Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 3

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Wilhelm von Humboldt:Essai sur les limites de l'action de l'État - Chapitre 3


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Chapitre 3 - Du soin de l'État pour le bien négatif des citoyens, pour leur sureté.

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Ce soin est nécessaire; — il constitue le véritable but de l'État. — Grand principe tiré de ce chapitre. — Sa justification par l'histoire.

Aucun accord entre les États ne serait nécessaire si le mal, qui pousse les désirs de l'homme à empiéter sans cesse sur le domaine d'autrui en violant les justes limites à eux opposées[1], et qui excite la discorde fille de cette violation, ressemblait aux maux physiques de la nature ou aux maux moraux qui s'en rapprochent sur ce point et qui aboutissent aux ravages, soit par l'excès de la jouissance ou des privations, soit par d'autres faits qui ne concordent point avec les conditions nécessaires à la conservation. Aux premiers maux s'opposerait le courage, la bravoure, la prudence des hommes ; aux seconds, on opposerait leur sagesse éclairée par l'expérience et, dans les deux cas, il faudrait toujours en finir par un combat. Il n'existe donc nécessairement aucun pouvoir suprême et inviolable qui détermine nettement l'idée de l'État. II en est tout autrement des discussions des hommes; elles appellent toujours et fatalement une puissance de cette nature. Car dans la discorde, les luttes naissent des luttes. L'offense provoque la vengeance et la vengeance est une nouvelle offense. Il faut donc en arriver à une vengeance qui ne permette aucune nouvelle vengeance, — c'est-à-dire à la peine infligée par l'État[2], — ou une décision qui force les parties à rentrer dans le calme, à la décision du juge. Aussi le commandement obligatoire et l'obéissance absolue ne sont-ils jamais aussi nécessaires que dans les entreprises des hommes contre les hommes, qu'il s'agisse de repousser l'ennemi étranger, qu'il s'agisse de maintenir la tranquillité dans l'État. Sans la sûreté, l'homme ne peut ni développer ses facultés, ni jouir de leurs fruits; car sans sûreté il n'est point de liberté. C'est là un bien que, seul, l'homme ne peut pas se procurer à luimême. Cette vérité est établie par les raisons que nous n'avons fait qu'indiquer plutôt que nous ne les avons approfondies; elle l'est encore par l'expérience. Nos États, que tant de traités et d'obligations lient les uns aux autres, où la crainte empêche si souvent l'explosion des violences, sont dans une situation bien plus favorable qu'il n'est nécessaire pour pouvoir songer à l'homme dans son état naturel; et cependant ils n'ont pas la sûreté dont jouissent les plus humbles citoyens, même sous la constitution politique la plus défectueuse. Si j'ai repoussé précédemment sur bien des points l'intervention de l'État, par le motif qu'aussi bien que lui la nation peut se procurer toutes ces choses sans qu'elles soient accompagnées de tous les inconvénients qu'entraîne l'action de l'Étal; parla même raison, je dirige cette action vers la sûreté comme vers la seule chose que l'homme isolé, livré à ses seules forces, ne puisse pas se procurer, à lui-même[3]. Je crois donc pouvoir poser ici ce premier principe positif, sauf, par la suite, à le définir plus nettement et à le limiter; à savoir que la conservation de la sûreté, soit contre les ennemis du dehors, soit contre les troubles intérieurs, est le but que doit se proposer l'État, et l'objet sur lequel il doit exercer son action. Jusqu'ici, j'avais essayé d'établir ce principe négativement, en disant que l'État ne doit point étendre davantage les bornes de son influence.

Cette proposition est justifiée par l'Histoire. Non voyons, en effet, qu'à l'origine les rois n'ont été chez toutes les nations que des chefs pendant la guerre, ou des juges pendant la paix. Je dis les rois; car, qu'on me permette cette digression, l'histoire, chose remarquable, ne nous montre que des rois ou des monarchies précisément à l'époque où le sentiment de sa liberté est le plus cher à l'Homme qui, n'ayant encore que fort peu de propriété, ne connaît, ne prise que la force personnelle, et place sa plus grande jouissance dans la possibilité de l'accroître sans entraves. Telle fut la forme politique adoptée par les États de l'Asie, de l'ancienne Grèce, de l'Italie, et par les tribus germaniques, de toutes les plus jalouses de leur liberté[4].

