dogmatiques » est clairement décrite dans A. MIMS Jr, The Majority of the People, New York, 1941 et H. S. COMMAGER, Majority Rule and Minority Rights, New York, 1943.
  1. ^  Cf. par exemple, J. ORTEGA, Y. GASSET, Invertebrate Spain, New York, 1937, p. 125 : « Libéralisme et Démocratie sont deux choses qui au début n'ont rien à voir ensemble, et finissent par se révéler de façon tendancielle mutuellement antagonistes. Démocratie et Libéralisme sont des réponses à deux questions complètement différentes.

La démocratie répond à cette question : " qui doit exercer le pouvoir public ? " et la réponse qu'elle apporte est : " L'exercice du pouvoir public appartient aux citoyens en tant que corps social ". Mais cette question ne porte pas sur ce que doit être le champ d'action du pouvoir public. Elle ne s'occupe que de déterminer à qui appartient ce pouvoir. La démocratie propose que nous gouvernions tous ensemble ; c'est-à-dire que nous soyons souverains dans tous les actes sociaux ».

« Le libéralisme, lui, pose cette autre question, indépendamment du problème de savoir qui détient le pouvoir public, quelles doivent être les limites de celui-ci ? », la réponse qu'il donne est : « Que le pouvoir public soit exercé par un autocrate ou par le peuple, il ne peut être absolu : l'individu a des droits qui sont au-dessus et au-delà de toute intrusion de l'Etat ».

Voir aussi, du même auteur, The Revolt of the Masses, Londres, 1932, p. 83.

Tout aussi catégorique, mais du point de vue démocratique, est Max LERNER, « Minority Rule and the Constitutional Tradition », dans The Constitution Reconsidered, Ad. Convers Rend, New York, Columbia University Press, 1938, p. 199 : « Quand je parle ici de démocratie, j'entends distinguer nettement celle-ci du libéralisme. Il n'y a pas de confusion plus grande, dans l'esprit des profanes aujourd'hui, que la tendance à identifier l'une à l'autre ».- Cf. également Hans KELSEN, « Foundations of Democracy » : Ethics, volume LXVI, 1955, 3 : « Il importe de bien voir que le principe de la démocratie et celui du libéralisme ne sont pas identiques, qu'il existe même un certain antagonisme entre les deux ».

L'un des meilleurs exposés concernant l'histoire de cette relation se trouve dans F. SCHNABEL, Deutsche Geschichte im neunzehnten Jahrhundert, II, Fribourg, 1933, p. 8: « Libéralisme et Démocratie ne sont pas seulement deux choses qui s'excluent l'une l'autre, mais qui s'intéressent à deux objets d'étude différents : le Libéralisme parle de l'étendue de l'activité de l'Etat, la Démocratie du détenteur de la souveraineté dans l'Etat ».- Cf. aussi A. L. LOWELL, « Démocracy and Liberty », dans Essays on Government, Boston, 1889.- C. Schmitt, Die geistes geschichtlichen Grunlagen des heutigen Parlementarismus, Munich, 1923.- G. RADBRUCH, Rechtsphilosophie, Stuttgart, 1950, p. 137 et s., notamment p. 160.- B. CROCE, « Liberalism as a Concept of Life » : Politics and Morals, New York, 1945 et L. VON WESER, « Liberalismus und Demokratismus in ihren Zusammenhengen und Gegensätsen » : Zeitschrift fiir Politik, volume IX, 1916. On trouvera un utile tour d'horizon des textes parus sur ce sujet dans J. THUR, Demokratie und Liberalismus in ihrem gegenseitigen Verhältnis, dissertation, Zurich, 1944.

  1. ^  Voir F. A. HERMENS, Democracy or Anarohy ?, Notre Dame, Ind., 1941.

(4) Il est utile de rappeler que dans la plus ancienne et la plus accomplie des démocraties européennes, la Suisse, les femmes sont encore exclues du droit de vote, apparemment avec l'assentiment de la majorité d'entre elles. Il semble aussi possible que dans des conditions primitives, un suffrage limité, disons, aux propriétaires fonciers, produise une législature suffisamment indépendante du gouvernement pour exercer sur lui un contrôle effectif.

