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encore effectuée par voie d'entente et de coalition entre des entreprises | encore effectuée par voie d'entente et de coalition entre des entreprises | ||
indépendantes, qui ont renoncé à tout ou partie de cette indépendance | indépendantes, qui ont renoncé à tout ou partie de cette indépendance | ||
ans le but de limiter la concurrence, de réglementer la | |||
production, et même d'exercer un véritable monopole sur le marché. | production, et même d'exercer un véritable monopole sur le marché. | ||
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====Cartels.==== | |||
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====Trusts.==== | |||
Les cartels les mieux organisés ne procurent des économies | Les cartels les mieux organisés ne procurent des économies | ||
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grandes compagnies anglaises et américaines, et un cartel formé | grandes compagnies anglaises et américaines, et un cartel formé | ||
entre ce trust et des compagnies allemandes et hollandaise. | entre ce trust et des compagnies allemandes et hollandaise. | ||
====Les effets du monopole.==== | |||
Certains trusts ne sont que de vastes entreprises ayant une large | |||
part dans le chiffre total des affaires de même nature de leur pays, | |||
sans en détenir cependant le monopole. Mais tous les trusts tendent | |||
naturellement au monopole, et beaucoup d'entre eux ont réussi à | |||
l'établir sur un marché local ou sur le marché national, quelques-uns | |||
même sur le marché universel. Plusieurs cartels, même parmi ceux | |||
qui ne sont pas constitués en comptoirs de vente, sont aussi parvenus | |||
au monopole, avec cette différence qu'ils ne sont pas des corporations | |||
fermées. | |||
Le monopole se caractérise par le pouvoir de fixer les prix. Il suffit | |||
à un trust ou à un cartel, pour le posséder effectivement, de contrôler 80 à 90 p. 100 du débit total de la marchandise; le prix établi | |||
par le trust est alors accepté comme le prix du marché, et les concurrents | |||
qui subsistent encore l'adoptent eux-mêmes. | |||
Quel que soit le monopoleur, entreprise unitaire simple, fédération | |||
d'entreprises (cartel), ou entreprise unitaire d'origine composite | |||
(trust), les effets du monopole sont toujours les mêmes et s'exercent | |||
à l'égard des mêmes catégories d'intéressés. Ce sont, en première | |||
ligne, les consommateurs; ce sont aussi les producteurs de matières | |||
premières, les négociants en gros et les détaillants; ce sont enfin les | |||
employés et ouvriers salariés. | |||
Pour le consommateur, il semble qu'il soit à la merci du monopoleur, | |||
et qu'il doive subir des prix très supérieurs à ceux qui résulteraient | |||
de la concurrence. Tel n'est pas cependant l'avis de beaucoup | |||
d'économistes, qui font valoir que le monopoleur, dominé par la | |||
recherche du profit, n'a pas intérêt à hausser les prix outre mesure. | |||
Abuser du monopole pour rançonner le consommateur, ce serait | |||
susciter des compétiteurs, provoquer le recours à des succédanés tels | |||
que l'alcool à la place du pétrole, et restreindre la consommation au | |||
point de diminuer le bénéfice global. L'intérêt bien entendu d'un | |||
trust est d'abaisser son prix jusqu'au point, variable suivant les produits, | |||
où le débit correspond au plus grand benéfice, point qui peut | |||
être très bas pour des articles susceptibles de se répandre dans de | |||
très larges couches de consommateurs. | |||
Freins insuffisants réplique-ton d'autre part. Qu'est-ce que la | |||
concurrence potentielle, vis-à-vis d'un trust tout-puissant qui alimente | |||
à peu près complètement le marché ? Pour le lui disputer, y | |||
il faudrait engager des capitaux considérables dans une lutte dont | |||
l'issue serait douteuse, mais dont le résultat immédiat le plus certain | |||
serait l'improductivité totale des capitaux pendant toute la durée de | |||
la concurrence, tant à cause de la surproduction inévitable que des | |||
procédés extrêmes de la guerre commerciale. N'est-ce pas suffisant | |||
pour décourager à l'avance toute compétition? Et si la concurrence | |||
parvient néanmoins à s'établir, n'aboutira-t elle pas encore une fois | |||
au rachat ou à la fusion? Enfin, ajoute-t-on, si la seule garantie | |||
contre une hausse excessive se trouve dans l'intérêt bien entendu du | |||
monopoleur, rien ne protège le public contre les manoeuvres financières | |||
d'administrateurs audacieux qui se préoccupent peu des intérêts | |||
permanents de l'entreprise, et ne songent qu'à profiter momentanément | |||
du monopole en élevant les prix, pour donner un dividende | |||
immédiat à un capital exagéré et pour amener une hausse temporaire | |||
des titres dans un but de spéculation. | |||
Mais la question ne peut ainsi se discuter ''in abstracto''; il faut | |||
interroger les faits, tels qu'ils ressortent de l'enquête entreprise par | |||
la Commission industrielle des États-Unis, de celle que poursuit la | |||
Commission allemande instituée en 1902 et d'autres études documentaires. | |||
Sur cette question des prix, trois conclusions résultent assez | |||
nettement des enquêtes. | |||
1° La formation d'une combinaison donne lieu à un relèvement | |||
immédiat des prix. La constatation, faite en Amérique pour les trusts, | |||
n'est pas moins sure pour les cartels européens. Le relèvement est | |||
d'ailleurs justifié; il ne faut pas oublier, en effet, que toute combinaison | |||
a pour origine un abaissement anormal des prix dû à l'excès | |||
de la concurrence, qui ne laisse pas à l'industrie le juste profit dont | |||
elle ne peut se passer. | |||
2° Les prix des articles monopolisés par les trusts américains subissent des fluctuations fréquentes et considérables. Ce fait d'expérience | |||
vient contredire les prévisions que l'on pouvait fonder sur le | |||
pouvoir régulateur d'une coalition investie d'un monopole. Il est | |||
cependant établi d'une façon incontestable par l'enquête américaine. | |||
C'est que les trusts les plus puissants n'ont jamais joui jusqu'à présent | |||
d'un monopole continu. Lorsque surgit la concurrence, le trust | |||
cherche à l'abattre en abaissant ses prix, parfois au-dessous du prix | |||
de revient si la concurrence est simplement locale, il ne baisse les | |||
prix que sur les points où porte l'attaque, sauf à récupérer la perte en | |||
les élevant partout ailleurs. En l'absence de concurrence, au contraire, | |||
le trust tient le prix à un taux assez élevé pour recueillir seul, | |||
à l'exclusion du public, le bénéfice des économies qui résultent pour | |||
lui de la production en grand et du monopole. D'ailleurs, ce taux ne | |||
signifie pas toujours un prix plus élevé qu'avant la combinaison, | |||
ni même une différence plus grande entre le prix du produit et celui | |||
de la matière première. | |||
Quoi qu'il en soit, les fluctuations des prix prouvent suffisamment, | |||
que le monopole ne s'est encore établi nulle part d'une façon permanente | |||
et inattaquable, et que les trusts sont tenus à une modération | |||
relative s'ils veulent le conserver. Jusqu'ici, toutes les fois qu'un | |||
trust a voulu pousser trop loin ses avantages, il a provoqué des concurrences | |||
qui lui ont été dommageables; les trusts du sel et del'ammoniaque | |||
en Angleterre, le ''Whisky trust'' aux Etats-Unis, ont | |||
ainsi supporté la peine de leur avidité, et le trust américain du | |||
sucre, qui contrôlait 90 p. 100 de la production en 1898, n'en contrôle | |||
plus que 55 p. 100 en 1900 pour la même raison. | |||
En Europe, il est rare que les syndicats industriels manient les | |||
prix avec autant d'audace qu'en Amérique. A part les exemples | |||
déjà anciens qui viennent d'être cités, les trusts anglais paraissent | |||
avoir usé modérément de leur pouvoir. La hausse de leurs produits, | |||
en 1900 et 1901, est due pour la plus grande partie à celle des matières | |||
premières, et les bénéfices qu'ils réalisent proviennent surtout des | |||
économies de la concentration. | |||
Quant aux cartels du continent, ils ont sans doute profité de leur | |||
situation pour élever les prix au-dessus du taux de concurrence, | |||
autant que le permettaient les tarifs douaniers; le cartel allemand | |||
du sucre, notamment, pendant les deux années 1900-1902, a | |||
pu hausser de 33 p. 100 le prix du raffiné, tandis que le prix du | |||
sucre brut baissait de 36 p. 100 dans la seconde partie de cette | |||
période; certains cartels du coke et de la fonte ont été l'objet de | |||
plaintes justifiées au sujet des prix, de la qualité des livraisons et | |||
des conditions léonines qu'ils imposaient à leurs clients. Toutefois, | |||
il est équitable de reconnaître qu'en général la politique des cartels | |||
allemands a été tempérée, qu'elle a tendu à stabiliser les cours et à | |||
régulariser la production pendant une période de grandes vicissitudes | |||
industrielles, de manière à éviter les crises de prix et les | |||
embauchages d'ouvriers suivis de renvois en masse; les cartels de la | |||
houille ont assuré à leurs clients des prix relativement modérés | |||
pendant la disette du charbon en 1900; et si les prix de la houille, | |||
du coke, de la fonte ou des demi-produits, établis par des contrats | |||
à long terme, sont devenus onéreux après la baisse des produits | |||
demi-ouvrés et finis pour les usiniers qui ne possédaient pas de | |||
mines et de hauts fourneaux, les cartels ont répondu que « le producteur | |||
qui s'est abstenu d'exploiter la hausse avec autant d'âpreté | |||
que ses concurrents n'est évidemment pas à même d'accompagner | |||
la baisse aussi rapidement que ces derniers ». Un autre cartel, celui | |||
de l'alcool, a maintenu une certaine fixité des prix pour l'alcool de | |||
bouche, et il a largement abaissé ceux de l'alcool industriel avant 1904. | |||
L'opinion publique en Europe est singulièrement plus ombrageuse | |||
qu'en Amérique à l'égard des monopoles, et ne tolérerait pas certains | |||
procédés pratiqués de l'autre côté de l'Atlantique. | |||
3° Les prix d'un grand nombre de produits monopolisés sont plus | |||
élevés à l'intérieur qu'à l'exportation. Sur le marché intérieur, à | |||
l'abri des barrières douanières, on fait payer des prix de monopole | |||
au consommateur ou à l'industrie nationale; mais en même temps, | |||
pour entretenir une large production sans encombrer le marché, on | |||
vend le surplus en dehors des frontières à des prix inférieurs, parfois | |||
même à perte, en se couvrant par des bonifications prélevées sur | |||
les bénéfices de la vente à l'intérieur. On conquiert ainsi de nouveaux | |||
marchés à l'étranger; mais on rend l'exportation impossible aux | |||
industries nationales qui sont obligées de se servir du produit monopolisé. | |||
Cette pratique est établie par les témoignages les plus nombreux | |||
et les plus concordants; elle est courante dans les trusts américains, | |||
comme dans les cartels allemands et autrichiens du sucre, de la | |||
houille, du coke, de la fonte, etc. Les représentants des syndicats | |||
cherchent à la justifier en disant que, s'ils n'opéraient pas ainsi, ils | |||
seraient obligés de restreindre leur production et de lui donner une | |||
allure plus irrégulière, faute de débouchés suffisants; de là un | |||
accroissement de frais, qui retomberait plus lourdement encore sur | |||
le consommateur indigène. Les syndicats ne sont d'ailleurs pas les | |||
seuls à user de ces procédés de discrimination; dans les industries | |||
d'exportation fortement protégées, les entreprises individuelles y | |||
recourent volontiers pour le sucre, ce sont les législations elles-mêmes | |||
qui ont donné l'exemple par leurs primes d'exportation. | |||
Le monopole des corporations industrielles est aussi pesant pour | |||
les producteurs et vendeurs de matières premières que pour les consommateurs. | |||
Un trust qui est l'unique acheteur d'un produit dicte | |||
naturellement ses conditions. La ''Standard Oil Co'' a parfois offert aux | |||
producteurs de pétrole brut des prix très élevés pour ruiner une | |||
raffinerie concurrente; mais quand elle s'est trouvée affranchie de | |||
toute concurrence, elle a bien souvent abaissé ses prix d'achat au | |||
point de mettre en perte les exploitants des puits de productivité | |||
moyenne; maîtresse des transports par ses ''pipe-lines'', elle dispose à | |||
son gré des puits qu'elle veut acheter. Dans les cartels du sucre, | |||
chaque fabricant, après que les zones d'approvisionnement ont été | |||
réparties par la convention, reste seul acheteur vis-à-vis des cultivateurs | |||
de betteraves. Même pression des négociants syndiqués sur | |||
les vignerons, des usiniers sur les pêcheurs de sardines, et ainsi de | |||
suite. Il ne reste aux producteurs de matières que la ressource de se | |||
syndiquer eux-mêmes pour soutenir leurs prix, s'ils sont conscients | |||
de leurs intérêts et capables d'organisation. | |||
Les négociants en gros et au détail subissent aussi la loi des syndicats de producteurs. Les grandes combinaisons industrielles ont | |||
souvent exercé une influence salutaire, en écartant du marché des | |||
matières brutes les éléments de spéculation qui en faussaient les | |||
cours. Elles ont aussi rendu de véritables services aux consommateurs | |||
en posant une limite aux exigences des détaillants, dans le but | |||
de parvenir au plus grand débit possible de leurs marchandises; | |||
c'est ainsi qu'elles fixent elles-mêmes les prix auxquels les commerçants | |||
sont autorisés à vendre leurs produits, et ne leur consentent | |||
les réductions ordinaires que s'ils observent ces conditions. Lorsque | |||
la marge est suffisante, le détaillant n'est pas lésé; bien au contraire, | |||
il retire un grand avantage de la stabilité des prix du gros maintenue | |||
par certains cartels. Mais il n'est pas rare non plus qu'un syndicat | |||
pèse sur les maisons de détail par des primes, des menaces ou | |||
des amendes, pour les engager à ne vendre que ses produits à l'exclusion | |||
de ceux de ses concurrents. | |||
Quant aux ouvriers, il ne semble pas qu'ils aient eu jusqu'ici à | |||
souffrir gravement de ces nouvelles organisations industrielles. | |||
Malgré la fermeture des établissements inférieurs, le nombre total | |||
des emplois dans les industries monopolisées est loin d'avoir diminué | |||
seuls, les employés supérieurs et les commis voyageurs ont été | |||
sérieusement atteints. D'un autre côté, la régularité de la production | |||
a donné plus de stabilité aux emplois, plus de continuité au travail, | |||
notamment dans les houillères et l'industrie du fer en Allemagne et | |||
en Autriche. Pour les salaires, ils sont devenus plus uniformes, | |||
et ils ont suivi une hausse normale dans les industries favorisées | |||
par les circonstances, comme la métallurgie; à cet égard, il n'y a | |||
pas eu de différence sensible entre les trusts et les grandes entreprises | |||
de constitution simple. Naturellement, c'est toujours dans les | |||
grandes exploitations prospères que les ouvriers reçoivent les salaires | |||
les plus élevés, et c'est là seulement qu'ils peuvent obtenir des pensions | |||
de retraite. | |||
La concentration industrielle réalisée par les trusts facilite certainement | |||
l'établissement de rapports réguliers entre les unions | |||
ouvrières et les employeurs, par la pratique du contrat collectif et de | |||
la conciliation en comités mixtes. Ainsi, dans les mines de houille de | |||
Pittsburg, la compagnie formée par la fusion de 140 entreprises a | |||
établi, d'accord avec l'Union générale des ouvriers mineurs américains, une échelle mobile des salaires avec un minimum; en Angleterre, | |||
la ''Bradford Dyers' Association'' est représentée dans un comité | |||
permanent de conciliation. Toutefois, cette concentration capitaliste | |||
serait redoutable pour les ouvriers s'ils n'opéraient pas la concentration | |||
de leur côté; on a vu des trusts échapper aux conséquences | |||
de la grève dans certains de leurs établissements en transférant à | |||
d'autres la production des usines arrêtées. La puissance capitaliste | |||
d'un trust est tellement supérieure à celle d'un grand nombre de | |||
patrons accidentellement réunis pour la résistance, que l'union de | |||
toutes les associations ouvrières dans la branche d'industrie monopolisée | |||
devient une nécessité. Encore la force même d'une grande | |||
fédération ouvrière vient-elle se briser contre celle d'un trust colossal. | |||
Dans la grève de 1901 menée contre la grande Corporation de l'acier | |||
par l'Union générale des ouvriers du fer et de l'acier (''Amalgamated | |||
Association of Iron, Steel and Tin Workers''), l'association ouvrière | |||
malgré ses 60 000 ou 80 000 grévistes, a échoué rapidement et perdu | |||
des positions; le nombre des usines dans lesquelles elle était reconnue | |||
et admise à discuter les conditions du travail a été réduit. | |||
Le pouvoir des grands trusts touche donc plus ou moins toutes les | |||
classes de la société. Il est d'autant plus inquiétant qu'il est plus | |||
concentré. Bien que les actions d'une vaste corporation soient | |||
répandues dans un grand nombre de mains, il n'en est pas moins | |||
vrai que sa direction effective appartient tout entière à un très petit | |||
nombre de gros actionnaires. Dans les conditions actuelles de l'organisation | |||
des trusts, ce sont moins les industriels que les financiers | |||
qui ont le contrôle de ces entreprises. Il y a plus; les principaux | |||
actionnaires des grandes affaires industrielles organisées en trusts | |||
ont aussi la haute main dans d'autres affaires importantes, houillères, | |||
chemins de fer, navigation, banques, assurances. Les mêmes | |||
hommes figurent dans de multiples conseils d'administration, de | |||
sorte que, sous leur direction, les diverses entreprises se prêtent un | |||
mutuel concours. Cette circonstance favorise singulièrement l'intégration, | |||
qui n'est qu'un aspect particulier de la concentration; c'est | |||
ainsi que les charbonnages et les entreprises de transport viennent | |||
par leurs faveurs fortifier la position des trusts et assurer leur monopole. | |||
Mais il en résulte aussi que la haute banque domine toute la | |||
grande industrie et tout le système économique; par les appuis | |||
qu'elle sait se créer dans la presse et dans les pouvoirs publics, elle | |||
parvient même à exercer son influence sur le système politique dans | |||
le sens de ses intérêts; en sorte que le capitalisme, à sa plus haute | |||
expression, devient un régime dans lequel quelques milliardaires | |||
commandent, par les trusts et autres organisations financières, un | |||
capital huit ou dix fois plus considérable que le leur, et détiennent | |||
une puissance économique qui semble jusqu'ici sans contrepoids. | |||
====La sphère du monopole.==== | |||
En présence du développement si rapide des trusts et des cartels, | |||
un problème général s'impose à notre attention. | |||
On sait quelles sont les causes ordinaires des monopoles privés : | |||
causes naturelles, lorsque les sources de la production sont restreintes | |||
(sel, pétrole, houille, métaux, etc.), ou que le service à exploiter | |||
nécessite une occupation de la voie publique (services d'eaux et de | |||
gaz, tramways, etc.); causes artificielles, lorsqu'un privilège est conféré | |||
à un exploitant soit par l'autorité publique (brevet d'invention, | |||
marque de fabrique, concession privilégiée des voies ferrées), soit par | |||
de grandes entreprises de transport ou d'emmagasinage. Mais ces, | |||
causes strictement définies, d'une étendue relativement limitée, | |||
sont elles les seules? Ne doit-on pas, au contraire, reconnaître | |||
aujourd'hui une nouvelle cause de monopole privé, agissant avec | |||
une énergie croissante, dans la supériorité des grands capitaux, qui | |||
écrasent par leur seule puissance les entreprises de moindre envergure | |||
sur le terrain de la libre concurrence? Ne voyons-nous pas à | |||
notre époque, en dehors des monopoles naturels et artificiels, s'élever | |||
des monopoles d'origine purement capitaliste qui naissent spontanément | |||
de l'organisation économique des sociétés modernes? Et si | |||
le monopole peut s'établir par la seule force des capitaux, n'est-il | |||
pas destiné à envahir progressivement tout le domaine économique, | |||
comme une conséquence nécessaire du régime de la libre concurrence | |||
? | |||
A cette question, la plus grave peut-être que soulève le capitalisme | |||
grandissant, il semble difficile à l'heure actuelle d'apporter une | |||
réponse certaine appuyée sur l'observation; et les hommes qui l'ont | |||
étudiée de plus près, à l'aide des matériaux fournis par l'enquête de | |||
la Commission industrielle des États-Unis, comme M. Jenks, se | |||
montrent assez réservés dans leurs conclusions, disant que l'expérience | |||
des trusts contemporains est encore trop récente pour fournir | |||
''des éléments de certitude''. | |||
En fait, il est difficile de citer aux États-Unis un trust important | |||
et durable, investi d'un réel monopole, qui ne le doive à quelque | |||
cause naturelle ou artificielle : limitation naturelle de la production, | |||
brevet d'invention, tarifs de faveur ou ristournes des compagnies de | |||
chemins de fer, etc. | |||
Toutefois, on a beaucoup abusé du régime protectionniste des | |||
États-Unis pour soutenir que la floraison des trusts américains est | |||
un phénomène purement local, qui serait impossible dans un régime | |||
de liberté commerciale. M. Havemeyer, président de l'''American Sugar Refining C°'', est venu prêter à cette opinion l'appui de son | |||
autorité, en déclarant devant la Commission industrielle que la protection | |||
douanière est la mère de tous les trusts. M. Havemeyer n'a | |||
donné de son affirmation qu'une justification insuffisante, et d'ailleurs | |||
dangereuse pour ceux qui ont foi dans la libre concurrence, | |||
lorsqu'il a dit que la protection active la concurrence intérieure, qui | |||
se résout finalement en combinaisons. Mais on a fait observer en | |||
sens contraire que, si la protection douanière permet incontestablement | |||
à un trust, une fois qu'il est constitué et armé d'un monopole, | |||
de mieux rançonner les consommateurs et de faire l'exportation à | |||
prix réduits, elle n'explique pas la formation même de ce monopole | |||
et la suppression de la concurrence intérieure. Loin de là, | |||
les prix élevés qui résultent d'un tarif protecteur favorisent les | |||
petites entreprises comme les grandes, et sont plus nécessaires encore | |||
aux premières pour subsister qu'aux secondes pour se développer; la | |||
suppression des barrières de douane, si elle devait mettre en échec | |||
le monopole d'un trust par l'introduction de la concurrence étrangère, | |||
pourrait être favorable aux consommateurs, mais elle n'aurait | |||
pas pour effet de ranimer la concurrence intérieure; des entreprises | |||
