Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 10

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Ludwig von Mises:L'Action humaine - chapitre 10


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Chapitre X — L'échange au sein de la société

Deuxième partie — L'Agir dans le cadre de la société

Chapitre X — L'échange au sein de la société

1 / Échange autistique et échange interpersonnel

L'action est toujours essentiellement l'échange d'un état de choses contre un autre état de choses. Si l'action est accomplie par un individu sans référence aucune à la coopération avec d'autres individus, nous pouvons appeler cela un échange autistique. Exemple : le chasseur solitaire qui tue un animal pour sa propre consommation ; il échange du loisir et une cartouche contre de la nourriture.

Dans la société, la coopération substitue l'échange interpersonnel ou social aux échanges autistiques. L'homme donne à d'autres hommes pour recevoir d'eux. L'homme sert en vue d'être servi.

La relation d'échange est la relation sociale fondamentale. L'échange interpersonnel de biens et de services tisse le lien qui unit les hommes en une société. La formule sociale est Do ut des. Là où il n'y a pas réciprocité intentionnelle, là où une action est accomplie sans dessein d'être le bénéficiaire d'une action concomitante d'autres hommes, il n'y a pas échange interpersonnel, mais échange autistique. Il n'importe que l'action autistique soit profitable ou nuisible à d'autres gens ou qu'elle n'en concerne absolument aucun. Un génie peut accomplir sa tâche pour lui-même, non pour la foule ; néanmoins il est un exceptionnel bienfaiteur de l'humanité. Le voleur tue la victime pour son propre avantage. L'assassiné n'est en aucune façon un partenaire dans ce crime, il est simplement son objet ; ce qui est fait, l'est contre lui.

L'agression hostile était pratique commune chez les ancêtres non humains de l'homme. La coopération consciente et intentionnelle est le résultat d'un long processus d'évolution. L'ethnologie et l'histoire nous ont fourni d'intéressantes informations concernant les débuts et les schémas primitifs de l'échange interpersonnel. Certains considèrent la coutume de donner et rendre des présents, de stipuler d'avance un certain présent en retour, comme un schéma précurseur de l'échange interpersonnel 1. D'autres considèrent le troc muet comme le mode primitif de commerce. Cependant, faire des présents dans l'attente d'être récompensé par le présent en retour du receveur, ou afin de gagner la faveur d'un homme dont l'animosité pourrait amener un désastre, cela équivaut déjà à l'échange interpersonnel. La même observation vaut pour le troc muet, qui ne se distingue des autres modes de troc ou de commerce que par l'absence de discussion verbale.

C'est une caractéristique essentielle des catégories de l'agir humain, que d'être apodictiques et absolues, et de n'admettre aucune gradation. Il y a action ou non-action, il y a échange ou non-échange. Tout ce qui s'applique à l'action et à l'échange comme tels est donné ou n'est pas donné dans chaque cas spécial, selon qu'il y a ou qu'il n'y a pas action et échange. De même, la frontière entre l'échange autistique et l'échange interpersonnel est parfaitement tranchée. Faire des présents unilatéraux sans intention d'être récompensé par aucun comportement du bénéficiaire ou de tierces personnes est un échange autistique. Le donateur acquiert la satisfaction que lui procure l'amélioration de la situation du donataire. Le donataire reçoit le présent comme un don que Dieu envoie. Mais si les présents sont faits afin d'influencer le comportement de quelqu'un d'autre, ils ne sont plus unilatéraux, mais une variété d'échange interpersonnel entre celui qui donne et celui dont il compte ainsi modifier le comportement. Encore que l'échange interpersonnel soit le résultat d'une longue évolution, nulle gradation n'est concevable entre l'échange autistique et l'échange interpersonnel. Il n'y a pas eu de mode intermédiaire d'échange entre les deux. Le pas qui conduit de l'autistique à l'interpersonnel n'est pas moins un saut dans quelque chose d'entièrement neuf et d'essentiellement différent, que ne le fût le passage de la réaction automatique des cellules et des nerfs, à un comportement conscient et intentionnel, à l'action.

