Différences entre les versions de « Franz Oppenheimer:L'Etat, son origines, son évolution et son avenir - Partie V : L'évolution de l'Etat constitutionnel »

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Telles sont les armes politiques de la cité dans sa lutte contre l'Etat Féodal : alliance avec la couronne, offensive directe, et attraction des serfs des campagnes dans la libre atmosphère citadine. Et son arme économique n'est pas moins puissante ; ''l'économie monétaire'', conséquence inséparable de l'organisation urbaine, détruit de fond en comble l'Etat ne connaissant que l'économie naturelle, l'Etat Féodal.
Telles sont les armes politiques de la cité dans sa lutte contre l'Etat Féodal : alliance avec la couronne, offensive directe, et attraction des serfs des campagnes dans la libre atmosphère citadine. Et son arme économique n'est pas moins puissante ; ''l'économie monétaire'', conséquence inséparable de l'organisation urbaine, détruit de fond en comble l'Etat ne connaissant que l'économie naturelle, l'Etat Féodal.
==Influences de l’économie monétaire==
Le processus sociologique que l'économie monétaire met en mouvement est si connu et si généralement admis dans sa dynamique que nous nous bornerons ici à de brèves indications.
''L'affermissement jusqu'à la toute puissance du pouvoir central et l'affaiblissement jusqu'à l'impuissance des autorités locales'' sont ici, comme dans les Etats Maritimes, les suites de l'économie monétaire envahissante.
La domination est non pas le but mais le moyen employé par les maîtres pour atteindre leur but véritable, la possession sans travail préalable de biens de jouissance en aussi grande quantité et de qualité aussi précieuse que possible. Dans l'Etat naturel le seul moyen d'arriver à la possession de ces biens est la domination : le pouvoir politique du margrave et du seigneur constitue sa richesse. Sa force offensive augmente en proportion directe du nombre de paysans sous ses ordres et son territoire de domination s'accroit dans la même proportion que ses revenus. Au contraire dès qu'un marché florissant offre, en échange des produits du sol, des marchandises précieuses et séduisantes, il est beaucoup plus rationnel pour le sujet économique d'ordre privé, c'est-à-dire pour chaque seigneur non parvenu à la souveraineté (et les gentilshommes appartiennent maintenant à cette classe), il est plus rationnel, dis-je, de restreindre dans la mesure du possible le nombre de paysans, n'en gardant qu'autant qu'il est indispensable pour extraire du sol, par un travail acharné, la plus grande quantité possible de produits, ne leur en abandonnant qu'une part réduite au strict minimum. Le « produit net », prodigieusement accru, de la propriété foncière n'est plus désormais employé à l'entretien d'une escorte militaire mais, toujours rationnellement, il est porté au marché pour y être vendu en échange de marchandises. L'escorte est supprimée, ''le seigneur est devenu gentilhomme campagnard''. Le pouvoir central, roi, prince ou souverain est subitement débarrassé de ses rivaux : politiquement il est devenu tout-puissant. Les vassaux rebelles, qui faisaient trembler le roi-fainéant, se sont transformés après un court intermède de parlementarisme en souples courtisans prosternés devant le Roi-Soleil. Ils dépendent de lui, car seule la force militaire qu'il possède dans son armée mercenaire, peut réprimer les tentatives de soulèvement des manants poussés à bout. Tandis qu'avec l'économie naturelle la couronne était presque toujours liguée avec les paysans et les villes contre la noblesse, nous voyons maintenant l'absolutisme, issu de l'Etat Féodal, en ligue avec la noblesse contre les représentants du moyen économique.
Depuis Adam Smith il est d'usage de représenter cette transformation de telle sorte que le stupide hobereau semble avoir vendu son droit d'aînesse pour un plat de lentilles, abandonnant la domination souveraine pour d'inutiles hochets. Rien n'est plus faux que ce point de vue. L'individu s'abuse souvent dans la protection de ses intérêts : ''une classe ne se trompe jamais de façon permanente''.