de moindre importance échoueraient, là où le trust lui-même ne parviendrait | |||
pas à maintenir ses positions. La protection douanière | |||
peut être la nourrice des trusts, elle n'en est pas la mère. | |||
Au reste, il n'est plus guère possible de s'en tenir à cette affirmation que les trusts doivent leur existence au protectionnisme, depuis | |||
que nous sommes renseignés sur leur croissance en Angleterre. Et | |||
les trusts anglais, qu'on le remarque bien, ne sont pas seulement de | |||
grandes combinaisons d'entreprises fusionnées qui opérent en concurrence | |||
avec d'autres entreprises; plusieurs d'entre eux contrôlent | |||
80 à 98 p. 100 de la production dans leur spécialité, et possèdent par | |||
conséquent un véritable monopole sur le marché national, avec une | |||
influence qui s'étend, pour quelques-uns, sur le marché universel. | |||
C'est la maison Coats, alliée à l' ''English Sewing Cotton C°'' et à l' ''American Thread C°''; c'est encore la ''Fine Cotton Spinners and Doublers Association'', la ''Calico Printers'Association'', la ''British Cotton and | |||
Whool Dyers'' Association alliée à la ''Bradford Dyers'Association'' ,l' ''English Velvet and Whool Dyers' Association'', ''Scarlet and Colors Dyers'Association'', la société des ''Wall Paper Manufacturer'' dans une moindre mesure, les ''British and Coke Mills Association'', etc. | |||
Ces industries ne sont pas monopolisées par l'accaparement des | |||
sources naturelles de la production; ce sont des filatures et fileteries, | |||
des teintureries, des maisons d'impressions sur étoffe, des fabriques | |||
de papiers peints, etc. Elles ont donc un monopole d'origine capitaliste, | |||
attaché à la puissance de leurs capitaux et à la supériorité de | |||
leur organisation. | |||
Néanmoins, il serait téméraire de généraliser ces exemples, et de | |||
conclure pour l'avenir au triomphe du monopole sur tout le champ | |||
de la production. Que le monopole s'établisse par la seule force des | |||
capitaux, en dehors de toute restriction naturelle et de tout privilège | |||
artificiel, dans les entreprises de chemins de fer là où elles sont libres, | |||
dans la navigation transatlantique, dans la grande industrie métallurgique, | |||
dans la raffinerie du sucre et du pétrole, dans les grandes | |||
industries chimiques, dans d'autres encore, rien de plus naturel et | |||
de plus facilement explicable; il s'agit là d'industries nécessairement | |||
concentrées, dans lesquelles les concurrents sont peu nombreux et | |||
doivent être tôt ou tard amenés à l'unité. Mais que la même unité | |||
doive se réaliser dans des branches d'industrie et de commerce où | |||
l'outillage est simple, où l'exploitation peut être entreprise avec | |||
de faibles capitaux, où les produits, parvenus au dernier degré de | |||
fabrication, présentent une grande variété, où la gestion ne comporte | |||
pas de règles communes applicables à de nombreux établissements, | |||
mais doit varier suivant les conditions locales et les relations personnelles, | |||
voilà qui est beaucoup plus douteux, j'ajoute même infiniment peu probable; nous le verrons de façon plus précise à propos | |||
de la petite industrie et du petit commerce. On oublie surtout, lorsqu'on | |||
affirme pour l'avenir la généralisation du monopole, l'énorme | |||
importance et la force de croissance des entreprises de dimension | |||
moyenne, trop puissantes pour se laisser absorber, trop nombreuses | |||
pour s'amalgamer. | |||
Un économiste anglais, M. Hobson, a dit avec beaucoup d'à-propos | |||
que partout où les canaux de la production et de la circulation sont | |||
resserrés, il se trouve des monopoleurs qui lèvent des taxes sur le | |||
public comme jadis les barons du Rhin; encore faut-il, pour que le | |||
péage puisse être prélevé, que la voie soit étroite. | |||
Quoi qu'il en soit, on conviendra volontiers qu'un monopole à | |||
base simplement capitaliste, là où il réussit à s'établir, reste néanmoins | |||
beaucoup plus précaire et exposé à la concurrence qu'un | |||
monopole fondé sur un accaparement des produits naturels ou sur | |||
un privilège légal; il ne peut tourner à l'abus, par des prix poussés | |||
sensiblement au delà du taux de concurrence, sans provoquer des | |||
compétitions victorieuses et s'effondrer sous ses propres excès, | |||
comme il arrive à la concurrence elle-même. Les faits observés | |||
jusqu'à présent justifient suffisamment cette proposition. | |||
==Chapitre 12. Les limites de la concentration dans l'industrie et le commerce.== | |||
L'industrie à domicile salariée, le métier indépendant, le petit | |||
commerce et la plupart des exploitations agricoles échappent encore | |||
à la concentration, mais dans des conditions très différentes. Tandis | |||
que l'industrie à domicile, placée sous le contrôle des entreprises | |||
capitalistes, ne fait obstacle qu'à la centralisation du procès technique | |||
de la production, la petite industrie de l'artisan autonome, le petit | |||
commerce et la petite exploitation agricole échappent non seulement | |||
à cette centralisation technique, mais encore à la concentration capitaliste | |||
seules, par conséquent, elles peuvent être considérées comme | |||
de véritables limites au mouvement général de concentration des | |||
entreprises étudié précédemment. | |||
===Section 1. L'industrie à domicile salariée.=== | |||
Il s'agit là d'une forme d'industrie dans laquelle l'entrepreneur de | |||
la production, au lieu d'agglomérer ses ouvriers dans une fabrique, | |||
leur distribue le travail à domicile. Quoique la production se trouve | |||
ainsi dispersée, la forme capitaliste est aussi complète et l'organisation | |||
commerciale aussi concentrée dans ce régime de l'industrie à | |||
domicile que dans le régime de la fabrique. Les ouvriers, bien que | |||
travaillant dans leurs locaux d'habitation, sont de simples salariés | |||
comme des ouvriers de fabrique, n'ayant de relations qu'avec l'entrepreneur | |||
qui commande le travail. Par là, l'industrie à domicile | |||
salariée diffère essentiellement des deux autres formes de travail à | |||
domicile, industrie patriarcale et métier d'artisan; dans l'industrie | |||
patriarcale, les travailleurs produisent pour les besoins personnels | |||
du groupe restreint auquel ils appartiennent; dans le petit métier, | |||
l'artisan travaille à son compte pour le marché, il est propriétaire | |||
du produit, le vend à ses risques aux consommateurs et garde son | |||
indépendance économique. | |||
L'industrie à domicile salariée se prête aux combinaisons les plus | |||
variées. L'entrepreneur proprement dit, celui qui emploie les travailleurs | |||
à domicile et vend la marchandise à son profit, peut être un | |||
industriel ou un commerçant. C'est un véritable industriel, propriétaire | |||
d'une fabrique, lorsque le produit nécessite certaines élaborations | |||
préparatoires ou complémentaires dans un grand atelier ou dans | |||
une usine mécanique. En dehors de ces circonstances, l'entrepreneur, | |||
même s'il porte le nom usuel de fabricant, n'est qu'un simple négociant, | |||
commissionnaire ou détaillant; il est tel grand magasin qui | |||
fait ainsi travailler 20000 ouvriers et ouvrières à domicile. | |||
L'entrepreneur est quelquefois en relation directe avec les ouvriers; | |||
il donne l'ouvrage à son bureau, ou le fait distribuer à domicile par | |||
un employé. Plus souvent, il se borne à traiter avec un facteur, sorte | |||
de sous-entrepreneur commerçant qui s'engage à fournir une certaine | |||
quantité d'ouvrage pour un prix fait, et qui trouve son bénéfice | |||
en le faisant exécuter pour un prix moindre. C'est alors ce facteur | |||
qui traite avec les ouvriers, distribuant à son bureau, ou à | |||
domicile dans les régions écartées, les matières et pièces demi-ouvrées | |||
fournies par l'entrepreneur, donnant les modèles et commandant | |||
le travail pour un certain prix de façon, recevant et contrôlant | |||
les produits achevés, payant aux façonniers les salaires convenus, | |||
faisant passer d'un ouvrier à l'autre les pièces qui demandent | |||
des élaborations successives, et remettant enfin les marchandises | |||
à l'entrepreneur qui les centralise pour les vendre en masse. | |||
Quant à l'ouvrier, façonnier ou tâcheron, ou bien il travaille | |||
isolément chez lui, aidé souvent par les membres de sa famille; ou | |||
bien il dirige un petit atelier à domicile, employant des auxiliaires | |||
qu'il salarie lui-même et gardant pour lui le surplus du prix de | |||
façon : il est alors un sous-entrepreneur pratiquant le marchandage, | |||
à la fois patron et salarié. | |||
Parmi ces petits chefs d'atelier, il en est qui prennent des commandes | |||
tantôt chez un entrepreneur, tantôt chez un autre; leur condition | |||
n'est plus alors purement et simplement celle d'un chef | |||
ouvrier louant ses services un entrepreneur; leur atelier n'est plus | |||
un département annexe d'une fabrique ou d'une maison de commerce | |||
ces petits patrons forment un premier échelon intermédiaire | |||
entre le salarié travaillant a domicile et l'artisan. | |||
Le façonnier est toujours propriétaire de son outillage, à moins | |||
que le genre de la production ne nécessite des métiers très coûteux, | |||
qui sont alors prêtés ou loués par l'entrepreneur. Celui-ci fournit | |||
aussi la matière du travail lorsqu'elle est coûteuse, ou qu'elle consiste | |||
en pièces déjà travaillées par la machine ou par d'autres | |||
ouvriers à domicile; sinon, le façonnier se la procure lui-même. | |||
Quand l'ouvrier est propriétaire des instruments et de la matière, il | |||
travaille souvent sans contrat, fabriquant des articles à son compte | |||
pour les offrir ensuite à des fabricants ou négociants, commissionnaires, | |||
colporteurs et détaillants : tel est le cas pour beaucoup de vanniers | |||
et tresseurs de paille, sculpteurs sur bois et tourneurs, ébénistes-trôleurs, | |||
etc. Ces travailleurs, au lieu d'être des salariés, sont des | |||
vendeurs de marchandises, dont la situation économique se rapproche | |||
de celle des artisans autonomes. Toutefois, n'étant pas en | |||
rapport immédiat avec les consommateurs, ils présentent aussi de | |||
grandes analogies avec les ouvriers salariés à domicile. Par le fait | |||
qu'ils ne traitent qu'avec des négociants, leur indépendance économique | |||
est souvent illusoire, et leur condition réelle généralement | |||
inférieure à celle des artisans, parfois même à celle des travailleurs | |||
à domicile salariés. Au reste, il arrive que certains ouvriers de cet | |||
ordre, restés à leur compte, travaillent tantôt pour les consommateurs, | |||
tantôt pour des entrepreneurs, soit à l'avance, soit sur commande | |||
suivant les circonstances; ils revêtent plusieurs caractères à | |||
la fois ou par intermittence. Comme les espèces végétales et animales, | |||
les différentes catégories économiques sont reliées entre elles | |||
par des anneaux intermédiaires qui ne peuvent être classés avec certitude, | |||
et qui contribuent à faire de la série des types une chaîne à | |||
peu près continue. | |||
Par certains côtés, l'industrie à domicile paraît un régime de travail | |||
favorable à l'ouvrier. Au lieu de la discipline de fabrique, c'est | |||
l'indépendance relative, la faculté pour l'ouvrier de travailler à ses | |||
heures, quand et comme il lui plaît; c'est le moyen pour l'ouvrière | |||
de gagner sa vie sans cesser de surveiller son ménage et ses enfants; | |||
c'est l'individualité respectée, le foyer conservé, la vie de famille sauvegardée. | |||
Aussi n'est-il pas rare d'entendre exprimer des plaintes | |||
sur la décadence des industries à domicile, ou des espérances sur | |||
leur relèvement. Bien plus, les travailleurs à domicile eux-mêmes, | |||
quelle que soit la misère à laquelle les réduit la concurrence de la | |||
machine, paraissent très attachés au métier qu'ils exercent chez eux, | |||
et luttent avec la dernière énergie pour ne pas entrer à la fabrique, | |||
où l'assujettissement leur paraît intolérable. Il est vrai que cette | |||
répugnance tient pour une large part à la force de l'habitude : les | |||
générations nouvelles, dans les familles de travailleurs à domicile, | |||
sont beaucoup moins attachées à l'atelier domestique, et n'hésitent | |||
pas à se diriger vers la fabrique quand le travail y est plus rémunérateur. | |||
En réalité, le régime du travail à domicile, dans la plupart des circonstances, | |||
constitue la pire forme du salariat. Toutefois, il serait | |||
excessif de prononcer contre lui une condamnation générale et sommaire. | |||
Dans les campagnes, l'industrie à domicile ne se présente pas | |||
sous des couleurs trop défavorables. Les locaux de travail peuvent | |||
être défectueux et malsains; mais le travailleur n'y passe pas sa vie | |||
entière, il trouve au dehors l'air pur et la lumière. Le salaire peut | |||
être faible, plus faible qu'à la ville pour des travaux semblables | |||
mais la vie est aussi moins coûteuse, et le salaire industriel n'est | |||
souvent qu'un supplément de ressources pour des familles rurales | |||
qui possèdent un champ, un verger avec quelques animaux, ou qui | |||
peuvent louer leurs services à des cultivateurs du voisinage. La culture | |||
du petit domaine rural risque parfois d'être négligée pour le métier | |||
néanmoins, la petite industrie domestique est un bienfait, | |||
parce qu'elle occupe les bras et procure quelques ressources en hiver. | |||
La situation n'est vraiment mauvaise pour les travailleurs à domicile | |||
des campagnes que s'ils sont exclusivement des ouvriers industriels, | |||
sans propriété rurale, sans occupation agricole principale ni | |||
même accessoire. Ceux-là n'ont qu'un salaire insuffisant; ils sont, | |||
plus que tous autres, à la merci des intermédiaires et victimes des pratiques | |||
les plus détestables fraudes dans le pesage ou le mesurage des | |||
matières et des produits, abus dans le relevé des malfaçons, ''truck-system'' | |||
pratiqué par les facteurs ou leurs affiliés débitants de denrées. | |||
Dans les grandes villes, à l'exception des spécialistes et des | |||
ouvriers occupés dans les industries fines qui demandent de l'ingéniosité | |||
et du savoir-faire, les travailleurs à domicile sont en général | |||
les plus misérables des salariés. Tailleurs de l'East-end de Londres, | |||
de New-York ou de Chicago, couturières et lingères de Paris ou de | |||
Berlin, cordonniers de Vienne, ébénistes du faubourg Saint-Antoine, | |||
de Breslau ou de Melbourne, c'est pour eux, en tous pays, que les | |||
enquêtes publiques et privées nous révèlent les misères les plus poignantes | |||
et les surmenages les plus épuisants suivis de chômages | |||
prolongés; c'est sur eux, ouvriers et ouvrières en chambre, que pèse | |||
le ''sweating system'', le régime des salaires infimes, des journées de | |||
travail démesurées, des ateliers encombrés et sordides. Victimes de | |||
la concurrence, ils supportent tout le poids d'une exploitation à | |||
outrance dont nous avons tous notre part de responsabilité anonyme | |||
par notre poursuite impitoyable du bon marché. Dans les ''slums'' des | |||
grandes villes, l'idylle du travail au foyer se transforme en un cercle | |||
d'enfer, et la souffrance s'y exprime en plaintes rythmées par la bouche | |||
d'un Thomas Hood ou d'un Morris Rosenfeld, le tailleur poète des | |||
''sweat shops'' de New-York. | |||
La cause? L'excès des offres de travail, la concurrence des affamés | |||
qui se disputent ia besogne à tout prix. C'est qu'il s'agit de métiers | |||
qui peuvent être exercés après un très rapide apprentissage, surtout | |||
depuis que l'ouvrier a cessé de confectionner un produit tout entier, | |||
et s'est trouvé réduit à un travail parcellaire sur des pièces souvent | |||
préparées par la machine. Là se pressent, toujours plus nombreuses, | |||
les femmes de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie, qui cherchent | |||
dans le travail un supplément de ressources pour leur famille ou | |||
des moyens d'existence personnelle. Là viennent échouer les ouvriers | |||
des campagnes attirés vers les villes, les chômeurs de toutes les professions, | |||
ignorants ou maladroits, les étrangers immigrés, les Juifs | |||
expulsés de leur pays, voire même, dans certaines contrées, des | |||
hommes de race jaune, dont la concurrence abaisse les salaires au | |||
plus bas degré, tout le déchet de la population ouvrière, toute la | |||
foule des misérables acharnés au travail, forcés, par les bas salaires, | |||
de prolonger la journée de travail au delà de toute mesure, mais | |||
déprimant aussi, par leurs longues journées, le taux général de leur | |||
salaire. | |||
Bien d'autres circonstances encore contribuent à rendre la situation | |||
du travailleur à domicile plus précaire que celle de l'ouvrier de | |||
fabrique. Dans les industries à domicile, les périodes de travail | |||
excessif alternent avec les mortes-saisons,, sans que rien vienne | |||
modérer les irrégularités de la production; car l'entrepreneur, | |||
n'ayant pas un capital fixe à tenir en activité, n'a aucun intérêt à | |||
régulariser la marché de la production; obéissant sans résistance | |||
aux caprices de la mode et aux vicissitudes des saisons, provoquant | |||
même les changements de mode qui sont favorables à son mouvement | |||
d'affaires, il ne se fait aucun scrupule d'exiger les travaux | |||
dans le délai le plus bref, sauf à cesser ensuite toute commande de | |||
travail. La protection légale est à peu près nulle; les assurances | |||
ouvrières, là où elles sont établies, n'atteignent pas en général les | |||
façonniers à domicile; les lois sur l'âge d'admission, la durée du | |||
travail et l'hygiène des ateliers ne s'appliquent pas aux ateliers de | |||
famille, et pénètrent difficilement dans les autres ateliers à domicile. | |||
Enfin la protection qui pourrait résulter des organisations ouvrières | |||
est aussi insuffisante; les travailleurs à domicile, composés en grande | |||
partie de femmes et d'étrangers, sont trop faibles, trop ignorants et | |||
trop dispersés pour être en état de s'associer dans un but de résistance. | |||
Les grèves sont rares dans ces milieux inorganisés, et quand | |||
la défaite n'est pas immédiate, les quelques avantages conquis au | |||
prix de sacrifices infinis sont vite emportés sous la poussée des nouveaux | |||
venus. | |||
Comment cette forme d'industrie peut elle trouver place entre la | |||
petite industrie indépendante et la grande industrie mécanique centralisée | |||
? Quelles sont ses raisons d'existence et ses chances d'avenir? | |||
Pour qu'une industrie puisse être exercée à domicile, il faut évidemment | |||
que l'instrument de travail, outil ou métier, soit resté simple, | |||
et n'ait pas été remplacé par une machine coûteuse et compliquée. | |||
Si la machine doit être actionnée par un moteur puissant, si elle est | |||
directement productrice et exécute elle-même toutes les opérations, | |||
sa supériorité dans la production est telle que le travail à la main | |||
ne peut subsister. | |||
Mais dans un grand nombre d'industries, la main de l'ouvrier doit | |||
encore diriger l'outil ou la pièce à ouvrer sur une machine relativement | |||
simple. Dans ces industries, il n'est pas indispensable que la | |||
force soit donnée par un moteur inanimé, actionnant plusieurs | |||
machines-outils ou plusieurs métiers rassemblés dans une fabrique; | |||
lorsque la force nécessaire à chaque instrument de travail est peu considérable, | |||
elle peut encore être fournie par l'homme, par un animal | |||
ou un petit moteur à domicile. En pareil cas, une machine puissante, | |||
si elle accroît la productivité du travail, ne diminue pas toujours | |||
sensiblement les frais; la grande industrie mécanique ne s'impose plus | |||
pour des raisons d'ordre technique : l'industrie à domicile peut | |||
exister à côté d'elle, et les chances de succès de l'une des deux formes | |||
d'industrie vis-à-vis de l'autre dépendent de circonstances économiques | |||
variables. Il y a même quelques industries dans lesquelles la | |||
force mécanique est difficilement utilisable, ou n'a trouvé jusqu'ici | |||
que de rares applications : elles forment le domaine le plus sûr du | |||
travail à domicile. | |||
C'est surtout dans les industries du vêtement que domine le | |||
travail à la main, et c'est là par conséquent que l'industrie à domicile | |||
rencontre les conditions les plus favorables à son existence. | |||
En dehors des multiples variétés de cette branche d'industrie, | |||
les métiers exercés à domicile sont encore extrêmement nombreux. | |||
Plusieurs d'entre eux s'appliquent à des articles de luxe et de demi-luxe; | |||
par contre, dans certaines catégories de l'habillement, lingerie | |||
et cordonnerie, dans l'ébénisterie et divers autres genres de production, | |||
c'est l'industrie à domicile qui fournit la pire camelote d'exportation. | |||
Cette explication des industries à domicile par des raisons d'ordre | |||
purement industriel n'est cependant pas complète. En effet, si | |||
l'agglomération en fabrique ne s'impose pas dans certaines industries | |||
à cause de la simplicité des instruments de travail, et si la | |||
petite industrie domestique y est encore techniquement possible, | |||
pourquoi n'est-elle pas restée indépendante? Pourquoi le travailleur | |||
est-il devenu un salarié, au lieu d'être resté un artisan autonome? | |||
La réponse est aisée; le travailleur perd son indépendance économique | |||
et devient un salarié, même en gardant son atelier propre, | |||
quand la production doit se faire par grandes masses pour un vaste | |||
marché. Dans ces circonstances, ce n'est plus l'instrument, l'outil de | |||
la production, qui est inaccessible au travailleur; c'est le capital circulant, le produit et souvent la matière qui dépassent ses ressources; | |||
c'est aussi le rôle commercial de l'entrepreneur qui surpasse | |||
ses capacités. | |||
La matière est-elle coûteuse, fait-elle l'objet d'un grand marché | |||
livré à la spéculation? Doit-elle subir certaines préparations mécaniques, | |||
de telle sorte que le travail à la main n'est qu'une phase de | |||
la production se combinant avec le travail de la machine? Le travailleur | |||
est généralement incapable de se procurer la matière de son | |||
travail, et ne peut qu'entrer dans le système de la production capitaliste. | |||
En tout cas, et lors même qu'il est capable d'acheter la | |||
matière, le produit lui échappe nécessairement pour circuler dans la | |||
sphère capitaliste. C'est un produit de grande vente, fait pour un | |||
marché étendu et souvent très éloigné; sur lui s'exerce parfois la | |||
spéculation; le vendeur qui dirige la production doit prévoir les | |||
besoins, rechercher les débouchés, faire de la réclame, envoyer des | |||
représentants, organiser l'exportation, calculer les effets des changes | |||
étrangers, des tarifs de transport et des droits de douane, accorder | |||
des crédits, disposer d'un fonds de roulement important. Infailliblement, | |||