2 / Liens contractuels et liens hégémoniques

Il y a deux types différents de coopération sociale : la coopération en vertu du contrat et de la coordination ; et la coopération en vertu du commandement et de la subordination, ou hégémonie.

Là où la coopération est basée sur le contrat, et dans la mesure où elle l'est, la relation logique entre les individus coopérants est symétrique. Tous sont des parties à des contrats d'échange interpersonnel. Pierre a la même relation à Paul, que Paul à Pierre. Là où la coopération est fondée sur le commandement et la subordination, et dans la mesure où elle l'est, il y a l'homme qui commande et ceux qui obéissent à ses ordres. La relation logique entre ces deux classes d'hommes est asymétrique. Il y a un directeur et il y a les gens dont il a la charge. Le directeur seul choisit et dirige ; les autres — les administrés — sont de simples pions dans ses actions.

La puissance qui appelle à la vie et anime tout corps social est toujours une force idéologique, et le fait qui rend un individu membre d'un quelconque composé social est toujours sa propre conduite. Cela n'est pas moins vrai quand il s'agit d'un lien social hégémonique. A vrai dire, les gens naissent généralement dans les liens hégémoniques les plus importants : dans la famille et dans l'État, et c'était aussi le cas des liens hégémoniques de l'ancien temps, l'esclavage et le servage, qui ont disparu dans le domaine de la civilisation occidentale. Mais il n'est pas de violence ou de contrainte capable de forcer un homme, contre sa volonté, à demeurer dans le statut de sujet d'un ordre hégémonique. Ce que produit la violence ou la menace de violence, c'est un état de choses dans lequel la sujétion est généralement considérée comme préférable à la rébellion. Placé devant le choix entre les conséquences de l'obéissance et celles de la désobéissance, l'assujetti préfère les premières et, ainsi, s'intègre lui même dans le lien hégémonique. Chaque nouveau commandement le ramène devant ce choix. En cédant encore et encore, il contribue lui-même à l'existence continuée du corps social hégémonique. Même étant privé de capacité civile dans un tel régime, il est homme et acteur, c'est-à-dire un être qui ne cède pas simplement à d'aveugles impulsions mais use de raison pour choisir entre des alternatives.

Ce qui différencie le lien hégémonique du lien contractuel, c'est le champ dans lequel les choix des individus déterminent le cours des événements. Dès lors qu'un homme a décidé en faveur de sa soumission à un système hégémonique, il devient, dans le cadre des activités de ce système et pour le temps de sa sujétion, un pion des actions de celui qui dirige. A l'intérieur du corps social hégémonique, et dans la mesure où il dirige la conduite de ses sujets, seul le dirigeant agit. Les pupilles n'agissent qu'en choisissant leur subordination ; l'ayant choisie ils n'agissent plus pour eux-mêmes, on s'occupe d'eux.

Dans le cadre d'une société contractuelle, les individus membres échangent des quantités définies de biens et de services d'une qualité définie. Lorsqu'il choisit la sujétion dans un corps hégémonique, un homme ne fournit ni ne reçoit rien de défini. Il s'intègre dans un système où il lui faut rendre des services indéterminés, et il recevra ce que le dirigeant est disposé à lui assigner. Il est à la merci du dirigeant. Le dirigeant seul a la faculté de choisir. Peu importe en ce qui concerne la structure de l'ensemble du système, que le dirigeant soit un individu ou un groupe organisé d'individus, une collégialité ; ou que le dirigeant soit un tyran démentiellement égoïste, ou un bienveillant despote paternel.

