Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre IV

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Jean-Baptiste Say:Traité d'économie politique - Livre II - Chapitre IV


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Livre Second
Chapitre IV - De ce qui fait l'importance de nos revenus.


Dans le premier livre de cet ouvrage, j'ai dit comment les produits sortent des fonds productifs que nous possédons, c'est-à-dire de nos facultés industrielles, de nos capitaux et de nos terres.

Ces produits forment le revenu des propriétaires des fonds, et leur procurent les choses nécessaires à leur existence, qui ne leur sont pas gratuitement données par la nature ou par leurs semblables.

Le droit exclusif qu'on a de disposer d'un revenu naît du droit exclusif qu'on a sur le fonds ; car le maître du fonds peut le laisser oisif, et détruire ainsi d'avance le revenu qui peut en provenir. Là où le droit exclusif sur le fonds n'existe pas, il n'y a ni fonds, ni revenus ; il n'y a pas de richesses ; car les richesses sociales sont les biens dont on a la possession exclusive : or, on n'a rien là où la possession n'est pas reconnue et garantie, là où la propriété n'existe pas de fait.

Il n'est pas nécessaire, pour étudier la nature et la marche des richesses sociales, de connaître l'origine des propriétés, ou leur légitimité. Que le possesseur actuel d'un fonds de terre, ou celui qui le lui a transmis, l'aient eu à titre de premier occupant, ou par une violence, ou par une fraude, l'effet est le même par rapport au revenu qui sort de ce fonds.

On peut seulement remarquer que la propriété du fonds que nous avons nommé facultés industrielles, et la propriété de ceux qui composent nos capitaux, a quelque chose de plus incontestable et de plus sacré que la propriété des fonds de terre. Les facultés industrielles d'un homme, son intelligence, sa force musculaire, son adresse, sont des dons que la nature a faits incontestablement à lui et à nul autre. Et quant à ses capitaux, à ses accumulations, ce sont des valeurs qu'il a épargnées sur ses consommations S'il les eût consommées, détruites, elles n'auraient jamais été la propriété de personne ; nul ne peut donc avoir des droits sur elles. L'épargne équivaut à la création, et la création donne un droit incontestable.

Les fonds productifs sont, les uns aliénables comme les terres, les ustensiles des arts ; les autres non, comme les facultés personnelles. Les uns peuvent se consommer, comme les capitaux mobiliers ; les autres ne peuvent pas se consommer, comme les biens-fonds.

D'autres ne s'aliènent pas, ne se consomment pas, à proprement parler ; mais ils peuvent se détruire, comme les talents qui meurent avec l'homme.

Les valeurs mobilières qui servent à la production sont incessamment consommées et ne demeurent fonds productifs, ne se perpétuent, que par la reproduction.

La consommation qu'on en fait dans les opérations productives, n'est qu'une avance.

Quoique les richesses d'un particulier se composent aussi bien de ses revenus que de ses fonds productifs, on ne le considère pas comme altérant sa fortune lorsqu'il consomme ses revenus, pourvu qu'il n'entame par ses fonds. C'est que les revenus consommés peuvent être remplacés à mesure, puisque les fonds conservent à perpétuité, tant qu'ils existent, la faculté de donner de nouveaux produits.

La valeur courante des fonds productifs susceptibles de s'aliéner s'établit sur les mêmes principes que la valeur de toutes les autres choses, c'est-à-dire en proportion de l'offre et de la demande. Il convient seulement de remarquer que la quantité demandée ne peut avoir pour motif la satisfaction qu'on peut tirer de l'usage d'un fonds : un champ ou une usine ne procurent directement aucune satisfaction appréciable à leur possesseur ; leur valeur vient donc de la valeur du produit qui peut en sortir, laquelle est fondée sur l'usage qu'on peut faire de ce produit, sur la satisfaction qu'on en peut tirer.

Et quant aux fonds inaliénables, tels que les facultés personnelles, comme ils ne peuvent devenir l'objet d'un échange, leur valeur ne peut de même s'apprécier que par la valeur qu'ils sont susceptibles de produire.

Ainsi le fonds de facultés industrielles d'où un ouvrier peut tirer un salaire de trois francs par jour, ou environ mille francs par an, peut être évalué autant qu'un capital placé à fonds perdu, et rapportant un revenu comme celui-là.

Après nous être fait des idées générales, et, pour ainsi dire, superficielles et extérieures, des fonds et des revenus, si nous voulons pénétrer plus intimement dans leur nature, nous rencontrerons et nous surmonterons quelques-unes des principales difficultés que présente l'économie politique.

Le premier produit d'un fonds productif n'est pas un produit proprement dit : c'est seulement un service productif dont nous achetons un produit. Les produits ne doivent donc être considérés que comme les fruits d'un échange dans lequel nous donnons des services productifs pour obtenir des produits.

C'est alors seulement que le revenu primitif paraît sous la forme de produits ; et si nous échangeons encore une fois ces premiers produits contre d'autres, le même revenu se montre sous la forme des nouveaux produits que ce nouvel échange nous a procurés.