dans ces conditions, le travailleur cesse d'être en rapport | |||
direct avec le consommateur; il n'a plus de relations qu'avec l'entrepreneur | |||
capitaliste qui commande son travail et le salarie. | |||
L'industrie à domicile est-elle destinée à disparaître? Karl Marx, | |||
dont la pensée puissante et systématique réduisait volontiers les | |||
problèmes à des formules simples, ne voyait en elle qu'une forme | |||
transitoire entre les modes de production du passé : industrie | |||
patriarcale des campagnes et petit métier indépendant des villes | |||
et la grande industrie concentrée. | |||
Bien qu'il ait aperçu très nettement les avantages de cette forme | |||
d'industrie pour l'entrepreneur capitaliste, il la croyait appelée à | |||
disparaître totalement devant les progrès du machinisme. Le filage | |||
et le tissage, révolutionnés en effet par la machine, absorbaient son | |||
attention, et l'industrie du vêtement elle-même lui paraissait destinée, | |||
sous l'action de la concurrence et des lois de fabrique, à se | |||
concentrer dans de grands ateliers. | |||
Cette simplification du phénomène de concentration correspond-elle | |||
à la réalité, et l'évolution industrielle indiquée par Karl Marx | |||
s'accomplit-elle aussi largement qu'il le pensait? | |||
Si l'on considère l'origine des industries à domicile, on constate | |||
que beaucoup d'entre elles ont bien l'origine qu'il leur attribuait. Les | |||
unes sont sorties en effet de l'industrie domestique des campagnes, | |||
qui produisait primitivement pour les besoins de la famille, pour | |||
le marché local ou pour le colportage; d'autres, en plus grand nombre, | |||
sont une déformation du métier indépendant de l'artisan urbain, | |||
qui louait jadis ses services au client ou lui vendait ses produits. | |||
Techniquement, ce sont bien toujours les mêmes métiers s'exerçant | |||
sur les mêmes objets; économiquement, ils se sont transformés, | |||
parce que le capitalisme les a soumis à sa dépendance. Telle a été | |||
l'évolution, notamment, pour les cordonniers dans diverses régions | |||
de l'Allemagne et de l'Autriche, pour les horlogers de la Forêt Noire, | |||
les ébénistes de Breslau, les verriers de Bohême, les fabricants de | |||
gants, peignes et éventails de Vienne, etc. | |||
Mais d'autres industries à domicile ont une origine différente. | |||
Quelques-unes sont primaires, et se sont établies dès le principe dans | |||
une contrée avec le caractère d'industrie salariée. Beaucoup d'industries | |||
de ce genre, chez des populations rurales adonnées aux travaux | |||
industriels, ont succédé à d'autres industries de même nature ruinées | |||
par le machinisme, principalement au tissage à domicile et à la | |||
fabrication des dentelles à la main; tel est le cas pour la cordonnerie | |||
en Bohême, la fabrication des cigares dans diverses régions de l'Allemagne, | |||
et pour de nombreuses industries féminines en Belgique, | |||
couture, broderie, cousage des gants, etc. Il y a même des exemples | |||
notables d'industries à domicile qui sont nées d'une décomposition | |||
de la grande industrie concentrée. | |||
Quant à la destinée de cette forme de la production, il est également | |||
vrai que beaucoup d'industries à domicile ont déjà succombé | |||
ou sont appelées à disparaître devant les progrès du machinisme. | |||
Fileurs de lin et tisseurs d'étoffes unies ne sont plus qu'un souvenir | |||
dans les campagnes; et si l'on rencontre encore quelques vestiges | |||
archaïques du tissage à domicile des étoffes unies dans les régions | |||
écartées de la Silésie, de la Bohême et de la Forêt Noire, la lutte ne | |||
saurait se prolonger bien longtemps. En Allemagne, les exploitations | |||
à domicile de l'industrie textile ont diminué d'un tiers en nombre et | |||
en personnel entre 1883 et 1898. En France, les canuts de Lyon | |||
cèdent progressivement devant l'extension des fabriques pourvues | |||
de métiers mécaniques; les métiers à bras ne subsistent guère que | |||
dans les campagnes pour le tissage des étoffes façonnées. En Belgique, | |||
plus de 100 000 fileurs et fileuses de lin ont disparu des | |||
Flandres dans l'espace d'un demi-siècle. Les dentellières à la main, | |||
si nombreuses jadis dans certaines provinces de France et de Belgique, | |||
décroissent avec rapidité depuis que la fabrication mécanique | |||
inonde le marché de tulles et dentelles à bon marché. | |||
Sommes-nous donc fondés à accepter la conclusion générale de | |||
Marx, et devons-nous prévoir une disparition totale plus ou moins | |||
prochaine des industries à domicile? | |||
Si nous nous en rapportons aux statistiques les plus récentes, il | |||
ne semble pas que cette conclusion soit autorisée. Non seulement | |||
certaines industries à domicile menacées par la machine prolongent | |||
la résistance en se consacrant à des opérations spécialisées, mais | |||
dans d'autres branches, principalement dans l'industrie du vêtement, | |||
moins exposée jusqu'ici à la concurrence du machinisme, le travail | |||
à domicile prend de nos jours une extension considérable. Tailleurs, | |||
couturières, modistes, chemisières et lingères, ouvriers en fourrures, | |||
coupeurs et couseuses de gants, brodeuses et autres ouvriers travaillant | |||
à domicile pour le compte d'un négociant ou d'un grand | |||
magasin, sont plus nombreux que jamais. | |||
Il y a plus; quelques industries à domicile reprennent l'offensive, | |||
font reculer la grande industrie et s'établissent sur les ruines de la | |||
fabrique. Ce singulier phénomène de régression a été constaté notamment | |||
dans certaines parties de l'ébénisterie à Paris et à Londres, | |||
dans la broderie, la fabrication des cigares en Allemagne. De même, | |||
dans la couture et la lingerie, le grand atelier tend à se dissoudre | |||
pour faire place aux petits ateliers et au travail en chambre; le fait | |||
ne s'observe pas seulement à Paris; à Chicago et à New-York, les | |||
grandes fabriques de confection ont disparu devant les ateliers des | |||
sweaters, depuis que les Juifs de Russie et de Bohême sont venus | |||
déprimer les conditions du travail dans l'industrie du vêtement. | |||
Ces mouvements en sens inverse dans les diverses industries à | |||
domicile sont exactement notés par certaines statistiques professionnelles. | |||
Nous y voyons, pour l'Allemagne et la Belgique, que la diminution | |||
du nombre total des travailleurs à domicile, d'ailleurs très | |||
faible en Allemagne (4 p. 100 seulement de 1885 à 1893), doit être | |||
attribuée presque exclusivement à l'industrie textile, et que, dans les | |||
autres métiers au contraire, le personnel des ouvriers à domicile | |||
s'accroît rapidement et couvre une grande partie des pertes subies | |||
dans la catégorie précédente. Actuellement, l'industrie à domicile | |||
occupe encore 1/5 environ des ouvriers industriels en Belgique et | |||
en Suisse, 1/8 en Autriche. En France, où elle a toujours tenu une | |||
très large place, elle prend un nouvel essor depuis quelques années; | |||
les inspecteurs du travail signalent tous les ans dans leurs rapports | |||
la progression des ateliers de famille sur différents points du territoire. | |||
C'est qu'en effet les causes économiques qui expliquent la persistance | |||
de cette forme d'industrie entre la grande fabrique et le petit | |||
métier prennent de nos jours une importance croissante. | |||
En distribuant l'ouvrage au dehors, l'entrepreneur épargne les | |||
dépenses d'installation d'un grand atelier, les charges de l'outillage, | |||
les frais de loyer, d'impôts, assurances, combustible et éclairage; | |||
toutes, ces charges, dont le poids augmente constamment avec | |||
la cherté des loyers et l'extension du capital fixe, retombent sur | |||
l'ouvrier soit directement, soit sous forme de retenues sur son salaire | |||
pour la location et l'amortissement des outils et des métiers. | |||
L'entrepreneur se dispense de même des frais de surveillance. | |||
Contre les malfaçons, d'ailleurs nombreuses, il est protégé par le | |||
contrôle des intermédiaires chargés de recevoir les produits. | |||
L'industrie à domicile n'est nullement inférieure à l'industrie | |||
concentrée au point de vue de la division du travail; très souvent, il | |||
y a collaboration multiple et continue entre le travail à la main qui | |||
s'exécute au domicile de l'ouvrier, et le travail mécanique qui se fait | |||
à l'usine; les travailleurs à domicile se bornent à donner une élaboration | |||
parcellaire très simple à des pièces demi-façonnées par la | |||
machine, qui passent de maison en maison pour retourner finalement | |||
à la fabrique ou à l'entrepôt, où s'opère parfois le finissage. La | |||
dispersion des ouvriers cause assurément des pertes de temps et des | |||
frais de transport; mais ces pertes et ces frais ne grèvent pas l'entrepreneur, | |||
qui trouve presque toujours le moyen de les rejeter sur | |||
l'ouvrier. | |||
L'entrepreneur, n'ayant pas de capital fixe, rejette également sur | |||
l'ouvrier tout le poids des crises et des chômages. Aussi recourt-il | |||
autant que possible à ce mode d'exploitation pour les industries de | |||
saison et pour celles qui sont soumises à la mode, ne conservant la | |||
fabrique que pour les articles courants qui trouvent toujours un | |||
écoulement et peuvent être fabriqués à l'avance comme stock. | |||
C'est aussi dans l'industrie à domicile que le chef d'entreprise peut | |||
payer les salaires les plus bas. Pour gagner quelque argent sans | |||
quitter son intérieur où sa présence est indispensable, l'ouvrière | |||
consent à des prix de façon dérisoires. Les travailleurs de cette catéeorie, | |||
souvent dispersés à la campagne, sont sans défense, et l'entrepreneur, | |||
en s'adressant à eux, se met à l'abri des syndicats et des | |||
greves. | |||
Enfin il n'est pas jusqu'au développement des lois de fabrique, | |||
destiné, d'après Karl Marx, à accélérer la ruine des ateliers domestiques, | |||
qui ne contribue au contraire à les multiplier. La prévision | |||
de Marx serait juste, si les lois de fabrique s'appliquaient aux | |||
petits ateliers comme aux grands; mais il n'en est rien, ni en fait ni | |||
en droit. Le grand industriel qui veut se soustraire aux lois limitant | |||
la durée du travail, pour donner à la production sa plus grande | |||
expansion dans un moment favorable, distribue l'ouvrage à domicile; | |||
là, on fera des journées de 14 et 16 heures, on travaillera au besoin | |||
jour et nuit; les ateliers de famille sont soustraits à tout contrôle, et, | |||
dans les petits ateliers à domicile occupant des salariés, le sous entrepreneur, | |||
seul responsable, échappe facilement à la surveillance des | |||
inspecteurs. | |||
La conclusion qui se dégage de cette analyse est très nette : l'industrie | |||
à domicile ne se défend contre la concurrence du machinisme | |||
que par les basses conditions qu'elle fait au travail; aussi s'étend-elle | |||
à mesure que les organisations ouvrières et la législation réussissent | |||
à améliorer la situation des salariés dans la grande industrie sans | |||
atteindre efficacement la petite. Toutes les fois que le travail n'exige | |||
pas une force puissante, les entrepreneurs préfèrent renoncer au | |||
grand atelier central et commander le travail à domicile. Lors même | |||
que l'agglomération des ouvriers autour d'un moteur central présente | |||
certains avantages au point de vue de l'organisation du travail, la | |||
grande industrie ne triomphe que si la productivité du machinisme | |||
est très supérieure. | |||
C'est ainsi qu'en tissage même, le machinisme n'a pas envahi tout | |||
l'ensemble de la production; si le métier mécanique s'est imposé avec | |||
un élan irrésistible dans la fabrication des tissus ordinaires, le | |||
métier à la main, malgré l'infériorité du travail de préparation à | |||
domicile, subsiste cependant pour la plupart des tissus fins, qui | |||
supporteraient difficilement l'action du métier mécanique, pour les | |||
étoffes façonnées qui comportent une grande variété de modèles, | |||
pour les nouveautés soumises aux variations de la mode, soieries | |||
riches du Lyonnais, rubans de soie et de velours de la région de SaintÉtienne, | |||
bonneterie de soie des Cévennes, batistes et linons du | |||
Cambrésis, lainages de Sainte-Marie-aux-Mines, tissus damassés de | |||
Belgique, etc, Pour ces articles nouveautés qui ne peuvent être fabriqués | |||
en stock, les changements fréquents qu'impose la mode seraient | |||
trop coûteux sur des métiers mécaniques, et les chômages trop onéreux | |||
pour les usiniers chargés d'un grand outillage. Aussi le tissage | |||
à domicile, malgré les réductions qu'il a subies, conserve-t-il une | |||
place importante; il occupe encore un cinquième ou un tiers du personnel | |||
ouvrier en Allemagne, suivant qu'il s'agit du coton ou de | |||
la soie; la moitié des ouvriers et même plus en Belgique, dans le | |||
tissage du coton, de la laine et du lin | |||
Néanmoins, il semble bien que cette situation, lors même qu'elle | |||
se prolongerait longtemps, ne saurait durer indéfiniment, et que, à | |||
moins de circonstances nouvelles, la victoire doive rester en définitive | |||
à la grande industrie concentrée. Ne nous laissons pas abuser | |||
par la progression récente de certains métiers à domicile; ce mouvement | |||
peut être interverti d'un jour à l'autre, soit par de nouveaux | |||
perfectionnements du machinisme, soit par une intervention plus | |||
rigoureuse des lois de protection ouvrière dans la petite industrie. | |||
Dans beaucoup de métiers, le travail à la main, jadis en possession | |||
de la fabrication intégrale du produit, a été délogé successivement de | |||
ses positions, et ne s'applique plus qu'à la préparation ou au finissage de pièces partiellement travaillées à la machine; de cette combinaison | |||
du travail mécanique et du travail à la main, les exemples | |||
abondent sous les formes les plus variées dans de nombreuses industries, | |||
armurerie, coutellerie, horlogerie, clouterie, cordonnerie, etc. | |||
Encore cet état de choses est-il lui-même provisoire. Dans la cordonnerie | |||
et l'horlogerie notamment, si le travail à la main subsiste | |||
encore partiellement en Europe, il a été complètement éliminé par la | |||
fabrication mécanique aux États-Unis. Le tissage à la main, même | |||
dans le domaine des articles nouveautés où il s'est retranché, ne | |||
résisterait probablement pas à certaines inventions qui faciliteraient | |||
les changements sur les métiers mécaniques et qui réduiraient le | |||
nombre des ruptures; déjà les nouveautés du genre de Sainte-Marie-aux- | |||
Mines sont tissées mécaniquement en Saxe. Dans les industries | |||
du vêtement elles-mêmes, les progrès de l'adaptation des moteurs | |||
inanimés à la machine à coudre ont plutôt favorisé jusqu'ici une | |||
certaine concentration du travail. L'industrie à domicile résiste jusqu'au | |||
bout, en acceptant les pires conditions de travail; ces concessions | |||
rencontrent cependant une limite physiologique, et si la différence | |||
de productivité du machinisme devient telle qu'elle dépasse les | |||
économies poursuivies jusqu'à cette limite, la chute de l'industrie à | |||
domicile ne peut plus être retardée. | |||
Toutefois, un nouveau facteur intervient de nos jours, qui sauvera | |||
peut-être un grand nombre d'industries domestiques pour lesquelles | |||
la force nécessaire est restreinte; ce facteur, qui préoccupe | |||
à si juste titre l'opinion publique, c'est la force motrice à domicile | |||
fournie par de petits moteurs à gaz, à pétrole ou à alcool, et surtout | |||
par la transmission de l'énergie électrique. Déjà ces procédés | |||
commencent à se répandre; les passementiers de Saint-Etienne et | |||
du Forez, en particulier, adaptent avec succès le courant électrique | |||
à leurs métiers. Les petites industries domestiques sont tellement | |||
variées, leurs procédés de fabrication tellement différents, qu'il | |||
est impossible d'établir à leur égard des prévisions générales soit | |||
dans le sens de leur disparition, soit en sens contraire. Néanmoins | |||
il est permis de penser, sans trop s'aventurer, que si l'industrie | |||
électrique, grâce à de nouveaux perfectionnements, parvient à | |||
fournir la force à grande distance par petites quantités et pour | |||
des prix minimes, les industries à domicile se trouveront dans des | |||
conditions techniques à peine inférieures à celles des fabriques elles | |||
pourront lutter avec avantage et même se multiplier, surtout dans | |||
les régions montagneuses où les chutes d'eau leur fourniront la force | |||
à bon marché. Mais l'adaptation sera lente, si elle rend nécessaire le | |||
remplacement des anciens métiers; et dans les villes, les inconvénients | |||
des installations mécaniques aux étages des maisons d'habitation | |||
peuvent retarder longtemps la diffusion de la force à domicile. | |||
L'expansion de l'industrie à domicile, dans ces nouvelles conditions, | |||
sera-t-elle un bien ou un mal pour la population ouvrière? | |||
C'est une tout autre question. La force motrice à domicile sera un | |||
bienfait pour les travailleurs, si elle diminue leur fatigue et si elle | |||
accroît leur production. La généralisation du procédé fera certes | |||
baisser encore les prix de façon; mais c'est un fait général que les | |||
progrès mécaniques, tout en abaissant les tarifs aux pièces, profitent | |||
cependant aux travailleurs en déterminant une hausse de leur salaire | |||
journalier, à moins qu'ils ne permettent le remplacement des forts | |||
par les faibles. Sans doute le salaire, dans l'industrie à domicile, | |||
restera toujours inférieur à celui des ouvriers de fabrique; le travailleur, | |||
et surtout l'ouvrière, se contentera toujours d'un salaire moins | |||
élevé pour un travail qu'il pourra exécuter chez lui; de son côté, | |||
l'entrepreneur n'aurait plus le même intérêt à faire exécuter le travail | |||
en dehors de la fabrique, si le salaire n'y était pas plus faible. Mais | |||
les façonniers et leurs auxiliaires pourront profiter de l'accroissement | |||
de la production pour relever le niveau de leurs salaires, surtout | |||
s'ils savent s'émanciper et se défendre par l'association; or l'emploi | |||
des procédés mécaniques ne peut que favoriser ce mouvement, en | |||
contribuant au développement intellectuel des travailleurs. Si les | |||
choses se passent ainsi, l'extension des ateliers de famille sera un | |||
véritable progrès social. Mais, d'autre part, les ateliers à domicile | |||
resteront toujours soumis aux irrégularités sans frein de la production, | |||
et les chômages y seront d'autant plus pesants pour les façonniers | |||
que ceux-ci auront fait plus de frais pour installer la force dans | |||
leurs ateliers. | |||
=== Section 2. Le métier indépendant. === | |||
A la différence des industries à domicile, les petites entreprises | |||
industrielles indépendantes échappent non seulement à la centralisation | |||
technique de la production, mais aussi à la concentration | |||
capitaliste. Dans quelle mesure subsistent-elles, quelle est leur force | |||
de résistance, jusqu'à quel point leurs conditions actuelles d'existence | |||
nous renseignent-elles sur leurs chances d'avenir? Bien que | |||
nous possédions des données précieuses sur leur état passé et actuel | |||
dans certains pays, il nous est toujours difficile d'en tirer des indications | |||
quelque peu sûres pour l'avenir. Le chercheur le plus consciencieux | |||
se trouve naturellement incliné, suivant ses préférences, à | |||
interpréter les faits comme signifiant la vitalité ou l'agonie des | |||
petites exploitations autonomes. Il faut donc un effort pour écarter | |||
ces tendances subjectives, et peut-être n'y réussit-on jamais complètement. | |||
Nul ne conteste que, dans certains domaines, la partie est perdue | |||
pour la petite entreprise; tout le débat porte sur le point de savoir | |||
s'il faut généraliser ces faits, et considérer les petites exploitations | |||
indépendantes de l'industrie comme des îlots disséminés, s'endettant | |||
peu à peu sous l'effort des éléments contraires, et destinés à être | |||
engloutis un jour par le flot montant du capitalisme. | |||
La notion du métier est celle d'une petite entreprise menée par un | |||
artisan qui travaille seul, ou qui emploie comme auxiliaires des | |||
membres de sa famille, des apprentis, voire même quelques ouvriers | |||
salariés, mais sans cesser de travailler lui-même; d'autre part, cet | |||
artisan est un entrepreneur indépendant, propriétaire de ses instruments | |||
de travail et de ses matières, qui vend directement ses produits | |||
à la clientèle et court les risques de l'entreprise. Sans doute, il est | |||
parfois difficile de dire où commence et où finit le métier indépendant. | |||
L'entrepreneur qui occupe une dizaine d'ouvriers, et qui se | |||
contente ordinairement d'exercer un rôle de surveillance et de direction, | |||
n'est-il pas déjà un entrepreneur capitaliste? L'artisan qui vend | |||
ses produits tantôt aux consommateurs, tantôt à des commissionnaires | |||
et à des magasins, celui surtout qui, sans cesser d'être propriétaire | |||
des matières et des produits, travaille pour un seul | |||
magasin, ne côtoie-t-il pas la sphère de l'industrie à domicile dépendante | |||
? En haut comme en bas, les confins du métier sont quelque | |||
peu incertains; cette imprécision, commune à toutes les classifications | |||
scientifiques, ne doit pas nous faire renoncer à une notion | |||
suffisamment claire par elle-même. | |||
Nous possédons très heureusement, sur la question des métiers, | |||
une mine abondante de renseignements dans les statistiques allemandes, | |||
et surtout dans la grande enquête de 1895-1897 entreprise | |||
en Allemagne et en Autriche par le ''Verein für Socialpolitik''. L'impression | |||
qui se dégage des nombreuses observations recueillies par les | |||
enquêteurs dans les régions les plus variées, dans les villes grandes | |||
et petites comme dans les campagnes, est assez généralement pessimiste; | |||
certains métiers sont morts, d'autres ont été dépouilles d'une | |||
partie de la fabrication qui leur appartenait autrefois, d'autres, enfin, | |||
sont malades ou au moins menacés. | |||
Les causes de cet ébranlement ressortent des explications déjà | |||
fournies sur la concentration des entreprises et sur l'industrie à | |||
domicile; elles se ramènent toutes à une seule, le progrès scientifique, | |||
source des inventions qui ont créé le machinisme et développé | |||
les moyens de transport. C'est un fait bien connu que la transformation | |||
des instruments de production, souvent provoquée elle-même | |||
par l'agrandissement des marchés, a fait disparaître le métier dans | |||
les industries où elle s'est opérée. II faut ajouter que l'extension des | |||
marchés, même dans certaines industries où le machinisme n'intervient | |||
pas, impose au producteur un rôle commercial hors de proportion | |||
avec les moyens de l'artisan. | |||