La distinction entre ces deux espèces de coopération sociale est commune à toutes les théories de la société. Ferguson l'a décrite comme le contraste entre les nations guerrières et les nations mercantiles 2 ; Saint-Simon comme le contraste entre les nations combatives et les nations paisibles ou industrieuses ; Herbert Spencer comme le contraste entre les sociétés de liberté individuelle et celles de structure militante 3 ; Sombart comme le contraste entre les héros et les colporteurs 4. Les marxistes distinguent entre « l'organisation gentilice » d'un fabuleux état social primitif et le paradis du socialisme d'une part, et l'innommable dégradation du capitalisme d'autre part 5. Les philosophes nazis distinguent le système d'éclopés de la sécurité bourgeoise, du système de héros de la Führertum autoritaire. L'appréciation des deux systèmes diffère selon les divers sociologues. Mais ils sont pleinement d'accord pour marquer le contraste, et non moins pour reconnaître qu'aucun tiers principe n'est pensable ni réalisable.

La civilisation occidentale, comme celle des peuples orientaux évolués ont été l’œuvre d'hommes qui ont coopéré suivant le schéma de la coordination contractuelle. Ces civilisations ont, il est vrai, adopté à certains égards les liens de structure hégémonique. L'État, en tant qu'appareil de contrainte et de répression, est, par nécessité, une organisation hégémonique. De même la famille et la communauté de foyer. Néanmoins, le trait caractéristique de ces civilisations est la structure contractuelle propre à la coopération des familles individuelles. Il y eut un temps où prévalait une autarcie presque complète, un isolement économique des unités de subsistance ou foyers. Lorsque l'échange de biens et services interfamilial fut substitué à l'autosuffisance économique de chaque famille, ce fut dans toutes les nations communément considérées comme civilisées, une coopération fondée sur le contrat. La civilisation humaine telle qu'elle a depuis été connue par l'expérience historique est, de façon prépondérante, le produit de relations contractuelles.

N'importe quelle espèce de collaboration des hommes et de réciprocité sociale est essentiellement un ordre de paix et de règlement amiable des différends. Dans les relations internes de toute unité sociale, que son lien soit contractuel ou hégémonique, il faut que la paix règne. Quand il y a conflit violent, et dans la mesure ou de tels conflits existent, il n'y a ni collaboration ni lien social. Ces partis politiques qui, dans leur intense désir de substituer les systèmes hégémonique au contractuel, évoquent la pourriture de la paix et de la sécurité bourgeoise, font l'éloge de la noblesse morale, de la violence et de l'effusion de sang, représentent la guerre et la révolution comme des méthodes éminemment naturelles de relations entre les hommes, s'enferment eux-mêmes dans la contradiction. Car leurs propres utopies sont dépeintes comme des règnes de paix. Le Reich des nazis et la république des marxistes sont des plans pour une société de paix perpétuelle. Elles doivent être réalisées au moyen de la pacification, c'est-à-dire par l'assujettissement forcé de tous ceux qui ne sont pas disposés à céder sans résistance. Dans un monde contractuel divers États peuvent coexister. Dans un monde hégémonique, il ne peut y avoir qu'un seul Reich ou République et un seul dictateur. Le socialisme doit choisir : ou bien de renoncer aux avantages d'une division du travail s'étendant à toute la terre et à tous les peuples, ou bien d'établir un ordre hégémonique embrassant le monde entier. C'est ce fait qui a rendu le bolchevisme russe, le nazisme allemand et le fascisme italien « dynamiques », c'est-à-dire agressifs. Dans une mentalité contractuelle, les empires se dissolvent en ligues fort lâches de nations autonomes. Le système hégémonique est voué à tenter d'annexer tous les états indépendants.

L'ordre contractuel de la société est un ordre de Droit et de Loi. C'est un gouvernement soumis à la rule of law — la suprématie du droit — par opposition au welfare state, l'État tutélaire ou paternaliste. Le Droit et la Loi, c'est l'ensemble des règles délimitant la sphère dans laquelle les individus ont liberté d'agir. Il n'y a pas de sphère de cette nature pour les sujets d'une société hégémonique. Dans un État hégémonique il n'y a ni Droit ni Loi ; il n'y a que des directives et des règlements que le dirigeant peut changer tous les jours, qui s'appliquent ou non selon son entière discrétion, et auxquels les sujets doivent obéir. Les sujets n'ont qu'une seule liberté : celle d'obéir sans poser de questions.