La vérité est que l'économie monétaire suffit, directement et sans l'intervention de la transformation agraire, à augmenter la force politique du pouvoir central à un tel point que toute résistance de la part de la noblesse serait insensée. Comme il ressort de l'histoire de l'antiquité, l'armée d'un pouvoir central financièrement fort est toujours de beaucoup supérieure au ban féodal. Avec de l'argent on peut équiper parfaitement de jeunes paysans et en faire des soldats de profession dont la masse compacte ne se laisse pas entamer par la troupe peu homogène de l'armée seigneuriale. De plus le prince à ce moment peut encore compter sur les bataillons aguerris des milices citadines. L'arme à feu, elle aussi un produit de l'économie industrielle de la ville florissante, a fait le reste dans l'Europe Occidentale. Pour toutes ces raisons militaires et techniques le seigneur féodal, même s'il dédaigne les jouissances du luxe et veut conserver ou étendre son indépendance relative, est forcé de faire subir à son domaine la même transformation agraire. Pour être fort en effet il lui faut d'abord de ''l'argent'' (devenu véritablement le nerf de la guerre) afin de pouvoir acheter des armes et embaucher des soldats. La révolution opérée par l'économie monétaire crée la seconde entreprise capitaliste : à côté de la grande exploitation agricole apparaît la grande entreprise militaire. Les ''condottieri'' paraissent sur la scène. Il y a désormais sur le marché du matériel mercenaire en quantité suffisante : ce sont les escortes féodales congédiées et les paysans expropriés.
De cette façon, il arrive bien parfois qu'un seigneur aventurier s'élève au rang de souverain, ainsi qu'il arriva en Italie, et même en Allemagne avec Wallenstein. Mais ce sont là des destinées individuelles qui ne changent en rien le bilan des faits. Les puissances locales comme centres autonomes du pouvoir disparaissent du terrain politique et ne conservent une dernière bribe de leur ancienne influence qu'aussi longtemps que le prince a besoin d'elles financièrement : c'est l'organisation parlementaire des Etats.
La prodigieuse augmentation de pouvoir de la couronne est encore accrue par une seconde création de l'économie monétaire : le fonctionnarisme. Nous avons dépeint en détail le cercle fatal que doit parcourir l'Etat féodal, cahoté entre l'agglomération et la désagrégation, aussi longtemps qu'il est contraint de payer ses fonctionnaires en « terres et serfs », les transformant ainsi en facteurs indépendants. L'économie monétaire a rompu ce cercle. Désormais le pouvoir central confie les charges à des employés salariés qui sont entièrement sous sa dépendance{{ref|4}}. Dès lors un gouvernement fortement centralisé peut se maintenir, et des empires se forment comme l'on n'en avait plus vu depuis la chute des Etats maritimes parvenus à l'économie monétaire.
Ce changement radical de la constellation des forces politiques s'est rattaché partout, autant que j'en puis juger, au développement de l'économie monétaire, avec peut-être une exception : l'Egypte. Ici l'économie monétaire semble s'être développée seulement à l'époque hellène. D'après les égyptologues compétents (il ne peut bien entendu être question ici d'affirmation positive) le paysan jusqu'à cette époque livrait des redevances en nature{{ref|5}}. Pourtant nous trouvons l'absolutisme en pleine vigueur dans le Nouvel-Empire après l'expulsion des Hyksos : « Le pouvoir militaire est fortifié par des mercenaires étrangers, l'administration est conduite au moyen de fonctionnaires sous les ordres du roi, l'aristocratie des charges a disparu{{ref|6}}. »
L'exception ici confirme la règle. Géographiquement l'Egypte est une contrée unique. Etroitement resserrée entre le désert et les montagnes elle est parcourue dans toute sa longueur par une voie naturelle présentant pour le transport en masse des marchandises plus de facilités que la chaussée la mieux entretenue : le Nil. Cette voie permettait au Pharaon de centraliser dans ses magasins, dans ses « maisons{{ref|7}} » les tributs de toute la contrée et de solder de là en nature fonctionnaires et soldats. C'est pourquoi l'Egypte, une fois unifiée en grande puissance, demeura centralisée jusqu'à ce que des puissances étrangères eussent mis fin à son existence politique. « La toute-puissance du souverain provient de ce que, avec une économie naturelle, il dispose directement et exclusivement de tous les biens de jouissance. Sur la totalité des revenus il prélève pour solder les fonctionnaires, autant et tels de ces biens qu'il lui semble bon : la distribution des marchandises de luxe est aussi presque exclusivement entre ses mains{{ref|8}}. »
A cette exception près, exception possible seulement dans une contrée où le problème de la circulation est résolu par une unique voie fluviale, l'économie monétaire a toujours eu comme conséquence la dissolution de l'Etat Féodal.