Ainsi, pour fixer nos idées par des images sensibles, quand un cultivateur retire de sa terre, de son capital et de son travail, cent setiers de blé, son premier revenu se compose des services rendus par ces fonds productifs, et sa production équivaut à un échange dans lequel il aurait donné les services rendus par ces fonds productifs et dans lequel il aurait obtenu les produits qui en sont résultés.

S'il transforme ces mêmes produits en argent, c'est toujours le même revenu, mais sous une autre forme.

Cette analyse nous était nécessaire pour parvenir à connaître la véritable valeur du revenu. Qu'est-ce en effet que la valeur suivant les définitions déjà données ? C'est la quantité de toute autre chose, qu'on peut obtenir en échange de la chose dont on veut se défaire. Dans cet échange que nous appelons production, quelle est la chose que nous donnons ?

Nos services productifs. En quoi consiste leur importance ? Qu'est-ce qui leur donne la valeur ?

C'est la quantité des produits que nous recevons en échange, c'est-à-dire la quantité des produits qu'ils nous procurent. D'après les principes qui déterminent la valeur des choses, nos services ont donc d'autant plus de valeur qu'ils nous procurent non des produits plus chers, mais des produits en plus grande quantité.

Or, des produits reçus en plus grande quantité, équivalent exactement à des produits qui sont à meilleur marché par rapport aux services dont ils sont les résultats. Pour présenter cet effet dans sa plus grande simplicité, si, possesseur d'un bien de campagne que je cultive avec mes propres capitaux, je recueille annuellement pour ma consommation une récolte double, ne suis-je pas plus riche que si je ne tire de mon bien que la moitié de ce produit ? Et comme l'importance du revenu fait l'importance du fonds, mon fonds ou l'ensemble de mes fonds productifs, c'est-à-dire ma terre, mon capital et mon travail, n'ont-ils pas pour ainsi dire grandi avec mon revenu, et ne suis-je pas devenu plus riche ?

C'est ainsi que se rattachent les principes relatifs aux revenus des particuliers avec la maxime, que les revenus des nations sont d'autant plus considérables, que les produits y sont à meilleur marché ; proposition qui, au premier abord, semble, mais n'est pas contradictoire avec celle qui fait consister la richesse dans la valeur des choses qu'on possède. Le fonds de notre fortune se compose de nos fonds productifs ; le premier revenu qui en sort, ce sont les services productifs. Lorsque peu de services suffisent pour procurer beaucoup de produits, ceux-ci sont à meilleur marché, non seulement par rapport aux services qui les ont créés, mais par rapport aux revenus des autres particuliers. Or, des produits moins chers par rapport à tous les revenus, rendent tous les revenus plus considérables ; car on est d'autant plus riche que l'on peut acheter plus de choses.

Les mêmes principes nous font voir combien on a des idées peu justes de la richesse respective de deux nations quand on se contente de comparer la somme de leurs revenus. La plus riche est celle dont les revenus peuvent acheter le plus de choses. Son aisance dépend du rapport de deux quantités qui sont dans la nation même, et non de deux quantités dont l'une est en elle-même et l'autre en dehors. Pour avoir, je ne dis pas une comparaison exacte de l'aisance de deux nations (comparaison que je crois impossible), mais une estimation approximative de leur aisance respective, il faudrait pouvoir comparer la quantité de produits qu'on peut obtenir chez l'une et chez l'autre d'une même quantité de services productifs.

Dans une société un peu avancée, chaque particulier consomme beaucoup moins les produits qu'il a créés que ceux qu'il achète avec ceux qu'il a créés. Ce qu'il y a de plus important pour chaque producteur, c'est donc la quantité des produits qui ne sont pas de sa création, et qu'il pourra obtenir avec ceux qui sortiront de ses mains. Si mes terres, mes capitaux et mes facultés sont engagés par exemple, dans la culture du safran, ma consommation de safran étant nulle, mon revenu se compose de la quantité de choses que je pourrai acheter avec ma récolte de safran ; et cette quantité de choses sera plus considérable si le safran renchérit, mais aussi le revenu des acheteurs de safran sera diminué de tout l'excédent de prix que je parviendrai à leur faire payer.

L'effet contraire aura lieu si je suis forcé de vendre mes produits à bas prix. Alors le revenu des acheteurs devient plus considérable, mais c'est aux dépens du mien. Il ne faut pas perdre de vue que lorsque je parle ici de bas prix, de prix élevé, je n'entends parler que du rapport entre les produits que l'on vend et ceux que l'on achète, et nullement du prix en monnaie qui ne sert que comme un moyen d'évaluer les uns et les autres, et qui n'a aucune influence sur l'importance des revenus. Si l'argent est précieux et cher, on m'en donnera moins pour le produit qui est de ma création ; mais aussi je n'aurai pas tant à en donner pour le produit qui doit satisfaire à mes besoins ; tandis que si je suis obligé de donner beaucoup du produit que je fais pour recevoir peu de ceux que je consomme, quelle que soit la valeur de l'argent, mon revenu est moins considérable.