(5) Cf F. W. MAITLAND, Collected Papers, Cambridge, Cambridge University Press, 1911, I, 84 : « Ceux qui ont pris la route de la démocratie pour le chemin vers la liberté ont pris à tort un moyen temporaire pour une finalité ultime ».- De même J. SCHUMPETER, Capitalism, Socialism and Democracy, New York, 1942, p. 242: «La Démocratie est une méthode politique, c'est-à-dire un certain type de moyen institutionnel pour parvenir à des décisions politiques - législatives et administratives -, elle n'est par conséquent pas susceptible de constituer une fin en soi, indépendamment des décisions qu'elle produira dans des conditions historiques données ».

(6) Cf. E. A. HOEBEL, The Law of Primitive Man, Cambridge, Harvard University Press, 1954, p. 100 et F. FLEINER, Tradition, Dogma, Entwicklung ais aufbauende Kräfte der schweizeriechen Demokratie, Zurich, 1933, repris dans l'ouvrage du même auteur, Ausgewählte Schriften und Reden, Zurich, 1941 ainsi que MENGER, Untersuchungen, p. 277.

(7) Voir par exemple le discours de Joseph CHAMBERLAIN au Club des « Quatre-Vingts », 28 avril 1885 (rapporté dans le Times, Londres, 29 avril 1885) : « Lorsque le gouvernement n'était représenté que par l'autorité de la Couronne et les vues d'une classe particulière, je puis comprendre que le premier devoir des hommes qui appréciaient la liberté était de restreindre son autorité et de limiter ses dépenses. Mais tout cela a changé. Maintenant le gouvernement est l'expression organisée des souhaits et besoins du peuple, et dans ces conditions, cessons de le regarder avec suspicion. La suspicion est le produit de temps anciens, de circonstances qui ont depuis longtemps disparu. Maintenant, il nous incombe d'étendre ses fonctions et de voir comment ses opérations peuvent être utilement élargies ». Mais voir J. S. MILL, en 1848 déjà, discutant cette façon de voir dans Principles, livre V, chap. XI, sect. 3, p. 944 et de nouveau dans On Liberty, Ed. R. B. McCALLUM, Oxford, 1946, p. 3.

(8) H. FINER, Road to Reaction, Boston, 1945, p. 60

(9) Voir J. F. STEPIEN, Liberty, Equality, Fraternity, Londres, 1873, p. 27: « Nous convenons de mesurer la force en comptant les têtes, plutôt qu'en cassant les têtes. Ce n'est pas le côté le plus sage qui gagne, mais celui qui à un moment donné montre sa force supérieure (dont sans doute la sagesse est un élément) en enrôlant pour le soutenir la plus grande quantité de sympathie agissante. La minorité lui cède la voie, non parce qu'elle est convaincue d'avoir tort, mais parce qu'elle est convaincue d'être une minorité ».

Cf. également L. VON MISES, Human Action, New Haven, Yale University Press, 1949, p. 150: « Par souci de la paix intérieure, le libéralisme tend au gouvernement démocratique. La démocratie n'est donc pas une institution révolutionnaire. Au contraire, elle est le moyen véritable d'éviter les révolutions et les guerres civiles. Elle fournit une méthode pour ajuster pacifiquement le gouvernement aux volontés de la majorité ».- Similairement, K. R. POPPER, « Prediction and Prophecy and Their Significance for Social Theory » : Proceedings of the 10th International Congress of Philosophy, I, Amsterdam, 1948, particulièrement p. 90: « Personnellement, je nomme le type de gouvernement qui peut être renversé sans violence " démocratie ", l'autre " tyrannie " ».

(10) Sir John CULPEPPER, An Exact Collection of Ali the Remonstrances, etc., Londres, 1643, p. 266.