Les paysans et les villes paient les frais de ce bouleversement. En signant la paix la couronne et les nobles se livrèrent le paysan réciproquement, le partageant pour ainsi dire en deux moitiés fictives : la couronne cède à la noblesse la plus grande part des terrains communaux et du travail des paysans non expropriés; la noblesse abandonne à la couronne la levée des recrues et les impôts des villages et des villes. Le qui s'était enrichi durant cette période de liberté retombe à la misère et au déclassement social.
Les villes doivent ployer sous la force des puissances féodales primitives maintenant alliées, à moins qu'elles ne soient déjà transformées elles-mêmes en centres féodaux comme il arriva pour les cités de l'Italie septentrionale – et même dans ce cas elles tombent le plus souvent au pouvoir de ''condottieri''.
La force offensive de l'adversaire s'accroît à mesure que la force défensive de la ville diminue – car l'aisance citadine naît et meurt avec la puissance d'achat du paysan. Les petites villes tombent dans le marasme, s'appauvrissent et sont livrées sans défense à l'absolutisme princier ; les grandes villes, lorsque la demande d'objets de luxe des seigneurs y encourage une puissante industrie, sont en proie aux divisions intestines et perdent par là leur force politique. L’immigration en masse qui prend place maintenant est exclusivement prolétarienne : soldats congédiés, paysans expropriés, artisans ruinés de la petite ville. Pour la première fois « l'ouvrier libre » de la terminologie marxiste apparaît en masse sur le marché du travail de la ville. Et dès lors la loi d'agglomération des fortunes et des classes entre de nouveau en vigueur et déchire la population municipale en de violentes luttes de classe, dont le résultat le plus clair est d'assurer presque toujours la domination du souverain. Seuls quelques Etats Maritimes, Etats Urbains au vrai sens du mot, purent se soustraire d'une façon durable à l'étreinte implacable de la souveraineté.
Une fois de plus, comme il arriva dans les Etats Maritimes, l'axe de la vie de l'Etat se trouve déplacé. Il se meut maintenant non plus autour de la richesse foncière mais autour de la richesse capitaliste, car la propriété foncière est, elle aussi, devenue capital. ''Pour quelles raisons l'évolution n'aboutit-elle pas, dès lors, comme dans les Etats Maritimes,  à l'économie esclavagiste capitaliste ?''
Il y a à cela deux raisons décisives, l'une intérieure, l'autre extérieure. La raison extérieure est qu'une traite lucrative est à peine possible lorsque, comme c'est le cas en Europe, presque toutes les contrées dans un rayon donné sont également organisées en puissants Etats. Là où les conditions sont favorables, comme par exemple dans les colonies américaines des Européens occidentaux, l'esclavage apparaît immédiatement.
La raison intérieure est que le paysan, au contraire de ce qui se passe dans l'Etat Maritime, ne paie pas le tribut à un seul maître, mais à deux au moins{{ref|9}} : le propriétaire et le souverain. Tous deux se surveillent jalousement afin de conserver au paysan le reste de capacité prestative nécessaire à leurs intérêts. Ce furent surtout les princes les plus forts, comme par exemple ceux de Prusse-Brandebourg qui protégèrent le plus le paysan. Aussi ce dernier, bien que déplorablement exploité, demeure néanmoins sujet légal et libre de sa personne dans toutes les contrées où le système féodal était entièrement développé lorsque intervint l'économie monétaire.