Au point de vue industriel, il est à peine besoin de faire ressortir | |||
l'infériorité du petit producteur, dénué des moyens mécaniques qui | |||
rendent le travail plus rapide et plus productif, souvent dépourvu | |||
des connaissances indispensables et incapable de suivre les progrès | |||
techniques, impuissant à retenir les bons ouvriers par de forts | |||
salaires, éprouvant des difficultés croissantes pour conserver un atelier | |||
spacieux dans les villes; évidemment, l'artisan doit renoncer | |||
aux productions qui exigent un machinisme coûteux et compliqué, | |||
une application raisonnée des procédés scientifiques, ou même une | |||
organisation développée de la division du travail entre plusieurs | |||
corps de métiers. | |||
L'infériorité de l'artisan n'est pas moins sensible au point de vue | |||
commercial. Étroitement limité dans ses achats de matières et opérant | |||
avec un capital restreint, il se trouve placé sous la dépendance | |||
des fournisseurs qui lui font crédit. Pour la conservation même des | |||
marchandises en magasin, leur emballage et leur expédition, sa | |||
situation est généralement désavantageuse. Quant à la vente, elle | |||
lui devient inaccessible dès qu'elle dépasse l'étroit rayon d'une clientèle | |||
purement locale; encore est-il obligé fréquemment, pour la conserver, | |||
d'établir un magasin de vente. | |||
C'est qu'en effet les habitudes du public ont changé. L'usage se | |||
perd de faire exécuter un objet sur commande, surtout si l'exécution | |||
exige le concours de plusieurs corps de métiers; le consommateur ne | |||
veut plus perdre son temps, ni courir les risques d'une livraison | |||
défectueuse ou mal appropriée à ses désirs; il veut choisir entre des | |||
produits tout faits, et délaisse l'échoppe pour le magasin. Aussi le | |||
petit industriel urbain doit-il tenir un magasin où il débite, à côté de | |||
ses produits, des articles de seconde main sortis de la fabrique ou de | |||
l'industrie à domicile. Mais c'est là une lourde charge qui s'aggrave | |||
avec la cherté progressive des loyers dans les villes, et qui suppose | |||
déjà, chez le petit industriel, la disposition d'un certain capital. En | |||
outre, tous les artisans ne sont pas capables de tenir un commerce; | |||
loin de là, la plupart d'entre eux ignorent les règles les plus élémentaires | |||
de la comptabilité, et beaucoup succombent plutôt par défaut | |||
d'éducation commerciale que par insuffisance technique comme fabricants. | |||
Pour ces différentes raisons, les artisans qui produisent des marchandises | |||
se trouvent beaucoup plus atteints que ceux qui fournissent | |||
simplement leur travail aux particuliers pour des installations | |||
et réparations. Dans tous les genres de fabrication qui portent sur | |||
des articles de type uniforme, susceptibles d'une production en | |||
masse pour un marché étendu, le métier recule soit devant la | |||
fabrique, soit devant l'industrie à domicile, suivant que le machinisme | |||
est ou non nécessaire; cette évolution a commencé bien avant | |||
la proclamation de la liberté de l'industrie, à une époque où le | |||
régime de la corporation obligatoire et fermée existait encore en | |||
France, en Allemagne et en Autriche. C'est ainsi que le métier a | |||
disparu totalement ou à peu près dans de nombreuses industries où | |||
il florissait jadis tissage, chapellerie, maroquinerie, quincaillerie, | |||
fabrication des épingles, des peignes, brosses, couteaux, lampes et | |||
ustensiles de ménage, tonnellerie, meunerie, brasserie, tannerie, etc.; | |||
il a été dépossédé en grande partie dans la menuiserie, l'ébénisterie, | |||
la teinturerie, l'horlogerie, la cordonnerie, la confection des vêtements. | |||
Sur ces différents points, l'artisan vaincu a cédé devant la fabrique, | |||
ou bien il est tombé sous la dépendance des entreprises capitalistes | |||
comme travailleur à domicile salarié; tout au moins occupe-t-il une | |||
situation intermédiaire sur les confins indécis du métier indépendant | |||
et de l'industrie à domicile, achetant encore ses matériaux, mais | |||
cessant d'être en relations directes avec le consommateur, ne vendant | |||
ses produits qu'à des fabricants et négociants ou même travaillant | |||
pour un seul. Tel est le sort d'un grand nombre d'ébénistes qui | |||
vendent à des magasins; à moins d'être des spécialistes peu exposés | |||
à la concurrence, leur situation matérielle n'est guère supérieure à | |||
celle des tâcherons qui reçoivent la matière et travaillent sur commande. Telle est aussi, en dernière analyse, la condition de certains | |||
entrepreneurs du bâtiment soi-disant indépendants, qui, dans les | |||
villes où la population augmente rapidement, sont crédités et | |||
exploités par des spéculateurs, ou qui se trouvent au moins subordonnés | |||
à un entrepreneur général au lieu d'être en rapport direct | |||
avec le propriétaire. | |||
Là même où l'artisan a pu se maintenir, il est rare qu'il fabrique | |||
comme jadis un produit complet; généralement, il doit acheter des | |||
objets à demi fabriqués ou complètement achevés que fournit la | |||
grande industrie, et se contente de les terminer ou de les ajuster sur | |||
place. | |||
Il n'est pas jusqu'aux industries d'art, souvent considérées comme | |||
le domaine où le métier pourrait se reconstituer, qui n'échappent à | |||
la petite industrie indépendante, quand les pièces sont exécutées sur | |||
des modèles fournis par des artistes et dessinateurs, et quand l'exécution | |||
réclame l'emploi de procédés coûteux : bronzes, verreries, | |||
céramique, galvanoplastie, lithographie, photogravure, etc. Dans les | |||
industries d'art, l'artisan ne subsiste que s'il peut faire lui-même le | |||
modèle et exécuter le travail à la main. | |||
Aussi les conclusions de M. Sombart sur l'avenir des métiers sont-elles | |||
catégoriques. Il est possible que leur situation soit actuellement | |||
meilleure à l'ouest qu'à l'est de l'Allemagne, et que les grandes villes | |||
leur offrent dans l'avenir un asile plus sûr que les petites villes et | |||
les campagnes; possible également que certains métiers, ceux de | |||
l'alimentation et du bâtiment par exemple, soient mieux garantis | |||
que ceux du mobilier et du vêtement; possible encore qu'ils aient | |||
plus de résistance pour les réparations que pour la fabrication du | |||
neuf; mais ce sont là de simples différences de degré. Aucune | |||
branche des métiers n'est à l'abri des atteintes du capitalisme, aucune | |||
d'elles ne suit une évolution différente des autres dans son principe; | |||
le métier est une forme d'industrie surannée, inférieure à tous points | |||
de vue, donnant des produits moins bons et plus chers que la grande | |||
industrie, et destinée par conséquent à disparaître; c'est une question | |||
de temps, et les différences que l'on relève ne peuvent porter que sur | |||
la durée plus ou moins longue de sa décomposition. Rien ne peut le | |||
sauver ni l'association coopérative, qui a fait un fiasco complet | |||
dans les milieux d'artisans, malgré les efforts prolongés des partis | |||
conservateurs; ni l'emploi des machines, ni la vulgarisation du | |||
crédit. Le machinisme et le crédit ne sont utilisés dans cette sphère | |||
que d'une façon exceptionnelle, par quelques individualités entreprenantes | |||
qui, du même coup, sortent de la catégorie des artisans | |||
pour s'élever au rang d'entrepreneurs capitalistes. Au reste, si le | |||
moteur à domicile et le crédit se généralisaient parmi les artisans, il | |||
en résulterait un tel accroissement de leur production, qu'elle ne | |||
trouverait plus d'écoulement sur les marchés locaux; le progrès | |||
technique, conduisant à la production en masse, ferait tomber plus | |||
rapidement encore l'artisan sous la domination du capital commercial. | |||
Si le pessimisme paraît pleinement justifié pour un grand nombre | |||
de métiers dont nous observons aujourd'hui la décadence, une conclusion | |||
aussi sommaire sur la disparition totale de l'espèce, dans un | |||
avenir plus ou moins rapproché, paraît au contraire aventureuse et | |||
prématurée. Elle dépasse certainement les indications que nous fournissent | |||
les statistiques sur les tendances de la petite industrie, et | |||
néglige, dans sa généralité, certains côtés du problème. | |||
En Allemagne, de 1882 à 1895, la petite industrie (travailleurs | |||
isolés et établissements occupant moins de 6 personnes) est la seule | |||
catégorie qui ait subi une diminution absolue, tant pour le nombre | |||
des exploitations que pour celui des personnes occupées; mais cette | |||
diminution n'est pas considérable; elle n'est que de 186000 exploitations | |||
(8,6 p. 100 du total) et 79000 personnes (2,4 p. 100). Elle | |||
prend cependant une importance plus significative, si l'on considère | |||
que, dans l'intervalle entre les deux recensements, la population de | |||
l'Empire a augmenté de 18 p. 100, et que le personnel de la moyenne | |||
et de la grande industrie s'est accru dans des proportions considérables; | |||
aussi la petite industrie occupe-t-elle aujourd'hui une place | |||
bien plus restreinte dans l'ensemble (40 p. 100 du personnel total de | |||
l'industrie au lieu de 53 p. 100). | |||
Mais il est une circonstance qui vient sensiblement restreindre la | |||
portée de ces chiffres; c'est qu'ils s'appliquent aussi bien à l'industrie | |||
à domicile qu'au métier indépendant. Or, on sait que l'industrie à | |||
domicile a diminué en Allemagne d'une époque à l'autre, à cause de | |||
la disparition progressive du tissage à la main. Il est difficile d'évaluer | |||
exactement la part qui revient à l'industrie à domicile dans la | |||
diminution totale du personnel de la petite industrie; mais elle doit | |||
être importante. Le métier occupe encore une place considérable | |||
en Allemagne, car, après déduction des chiffres qui se rapportent à | |||
l'industrie à domicile, il figure encore pour 1647000 exploitations | |||
et 3733000 personnes. Il a d'ailleurs lui-même une tendance générale à se concentrer; dans son personnel, ce sont les maîtres qui | |||
diminuent, tandis que le nombre des auxiliaires s'accroit. | |||
Dans les établissements les moins importants de la moyenne | |||
industrie, occupant de 6 à 10 personnes, l'accroissement a été assez | |||
considérable entre 1882 et 1895; le personnel s'est accru de 314 000 personnes | |||
soit 60 p. 100. Mais ces établissements dépassent déjà la | |||
mesure du métier proprement dit; ce sont presque des petites entreprises | |||
capitalistes, dont le chef cesse souvent d'être un travailleur | |||
manuel; elles forment l'échelon par lequel passent les artisans les | |||
plus capables lorsqu'ils entrent dans la sphère de l'industrie capitaliste. | |||
Dans certaines branches, les entreprises moyennes se sont | |||
développées parallèlement avec la petite industrie mais plus souvent | |||
encore, elles se sont accrues à ses dépens. | |||
En Belgique, la plupart des métiers ont progressé depuis 1846; toutefois | |||
il faut observer que l'industrie à domicile est comprise dans le | |||
tableau, et que la population a augmenté de 50 p. 100 dans cette | |||
période. Si l'on fait abstraction de l'industrie à domicile, on constate | |||
que la petite industrie indépendante, dans ce pays de grande production | |||
occupe 36 p. 100 du personnel total de l'industrie. | |||
Aux États-Unis, les métiers se sont également développés en | |||
nombre et en importance globale entre les deux derniers Census; | |||
mais ce développement a été bien moins rapide que celui des | |||
fabriques, de sorte que la part du métier dans l'ensemble de l'industrie | |||
a diminué. Il est même remarquable que, dans les villes, les | |||
métiers emploient moins de capital, moins de matières et moins de | |||
salariés en 1900 qu'en 1890. | |||
Dans les autres pays, nous ne pouvons comparer la situation à | |||
des époques différentes. Le recensement autrichien de 1902, sur | |||
3900000 personnes occupées dans l'industrie, en compte 1500000 | |||
dans la petite industrie, mais ce chiffre comprend environ 400 000 travailleurs | |||
à domicile. Quant à la France, mal servie par la nature au | |||
point de vue des mines et de l'industrie sidérurgique, elle a toujours | |||
excellé dans les productions fines et variées l'exportation des articles | |||
de bijouterie, bimbeloterie, ouvrages en métaux, modes et confections, | |||
se chiffre par centaines de millions, sans que les statistiques puissent | |||
nous révéler l'importance des achats faits à l'intérieur par les étrangers | |||
voyageant en France; ces marchandises sont fournies en majeure | |||
partie par la petite industrie, qui domine notamment à Paris. Aussi | |||
le chiffre de 2900000 personnes occupées dans la petite industrie, | |||
soit 46 p. 100 du personnel total de l'industrie, n'est-il pas invraisemblable | |||
mais il se compose, dans une proportion impossible à préciser, de travailleurs à domicile. Quant au tableau A de la contribution des patentes, il indique une augmentation constante du nombre des patentes; toutefois, comme il s'applique indistinctement à la petite industrie, au petit et au moyen commerce, on peut supposer que l'augmentation est imputable en majeure partie au commerce de détail. | |||
Si nous nous en tenons à la statistique allemande, la seule qui nous fournisse des renseignements utilisables sur la petite industrie independante, nous constatons non seulement que le métier n'est pas mort en Allemagne, mais même qu'il a perdu peu de terrain, dans une période où l'on aurait pu croire que le développement soudain de la grande production capitaliste désorganiserait les anciennes formes de la production. Les économistes qui pensent que le métier est condamné à disparaitre ont discuté les chiffres; ils ont observé, avec grande apparence de raison, que les chiffres dissimulent les rapports réels de dépendance qui lient un très grand nombre de petits producteurs soi-disant autonomes à des entreprises capitalistes; ils ont expliqué la survivance du métier par la routine de la clientèle; lente à se détacher de ses anciens fournisseurs, par les conditions misérables dans lesquelles vivent beaucoup d'artisans, par les ressources accessoires que leur fournit la possession d'un coin de terre ou d'un petit capital, par l'exploitation abusive qu'ils exercent à l'égard de leurs apprentis et de leurs ouvriers. Tout cela est possible, vrai sans doute en grande partie; et pourtant, cela ne suffit pas à expliquer la stabilité, la force de résistance d'une forme d'industrie à laquelle les conditions de la vie moderne paraissent si défavorables. | |||
M. Bücher, après avoir exposé les résultats généraux de l'enquête faite de 1985 à 1897, et décrit en larges traits l'évolution actuelle de la petite industrie, est loin de partager l'opinion de M. Sombart sur le sort qui lui est réservé. Certes, dit-il, elle se restreindra toujours davantage aux positions où elle peut le mieux faire valoir ses avantages propres; mais "je suis fermement persuadé que le métier, comme forme d'exploitation, ne pourra jamais disparaitre complètement". Les formes d'exploitation industrielle sont comme les moyens de transports; les anciennes peuvent se trouver refoulées par les nouvelles, mais elles ne perdent jamais totalement leur utilité. | |||
Il y a, en effet, dans le metier le plus humble, un principe de vie toujours actif. Le petit producteur peut avoir des charges plus lourdes | |||
que le grand industriel; il est mal outillé, routinier, ignorant même, | |||
c'est possible; mais il travaille énergiquement, parce qu'il est son | |||
maître et recueille le profit de son activité; il soigne son travail, | |||
parce que ses produits ne sont pas anonymes; il gère lui-même ses | |||
affaires, il dirige en personne ses auxiliaires, travaille et vit avec eux; | |||
il est en rapport, immédiat avec la clientèle, qui le connaît personnellement; | |||
il évite le coulage et les frais de surveillance qui grèvent la | |||
grande entreprise, même la mieux conduite, par cela seul qu'elle est | |||
conduite administrativement. Ces avantages sont loin d'être négligeables; ils compensent bien des causes d'infériorité, et rendent la | |||
lutte possible quand il ne s'agit pas de marchandises à la grosse. | |||
Individuellement considérés, les divers métiers se trouvent placés | |||
dans des conditions trop différentes pour être l'objet d'une condamnation | |||
en bloc; il en est dont les conditions particulières assurent | |||
l'existence dans le présent et dans l'avenir. | |||
Il ressort des observations faites en Allemagne que l'évolution des | |||
métiers est très différente dans les villes et dans les campagnes. | |||
Dans les villes, le personnel des métiers tend à diminuer d'importance | |||
relativement à la population; en même temps se manifeste une tendance à la concentration des métiers; les petites entreprises prennent | |||
individuellement plus d'importance, elles emploient un plus grand | |||
nombre d'ouvriers. Les artisans les plus capables agrandissent leur | |||
atelier, ouvrent un magasin, deviennent de petits entrepreneurs | |||
capitalistes; les autres, s'ils ne tombent pas dans le salariat comme | |||
ouvriers de fabrique ou travailleurs à domicile, ne sont plus que des | |||
rapiéceurs en d'autres termes, le métier urbain est réduit aux réparations | |||
quand il ne se transforme pas. | |||
Dans les campagnes, au contraire, principalement dans les contrées | |||
riches et peuplées de l'ouest, le personnel des métiers s'accroît relativement | |||
à la population, sans que les entreprises tendent individuellement à augmenter d'importance; parmi les maîtres, ceux qui travaillent | |||
sans ouvriers ni apprentis restent très nombreux (64 p. 100). | |||
Le métier est donc loin de reculer dans les campagnes: la population | |||
rurale achète bien des marchandises aux magasins de la ville voisine | |||
ou à la voiture du colporteur; pourtant, elle reste fidèle à l'artisan | |||
du pays, dont le rôle parait s'élargir avec les progrès de l'aisance et | |||
la restriction des travaux domestiques. | |||
A côté des métiers qui déclinent ou qui restent stationnaires, il en | |||
est, au contraire, qui démontrent leur vitalité en progressant. S'agit-il | |||
de l'alimentation, boucherie, charcuterie, boulangerie, pâtisserie, | |||
confiserie? L'accroissement est considérable (18 p. 100 sur les exploitations, | |||
33 à 35 p. 100 sur le personnel, de 1882 à 1895 en Allemagne) | |||
il est vrai que ces métiers ont un caractère commercial très | |||
prononcé, qui explique en grande partie leur prospérité; mais, en | |||
tant que métiers, ils gardent toute leur raison d'être, parce que leur | |||
fonction est de préparer les produits suivant les goûts particuliers | |||
de la clientèle sur un marché restreint. | |||
Cette même fonction appartient encore aux tailleurs et cordonniers | |||
sur mesure, aux couturières, modistes et lingères qui travaillent sur | |||
commande, aux tapissiers et ébénistes qui reçoivent directement les | |||
ordres de la clientèle. Toutefois, le client qui ne se contente pas de | |||
l'article tout fait porte plutôt sa commande, dans les grandes villes, | |||
à des magasins grands ou moyens qui font exécuter le travail par | |||
des ouvriers à domicile, ou qui se chargent de la décoration des | |||
appartements. | |||
S'agit-il encore de services personnels comme ceux des coiffeurs, | |||
de services domestiques comme ceux des blanchisseuses? Les métiers | |||
qui s'y rapportent, de même que ceux de la boulangerie et du vêtement, | |||
se sont multipliés à mesure que ces services se détachaient de | |||
l'industrie domestique. Là encore, l'artisan continue à jouer un rôle | |||
utile : il est rapproché du client, il entretient avec lui des rapports | |||
immédiats et réguliers, il sait se plier à la variété de ses exigences. | |||
De même encore, l'emballeur doit recevoir directement les commandes | |||
de la clientèle; le relieur, l'encadreur continuent à travailler | |||
en petit atelier pour les amateurs. Dans les campagnes, le charron, | |||
le sellier, le maréchal ferrant restent nécessaires et sont toujours | |||
nombreux, principalement dans les pays de petite culture. | |||
Voilà donc toute une catégorie nombreuse et importante de métiers | |||
qui, par leur nature propre, sont adaptés aux besoins des consommateurs | |||
et paraissent garantis pour l'avenir; ils ne sauraient être | |||
remplacés ni par l'usine, ni par l'industrie à domicile. Les procédés | |||
chimiques et mécaniques sont peut-être une menace pour les petits | |||
métiers de teinturiers-dégraisseurs et de blanchisseurs; ils atteignent | |||
à peine les boulangers, pâtissiers, bouchers, confiseurs, coiffeurs, | |||
emballeurs, etc. Aussi la plupart de ces métiers accusent-ils une | |||
augmentation en Allemagne; il n'y a de diminution sérieuse que sur | |||
les cordonniers, blanchisseuses et couturières, qui restent néanmoins | |||
très nombreux dans la petite industrie. | |||
Beaucoup de métiers, et dans tous les genres, s'ils ont reculé pour | |||
la confection du neuf, gardent au moins toute leur importance pourles | |||
réparations; tailleurs, cordonniers, tapissiers, ébénistes, horlogers, | |||
forgerons, chaudronniers, ferblantiers, et ainsi de suite. Tous ces | |||
travailleurs ne sont pas devenus des ouvriers à domicile; beaucoup | |||
restent encore des artisans indépendants; quelques-uns, ceux | |||
qui sont capables d'avoir un magasin, reçoivent des commandes et | |||
font commerce de marchandises achetées en gros; tous, les plus | |||
humbles comme les plus aisés, se chargent des travaux de réparation. | |||
Toutefois, ce domaine du métier n'est pas à l'abri de la concurrence; | |||
les magasins entreprennent également de faire les réparations, | |||
et tendent, au moins dans les villes, à se subordonner dans | |||
cette fonction les artisans les plus faibles. | |||
Il reste à parler des nombreux métiers du bâtiment, qui forment | |||
l'une des catégories les plus importantes de la petite industrie. Les | |||
très grandes entreprises sont rares dans le bâtiment, à cause des | |||
difficultés d'une surveillance disséminée; les grandes et les moyennes | |||
tiennent une large place, mais les petites restent nombreuses et | |||
florissantes. C'est que, dans les campagnes et même dans les villes, | |||
les petits industriels du bâtiment sont toujours recherchés pour les constructions | |||
de faible dimension, pour les installations et réparations | |||
chez les particuliers. Aussi, à moins d'être tout à fait dépourvus | |||
de capitaux, les petits entrepreneurs de maçonnerie, charpente, | |||
menuiserie, couverture, plomberie, serrurerie, peinture, vitrerie, | |||
restent des artisans indépendants. Ils ne fabriquent pas toujours les | |||
pièces; le serrurier, notamment, reçoit beaucoup de pièces que lui | |||
fournit l'industrie mécanique; mais ils interviennent au moins pour | |||
les ajuster sur place. Cette circonstance favorise cependant la transformation | |||
du métier en entreprise capitaliste, parce qu'elle impose à | |||