3 / L'action calculée

Toutes les catégories praxéologiques sont intemporelles et immuables, en ce qu'elles sont uniquement déterminées par la structure logique de l'esprit humain et par les conditions naturelles de l'existence humaine. Aussi bien quand il agit que quand il formule une théorie sur son agir, l'homme ne peut ni se passer de ces catégories ni les dépasser. Une sorte d'agir catégoriellement différente de l'agir défini par ces catégories n'est ni possible ni pensable pour l'homme. L'homme ne peut en aucun sens comprendre quelque chose qui ne serait ni action ni non-action. Il n'y a pas d'histoire de l'agir ; il n'y a aucune évolution qui conduirait du non-agir à l'agir, aucun stade intermédiaire entre action et non-action. Il y a seulement l'agir et le non-agir. Et pour toute action déterminée, tout y est rigoureusement valide de ce qui est catégoriellement établi par rapport à l'agir en général.

Toute action peut se servir des nombres ordinaux. Pour l'emploi des nombres cardinaux et le calcul arithmétique basé sur eux, des conditions spéciales sont requises. Ces conditions se sont dégagées dans l'évolution historique de la société contractuelle. Ainsi la voie était ouverte à la computation et au calcul dans l'agencement de l'action à venir, et dans l'expression précise des résultats obtenus par l'action passée. Les nombres cardinaux et leur usage dans les opérations arithmétiques sont aussi des catégories intemporelles et immuables de l'esprit humain. Mais la possibilité de les employer à la préméditation et à la mémorisation de l'action dépend de certaines conditions qui n'étaient pas données à un stade reculé des affaires humaines ; conditions qui apparurent seulement par la suite, et qui restent susceptibles de disparaître de nouveau.

Ce fut la connaissance de ce qui se passait dans un monde où l'action est mesurable et calculable, qui conduisit les hommes à élaborer les sciences de la praxéologie et de l'économie. L'économie est essentiellement une théorie de ce champ d'action où le calcul est employé, ou peut l'être si certaines conditions sont remplies. Aucune autre distinction n'a davantage d'importance, à la fois pour la vie des hommes et pour l'étude de leur agir, qu'entre l'action calculable et l'action non calculable. La civilisation moderne est par-dessus tout caractérisée par le fait qu'elle a élaboré une méthode qui rend l'emploi de l'arithmétique possible dans un vaste champ d'activités. C'est là ce que les gens ont dans l'esprit lorsqu'ils lui attribuent le qualificatif — pas très pratique et souvent trompeur — de rationalité.

La saisie mentale et l'analyse des problèmes présents dans un système de marché calculant ont été le point de départ de la réflexion économique qui a finalement conduit à une cognition praxéologique générale. Toutefois ce n'est pas en considération de ce fait historique, qu'il est nécessaire de commencer l'exposé d'un système complet de science économique par une analyse de l'économie de marché, et de placer avant même cette analyse un examen du problème du calcul économique. Ce ne sont pas des aspects historiques ni heuristiques qui imposent une telle procédure, mais les exigences de la rigueur logique et systématique. Les problèmes impliqués ne sont visibles et pratiques que dans la sphère d'une économie de marché calculante. Ce n'est que par un transfert hypothétique et figuratif que l'on peut les utiliser pour l'examen d'autres systèmes d'organisation économique de la société qui ne se prêtent à aucun calcul. Le calcul économique est la question fondamentale, d'où dépend la compréhension de tous les problèmes couramment appelés économiques.

Notes

1 Gustav Cassel, The Theory of Social Economy, traduction de S. L. Banon, nouv. éd., Londres, 1932, p. 371.

2 Voir Adam Ferguson, An Essay on the History of Civil Society, nouv. éd., Bâle, 1789, p. 208.

3 Voir Herbert Spencer, The principles of Sociology, New York, 1914, III, 575-611.

4 Voir Werner Sombart, Haendler und Helden, Munich, 1915.

5 Voir Frederick Engels, The Origin of the Family, Private Property and the State, New York, 1942, p. 144.