(11) Le degré auquel les libéraux rationalistes étaient fascinés par l'image d'un gouvernement où les problèmes de politiques seraient résolus non pas « par un appel direct ou indirect au jugement ou aux volontés d'une masse inculte, qu'elle soit composée de gentilshommes ou de rustres, mais par les opinions délibérément formées d'un nombre relativement restreint de personnes spécialement éduquées pour cette tâche », apparaît bien dans un écrit de jeunesse de J. S. MILL sur « Démocratie et Gouvernement » d'où ce passage est tiré (London Review, 1897, p. 384 repris dans Early Essays, Londres, 1897, p. 384). Mill va jusqu'à affirmer que « de tous les gouvernements, anciens ou modernes, celui qui présente cette excellence au plus haut degré, est celui de la Prusse - une aristocratie très puissamment et ingénieusement organisée constituée des hommes les plus hautement éduqués du Royaume ». Cf. également le passage de On Liberty, Ed. R. B. McCallum, Oxford, 1946, p. 9. Pour ce qui concerne la possibilité d'appliquer la liberté et la démocratie à un peuple moins civilisé, certains des anciens Whigs furent considérablement plus libéraux que les radicaux ultérieurs.- T. B. MACAULAY, par exemple, dit quelque part : « Bien des politiciens de notre temps ont habitude de présenter comme allant de soi l'idée que nul peuple ne devrait être libre avant d'être capable d'employer sa liberté. La maxime est digne du sot de l'ancien conte, qui avait décidé de ne pas entrer dans l'eau avant d'avoir appris à nager. Si les hommes devaient attendre la liberté jusqu'à ce qu'ils soient devenus sages et bons dans la servitude, ils devraient sans doute attendre pour toujours ».

(12) Cela paraît aussi expliquer le déconcertant contraste chez Tocqueville entre ses critiques persistantes des procédures démocratiques sur presque tous les points et son adhésion proclamée au principe de la démocratie, contraste si caractéristique de son oeuvre.

(13) Voir le passage de Dicey cité en note (15).

(14) J. S. Mni, « Bentham » : London and Westminster Review, 1838, repris dans Dissertations and Discussions, 1, 3e éd., Londres, 1875, 330. Le passage continue comme ceci : « Les deux écrivains dont je parle (Bentham et Coleridge) n'ont jamais été lus par le grand public ; sauf pour ce qu'il y a de plus léger dans leur oeuvre, leurs lecteurs ont été peu nombreux ; mais ils ont été les enseignants des enseignants ; on pourrait difficilement trouver en Angleterre une personne de quelque importance dans le monde de l'esprit qui (quelque opinion qu'elle ait pu professer par la suite) n'ait commencé par apprendre à penser auprès de l'un des deux ; et bien que leur influence n'ait commencé à se répandre vers l'ensemble de la société que par le biais de ces relais, il n'y a guère de publication de quelque importance adressée aux classes cultivées, qui, si ces personnes n'avaient existé, n'eût été différente de ce qu'elle est ». Cf. aussi le passage fréquemment cité de Lord KEYNES, lui-même le plus éminent exemple de cette influence dans notre génération, où il soutient, à la fin de The General Theory of Employment, Interest and Money, Londres, 1936, p. 383, que « les idées des économistes et des philosophes politiques, aussi bien quand elles sont justes que quand elles sont erronées, sont plus puissantes qu'on ne le pense communément. En vérité, le monde n'est guère gouverné que par elles. Les hommes pratiques, qui se croient totalement exempts d'influences intellectuelles, sont d'ordinaire esclaves de quelque défunt économiste. Les insensés au pouvoir, qui entendent des voix dans les airs, ne font que distiller leurs frénésies à partir de ce qu'écrivit un plumitif universitaire quelques années auparavant. Je suis certain que le pouvoir des intérêts établis est fortement exagéré si on le compare aux empiétements graduels des idées. Non pas dans l'immédiat certes, mais après un certain intervalle ; car en matière de philosophie économique et politique, peu nombreux sont ceux qu'influencent les théories nouvelles, vieilles seulement de vingt-cinq ou trente ans, de sorte que les idées que les fonctionnaires et les politiciens, ou même les agitateurs, appliquent aux événements courants ne sont vraisemblablement pas les plus neuves. Tôt ou tard néanmoins, ce sont les idées qui sont dangereuses, non les intérêts en place, pour le meilleur ou pour le pire ».