l'entrepreneur la disposition d'un fonds de roulement plus important. | |||
Dans les sociétés progressives, l'extension des besoins favorise la | |||
petite industrie comme la grande; le développement de l'une ne s'effectue | |||
pas nécessairement aux dépens de l'autre, lorsque le champ de la | |||
consommation s'élargit. Ainsi les grandes fabriques peuvent créer | |||
des ateliers annexes de menuiserie et serrurerie pour leurs travaux neufs | |||
et leurs réparations; cette extension de la fabrique ne restreint pas | |||
le domaine des petits ateliers indépendants qui travaillent pour les | |||
particuliers. Les progrès de l'aisance et le raffinement des goûts sont | |||
au moins aussi favorables au métier qu'à la fabrique; l'industrie du | |||
vêtement sur mesure en profite plus que la confection. Il est même remarquable | |||
devoir combien la petite industrie se trouve favorisée par des | |||
inventions et des besoins nouveaux plombiers, ajusteurs, | |||
fumistes, serruriers, sont plus réclamés que jamais pour les installations | |||
de services d'eau, salles de bains, gaz et électricité, appareils | |||
de chauffage et autres, qui se vulgarisent avec le souci de l'hygiène | |||
et le goût du confortable; les mécaniciens se multiplient dans les villes | |||
et les moindres villages, pour la réparation des cycles et des automobiles | |||
les forgerons et menuisiers des campagnes sont occupés par les | |||
réparations des machines agricoles et autres ustensiles; des métiers | |||
surgissent et trouvent une clientèle à côté des grandes maisons. | |||
Le métier n'est donc pas mort ni même mourant; certains économistes | |||
et historiens doutent même que sa condition actuelle soit | |||
pire qu'au XVIII° siècle; il subit des transformations internes, il perd | |||
du terrain sur beaucoup de points, il est ébranlé sur d'autres, mais | |||
son existence est assurée par ailleurs, et il est à croire qu'il ne périra | |||
jamais complètement. | |||
===Section 3. Le petit commerce.=== | |||
Le commerce de détail ne présente pas, pour le petit exploitant, | |||
les mêmes obstacles que l'industrie; le petit détaillant ne se trouve | |||
pas gêné, comme l'artisan, par les difficultés de la vente en gros, et | |||
ne rencontre pas non plus la concurrence du machinisme. Aussi les | |||
petites entreprises sont-elles moins éprouvées dans le commerce de | |||
détail que dans l'industrie par le mouvement contemporain de la concentration | |||
capitaliste. Certes, ce mouvement se fait sentir aussi dans le | |||
commerce; les grandes entreprises de vente au détail jouissent évidemment | |||
de nombreux avantages, sur lesquels nous avons insisté plus | |||
haut. On ne saurait nier le tort causé au petit commerce par les | |||
grands magasins, les bazars et les sociétés coopératives; bien des | |||
boutiques ont disparu, bien d'autres encore sont menacées par la | |||
concurrence des grandes maisons de détail et des coopératives. | |||
Cependant, l'extension des grands magasins ne s'opère pas toujours | |||
au détriment du petit et du moyen commerce. Les magasins de faible | |||
importance ont toujours leur raison d'être pour les objets de luxe et | |||
les marchandises sortant des modèles ordinaires. Même pour les | |||
articles courants, les petits magasins ont l'avantage d'être à la portée | |||
immédiate de la clientèle, dans tous les quartiers d'une grande ville, | |||
dans les petites villes et les bourgades; le grand magasin, malgré le | |||
développement de ses succursales et de ses services d'expéditions, ne | |||
saurait avoir le don d'ubiquité, principalement dans le commerce des denr2es et des objets qui se débitent journellement par petites quantités, mercerie, papeterie, clouterie, etc. | |||
Aussi le petit commerce est-il surtout vivace et extensif dans la catégorie des objets de consommation journalière; sans revenir sur les bouchers et les boulangers, qui sont à la fois artisans et commercants, on voit aujourd'hui foisonner les épiciers, droguistes, pharmaciens, crémiers, débitants de tabacs, marchands de combustibles, négociants en vins, etc. Restaurateurs et hoteliers se multiplient à mesure que se répandent les habitudes de déplacement, et les débitants de boissons pullulent d'une façon inquiétante. | |||
Sur l'accroissement rapide de ces diverses professions commerciales, la statistique allemande renferme des chiffres qui ne laissent aucun doute; le petit commerce, principalement dans l'alimentation, n'est pas en voie de disparaitre. Dans l'ensemble, les exploitations commerciales employant moins de 6 personnes, tout en diminuant légèrement d'importance relativement aux deux catégories supérieures entre 1882 et 1895, ont progressé d'une façon très notable en chiffres absolus, tant au point de vue des exploitations ( augmentation de 229 215, ou de 34 p.100) qu'à celui du personnel (augmentation de 495472 personnes, ou de 49 p.100). En France, les petits établissements de commerce occupant de 1 à 4 salariés forment les 9/10 du total, et comprennent la moitié du personnel salarié du commerce. En outre, nous savons que le nombre des patentes s'élève d'une façon continue, et cet acrroissement, qui est de 210 000, ou 16 p.100 depuis 1871 dans la catégorie de la petite industrie et du commerce, peut être attribué principalement à ce dernier élément. | |||
Toutefois, les faits sociaux sont si complexes, que les chiffres purs et simples ne sauraient donner l'image de la réalité sans des réserves nombreuses sur leur interprétation. | |||
En Allemagne, dans certaines professions, le petit commerce a augmenté en 13 ans de 25 000 à 30 000 exploitations; masi ces chiffres ne nous renseignent guère sur les modifications internes qui résultent, pour beaucoup de ces petites entreprises, du développement du capitalisme, et sur les liens de dépendance qui les attachent bien souvent à de grandes maisons. Parmi ces petits détaillants, il en est quelques-uns qui sont de simples gérants de succursales. En dehors même de ces tenanciers, combien en est-il de débitants dits indépendants qui ont été installés, crédités par des fabricants et négociants en gros, pour écouler les produits que la maison leur fournit ? Débitants de boissons créés et soutenus par les brasseurs ou les négociants en vins, crémiers, épiciers ou débitants de tabacs liés par des contrats, boulangers crédités par les minotiers, | |||
bouchers placés sous la dépendance des marchands de bestiaux, tous | |||
ne sont au fond que des préposés à la vente pour le compte d'autrui. | |||
Néanmoins, ceux-là même ne sont pas de simples salariés; ce sont | |||
des agents intéressés, vendant pour leur compte en même temps que | |||
pour le compte de l'entreprise qui les alimente; ce sont, si l'on veut, | |||
des sous-entrepreneurs, mais placés généralement dans une situation | |||
bien préférable à celle des intermédiaires, des tâcherons chefs d'atelier | |||
de l'industrie à domicile. | |||
Est-il besoin d'observer, d'ailleurs, que l'indépendance économique | |||
n'est pas essentielle au bien-être? Ce n'est pas la condition de salarié | |||
qui fait le prolétaire, c'est la faiblesse de la rémunération et la précarité | |||
de l'existence. L'ébéniste de la trôle qui travaille sans engagement | |||
et pour son propre compte, le vannier qui colporte ses produits, | |||
les travailleurs ambulants qui exercent les petits métiers de la rue ne | |||
sont malgré leur situation indépendante, que des prolétaires; et il | |||
en est parfois de même pour le professeur, le médecin, l'agent d'affaires | |||
insuffisamment occupés et rémunérés. En revanche, le mécanicien | |||
de précision et l'ouvrier ciseleur bien payés, le fonctionnaire | |||
public et l'employé de commerce qui reçoivent des appointements | |||
réguliers, sont de véritables salariés sans être des prolétaires. | |||
C'est ainsi qu'il se forme, non seulement dans les carrières libérales | |||
et les administrations publiques, mais dans l'industrie, le | |||
commerce, les transports, la banque et les assurances, une classe | |||
moyenne de plus en plus nombreuse composée de salariées directeurs, | |||
ingénieurs, chimistes, contremaîtres, ouvriers d'élite à poste | |||
fixe, employés de tout grade bien rétribués ou intéressés aux affaires; | |||
agents en service actif, représentants de commerce, agents d'assurances, | |||
qui se multiplient partout où la concentration n'est pas telle | |||
qu'elle supprime toute concurrence. Le petit commerce indépendant | |||
peut se restreindre sans que la classe moyenne soit atteinte. | |||
== Chapitre 13. L'agriculture et le capitalisme. == | |||
===§ 1. Dimensions des exploitations agricoles.=== | |||
Si l'industrie et le commerce offrent le spectacle d'une concentration | |||
progressive des entreprises, d'un appauvrissement et d'une réduction des petites exploitations sur les points où elles se trouvent | |||
en concurrence avec les grandes, l'agriculture ne présente rien de | |||
semblable. | |||
L'étude la plus attentive des statistiques ne permet pas de conclure | |||
à un mouvement général de concentration des exploitations agricoles; | |||
les mouvements se produisent en sens divers dans les différents pays, et il semble difficile, au milieu de cette confusion, d'en | |||
découvrir la loi. On constate un peu partout une multiplication | |||
croissante des exploitations. Peut-être aussi existe-t-il une certaine | |||
tendance, dans les pays de culture paysanne, à la constitution de grandes exploitations en même temps qu'au morcellement de la terre | |||
en cultures parcellaires; dans les pays de grande culture, une tendance | |||
inverse à l'accroissement des petites et des moyennes exploitations; | |||
mais l'expérience est trop limitée pour qu'on puisse dire qu'il | |||
s'agit là d'une alternance régulière. | |||
Les Etats dans lesquels les statistiques les plus récentes marquent un léger recul proportionnel des cultures de dimensions moyennes sont la France, la Belgique et le Danemark. | |||
La France est un pays où l'importance de la petite et de la moyenne | |||
culture dépasse quelque peu celle de la grande culture. Or, dans | |||
l'intervalle entre les deux statistiques de 1882 et de 1892, la superficie occupée par les deux premières a décru. Les petites exploitations | |||
(1 à 10 hectares) et les moyennes (10 à 40 hectares) ont perdu | |||
ensemble 684000 hectares, qui ont été gagnés en partie par les constructions | |||
et voies de communication, en partie par la grande culture | |||
(+ 197000 hect.) et la culture parcellaire inférieure à 1 hectare | |||
(+ 243000 hect.). Par là, les proportions antérieures ont été légèrement | |||
modifiées. La grande culture s'étend aujourd'hui sur 45,56 p. 100 | |||
du sol cultivé, au lieu de 44,96 p. 100 en 1883; par contre, la culture | |||
moyenne n'occupe plus que 28,99 p. 100 au lieu de 29,93 p. 100; les | |||
autres catégories ne subissent des modifications proportionnelles que | |||
dans une mesure insignifiante. | |||
Ce phénomène de régression des exploitations de 1 à 40 hectares | |||
est localisé au sud de la Loire; les auteurs de la statistique l'attribuent | |||
principalement au phylloxéra, qui a amené l'expropriation | |||
d'un certain nombre de petits cultivateurs incapables de reconstituer | |||
leurs vignobles. S'il est d'ailleurs un fait remarquable, qui dénote la | |||
force de résistance de la petite culture, c'est la manière dont les vignerons | |||
français ont su tenir tête au fléau et reconstituer leurs vignes | |||
dévastées. | |||
Au reste, les exploitations classées dans la grande culture sont | |||
elles-mêmes, en partie, de dimensions assez modestes; la grande | |||
culture, dans la classification administrative, commence à 40 hectares. | |||
Les très grands domaines exploités par des sociétés par actions, | |||
dans des régions de vignobles ou de culture betteravière, sont des | |||
exceptions à peu près négligeables. Il importe de remarquer, en outre, | |||
que les grandes exploitations occupent surtout les plus mauvaises | |||
parties du sol; tandis qu'elles s'étendent en superficie sur les 60 à | |||
70 p. 100 des bois et terres incultes, elles n'occupent que 30 à 39 p. 100 | |||
des vignes, prairies et terres labourables. | |||
Pour la Belgique, où domine la petite culture, il est bien difficile | |||
de se rendre compte du mouvement réel des exploitations, parce que | |||
les statistiques indiquent seulement le nombre des exploitations dans | |||
les différentes classes, sans noter la superficie occupée par elles dans | |||
chaque division. De 1880 à 1895, les exploitations des deux classes | |||
inférieures (parcellaires et paysannes) ont diminué en nombre d'une | |||
façon très sensible, si l'on s'en rapporte aux chiffres de 1880 qui sont | |||
suspects d'erreur; au contraire, les exploitations moyennes (10 à | |||
40 hectares) et grandes (supérieures à 40 hectares) sont devenues | |||
plus nombreuses. Si l'on remonte jusqu'aux statistiques de 1866 | |||
et 1846, les mouvements sont trop variés pour qu'il soit possible d'y | |||
trouver des indications sur une tendance générale vers la concentration | |||
ou la dispersion. | |||
Au Danemark, entre 1883 et 1895, la part des exploitations | |||
paysannes dans la production agricole du pays a légèrement diminué | |||
tandis que celle des grandes exploitations a légèrement augmenté. | |||
Mais les différences sont si minimes, qu'on peut considérer l'état des | |||
cultures dans ce pays comme stationnaire; la culture paysanne y | |||
garde une énorme prépondérance, car les grandes exploitations ne | |||
fournissent que 15 p. 100 du produit total de l'agriculture. | |||
Ailleurs, le mouvement se produit en sens contraire. En Allemagne, de 1882 à 1895, les exploitations paysannes de 3 à 20 hectares | |||
se sont notablement étendues en nombre et en surface, passant de | |||
12348000 à 13037000 hectares, et leur importance relative s'est | |||
accrue aux dépens de toutes les autres catégories. Ces exploitations | |||
tiennent une place considérable dans l'agriculture allemande; | |||
elles occupent exactement les 2/5 du sol cultivé. Par contre, les | |||
exploitations moyennes de 20 à 100 hectares ont perdu 38.000 hectares | |||
(sur 9.908.000); recul qui serait insignifiant, si l'ensemble | |||
du territoire cultivé n'avait gagné 650.000 hectares dans les chiffres | |||
de la statistique. La culture parcellaire a également perdu quelques | |||
milliers d'hectares, bien que le nombre de ces petites exploitations | |||
ait notablement augmenté; le morcellement a donc fait des progrès. | |||
Quant à la grande culture de plus de 100 hectares, elle a gagné à | |||
peu près ce que perdait la moyenne, et cependant sa part proportionnelle | |||
dans le sol a légèrement diminué. | |||
Il est remarquable que dans les régions à l'est de l'Elbe (sauf le | |||
Mecklembourg et la Prusse orientale), où dominent les grandes propriétés | |||
féodales, la dimension des exploitations tend à se restreindre; | |||
la grande culture a décru au profit des catégories inférieures, et la | |||
moyenne culture elle-même au profit des exploitations paysannes. | |||
Au contraire, dans les pays de petite culture situés à l'ouest de | |||
l'Elbe, c'est-à-dire en Saxe, dans l'Allemagne du Sud, dans les provinces | |||
rhénanes et en Alsace-Lorraine, le mouvement général, autant | |||
qu'on peut le discerner à travers de multiples entrecroisements, | |||
s'opère au détriment des exploitations parcellaires et de la petite | |||
culture paysanne, en faveur de la moyenne culture (sauf en Alsace, Lorraine, en Bavière et Wurtemberg, où la culture paysanne est en progrès) et de là grande culture. | |||
La Hollande, pays de petite culture, ne donne des renseignements | |||
que sur le nombre des exploitations. Bien que cet indice soit insuffisant, | |||
nous pouvons conclure de la statistique hollandaise que la | |||
petite et la moyenne culture y sont en progrès, car le nombre des | |||
exploitations de 1 à 50 hectares a augmenté, tandis que celui des | |||
exploitations supérieures a diminué entre 1885 et 1895. | |||
L'Angleterre, on le sait, est un pays de grande culture; les | |||
capitaux s'y sont appliqués de bonne heure à l'agriculture, et la | |||
grande propriété, établie à la suite d'un processus historique très | |||
particulier, y a engendré la grande culture; celle-ci s'est donc développée | |||
en Angleterre pour des raisons politiques, qui n'ont rien à | |||
voir avec la supériorité des grandes entreprises dans la concurrence. | |||
Le centre de gravité de la culture anglaise se trouve dans les exploitations | |||
de 40 à 120 hectares, qui représentent, pour ce pays, la culture | |||
moyenne; à côté d'elles, les exploitations d'une dimension supérieure | |||
tiennent encore une très large place. Or, dans le court espace | |||
de 10 ans, entre 1888 et 1895, ces dernières ont perdu 143000 hectares, | |||
et les exploitations parcellaires, inférieures a 2 hectares, ont | |||
également rétrogradé; tout le terrain perdu par ces deux catégories | |||
extrêmes a été conquis par les classes intermédiaires, principalement | |||
par les cultures de 20 à 40 hectares, qui occupent 13 p. 100 de l'ensemble | |||
du sol cultivé au lieu de 14,6 p. 100, et par celles de 40 à | |||
120 hectares, qui occupent 42,89 p. 1.00 au lieu de 42 p. 100; la | |||
grande culture supérieure à 120 hectares ne prend plus que 27,37 | |||
p. 100 du sol au lieu de 28,4 p. 100 | |||
S'il est un pays qui offre pour notre étude un intérêt particulier, | |||
à cause de la rapide circulation des hommes et des capitaux, | |||
et de la promptitude avec laquelle le capitalisme y développe ses | |||
formes les plus favorables à la mise en valeur des ressources naturelles, | |||
c'est bien les États-Unis. Mais l'agriculture, aux États-Unis, | |||
se présente dans des conditions très différentes de celles où se trouve | |||
l'agriculture européenne, parce qu'elle s'applique en grande partie | |||
à des terres neuves, qui sont naturellement soumises à une exploitation | |||
extensive. Pour cette raison, les États-Unis ne peuvent être | |||
rangés dans aucune des catégories précédentes et doivent être étudiés | |||
à part. | |||
Dans leur état actuel, les États-Unis sont loin d'être le pays des | |||
fermes géantes que l'on se représente volontiers. Les petites exploitations | |||
ne dépassant pas 70 hectares, celles qui peuvent être mises | |||
en valeur par une famille de cultivateurs indépendants, se chiffrent | |||
par millions (exactement 4 721 738) et occupent 40,4 p. 100 du territoire; | |||
elles ont souvent pour origine une concession en homestead | |||
de 80 ou 160 acres. Les exploitations relativement moyennes, de 70 | |||
à 200 hectares, occupent 27,7 p. 100, et les grandes exploitations, | |||
31,9 p. 100 du sol approprié. Mais si l'on écarte les deux grandes | |||
divisions géographiques du Sud-Centre et de l'Ouest, où dominent | |||
les ''Ranches'', les cultures inférieures à 70 hectares couvrent à peu | |||
près la moitié du sol (48,4 p. 100), tandis que les grands domaines | |||
n'en occupent plus que 16,3 p. 100. | |||
Cette répartition tend-elle à se modifier au détriment de la petite | |||
culture? On peut affirmer que non. Depuis 1850, le nombre des | |||
exploitations, passant de 1 449 073 à 5 739 657, s'est accru plus rapidement | |||
que la population rurale; en comptant dans cette population | |||
les habitants des campagnes et ceux des petites villes inférieures à | |||
8000 âmes, on trouve aujourd'hui une ferme pour 8,9 personnes, | |||
au lieu d'une ferme pour 14 personnes en 1880. Le nombre des | |||
exploitations s'est aussi accru plus vite que le territoire cultivé; de | |||
sorte que la contenance moyenne par exploitation, qui était de | |||
202,6 acres en 1850 (81 hectares), est descendue à 146,6 acres | |||
en 1900 (58,6 hectares). | |||
Il est vrai que cette contenance moyenne, après s'être abaissée | |||
jusqu'à 133,7 acres en 1880 (53,4 hectares), s'est relevée depuis lors; | |||
en particulier, les très grands domaines de plus de 400 hectares, qui | |||
n'étaient que 38578 en 1880, sont au nombre de 47276 en 1900. On | |||
serait donc tenté, d'après ces chiffres, de conclure à un mouvement | |||
de concentration des exploitations agricoles depuis 1880. Mais ce | |||
n'est là qu'une apparence, résultant d'un phénomène propre à un | |||
pays neuf de colonisation rapide. L'accroissement dans la dimension | |||
moyenne des exploitations est dû exclusivement, à l'occupation, sur | |||
des surfaces considérables dans ces dernières années, de terres non | |||
améliorées, utilisées principalement pour l'élevage. La création de | |||
ranches immenses dans des régions neuves semi-arides a pris de | |||
telles proportions, surtout entre 1890 et 1900 (augmentation de | |||
60 p. 100 dans la superficie des terres non améliorées), qu'elle a dissimulé | |||
dans les moyennes le mouvement naturel de morcellement qui | |||
se poursuit ailleurs, et renversé les chiffres dans le sens d'un accroissement | |||
de surface par exploitation. | |||
En étudiant par régions les chiffres du Census de 1900, nous constatons | |||
que les États et territoires où la dimension moyenne des | |||
fermes a le plus augmenté depuis 1890 sont aussi ceux ou l'extension | |||
des terres non améliorées a été la plus forte; ils sont tous situés | |||
dans la vaste région du Centre Ouest qui s'étend du nord au sud des | |||
États-Unis le long des Montagnes Rocheuses, région sèche où la | |||
colonisation gagne du terrain par l'extension des ranches d'élevage, | |||
par une culture très extensive ou même par appropriation sans culture | |||
(Montana,Dakota N. et S., Wyoming, Utah, Nebraska, Colorado,, | |||
Rsnsas, New Mexico, Oklahoma, Texas). C'est là que les grandes | |||
exploitations de plus de 400 hectares se sont multipliées dans les | |||
vingt dernières années, accusant un accroissement de 20707, quand | |||
leur accroissement total pour les États-Unis, pendant la même période, | |||
n'est que de 18 698. | |||
Au contraire, la dimension des exploitations s'est restreinte partout | |||
où les progrès de la culture se sont effectués beaucoup moins | |||
par occupation de terres non améliorées que par amélioration des | |||
terres déjà occupées; dans toutes les régions où la colonisation ne s'est | |||
pas étendue brusquement, l'effet normal de la civilisation sur | |||
la dimension des fermes, l'effet de resserrement ordinaire, s'est manifesté | |||
dans les chiffres de la statistique. Ainsi il y a diminution, ou | |||
augmentation peu importante de la superficie moyenne des fermes, | |||
dans l'immense territoire plus anciennement colonisé qui s'étend | |||
du nord au sud, et qui comprend toute la partie Centre-Est et Sud- | |||
Est des États-Unis. Dans les États du Sud-Atlantique, où domine la | |||
culture du coton, les exploitations se morcellent suivant une progression | |||
ininterrompue depuis 1830, pour s'ajuster à la mesure des | |||
familles de cultivateurs qui les font valoir par leur propre travail. | |||
Même dans les États du Nord-Centre qui fournissent la plus grande | |||