Si l'on réfléchit sur la cause de ce fait, on est saisi de cette vérité que le choix d'une monarchie est la preuve de la grande liberté de ceux qui choisissent. L'idée d'un maître, qui commande, ne vient, comme on l'a déjà dit, que du sentiment qu'un chef ou un arbitre est nécessaire. Un homme qui dirige ou qui juge, voilà évidemment ce qu'on veut avoir[5]. L'homme vraiment libre ne sait même pas qu'un chef ou qu'un arbitre puisse devenir un maître; il n'en soupçonne pas la possibilité; il ne donne à aucun homme le pouvoir de subjuguer sa liberté, et n'attribue à aucun homme libre la volonté de devenir son maître. En réalité, même l'ambitieux qui ne peut comprendre tout ce que la liberté a de beau, n'aime l'esclavage que parce qu'il ne veut pas, lui, être esclave; il en est ainsi de la morale vis-à-vis du vice, de la théologie vis-à-vis de l'hérésie, de la politique vis-à-vis de la servitude. Seulement, il est certain que nos monarques ne parlent pas une langue aussi douce que le miel, comme les rois d'Homère ou d'Hésiode[6].


Notes et références

  1. Ce que je définis ainsi, les Grecs l'expriment par le seul mot pleonexia, dont je ne trouve l'équivalent exact dans aucune autre langue. Peut-être pourrait-on le traduire en allemand par ces mots : Regierde nach mehr (désir du plus); mais encore ils n'expriment pas l'idée d'illégitimité qui se trouve dans le mot grec, sinon par son étymologie du moins (autant que j'en puis juger), par l'acception où le prennent les auteurs. On pourrait le traduire pour l'usage, avec une exactitude non pas absolue mais plus grande, par le mot Uebervorlheilung, prétention injuste. (Note de l'auteur.) — La pleonexia, parfaitement définie par le texte, est le désir d'accaparer plus que sa part d'avantages (voy. John Stuart Mill, On Liberty, chap. Iv ; et p. 235 de la traduction de M. Dupont-White, 2e édit.).— On se rappelle les vers de la Fontaine : Fureur d'accumuler, monstre de qui les yeux|Regardent comme un point tous les bienfaits des dieux (Fables,VIII,27.) — On peut dire que le désir d'organiser la résistance contre la pleonexia a fait naître tous les systèmes socialistes.
  2. Ces lignes contiennent la réfutation, — d'ailleurs facile, — de la théorie de Droit pénal appartenant à M. de Girardin, et consistant à remplacer toute peine légale par une inévitable et universelle publicité donnée aux méfaits. Que le lecteur se reporte à la polémique de MM. de Girardin et de Lourdoueix, aujourd'hui réunie en un volume sous ce titre : La Liberté, il y trouvera la discussion de cette idée plus hardie que justifiable; il y verra surtout le modèle de l'urbanité la plus exquise, conservée de part et d'autre dans un débat prolongé.
  3. La sûreté et la liberté personnelle sont les seules choies qu'un être isolé ne puisse s'assurer par lui-même. (Mirabeau, sur l'Education publique, p. 119.) (Note de l'auteur.)
  4. « Reges (nam in terris nomen imperii id primum fuit), etc., » Sallust. in Catilina, c. ii. —Dionys. Halicarn., Hist. Rom., 1. V (àl'origine toutes les villes grecques étaient gouvernées par des rois). (Note de l'auteur.) — Il faudrait écrire plus que quelques lignes pour contrôler la justesse de cet aperçu historique. Est-ce que la liberté eut d'aussi fervents adorateurs en Asie qu'en Grèce? dans les troupeaux humains que Xercès lançait à coups de fouet, que dans les armées de Thémistocle et d'Epaminondas? L'individualité s'épanouit-elle aussi puissante et aussi originale sous les successeurs de Romulus qu'à côté des rois germains? Humboldt paraît être tombé ici dans une de ces embûches que tendent si souvent les mots ; et même, la traduction qu'il donne du passage de Denys d'Halicarnasse n'est pas irréprochable.
  5. C'était précisément ce que les grenouilles, lasses de l'état démocratique, demandèrent si haut à Jupiter. On sait comment le dieu les contenta.
  6. Hesiode.jpg
    Celui d'entre les rois issus des dieux, que les filles
    Du grand Jupiter honorent, celui sur la naissance de qui leur regard
    Dont elles humectent la langue d'une rosée favorable, [brille,]
    Celui-là laisse tomber de ses lèvres un langage doux comme le miel
    Les rois éclairés dominent parce qu'ils ramènent les peuples
    Troublés par la discorde, de la confusion à l'union,
    En les apaisant par de douces paroles.
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