C'est seulement sous ce rapport que la valeur relative des produits affecte les revenus des particuliers ; et les gains qu'un changement accidentel qui survient dans cette valeur, procure aux uns, est compensé par la perte qui en résulte pour les autres. Quant au revenu général de la nation, il n'est affecté que par un changement dans la quantité de services que je fournis par rapport à la quantité de produits que j'obtiens. Quand j'économise sur mes frais de production, et que je trouve le moyen, par exemple, de faire venir sur un arpent ce qui en exigeait deux, de terminer en deux jours ce qu'on ne pouvait exécuter qu'en quatre, etc., dès ce moment le revenu de la société est accru de tout ce que j'épargne. Mais au profit de qui cet accroissement de revenu tourne-t-il ? À mon profit aussi longtemps que je réussis à tenir mes procédés secrets ; au profit du consommateur, lorsque la publicité des procédés me force, par la concurrence qu'elle établit, à baisser mon prix au niveau des frais de production.

Quelles que soient les transformations que les échanges font subir à la valeur des services productifs qui composent primitivement tout revenu, ce revenu est toujours existant jusqu'à ce qu'il soit détruit par la consommation. Si mon revenu est le service productif d'une terre, il existe encore après qu'il est, par la production, changé en sacs de blé ; il existe encore quand ces sacs de blé sont changés en écus, quoique l'acheteur de mon blé l'ait consommé. Mais lorsque j'ai acheté une chose avec ces écus, et que j'ai consommé ou fait consommer cette chose, dès ce moment la valeur qui composait mon revenu a cessé d'exister ; mon revenu est consommé, détruit, bien que les écus dans lesquels il a été passagèrement transformé subsistent encore. Il ne faut pas croire qu'il soit perdu pour moi seul, et qu'il continue à exister pour ceux entre les mains de qui ont passé les écus. Il est perdu pour tout le monde. Le possesseur des mêmes écus n'a pu les obtenir qu'au prix d'un autre revenu, ou d'un fonds dont il a disposé.

Lorsqu'on ajoute à un capital des valeurs qui proviennent d'un revenu, elles cessent d'exister comme revenu, et ne peuvent plus servir à la satisfaction des besoins de leur possesseur ; elles existent comme capital ; elles sont consommées à la manière des capitaux, consommation qui n'est qu'une espèce d'avance dont on est remboursé par la valeur des produits.

Quand on loue son capital, ou sa terre, ou son temps, on abandonne au locataire ou entrepreneur, les services de ces fonds productifs, moyennant une somme ou une quantité de produits déterminée d'avance. C'est une espèce de marché à forfait, sur lequel le locataire peut perdre ou gagner, selon que le revenu réel (les produits qu'il a obtenus au moyen des fonds dont on lui a laissé l'usage) vaut moins ou vaut plus que le prix qu'il en paie. Mais il n'y a pas pour cela double revenu produit. Quand même un capital prêté à un entrepreneur, rapporterait à ce dernier 10 pour cent par an, au lieu de 5 pour cent qu'il paie peut-être à son prêteur, le revenu provenant du service rendu par le capital ne serait pas néanmoins de 10 pour cent ; car ce revenu comprend à la fois une rétribution pour le service productif du capital, et une autre rétribution pour le service productif de l'industrie qui le met en action.

En me résumant, le revenu réel d'un particulier est proportionné à la quantité de produits dont il peut disposer, soit directement par ses fonds productifs, soit après avoir effectué les échanges qui mettent son revenu primitif sous une forme consommable. Cette quantité de produits, ou, si l'on veut, l'utilité qui réside en eux, ne peut être évaluée que par le prix courant que les hommes y mettent. C'est en ce sens que le revenu d'une personne est égal à la valeur qu'elle tire de ses fonds productifs ; mais cette valeur est d'autant plus grande par rapport aux objets de sa consommation, que ceux-ci sont à meilleur marché, puisque alors cette même valeur la rend maîtresse d'une plus grande quantité de produits.

Par la même raison, le revenu d'une nation est d'autant plus considérable que la valeur dont il se compose (c'est-à-dire la valeur de tous ses services productifs) est plus grande, et la valeur des objets qu'il est destiné à acheter plus petite. La valeur des services productifs est même nécessairement considérable, quand celle des produits l'est peu ; car la valeur se composant de la quantité de choses qu'on peut obtenir dans un échange, les revenus (les services des fonds productifs de la nation) valent d'autant plus, que les produits qu'ils obtiennent sont abondants et à bas prix.

Après les considérations contenues dans ce chapitre et dans les trois précédents, qui étaient nécessaires pour fixer nos idées sur les valeurs produites, il nous reste à comprendre la manière et les proportions suivant lesquelles elles se distribuent dans la société.


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