production de blé, la dimension des fermes diminue à mesure que | |||
la colonisation est plus ancienne, et les fermes géantes se désagrègent. | |||
Il est vrai que dans la région Nord-Atlantique, la plus riche, la plus | |||
peuplée, la plus anciennement colonisée, les mouvements ne se | |||
présentent pas partout dans le sens d'une diminution de la contenance | |||
des fermes; dans quelques États de cette région (Mas., | |||
N. York, N. Jersey, Penns., Connec.), la tendance à l'augmentation | |||
l'emporte légèrement, à cause du développement des exploitations laitières. | |||
Mais on y relève aussi une tendance inverse au morcellement, | |||
surtout à cause de l'extension prise par la culture maraîchère, et | |||
cette tendance est la plus forte dans les autres États de la région | |||
En résumé, aux États-Unis, les progrès de la culture capitaliste, | |||
c'est-à-dire de la culture intensive réclamant des capitaux, poussent | |||
à la division des exploitations, sauf dans le cas tout spécial des | |||
fermes à lait. Les très grandes exploitations ne se développent que | |||
dans les régions tout nouvellement colonisées; ailleurs, à mesure | |||
que s'accroissent la population et la richesse, à mesure que l'irrigation | |||
s'améliore, il devient plus avantageux de faire de la culture | |||
intensive, restituante et diversifiée que de l'élevage ou de la culture | |||
extensive consacrée à une seule céréale; car l'agriculture uniforme | |||
et sans engrais, telle qu'on la pratique dans les fermes géantes, épuise | |||
la terre et laisse finalement un moindre produit net. Les grandes | |||
exploitations tendent donc à se morceler aux États-Unis, comme en | |||
Australie et en Nouvelle-Zélande. | |||
La conclusion qui ressort avec évidence de ces multiples observations | |||
comparées, c'est qu'il est impossible de baser sur elles une loi | |||
générale de concentration dans l'agriculture; les mouvements sont | |||
trop peu importants, ils se produisent dans des directions trop différentes | |||
pour qu'il soit permis de les invoquer dans un sens ou dans | |||
l'autre. Les petites et moyennes exploitations agricoles se maintiennent, | |||
sans même présenter, comme beaucoup de métiers industriels, | |||
des indices de décadence qui fassent naître des doutes sur leur faculté | |||
de résistance; dans certains pays, ces exploitations s'étendent même | |||
aux dépens de la grande culture. Comment donc expliquer une différence | |||
aussi tranchée avec le commerce et l'industrie? | |||
On peut dire, non sans raison, que les exploitations rurales ne | |||
peuvent s'agrandir avec la même facilité que les entreprises industrielles | |||
et commerciales. Il n'est pas possible de créer de toutes pièces | |||
une vaste exploitation agricole comme on crée une grande usine | |||
ou un grand magasin; la grande culture ne peut se substituer à la | |||
petite que par des agrandissements territoriaux, par des usurpations | |||
sur un sol déjà occupé et exploité en petits lots; or des obstacles de | |||
tout genre, tenant à la nature des lieux, à l'espèce des cultures, à | |||
l'état historique de la propriété et aux difficultés des transmissions, | |||
entravent à la fois les modifications de l'exploitation agricole et celles | |||
de la propriété, qui ont entre elles des liens étroits. | |||
Toutefois ces difficultés, capables de retarder le mouvement de | |||
concentration, ne seraient pas assez fortes pour l'arrêter indéfiniment, | |||
si la grande culture était décidément plus lucrative que la petite. | |||
Nous sommes donc ramenés finalement, dans notre recherche des | |||
causes, à la question très ancienne, mais toujours débattue, de la | |||
grande et de la petite culture : l'une d'elles est-elle économiquement | |||
supérieure à l'autre ? | |||
===§ 2. Les conditions économiques de la grande et de la petite culture.=== | |||
Ce n'est pas que la question puisse être discutée ''in abstracto'' et en | |||
thèse absolue, comme elle l'a été trop souvent. Il est de toute évidence | |||
que la petite exploitation s'impose pour certaines cultures | |||
exigeant des soins minutieux, comme la culture maraîchère, tandis | |||
que la grande exploitation convient mieux à la sylviculture. Or, | |||
l'exploitant n'a pas toujours le libre choix de sa culture; la nature | |||
du sol et du sous-sol, le climat, la distribution des eaux, la distance | |||
des marchés, l'état des prix, bien d'autres conditions physiques ou | |||
économiques, déterminent généralement le genre de culture qui doit | |||
être adopté dans une exploitation, et, par là-même, l'étendue que | |||
comporte l'entreprise. Mais les cultures les plus importantes, celles | |||
des céréales, de la betterave à sucre et à alcool, des plantes fourragères, | |||
de la vigne, des herbages pour l'élevage et la production du | |||
lait, se prêtent indifféremment à la grande et à la petite entreprise, | |||
à moins de circonstances particulières tenant à la nature du sol et | |||
au régime des eaux. C'est alors que l'on peut discuter les mérites | |||
respectifs de la grande et de la petite culture; et, bien que la question | |||
puisse être considérée à peu près comme épuisée par une discussion | |||
plus que séculaire, il n'est pas inutile d'en rappeler les éléments au | |||
point de vue de l'agriculture moderne, pour en dégager quelques | |||
indices sur l'avenir de la petite culture. | |||
On s'accorde généralement à reconnaître qu'au point de vue de la | |||
production, la culture parcellaire est très défectueuse, à moins qu'il | |||
ne s'agisse de jardinage ou de culture maraîchère. La pulvérisation | |||
du sol et l'enchevêtrement des parcelles, tels qu'on les rencontre dans | |||
certaines contrées de la France et de l'Allemagne, font obstacle à | |||
une agriculture progressive. Mais toutes les cultures parcellaires ne | |||
se trouvent pas dans ces conditions; il en est d'autres, au contraire, | |||
qui présentent de sérieux avantages économiques et sociaux. L'enclos | |||
qui entoure la maison d'habitation ou le petit champ qui y attient | |||
permet au journalier agricole, à l'ouvrier mineur, à l'ouvrier de | |||
fabrique, au travailleur à domicile, au petit commerçant de village | |||
ou à l'employé urbain de se procurer des légumes et des fruits et | |||
d'entretenir quelques animaux. Ces cultures naines contribuent au | |||
bien-être d'une nombreuse population : elles peuvent être très fécondes | |||
en produits maraîchers; et lors même que des lopins de terre cultivés | |||
par des ouvriers à leurs moments perdus ne seraient pas l'objet d'une | |||
exploitation très soigneuse et très productive, il faudrait encore se | |||
féliciter de leur multiplication. Mais les cultures parcellaires, quelles | |||
qu'elles soient, restent en dehors de notre question, qui concerne les | |||
exploitations paysannes dont l'étendue, variable suivant l'état de la | |||
technique agricole, suffit à la subsistance d'une famille. | |||
En principe, la grande exploitation présente en agriculture certains | |||
avantages du même genre que dans les autres branches de la | |||
production économie de frais, s'appliquant aux bâtiments, clôtures | |||
et chemins d'accès, à l'emploi des instruments de culture, des ustensiles | |||
et des animaux de travail; usage des machines, application | |||
rationnelle de la division du travail, direction intelligente sachant | |||
utiliser les procédés scientifiques; capitaux en quantité suffisante | |||
pour permettre la culture intensive et conserver à l'entreprise son | |||
indépendance commerciale; avantages multiples dans les achats de | |||
matières, les ventes de produits, les transports, les conditions du | |||
crédit, etc. Néanmoins, ces avantages de la grande entreprise n'ont | |||
pas, à beaucoup près, la même importance en agriculture que dans | |||
l'industrie. | |||
Chacun sait, en effet, que le machinisme et la division du travail | |||
sont loin de jouer le même rôle et de recevoir des applications aussi | |||
étendues en agriculture que dans la production industrielle. Les | |||
opérations agricoles, subordonnées au procès naturel de la production | |||
organique, ont un caractère discontinu et alternatif; elles sont | |||
dispersées dans l'espace; elles s'appliquent à des productions complémentaires | |||
les unes des autres. Pour ces différentes raisons, l'agriculture | |||
ne comporte, en général, ni spécialisation des entreprises | |||
dans un seul genre de production, ni division du travail par affectation | |||
du travailleur à un genre de travail unique. Pour les mêmes | |||
raisons, le petit moteur mobile est seul utilisable en agriculture, et | |||
ne peut fonctionner que par intermittence; aussi le moteur mécanique | |||
n'a-t-il pas toujours une rentabilité supérieure à celle des animaux | |||
de travail, dont les emplois sont multiples; l'usage de la | |||
charrue à vapeur, en particulier, se restreint aux labours profonds | |||
sur des sols durs et non accidentés, et ne s'est pas généralisé. Les | |||
machines les plus usuelles sont celles qui, comme les semoirs, les | |||
moissonneuses et les batteuses mécaniques, régularisent ou accélèrent | |||
les opérations agricoles; celles-là sont utilisées par le petit cultivateur | |||
lui-même, qui recourt à un entrepreneur ambulant ou à son | |||
propre syndicat lorsqu'elles sont trop importantes pour une petite | |||
exploitation. D'ailleurs, le progrès agricole dépend bien moins de | |||
l'application du machinisme à la culture que de l'amélioration du | |||
sol, des plantes et des animaux par des procédés physiques et chimiques | |||
La différence des frais, réelle dans bien des cas, s'atténue sensiblement | |||
lorsque le cultivateur, travaillant de ses bras, n'emploie comme | |||
auxiliaires habituels que les membres de sa famille. On l'a dit bien | |||
souvent, et l'on ne saurait trop le répéter : c'est par son travail que | |||
le paysan obtient des résultats qui supportent la comparaison avec | |||
ceux de la grande culture. Les salariés employés dans une exploitation | |||
capitaliste sont loin d'apporter à la culture les mêmes soins que | |||
le paysan travaillant pour son propre compte; et bien que le salaire | |||
agricole soit resté très bas, le grand exploitant, soumis aux exigences | |||
d'un personnel souvent arriéré, instable, et généralement insuffisant à | |||
certaines époques de l'année, éprouve de fréquents embarras du côté | |||
de la main-d'oeuvre. Les difficultés de la surveillance, aussi bien que | |||
celles des transports, imposent aux exploitations agricoles des limites | |||
relativement restreintes, qu'elles ne sauraient dépasser sans un | |||
accroissement plus que proportionnel des charges et des frais généraux; | |||
les opérations agricoles sont trop dispersées pour se prêter | |||
avantageusement, en culture intensive, à des entreprises aussi vastes | |||
que celles de l'industrie. | |||
La petite culture est-elle inférieure à la grande au point de vue de | |||
la productivité ? A consulter les statistiques, c'est le contraire qui | |||
paraît être la vérité. D'après le Census américain de 1900, la valeur | |||
moyenne du sol, des instruments de culture, du bétail, des produits, | |||
de la main-d'oeuvre et des engrais employés, par unité de surface, | |||
est d'autant plus élevée que l'exploitation est plus petite. Il est vrai | |||
que les moyennes relatives aux exploitations parcellaires se trouvent | |||
iniluencées par la valeur considérable des cultures maraîchères; | |||
aussi dans les cultures du maïs, du blé et du coton, l'échelle des | |||
produits est assez différente; cependant, même dans ces branches les | |||
plus importantes, c'est tantôt la petite, tantôt la moyenne culture | |||
qui égale la grande en productivité ou qui la dépasse. | |||
Peut-être dira-t-on que les États-Unis sont un pays neuf, où la | |||
moyenne de productivité des grandes exploitations se trouve abaissée | |||
par les ranches, qui renferment de vastes espaces de terres non | |||
améliorées. L'observation doit être juste, et il serait préférable, en | |||
effet, de recourir à la statistique d'un vieux pays; mais elle nous | |||
manque pour cette comparaison. Cependant celle de l'Allemagne | |||
nous fournit déjà quelques précieuses indications. Au point de vue | |||
de l'emploi des machines agricoles, la petite culture, comme on peut | |||
s'y attendre, se trouve sensiblement en retard sur la grande; cependant | |||
elle a fait depuis 1882 d'énormes progrès, relativement plus | |||
rapides que ceux de la grande culture, dans l'emploi des batteuses | |||
mécaniques et même des moissonneuses. Quant à l'état du bétail, | |||
contrairement à une opinion assez répandue, il est très supérieur en | |||
petite culture. Sans doute, le mouton y est inconnu; mais les autres | |||
animaux y sont beaucoup plus abondants; leur valeur par hectare, | |||
même en faisant abstraction des chevaux qui peuvent être considérés | |||
plutôt comme une charge, y est beaucoup plus forte, et elle augmente | |||
bien plus vite que dans les grandes exploitations. | |||
Pour serrer la question de plus près, il faut comparer la grande et | |||
la petite culture en pays pauvre et en pays riche. Dans les contrées | |||
pauvres, la grande culture est généralement dépourvue de capitaux | |||
au même degré que la petite. En pareilles conditions, la différence de | |||
productivité vient surtout du travail; elle est alors tout à l'avantage | |||
des petites exploitations, puisque le travail du cultivateur et de sa | |||
famille est bien plus productif que celui de la main-d'oeuvre salariée. | |||
En outre, la terre du paysan est mieux engraissée; le bétail y est | |||
plus nombreux par unité de surface, et l'équilibre des pertes et des | |||
restitutions s'y trouve maintenu par la consommation sur place de | |||
la plupart des produits. Dans ces régions, la grande culture est donc | |||
plus extensive que l'autre; le petit cultivateur obtient un produit | |||
brut supérieur, et sans doute aussi un produit net plus élevé. L'agriculture | |||
des pays neufs, pauvre en capital et en main-d'oeuvre, est | |||
naturellement une agriculture extensive sur de très grands domaines; | |||
mais on y observe justement que la grande exploitation recule devant | |||
la moyenne et la petite, dès que les conditions deviennent favorables | |||
à une culture plus intensive. | |||
Dans les pays riches, la situation n'est pas tout à fait la même. | |||
Sans doute, la petite exploitation convient particulièrement à la | |||
culture des produits fins et coûteux qui réclament des soins particuliers, | |||
tabac, légumes, fruits, etc. (à moins qu'ils ne soient traités | |||
par des procédés industriels comme dans les forceries). Il est possible | |||
aussi que, dans les contrées de production laitière, les exploitations | |||
soient d'autant plus productives qu'elles sont plus petites. Mais, | |||
en ce qui concerne les céréales, les grandes exploitations de 100 à | |||
300 hectares organisées pour la haute culture intensive, comme elles | |||
le sont notamment dans le nord de la France, avec un capital mobilier de 1000 à 1 200 francs par hectare, donnent en général un produit | |||
brut plus considérable que la petite culture, à cause des capitaux | |||
dont elles disposent, des engrais commerciaux, machines et procédés | |||
scientifiques dont elles font usage. Néanmoins, dans ces contrées | |||
favorisées, le petit cultivateur, entraîné par l'exemple, a cessé lui-même | |||
de pratiquer la culture arriérée. Parmi les procédés de la | |||
culture rationnelle, il en est qui sont à sa portée et qu'il a su adopter : | |||
sélection des semences et des animaux, précautions ou remèdes | |||
contre les maladies des bestiaux et des plantes, emploi d'instruments | |||
perfectionnés pour la culture, le battage et les élaborations | |||
élémentaires des produits agricoles, enfin, et surtout, application | |||
judicieuse des engrais appropriés au sol. Lorsque l'usage de ces procédés dépasse ses moyens ou ne peut s'opérer avantageusement à | |||
petites doses, le paysan recourt à l'association, qui corrige l'inégalité | |||
de sa situation vis-à-vis du grand exploitant. Aussi le petit cultivateur, | |||
s'il n'obtient pas 35 ou 40 hectolitres de blé à l'hectare comme | |||
en grande culture, peut lui-même produire 35 à 30 hectolitres; avec | |||
cette récolte obtenue à moindres frais, avec les produits accessoires | |||
de la ferme, volailles, oeufs, lait, légumes, fruits, etc., il peut encore, | |||
à force de travail et de soin, réaliser un produit net à l'hectare | |||
presque aussi élevé que celui du grand cultivateur. | |||
N'est-ce pas d'ailleurs un fait remarquable que les pays dont les | |||
rendements à l'hectare sont les plus considérables et les progrès | |||
agricoles les plus rapides sont justement, à l'exception de l'Angleterre, | |||
les pays où domine la petite culture Belgique, Hollande et | |||
Danemark. Là, comme dans le nord de la France, le paysan sait lui-même | |||
pratiquer la culture améliorante à base d'engrais, celle qui ne | |||
se contente pas de restituer au sol les éléments de fertilité absorbés | |||
par la récolte, mais qui l'enrichit encore chaque année par des | |||
apports supérieurs. | |||
On n'aperçoit donc pas les raisons techniques qui pourraient déterminer | |||
un recul de la petite entreprise agricole. Loin de là, M. David | |||
pense que plus s'accroit l'intensité de la culture, plus les conditions | |||
deviennent favorables à la petite exploitation; sous l'action de la concurrence, | |||
les productions qui réclament de fortes quantités de capital et | |||
de travail ont une tendance à se grouper dans le voisinage des grands | |||
marchés, et cette tendance doit naturellement amener une réduction | |||
de l'étendue des exploitations dans les pays industriels, si les droits de | |||
douane ne font pas obstacle à la transformation des cultures. | |||
Cette conclusion est peut-être excessive. Le développement de la | |||
culture maraîchère et de certaines cultures industrielles favorise sans | |||
doute le progrès des petites exploitations. Mais, à moins de supposer que | |||
la concurrence des pays neufs bannira un jour d'Europe la production | |||
des denrées de grande consommation, celle du blé, de la viande, | |||
du vin, du sucre, les grandes exploitations subsisteront, parce qu'elles | |||
sont parfaitement capables, au moins autant que les petites, de produire | |||
ces denrées d'une façon lucrative en y appliquant les procédés | |||
de la culture intensive. Quand à la production du lait, elle n'est | |||
pas moins appropriée à la grande entreprise qu'à la petite, et l'on | |||
remarque même que ses progrès favorisent l'agrandissement des | |||
exploitations dans les États de la Nouvelle-Angleterre. Il n'est donc | |||
pas à présumer que la concurrence exotique modifie sensiblement les | |||
positions respectives de la grande et de la petite culture en | |||
Europe. | |||
Si le petit cultivateur obtient, au point de vue de la production, | |||
des résultats sensiblement égaux et parfois supérieurs à ceux de la | |||
grande culture, il semble qu'au point de vue commercial, dans les | |||
achats et les ventes, son infériorité soit plus nettement marquée. | |||
Aussi insiste-on particulièrement sur ce point, pour peindre la | |||
situation du paysan sous les couleurs les plus sombres. On le montre | |||
dépouillé de ses anciennes industries domestiques, obligé de renoncer | |||
à l'économie en nature et de convertir ses produits en argent pour | |||
acquitter les impôts, le fermage ou les intérêts d'une dette hypothécaire, | |||
pour payer quelques auxiliaires et acheter les objets indispensables | |||
à son existence et à sa culture. Forcé de se plier aux conditions | |||
nouvelles de l'agriculture spécialisée et intensifiée, il lui faut multiplier | |||
ses achats d'instruments et d'engrais et produire pour le | |||
marché. Mais dès lors qu'il aborde le marché, il se trouve soumis à | |||
toutes les conjonctures économiques; il subit la loi des vendeurs et | |||
des usuriers, et tombe de plus en plus sous la dépendance des industriels | |||
et des commerçants capitalistes auxquels il doit vendre ses | |||
produits négociants en vins ou en céréales, minotiers, brasseurs, | |||
distillateurs, fabricants de sucre, de beurre ou de fromage, marchands | |||
de chevaux et de bestiaux, facteurs des halles, etc. | |||
Ce tableau si vigoureusement poussé au noir suppose accomplie, | |||
sans les correctifs qui l'accompagnent, une évolution capitaliste simplement | |||
commencée en agriculture. Le paysan tend à entrer de plus | |||
en plus dans la sphère de l'économie des échanges, c'est incontestable | |||
mais le mouvement est loin d'atteindre le monde rural dans | |||
toute sa profondeur; l'économie en nature subsiste encore sur une | |||
large étendue du territoire européen, dans les pays de métayage, dans | |||
les régions montagneuses ou éloignées des voies de communication; | |||
et là même où le paysan, profitant des nouveaux débouchés, a changé | |||
les bases de son existence, il continue à consommer une partie des | |||
produits de son fonds. On lui reproche même, en France, de s'obstiner | |||
à cultiver du blé pour sa consommation personnelle sur des | |||
terres qui seraient mieux appropriées à d'autres productions; s'il le | |||
fait, c'est moins par ignorance que par souci traditionnel de son | |||
indépendance économique. | |||
Il est fort possible, au reste, que les vestiges de cet ancien régime | |||
de l'économie en nature, malgré l'importance qu'ils conservent | |||
encore, soient destinés à disparaître. Mais à mesure que le paysan | |||
s'engage plus avant dans la voie des échanges, il apprend aussi à | |||
fortifier sa situation commerciale par l'association, soit comme acheteur,soit comme emprunteur, soit même comme vendeur. Ce point est capital; les progrès de la coopération agricole, si surprenants dans ces dernières années, sont un aspect essentiel de l'évolution contemporaine | |||
au même titre que le développement capitaliste; ils l'accompagnent | |||
et en tempèrent les effets. Celui qui les négligerait pour ne | |||
tenir compte que des envahissements du capitalisme en agriculture | |||
se ferait donc une idée fausse de la petite culture et de son avenir. | |||
Mais la coopération agricole présente une telle importance, que nous | |||
devrons lui consacrer une étude particulière. | |||
Il faut encore observer que le petit cultivateur, s'il est propriétaire du sol qu'il exploite sans être grevé d'une dette hypothécaire, ou s'il est simplement métayer, peut supporter des baisses de prix qui | |||
sont ruineuses pour le grand fermier capitaliste. N'ayant à payer ni | |||
fermage, ni intérêts, ni salaires, il est capable de résister à la crise | |||
agricole, sinon sans souffrances, du moins sans expropriation. Au | |||
Danemark, où rien ne le protège contre la concurrence extérieure, le | |||
petit propriétaire exploitant maintient ses positions et prospère en | |||
améliorant sans cesse ses procédés de culture et de vente en | |||
commun. | |||