(15) La meilleure description de la façon dont les idées à la longue affectent la politique concrète est toujours celle de DICEY, Law and Opinion, p. 28 et s., spécialement p. 33 :

« L'opinion qui fait changer la loi est en un sens l'opinion de l'époque où les textes sont effectivement modifiés ; dans un autre sens, ce fut souvent, en Angleterre, l'opinion qui prédominait vingt ou trente années avant ce moment-là ; ce fut le plus souvent, c'est clair, l'opinion d'hier que celle d'aujourd'hui.

L'opinion législative doit être celle du jour, car, lorsque les lois sont changées, le changement est forcément effectué par les législateurs dans l'idée que le changement est une rectification ; mais cette opinion légiférante est en même temps l'opinion d'hier, parce que les idées qui ont gagné assez d'emprise sur la législature pour provoquer une modification du droit ont généralement été formulées par des penseurs ou écrivains qui étaient influents bien avant que le changement intervienne. Il se peut fort bien ainsi qu'une innovation soit accomplie quand ceux qui fournirent les arguments en sa faveur sont dans la tombe et - ce qui vaut d'être noté - lorsque dans le monde de la spéculation, un mouvement a déjà formulé des objections à l'encontre des idées qui exercent leur plein effet dans le monde de l'action et de la législation ».

(16) Cf. H. SCHOECK, « What is meant by " Politically Impossible " ? » : Pall Mali Quarterly, volume I, 1958.- Voir aussi C. PHILBROOK, « Realism in Policy Espousal » : AER, volume XLIII, 1953.

(17) Cf. l'observation de A. MARSHALL, Memorials of Alfred Marshall, Ed. A. C. Pigou, Londres, 1925, p. 89 : « Les chercheurs en sciences sociales doivent craindre de recevoir l'approbation populaire : malheur à eux lorsqu'on en dit du bien. S'il existe un assortiment d'opinions qu'un périodique ait avantage à soutenir en vue d'augmenter son tirage, alors le chercheur qui entend laisser après lui le monde en général et son pays en particulier, en un meilleur état qu'ils ne seraient s'il n'était jamais né, doit absolument insister sur les limitations, défauts et erreurs inhérents à cet assortiment d'opinions ; et jamais il ne doit le recommander inconditionnellement, même dans une discussion "ad hoc". Il est quasiment impossible pour le chercheur d'être un patriote sincère et d'avoir la réputation d'en être un au cours de sa vie ».

(18) Voir l'analyse complète de ces questions dans le chapitre V de mon livre The Road to Serfdom, Londres et Chicago, 1944 et dans Walter LIPPMANN, An Inquiry into the Principles of the Good Society, Boston, 1937, spécialement p. 267: « (Le peuple) ne peut gouverner que lorsqu'il comprend comment une démocratie peut se gouverner elle-même ; que lorsqu'il a compris qu'elle ne peut pas se gouverner en donnant des ordres et qu'elle ne peut gouverner qu'en nommant des représentants pour juger, réviser et appliquer des lois déterminant les droits, les devoirs, les privilèges et les garanties des personnes, des associations, des collectivités et des fonctionnaires eux-même à l'égard de tous.

Telle est la constitution d'un Etat libre. Les philosophes démocratiques du XIXe siècle n'avaient pas vu que le gouvernement représentatif a pour corollaire indispensable une façon de gouverner particulière, et c'est pourquoi ils ont été déroutés par un soi-disant conflit entre la loi et la liberté, entre le contrôle social et la liberté individuelle. Ces conflits n'existent pas là où le contrôle social s'effectue par le moyen d'un ordre légal dans lequel les droits réciproques sont appliqués et adaptés. Dans une société libre, l'Etat n'administre pas les affaires des hommes. Il administre la justice entre les hommes qui mènent eux-même leurs propres affaires ».