La justesse de cette explication ressort clairement de l'examen des conditions régnant dans les Etats que l'économie monétaire surprit avant l'évolution complète du système féodal. Ce sont surtout les anciens territoires slaves de l'Allemagne et en particulier la Pologne. Là, la féodalité n'avait pas encore savamment échafaudé son système, lorsque la demande de céréales des grands centres industriels de l'Ouest transforma subitement le chevalier, sujet de droit public, en propriétaire foncier, sujet privé. Le paysan n'était donc soumis qu'à un seul maître, son seigneur, et de là sont nées ces « républiques aristocratiques » déjà étudiées dans ces pages, qui se rapprochent de l’économie esclavagiste capitaliste autant que le permet la pression des voisins plus avancés politiquement{{ref|10}}.
Ce qui suit maintenant est si universellement connu que nous pouvons nous borner à de brèves indications. L'économie monétaire devenue capitalisme crée une classe nouvelle à côté de la propriété foncière. Le capitaliste réclame l'égalité de droits et l'obtient finalement grâce à l'aide de la plèbe qu'il soulève et mène à l'attaque de l'ancien régime – au nom du « droit naturel » bien entendu. A peine les représentants de la richesse mobilière, la classe de la bourgeoisie, a-t-elle remporté la victoire qu'elle renverse les armes, conclut la paix avec son ancien adversaire et combat désormais la plèbe au nom de la « légitimité » ou tout au moins d'un mélange suspect d'arguments légitimistes et simili-libéraux.
Tel a été le développement graduel de l'Etat : de l'Etat de brigands primitifs à l'Etat Féodal Développé, à l'Absolutisme et enfin à l'Etat constitutionnel moderne.


== Notes ==  
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# {{note|2}}« Autour des lieux du culte proprement dit viennent toujours se grouper des demeures pour les prêtres, des écoles et des asiles pour les pèlerins. » (Ratzel, l ch. II.) Tout pèlerinage important devient naturellement le centre d'un marché florissant. Il est à noter qu'en allemand les grandes foires de commerce s'appellent, du nom de la cérémonie religieuse, des « ''Messen'' ».  
# {{note|2}}« Autour des lieux du culte proprement dit viennent toujours se grouper des demeures pour les prêtres, des écoles et des asiles pour les pèlerins. » (Ratzel, l ch. II.) Tout pèlerinage important devient naturellement le centre d'un marché florissant. Il est à noter qu'en allemand les grandes foires de commerce s'appellent, du nom de la cérémonie religieuse, des « ''Messen'' ».  
# {{note|3}}« Le tiers réjouit », expression qui fait référence à une situation où un tiers profite du conflit qui oppose deux groupes. Cette formule est due au sociologue allemand Georg Simmel.  
# {{note|3}}« Le tiers réjouit », expression qui fait référence à une situation où un tiers profite du conflit qui oppose deux groupes. Cette formule est due au sociologue allemand Georg Simmel.  
# {{note|4}}
# {{note|4}}Eisenhart, ''Geschichite der National-Oeconomie'', p. 9 : « Grâce à ce nouveau moyen de paiement plus maniable il devint possible d’avoir un corps plus dépendant de militaires et de fonctionnaires. La méthode de paiement régulier ne leur permettait plus de se rendre indépendants du maître commun ou de se tourner contre lui ».
# {{note|5}}
# {{note|5}}Thurnwald , 1 , ch., p. 773.
# {{note|6}}
# {{note|6}}Id. 1, ch., p. 699.
# {{note|7}}
# {{note|7}}Id. 1, ch., p. 709.
# {{note|8}}
# {{note|8}}Thurnwald, 1. ch., p. 711.
# {{note|9}}
# {{note|9}}En Allemagne, pendant le moyen âge, le paysan payait l'impôt non seulement au seigneur et au suzerain, mais aussi au séneschal (''Obermaerker'') et au bailli.
# {{note|10}}
# {{note|10}}Cf. Oppenheimer, ''Grossgrunrfeigentum'', etc., L. II, ch. 3.
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