Ainsi s'expliquent les statistiques. Si la petite exploitation ne | |||
recule pas devant la grande en agriculture, c'est qu'à la différence du | |||
métier industriel, la petite culture supporte la concurrence sans désavantage. | |||
Nous sommes donc loin, en réalité, de cette vision d'avenir | |||
qui hante l'esprit de certains publicistes tant libéraux que socialistes, | |||
de ces latifundia destinés soi-disant à couvrir le sol des pays civilisés, | |||
qui seraient exploités par des compagnies ou des collectivités | |||
avec toutes les ressources d'une savante organisation, services spécialisés, | |||
charrues à vapeur, usines d'élaboration pour les produits, voies | |||
ferrées intérieures, laboratoires et bureaux de comptabilité, etc. | |||
C'est un fait d'expérience que les grandes exploitations entreprises | |||
par des collectivités, comme celles des Wholesales anglaises, végètent | |||
ou échouent complètement, parce que rien ne remplace l'intérêt personnel du producteur dans un genre de production où le contrôle | |||
est particulièrement difficile à exercer. | |||
Mais, dit-on, si le paysan parvient encore à conserver sa petite | |||
exploitation, c'est qu'il travaille comme une bête de somme, s'exténuant | |||
lui-même et exténuant les siens par un labeur excessif; s'il | |||
continue à vivre, c'est à force de privations et de jeûnes, dans une | |||
indigence sordide et dégradante qui le maintient à l'état de barbare | |||
au sein de la société civilisée. | |||
Lorsqu'on a exposé sur ce ton l'état de subordination et de misère | |||
auquel le paysan se trouve réduit par les progrès du capitalisme, | |||
on en vient à conclure qu'il renoncera de lui-même un jour à un | |||
semblant de propriété et d'indépendance, ou au moins qu'il subira | |||
docilementl'impulsion des forces révolutionnaires de l'industrie. La | |||
grande exploitation socialiste « l'arrachera à l'enfer auquel l'enchaine | |||
aujourd'hui sa propriété privée ». | |||
Mais la thèse se détruit par sa propre exagération. Il est toujours | |||
possible, dans un monde aussi vaste que celui des populations | |||
rurales, de fournir des exemples tirés de certaines régions où la situation | |||
du paysan est en effet difficile ou désespérée. Mais verrait-on la | |||
petite culture se défendre, et même progresser dans certains pays, si | |||
la condition générale des paysans était aussi misérable? Les petits | |||
propriétaires ruraux de France, de Belgique, du Danemark, de Suisse | |||
ou de Bavière sont-ils donc des êtres faméliques et dégradés, | |||
enchaînés par leur propriété à un enfer de barbarie? Il ne faudrait | |||
pourtant pas nous dépeindre le paysan moderne, dans les pays de | |||
petite propriété et de régime démocratique, sous les mêmes traits que | |||
le paysan français à la fin du règne de Louis XIV ou le paysan macédonien | |||
de nos jours. Une cause ne gagne rien à ces excès de zèle. | |||
===§ 3. Mouvements de la propriété rurale.=== | |||
La question des exploitations agricoles soulève incidemment celle | |||
de la répartition de la propriété rurale, qui lui touche de près. La propriété rurale est-elle entrée en agonie, comme on l'a quelquefois | |||
affirmé? S'il n'existe pas de tendance appréciable à la concentration | |||
des entreprises en agriculture, il serait assez singulier qu'il y eût une | |||
tendance à la constitution de vastes domaines territoriaux par le jeu | |||
des lois immanentes de la production capitaliste. Bien que l'existence | |||
de la grande propriété soit compatible avec le morcellement des fermes, | |||
il est difficile de voir, dans la stabilité des petites exploitations | |||
rurales, une circonstance favorable à l'extension de la grande propriété. | |||
En fait, il ne semble pas que la grande propriété fasse des progrès. | |||
Les renseignements dont nous pouvons disposer à cet égard sont très | |||
insuffisants; à défaut de statistiques directes de là propriété, qui sont | |||
rares et incertaines, il faut généralement se contenter des indices | |||
fournis par les cotes foncières, qui sont plus nombreuses que les | |||
propriétaires, et qui s'appliquent au sol des propriétés bâties comme | |||
aux propriétés rurales. Ces indices, en général, ne confirment pas | |||
l'hypothèse d'une concentration de la propriété. | |||
En Belgique, le chiffre des cotes foncières s'accroît régulièrement. | |||
Au Danemark, les petites propriétés se multiplient, tandis que le | |||
nombre des grandes propriétés reste à peu près stationnaire. En | |||
Autriche, le nombre total de propriétaires augmente sensiblement, de sorte que la surface moyenne des propriétés individuelles est en | |||
décroissance. En Prusse, où l'importance respective des différentes | |||
classes de propriétés reste assez stable, le changement le plus appréciable, | |||
depuis 1878, consiste dans un accroissement de la petite | |||
propriété (revenu inférieur à 100 thalers), en nombre et en surface | |||
occupée (augmentation de 300 000 hect., soit de 11 p. 100). Il n'y a | |||
guère que la France où l'on puisse, à divers signes, reconnaître un | |||
certain recul de la petite propriété. Encore la diminution semblet- | |||
elle porter sur la propriété parcellaire plutôt que sur la propriété | |||
paysanne proprement dite; et la grande propriété, si elle en profite | |||
partiellement, ne paraît cependant pas faire de notables progrès. | |||
Mais le capitalisme, s'il n'attaque pas directement la propriété | |||
paysanne, ne vient-il pas la miner sous la forme insidieuse de | |||
l'hypothèque, qui ne laisse au propriétaire qu'une apparence de propriété, | |||
une enveloppe creuse dont la substance est absorbée par le | |||
créancier? Dans l'état actuel des statistiques hypothécaires, il est | |||
plus difficile encore de répondre à cette question qu'à la précédente. | |||
Il est rare que nous connaissions, pour un pays, la situation réelle | |||
de la dette hypothécaire, dégagée des éléments factices qui l'obscurcissent | |||
plus rare encore que nous puissions apprécier, dans le total, | |||
la charge respective de la propriété urbaine, de la grande et de la | |||
petite propriété rurale. Sur ce point essentiel, nous ne sommes | |||
presque jamais renseignés. Nous savons approximativement qu'en | |||
France la dette hypothécaire est, au total, relativement faible | |||
(10 p. 100 peut-être de la valeur de la propriété), et ne paraît pas | |||
augmenter; qu'en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Hollande, en | |||
Italie, elle ne cesse de s'accroître. Mais dans quelle mesure la petite | |||
propriété participe-t-elle à ce mouvement? Nous ne le savons guère | |||
que pour la Prusse; la charge hypothécaire y est plus lourde dans | |||
la catégorie inférieure des domaines ayant moins de 112 fr. 50 de revenu que dans les autres, mais elle s'accroît moins rapidement | |||
dans cette catégorie inférieure que dans les catégories moyennes de | |||
113 fr. 50 à 1 875 francs de revenu. Ce mouvement paraît d'ailleurs | |||
imputable à la propriété urbaine bien plutôt qu'à la propriété rurale, | |||
car, dans les villes, l'accroissement annuel des hypothèques est trois | |||
ou quatre fois plus considérable que dans les campagnes, à cause de | |||
la hausse rapide de la rente urbaine et des spéculations sur la propreté | |||
bâtie. Partout ailleurs qu'en Prusse, nous en sommes réduits | |||
aux conjectures. Mais il est permis de penser que le paysan propriétaire, | |||
obligé de recourir au crédit pour faire de la culture intensive, | |||
est moins opprimé que jadis par l'usure hypothécaire, depuis qu'il sait | |||
pratiquer le crédit coopératif dans les caisses rurales. | |||
Lors même que la petite propriété serait lourdement grevée, on ne | |||
saurait considérer la charge qui pèse sur elle comme un signe de | |||
concentration capitaliste. On a fait observer, avec beaucoup de | |||
raison, que la plupart des dettes hypothécaires qui grèvent la petite | |||
propriété rurale ont pour origine, dans les pays neufs, un emprunt | |||
qui a procuré au cultivateur le capital d'exploitation, et, dans les | |||
autres pays, un acte d'achat ou de partage qui lui a procuré la terre | |||
elle-même. Bien souvent, la dette hypothécaire est la condition même | |||
de l'accès à la propriété, pour de nouvelles couches de paysans propriétaires | |||
qui remplacent les anciennes; aussi ces charges ont-elles | |||
leur contre-partie dans des créances qui appartiennent elles-mêmes à | |||
d'autres paysans en qualité de vendeurs ou de cohéritiers. Envisagée | |||
sous cet aspect, au point de vue actif, la dette hypothécaire, loin | |||
d'être un instrument ou un signe de concentration, se montre disseminée | |||
dans un grand nombre de patrimoines. Cette diffusion est | |||
encore accentuée dans les pays, très nombreux aujourd'hui, où les | |||
caisses d'épargne peuvent placer une partie importante de leurs | |||
dépôts et de leur avoir en prêts hypothécaires; là, une grande | |||
partie de la dette hypothécaire pesant sur la propriété paysanne, en | |||
dehors de celle qui a pour origine un achat ou un partage, forme le | |||
gage de milliers de déposants. | |||
===§4. Les effets du capitalisme dans l'agriculture.=== | |||
Si le capitalisme grandissant ne paraît nullement en voie de | |||
détruire la petite exploitation et la petite propriété rurale, il n'en | |||
exerce pas moins une influence profonde sur la condition des | |||
hommes et des choses en agriculture. Il serait téméraire d'aborder | |||
ici, d'une facon incidente, les problèmes si délicats et si variés que soulèvent les transformations hisotriques du régime agraire dans certains pays comme l'Irlande, la Russie, la Galicie, la Sicile et | |||
l'Andalousie. Je me bornerai à noter brièvement les effets les plus | |||
généraux du capitalisme en agriculture. | |||
C'est d'abord la propriété rurale qui a changé de caractère et de | |||
fonction. La terre n'est plus l'assiette permanente du groupe familial, | |||
le lieu sanctifié par les tombeaux des ancêtres, le bien commun inaliénable | |||
qui fournit la subsistance de la famille ou de la tribu. La terre a | |||
cessé également d'être l'instrument de la domination politique d'une | |||
classe aristocratique, et la base d'un système de rapports hiérarchiques | |||
entre les hommes. Les anciens liens qui immobilisaient la | |||
terre et qui attachaient les hommes sont tombés, la propriété foncière | |||
est devenue un droit individuel, intégral, librement cessible; et | |||
la terre, comme le travail, a pris le caractère d'une marchandise. | |||
Aussi la terre est-elle aujourd'hui un objet de placement comme un | |||
autre, une forme d'mvestissement du capital-valeur; elle est entrée | |||
dans le domaine du capitalisme, elle représente un capital, et sa | |||
fonction est de fournir un revenu en argent. Plus elle devient | |||
mobile et facilement cessible, et plus elle se rapproche des autres | |||
formes du capital, qui sont-elles mêmes d'autant mieux appropriées à leurs fonctions qu'elles permettent plus facilement à la valeur-capital de se dégager; la mobilisation parfaite de la propriété foncière et du gage hypothécaire serait la dernière étape de cette transformation | |||
capitaliste. Mobilité de la terre et mobilité des hommes, circulation rapide des biens, facilité de déplacement et de déclassement pour les personnes, ce sont bien là les traits essentiels qui distinguent si profondément les sociétés nouvelles des sociétés d'ancien régime. | |||
L'agriculture, à son tour, a subi l'influence du capitalisme. L'économie | |||
en nature se restreint; le cultivateur produit de plus en plus | |||
pour le marché, même dans les petites exploitations. La culture, | |||
pour rester lucrative vis-à-vis de la concurrence étrangère, doit se | |||
faire intensive ou se spécialiser dans certaines productions, notamment | |||
dans celles qui sont fines et coûteuses; il faut donc au cultivateur, | |||
comme à l'industriel, un certain capital d'exploitation. De | |||
là le développement des caisses rurales dans certains pays de petite culture. | |||
D'après Karl Marx, « chaque progrès de l'agriculture capitaliste est | |||
un progrès non seulement dans l'art d'exploiter le travailleur, mais | |||
encore dans l'art de dépouiller le sol; chaque progrès dans l'art | |||
d'accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de | |||
de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les États-Unis du | |||
nord de l'Amérique, par exemple, se développe sur la base de la | |||
grande industrie, plus ce procès de destruction s'accomplit rapidement. | |||
La production capitaliste ne développe donc la technique et la | |||
combinaison du procès de production sociale qu'en épuisant en même | |||
temps les deux sources d'où jaillit toute richesse: ''La terre et le travailleur'' | |||
». Et M. David reprend lui-même cette critique, mais à la | |||
charge de la grande exploitation, qui, dit-il « partout où elle est | |||
intervenue dans l'histoire, a montré son caractère spoliateur vis-à-vis | |||
du sol » | |||
Karl Marx, dans le passage précédent, est dominé par l'exemple | |||
de l'agriculture américaine, dont il interprète d'ailleurs l'évolution | |||
au rebours des faits, et M. David lui-même ne paraît guère songer, | |||
en dehors de l'Amérique, qu'aux grandes exploitations de la Prusse. | |||
Mais les méfaits visés par ces deux écrivains sont ceux de l'agriculture | |||
extensive produisant pour le marché; or, ce genre de culture n'a | |||
rien de capitaliste. La véritable agriculture capitaliste, grande ou | |||
petite, est celle qui, grâce à des capitaux, enrichit la terre par de | |||
fortes masses d'engrais produits à la ferme ou achetés au dehors; | |||
cette agriculture-là n'est pas seulement restituante comme la petite | |||
culture pré-capitaliste des familles pratiquant l'économie naturelle, | |||
elle est aussi améliorante. | |||
Ce qui est vrai, comme le constate M. David, c'est qu'il y a dans | |||
les sociétés modernes une déperdition considérable de richesses par | |||
l'évacuation à la mer des déchets des grandes villes, de sorte que la | |||
statique du sol ne s'y maintient que grâce aux apports des denrées, | |||
fourrages et engrais exotiques; c'est aussi que le système des | |||
baux à court terme est ruineux pour la terre, dont le fermier épuise | |||
les ressources dans les dernières années du bail. Mais ces maux ne | |||
sont pas inévitables; de nouveaux progrès réalisés dans le traitement | |||
industriel ou le mode d'emploi des vidanges et des eaux d'égout, | |||
certains changements de législation au profit des fermiers comme en | |||
Angleterre, pourraient arrêter ces gaspillages. | |||
D'autres transformations se sont encore accomplies dans la production | |||
agricole. Par l'effet des progrès scientifiques, du perfectionnement | |||
des méthodes et de la complication croissante du matériel, | |||
les opérations nécessaires au traitement et à la transformation des | |||
produits du sol tendent, les unes après les autres, à se détacher de | |||
l'agriculture pour faire l'objet d'industries distinctes. Hier, c'était la | |||
brasserie, la distillerie des betteraves et des pommes de terre, la | |||
féculerie, la fabrication du sucre, celle de l'huile; aujourd'hui, c'est | |||
la minoterie, la fabrication du beurre, déjà même la préparation et | |||
la conservation des vins, qui échappent aux cultivateurs pour se | |||
concentrer dans des établissements industriels. L'agriculteur ne | |||
vend plus que rarement des produits prêts à être consommés; spécialisé | |||
dans la culture du sol, il n'a guère de relations qu'avec des | |||
fabricants ou des négociants, et se trouve exposé à subir les conditions | |||
des cartels d'acheteurs, quand il ne sait pas leur opposer une | |||
défense collective. | |||
La terre étant entrée dans le commerce, le capital s'est porté sur | |||
elle comme sur les autres placements lucratifs; depuis la disparition | |||
du bail héréditaire ou à très long terme, le bail temporaire a permis | |||
au capitaliste d'en tirer un revenu en argent sans exploiter lui-même. | |||
L'exploitation par propriétaire reste encore le mode dominant dans | |||
la plupart des pays, sauf en Angleterre où les fermiers cultivent | |||
86 p. 100 du sol, et en Belgique, où ils sont 72 p. 100 des exploitants | |||
et occupent la moitié du territoire agricole. Mais, dans beaucoup de | |||
régions, le faire-valoir direct recule devant l'exploitation par fermier. | |||
En France, les exploitations directes diminuent en nombre et en | |||
superficie; elles ne sont plus, en 1893, que 74,6 p. 100 de l'ensemble, | |||
au lieu de 79,7 p. 100 en 1882, et n'occupent plus que 52,8 p. 100 du | |||
sol cultivé (moins les bois) au lieu de 59,7 p. 100. Le métayage | |||
recule également en superficie, de sorte que le bail à ferme s'étend | |||
aux dépens des autres modes d'exploitation, passant de 9 millions | |||
d'hectares environ à 12600000 dans l'espace de 10 ans. En Allemagne, | |||
en Hollande, les exploitations directes restent stationnaires | |||
ou augmentent légèrement en nombre, mais leur proportion diminue | |||
vis-à-vis des exploitations par fermier; il est vrai qu'en'Allemagne | |||
les premières s'accroissent en surface plus rapidement que les | |||
secondes. En Belgique, les exploitations par propriétaire cèdent peu | |||
à peu, tant en nombre qu'en superficie, devant les cultures par fermier. | |||
Aux États-Unis, les exploitants propriétaires ne sont plus que | |||
64 p. 100 du total en 1900, au lieu de 74 p. 100 en 1880. Il n'y a, | |||
pour faire exception à ce mouvement général, que le Danemark, | |||
et, dans une moindre mesure, la Suède, où les exploitations par | |||
propriétaire ont encore accentué, dans ces dernières années, leur | |||
énorme prépondérance. | |||
Sur le travailleur agricole sans propriété, ou possesseur d'une | |||
parcelle insuffisante à sa subsistance, le capitalisme produit des | |||
effets défavorables. Bien des circonstances nouvelles, en effet, contribuent | |||
à rendre plus difficile la condition du simple ouvrier agricole: | |||
c'est la disparition des anciens droits d'usage et de parcours, | |||
la réduction des communaux et des affouages, la ruine du tissage à | |||
domicile et de quelques autres industries domestiques des campagnes | |||
(souvent remplacées, il est vrai, par d'autres industries à | |||
domicile), les progrès du machinisme en agriculture, notamment des | |||
moissonneuses et des batteuses mécaniques, l'extension des pâtures | |||
aux dépens des cultures céréales par suite de la concurrence des | |||
grains exotiques. Dans ces conditions nouvelles, avec le développement | |||
de l'économie monétaire qui réduit un peu partout les applications | |||
du salaire en nature et du métayage, avec la disparition des | |||
habitudes patriarcales et des engagements à longue durée, le travailleur | |||
agricole devient un salarié du même genre que l'ouvrier d'industrie, | |||
un prolétaire louant ses services à titre précaire pour un | |||
salaire en argent, à la fois plus indépendant et plus instable que jadis. | |||
Aussi la population des ouvriers agricoles diminue-t-elle rapidement. | |||
Ils se détachent de la terre qu'ils n'ont jamais possédée, ou | |||
dont ils ne possèdent qu'un lambeau. Ils émigrent vers les villes ou | |||
vers les pays neufs, suivant que l'industrie de leur pays leur offre ou | |||
non des emplois. Malgré la réduction des bois, des terres incultes et | |||
des jachères, malgré les progrès de la culture à base d'engrais, de | |||
l'élevage et de certaines cultures aux façons multipliées comme celles | |||
de la vigne, de la betterave et des produits maraîchers, malgré le | |||
développement des industries agricoles annexes, les campagnes ne | |||
peuvent retenir leur population; l'ouvrier agricole, privé de certaines | |||
occupations hivernales et de diverses ressources complémentaires, se | |||
porte versles centres où le salaire en argent est plus élevé. | |||
Il n'est pas de phénomène plus général et plus permanent, dans | |||
les sociétés modernes, que la croissance des grandes villes et la | |||
diminution de la population rurale par rapport à la population | |||
urbaine. Il est, bien entendu, plus sensible qu'ailleurs dans les | |||
pays de rapide essor industriel, comme les États-Unis, la Belgique, | |||
l'Allemagne ou la France, et il atteint son maximum d'intensite en Angleterre, où la proportion de la population rurale sur l'ensemble | |||
s'est abaissée, dans le cours du XIXème siècle, de 59 à 28 p. 100; mais il | |||
se fait sentir partout, jusque dans les pays où l'agriculture a conservé | |||
la plus forte prépondérance, en Suisse, en Hongrie et dans les | |||
pays scandinaves. En Allemagne, et surtout en France, la population | |||
des campagnes diminue même d'une façon absolue. De 1846 | |||
à 1901, la population rurale française a diminué de 3 749 000, et sa | |||
quote-part dans l'ensemble s'est abaissée de 75,6 p. 100 à 60,2 p. 100. | |||
On peut prévoir que la cherté des emplacements, des matériaux | |||
et des vivres rejettera certaines grandes industries dans les campagnes, | |||
et que les facilités de transport à bon marché contribueront | |||
à décongestionner les grands centres. Mais il en résultera bien | |||
moins une diffusion nouvelle de la population à travers champs | |||
que l'extension des tentacules autour des grandes villes, ou la formation | |||
de nouveaux noyaux d'agglomération sur certains points du | |||
territoire. | |||
La diminution de la population dans les campagnes ne porte pas | |||
sur tous ses éléments sans distinction. Dans les deux pays où les | |||
statistiques nous permettent d'analyser le mouvement, en France et | |||
en Allemagne, la baisse est imputable exclusivement à la population | |||
agricole proprement dite, à celle qui vit de l'agriculture. Dans la | |||
population agricole elle-même, cette diminution affecte moins les | |||
travailleurs que les membres de la famille agricole qui ne se livrent | |||
pas aux travaux des champs; et parmi les travailleurs, elle n'atteint | |||
que les salariés. | |||
Aussi l'agriculture présente-t-elle, dans ces deux pays, un phénomène | |||
très différent de celui qui se constate dans l'industrie; la proportion | |||
des chefs d'exploitation dans le total de la population active | |||
s'élève, parce que leur nombre augmente tandis que celui des travailleurs | |||
salariés diminue. En France, de 1862 à 1892, les exploitants | |||
indépendants de l'agriculture ont augmenté de 35OOOO, environ | |||
10 p. 100, et les salariés ont diminué de 1000000, dans l'énorme | |||
proportion de 25 p. 100, de sorte que la proportion des premiers sur | |||
l'ensemble des travailleurs agricoles s'est élevée de 44 p. 100 à | |||
84p. 100. En Allemagne, de 1882 à 1895, ce rapport s'est élevé de | |||
28 à 31 p. 100. Les salariés qui abandonnent l'agriculture, quand ils | |||
n'émigrent pas à l'étranger, viennent grossir les rangs des ouvriers | |||
industriels, des domestiques, des employés de bureau, des agents | |||
d'administration, etc. Cet accroissement des salariés du commerce, de | |||
l'industrie et des administrations est l'un des effets les plus frappants | |||
du capitalisme; mais si l'on considère l'agriculture en elle-même, | |||
on ne peut pas dire qu'il s'y opère une prolétarisation croissante | |||
des travailleurs; la vérité est en sens contraire. Karl Marx | |||
s'est donc complètement trompé lorsqu'il a dit « Dans la sphère de | |||
l'agriculture, la grande industrie agit plus révolutionnairement que | |||
partout ailleurs en ce sens qu'elle fait disparaître le paysan, le rempart | |||
de l'ancienne société, et lui substitue le salarié. Les besoins de | |||
transformation sociale et la lutte des classes sont ainsi ramenés dans | |||
les campagnes au même niveau que dans les villes. » | |||
==Chapitre 14. La coopération.== | |||
Les sociétés coopératives, si variées dans leur forme, leur objet | |||
et leur composition, présentent toutes cependant un caractère | |||
commun qui les distingue des sociétés capitalistes : les associés ne | |||
se contentent pas de fournir les capitaux, d'élire les administrateurs, | |||
de voter dans les assemblées et de courir les risques de l'affaire; ils | |||
participent aussi personnellement à la fonction entreprise par la | |||
société, ils coopèrent à son oeuvre, lui fournissent leur concours ou | |||
profitent eux-mêmes de ses services; en conséquence, après l'allocation | |||
d'un intérêt fixe au capital, ils se répartissent les bénéfices au | |||
prorata des opérations effectuées par chacun d'eux comme coopérateur. | |||
Pour apercevoir plus nettement l'influence de la coopération dans | |||
le régime capitaliste, il convient de distinguer les sociétés coopératives | |||
suivant qu'elles sont ou non formées entre des entrepreneurs. | |||
Certaines coopératives groupent les individus à un tout autre titre | |||
que celui d'entrepreneur; leurs membres y participent en qualité de | |||
travailleurs, de consommateurs, etc. Telles sont les sociétés de production | |||
industrielle, de consommation et de construction. Les sociétés | |||
d'assurances mutuelles entre non-producteurs et les sociétés de | |||
secours mutuels, qui pratiquent aussi la coopération dans le domaine | |||
de l'assurance et de l'assistance, peuvent elles-mêmes être rangées | |||
dans cette catégorie de la coopération simple. | |||
Lorsque ces sociétés prennent de vastes dimensions, elles constituent | |||
des cas de concentration pure et simple, au même titre que les | |||
grandes entreprises capitalistes. Non sans doute qu'elles rentrent | |||
dans le cercle de la concentration capitaliste, puisque chez elles le | |||
caractère capitaliste se trouve exclu par le mode de répartition des | |||
profits, au moins tant qu'elles restent attachées aux principes rigoureux | |||
de la coopération. Mais ces coopératives, quand elles se développent, | |||
restreignent le champ des petites entreprises individuelles | |||
comme peuvent le faire les grands magasins et autres exploitations | |||
capitalistes de grande envergure; à cet égard, leur croissance agit | |||
exactement de la même manière que la concentration capitaliste. | |||
D'autres sociétés coopératives groupent des individus, ou même | |||
des sociétés, en qualité d'entrepreneurs; ce sont, en quelque sorte, | |||
des fédérations d'entreprises indépendantes qui, sans perdre leur | |||
individualité, s'unissent pour créer une entreprise distincte, dans le | |||
but d'accomplir en commun l'une de leurs fonctions essentielles ou | |||
annexes. | |||
A ce type appartiennent les sociétés ou syndicats agricoles d'achat | |||
et de vente, les coopératives agricoles qui ont pour objet l'élaboration | |||
des produits du sol, les sociétés d'assurances mutuelles entre producteurs, | |||
les associations entre artisans et débitants pour l'achat des | |||
matières premières et des outils, l'usage commun des instruments de | |||
production, l'emmagasinage et la vente des marchandises. Les sociétés | |||
coopératives de crédit à la production, caisses rurales et banques | |||
populaires, présentent un caractère semblable. On peut même considérer | |||
certains cartels, ceux qui fondent une entreprise distincte sous | |||
forme de comptoir de vente, comme une variété capitaliste de la coopération, | |||
et les ranger dans cette catégorie de la coopération complexe. | |||
Ces sociétés coopératives d'agriculteurs, d'artisans ou de commerçants, | |||
lorsqu'elles sont considérables, sont bien aussi, en elles mêmes, | |||
des cas de concentration. Toutefois, à les considérer dans leurs éléments | |||
constitutifs et dans leur influence sociale, on se rend compte | |||
que leur développement agit dans un sens directement opposé à celui | |||
de la concentration capitaliste. A part les comptoirs de vente, dans | |||
lesquels la coopération vient renforcer l'action capitaliste, les associations | |||
dont il s'agit, loin d'être des instruments de conquête écrasant | |||
les petites entreprises dans une lutte inégale, sont au contraire le | |||
moyen pour les entreprises indépendantes, même les plus petites, | |||
de se fortifier et de défendre leur existence en se procurant, par leur | |||
union, certains des avantages de la grande exploitation. Si donc on | |||
trouve, dans ces associations coopératives, un mode collectif de la | |||
production et même, dans une certaine mesure, de l'appropriation, | |||
du moins doit-on reconnaître que le collectivisme qu'elles représentent | |||
laisse subsister les petites entreprises individuelles, et contribue | |||
même à les maintenir dans leur intégrité. | |||
Le mouvement coopératif appartient tout entier à l'époque contemporaine. | |||
Ses débuts remontent à un demi-siècle environ, mais son | |||
essor ne date guère que des vingt dernières années. Or, au commencement | |||
du XXème siècle, on compte approximativement, dans les pays | |||
civilisés, 66000 sociétés coopératives de toute nature et 12 millions | |||
de coopérateurs. Bien que les coopératives paraissent encore disséminées | |||
au milieu des entreprises capitalistes, leur croissance rapide | |||
atteste leur vitalité, et permet d'entrevoir l'importance qu'elles sont | |||
appelées à prendre dans l'avenir. | |||
=== Section 1. Sociétés coopératives simples et leurs fédérations. === | |||
''Sociétés de production industrielle.'' | |||
Les sociétés de production entre ouvriers industriels sont peut-être celles qui ont éveillé, à leurs | |||
débuts et en 1848, les plus grandes espérances, mais qui ont aussi | |||
causé les plus vives déceptions. Certes, il n'est pas de meilleure école | |||
de solidarité que ces associations, dans lesquelles des travailleurs | |||
manuels unissent leurs ressources et leurs efforts pour entreprendre | |||
la production à leur compte en s'affranchissant du patronat; à ce | |||
point de vue, elles sont même bien supérieures aux sociétés de consommation. | |||
Mais on sait aussi les multiples difficultés qui entravent | |||
le développement de ces entreprises coopératives : défaut de capital, | |||
de discipline et de clientèle. On sait aussi combien est fréquente la | |||
déviation de celles qui réussissent, et comment les ouvriers de la | |||
première heure, quand ils ont surmonté heureusement les difficultés | |||
du début, se transforment aisément en petits patrons capitalistes, | |||
employant des auxiliaires salariés et gardant pour eux-mêmes tout | |||
le profit de l'entreprise. Les sociétés qui conservent le mieux leur | |||
caractère égalitaire sont les coopératives de production à base syndicale, | |||
dont le capital a été fourni et les statuts rédigés par le syndicat | |||
ouvrier de la profession; mais ces ateliers coopératifs communs à | |||
tous les syndiqués d'un métier sont encore rares. | |||
Aussi les sociétés de production tiennent-elles une place insignifiante | |||
dans l'industrie contemporaine; inconnues dans beaucoup de | |||
pays, elles sont, partout ailleurs, rares et peu importantes. En Allemagne | |||
et aux États-Unis, celles qui figurent dans les statistiques ont | |||
un caractère coopératif plus ou moins altéré, et ne peuvent être, pour | |||
la plupart, considérées comme de véritables associations ouvrières. | |||
En Angleterre, les sociétés de production tirent une force particulière | |||
de l'appui que leur prêtent les sociétés de consommation, en | |||
capital et en clientèle; mais les sociétaires qui travaillent pour l'association | |||
ne fournissent qu'une petite partie du capital social, et ne | |||
sont pas aussi nombreux que les auxiliaires salariés. C'est en France | |||
que les coopératives de production ont pris le plus grand developpement | |||
depuis une quinzaine d'années, et qu'elles ont le mieuxconservé é | |||
leur caractère démocratique. Encore ne s'agit-il que de 300 sociétés, | |||
d'importance généralement médiocre; plusieurs d'entre elles ne se | |||
soutiennent que grâce à des appuis extérieurs et artificiels. Très | |||
rares sont celles qui, comme la Verrerie ouvrière d'Albi et la Société | |||
des mineurs de Monthieux, ont abordé la grande industrie. Les plus | |||
nombreuses et les plus prospères se rencontrent dans l'industrie du | |||
bâtiment, où elles peuvent avoir la clientèle des administrations | |||
publiques. L'esprit coopératif est entretenu par des organes communs | |||
comme la Chambre consultative, la Construction coopérative | |||
et la Banque coopérative des associations ouvrières de production. | |||
Quel que soit l'intérêt qui s'attache à ces efforts, on ne saurait | |||
donc, en aucune manière, considérer la coopération de production, | |||
telle qu'elle se présente ici, comme une forme destinée à libérer la | |||
classe ouvrière du salariat et à transformer la société capitaliste; tout | |||
au plus peut-elle prospérer dans les métiers ou le travail joue un rôle | |||
prépondérant. L'avenir de la coopération, même au point de vue de | |||
la production, n'est pas là. | |||
A côté des sociétés de production, il convient de signaler des | |||
associations de travailleurs qui pratiquent également la coopération, | |||
mais sans capital, et qui prennent des travaux à l'entreprise en fournissant | |||
uniquement la main-d'oeuvre. Cette combinaison du contrat | |||
de travail et de l'association coopérative, que MM. de Molinari et | |||
Yves Guyot considèrent comme la forme de l'avenir, est ancienne | |||
dans certains pays; c'est l'artèle en Russie, l'association de braccianti | |||
en Italie. Elle trouve quelques applications en France et | |||
ailleurs, principalement dans la métallurgie et la verrerie, dans la | |||
typographie ou elle porte le nom de commandite, dans la viticulture | |||
du Languedoc, etc. Peut-être est-elle appelée à s'étendre dans la | |||
grande industrie avec le développement des syndicats, comme une | |||
forme perfectionnée et complète du contrat collectif de travail | |||
''Sociétés de consommation.'' | |||
Tandis que la coopération de production | |||
reste stationnaire, les sociétés de consommation ne cessent de | |||
s'accroître et de se fortifier : elles forment de puissantes fédérations, | |||
et accomplissent, par le groupement de leurs ressources, des oeuvres | |||
qui auraient paru chimériques il y a vingt-cinq ans. Si les Pionniers | |||
de Rochdale datent de 1844, le mouvement ne s'est réellement dessiné | |||
qu'a partir de 1860, et n'a pris de l'ampleur que depuis 1880. | |||
Aujourd'hui, on compte dans les pays civilisés plus de 10 000 sociétés | |||
de ce genre les sociétés réunies de l'Angleterre, de l'Allemagne, de | |||
la France, de l'Italie et de l'Autriche comptent 4 millions de membres | |||
et font un chiffre d'affaires de 2 milliards. Ces résultats sont | |||
d'autant plus remarquables, que les débuts de la plupart des sociétés | |||
sont modestes et de date récente. En dépit de certains échecs, des | |||
divisions politiques et religieuses, de l'opposition des intérêts | |||
menacés, en dépit des lois hostiles et des mesures fiscales prises contre | |||
elles dans certains États, les sociétés de consommation grandissent | |||
et manifestent une force d'expansion dont le terme paraît encore | |||
éloigné. | |||
Dans cette voie, l'Angleterre dépasse de beaucoup les autres pays, | |||
avec ses 2 millions de coopérateurs répartis dans un nombre relativement | |||
restreint de sociétés, qui emploient un capital de 880 millions | |||
de francs et réalisent un chiffre de ventes annuel de 1450 millions. | |||
Pour utiliser leur capital, elles subventionnent des sociétés de production | |||
indépendantes, ou bien elles entreprennent elles-mêmes la | |||
production; beaucoup d'entre elles construisent des maisons pour leurs | |||
membres (38 000 maisons, représentant un capital de 200 millions | |||
de francs). Depuis 1880, la progression est énorme; non pas que | |||
les sociétés se soient beaucoup multipliées : leur nombre est stationnaire | |||
depuis dix ans, mais elles ont presque quadruplé leur | |||
effectif et leur chiffre d'affaires. Une seule société, celle do Leeds, | |||
compte 50 000 membres et fait un chiffre d'affaires de 38 millions de | |||
francs. C'est qu'en Angleterre les sociétés de consommation évitent | |||
de se faire concurrence; celles qui sont situées dans un même centre | |||
s'amalgament, elles étendent leurs opérations en créant des succursales | |||
dans les petites localités; la tendance à la concentration est | |||
donc très sensible dans la coopération anglaise. | |||
Le mouvement coopératif, sans être aussi prononcé sur le continent, | |||
suit une progression régulière. En France, le nombre des | |||
sociétés de consommation a doublé depuis dix ans, et le chiffre de | |||
leurs membres s'est élevé à 570 000. Sur les 1900 sociétés existant | |||
en 1904, il n'en est pas plus d'un dixième qui soient antérieures à | |||
1880. Nombreuses sont les boulangeries coopératives, même dans les | |||
campagnes, où les cultivateurs fournissent la farine pour retirer en | |||
échange une certaine quantité de pain. On compte 24 sociétés dont | |||
le chiffre d'affaires atteint ou dépasse le million, et l'on estime à | |||
180 millions le chiffre total des ventes pour l'ensemble des sociétés | |||
françaises; certaines sociétés parisiennes, fortes de plusieurs milliers | |||
de membres, réalisent 3 millions de ventes par an, et l'Association | |||
des employés civils de l'État, avec ses 18000 membres, évalue son | |||
mouvement d'affaires à 6 millions. La coopération de consommation, | |||
sans être encore généralisée dans notre pays, est donc loin d'y rester | |||
une quantité négligeable. | |||
En Allemagne, les sociétés de consommation sont presque aussi | |||
nombreuses qu'en France et paraissent avoir plus d'importance, | |||
car leur débit annuel est estimé à 300 millions de francs. C'est l'Allemagne | |||
qui possède la plus vaste coopérative du monde, la société | |||
de Breslau, forte de 87 000 membres (32 millions d'affaires). Là aussi, | |||
la progression est continue, car le nombre des sociétés a doublé dans | |||
les dix dernières années. | |||
Même floraison en Belgique, et plus vigoureuse encore, car, s'il | |||
faut en croire certaines statistiques, il y aurait 300 000 coopérateurs, | |||
soit 7,4 p. 100 de la population dans les sociétés de consommation, | |||
alors qu'en France et en Allemagne la proportion | |||
n'est que de 1,4 p. 100, et en Angleterre même de 4,8 p. 100. Tout le | |||
monde connaît d'ailleurs les grandes coopératives socialistes de la | |||
Belgique, la Maison du Peuple de Bruxelles (18000 sociétaires), le | |||
''Vooruit'' de Gand (6 600 sociétaires), véritables bazars de l'alimentation, | |||
du vêtement et autres marchandises de consommation populaire, | |||
aussi remarquables par leur forte organisation et leur influence | |||
politique que par l'importance de leurs affaires (4 à 5 millions à la | |||
Maison du Peuple). Les luttes politiques et religieuses, la concurrence | |||
entre sociétés catholiques, socialistes et libérales, loin d'avoir | |||
entravé le développement de la coopération comme dans d'autres | |||
pays, semblent au contraire l'avoir stimulé dans ce petit pays de | |||
civilisation intensive. | |||
L'Italie est une terre favorable à la coopération un millier de | |||
sociétés de consommation comptant environ 200 000 membres, et, | |||
parmi elles, une grande société, l'Union de Milan, qui fait 5 millions | |||
d'affaires. Au Danemark, la grande majorité de la population rurale | |||
pratique la coopération pour sa consommation, comme pour la production | |||
et la vente de son beurre. En Suisse, Autriche, Hongrie, | |||
Russie, Hollande, dans tous les pays de l'Europe et jusqu'au Japon, | |||
la coopération se manifeste sous cette forme, plus ou moins avancée | |||
suivant les régions, mais toujours en progrès d'année en année. | |||
Toutefois, les États-Unis ne paraissent pas être un milieu propice | |||
aux sociétés de consommation; elles n'y comptent que 60 000 sociétaires, | |||
et la plus importante ne dépasse pas, dans ses ventes, le | |||
chiffre de 2 500 000 francs. | |||
Partout où la coopération est suffisamment développée, les sociétés | |||
se groupent en fédérations, non seulement pour établir entre elles | |||
des liens moraux permanents et soutenir la lutte contre les ligues | |||
du petit commerce, mais surtout pour réaliser par leur association | |||
des bénéfices matériels, soit en effectuant leurs achats par masses | |||
considérables, soit même en entreprenant la production pour leur | |||
prpore compte. | |||
Les Anglais sont arrivés ainsi à des résultats surprenants, que | |||
j'ai déjà eu l'occasion de signaler. Les deux ''Wholesales'' de Manchester | |||
et de Glasgow, fondées en 1864 et 1868, embrassent la presque totalité | |||
des sociétés de distribution de la Grande-Bretagne. Chargées des | |||
achats en gros pour les sociétés adhérentes, elles leur font des ventes | |||
dont l'importance a quadruplé depuis 20 ans et s'élève aujourd'hui | |||
à 655 millions de francs. Elles ont des entrepôts en Angleterre et à | |||
l'étranger, envoient des agents au dehors pour leurs achats de denrées, | |||
et possèdent même une petite flotille de bateaux à vapeur pour | |||
leurs relations avec le continent. | |||
Mais le côté le plus intéressant de cette organisation coopérative | |||
de la consommation, la tentative la plus curieuse et la plus féconde | |||
peut-être pour l'avenir, c'est l'organisation de la production par les | |||
sociétés de distribution. Celles-ci ne se contentent pas de fournir, | |||
sur leurs immenses ressources, une grande partie du capital social | |||
des sociétés de production indépendantes ; elles fondent elles-mêmes | |||
des entreprises de production à leur usage, y emploient 18 000 ouvriers, | |||
et y produisent une valeur de 137 millions de francs. Même développement | |||
de la production dans les Wholesales; 15 000 ouvriers | |||
et 139 millions de valeurs produites, alors que 20 ans auparavant la | |||
tentative était à ses débuts. Denrées alimentaires, pain, lard et | |||
jambon, conserves, biscuits et confitures, articles d'habillement tels | |||
que chemises, lainages, flanelles, chaussures et vêtements confectionnés; marchandises diverses, tabacs, bougies, savons, papeteries, brosses, meubles, etc., tous ces produits sortent des fabriques coopératives | |||
montées par les sociétés de détail ou par leurs Wholesales, et | |||
trouvent chez leurs membres un écoulement assuré. La fabrique de | |||
chaussures de Leicester, appartenant à la Wholesale anglaise, est la | |||
plus importante du royaume et occupe 1 800 ouvriers; les fabriques | |||
de la ''Wholesale'' écossaise, concentrées près de Glasgow, en groupent | |||
4000. Toutefois, les ''Wholesales'' rencontrent des limites à leur | |||
extension; elles ont à peine abordé la production agricole et l'industrie | |||
textile, et les grandes industries minières et métallurgiques, | |||
celle des transports, qui dépasseraient les besoins de leurs membres, | |||
leur échappent complètement. | |||
Le continent ne peut rien offrir d'équivalent ni même d'approchant | |||
mais en tout pays, les sociétés de consommation se sont | |||
fédérées, et leurs fédérations commencent à entrer dans la voie | |||
tracée par les ''Wholesales'' anglaises. En Allemagne, en Italie, en | |||
Autriche les grandes unions de sociétés coopératives, quoique puissantes | |||
par le nombre de leurs membres (248 000 en 1903 dans l'Union | |||
allemande des sociétés Schulzc-Delitzsch), n'ont pas encore entrepris | |||
les opérations de commerce, à l'exception toutefois de l'Union centrale | |||
allemande des sociétés de consommation socialistes (638 sociétés, | |||
528000 membres); mais la Fédération des sociétés coopératives du | |||
parti ouvrier en Belgique (105 000 membres), l'Union des sociétés | |||
coopératives suisses à Bâle (115 000 sociétaires), la Fédération des | |||
sociétés de consommation danoises de Copenhague, celle de la ''Hangya'' | |||
à Buda-Pesth (64 000 membres), l'Union des sociétés de distribution à | |||
Moscou, toutes ces fédérations possèdent des magasins centraux et | |||
des entrepôts régionaux; elles effectuent, depuis peu d'années, des | |||
achats en gros pour plusieurs millions de francs le magasin de gros | |||
de la Fédération danoise à Copenhague, en particulier, avait un | |||
débit dépassant 25 millions de francs en 1903. En France également, | |||
des fédérations locales, des unions entre sociétés d'employés de | |||
chemins de fer, entre sociétés appartenant au parti ouvrier, se sont | |||
formées dans le même but. | |||
En Allemagne, la Société centrale d'achats en gros de Hambourg, | |||
organe de l'Union des sociétés de consommation socialistes, a déjà | |||
obtenu des résultats intéressants. Son chiffre de ventes, qui est de | |||
27 millions de francs environ en 1903, parait modeste à côté de celui | |||
des ''Wholesales'' anglaises; mais elle sait s'inspirer des principes qui | |||
ont assuré le succès de ces grandes organisations, en retenant par | |||
des appointements élevés les administrateurs les plus capables. Elle | |||
traite avec le trust américain du pétrole, avec les syndicats allemands | |||
du sucre et de l'alcool, avec la ''Wholesale'' de Manchester pour | |||
le thé, avec l'Union coopérative suisse pour le fromage, avec les | |||
coopératives de production allemandes pour le tabac, la charcuterie | |||
et les farines. | |||
Des relations s'établissent ainsi entre collectivités. Un peu partout, | |||
malgré les résistances opposées, dans le sein même des sociétés, par | |||
des ambitions déçues ou par des intérêts moins avouables encore, | |||
les fonctions commerciales passent à des organes fédératifs; les achats | |||
sont faits à de meilleures conditions, par des administrateurs mieux | |||
renseignés, et la gestion des coopératives se régularise à mesure que | |||
les intermédiaires deviennent moins nombreux. | |||
Quant à la production, les sociétés coopératives du continent et | |||
leurs fédérations l'ont à peine abordée jusqu'ici; tout au plus peut-on citer quelques cas isolés: production de vins et confections de | |||
vêtements dans certaines coopératives italiennes; fabrication de | |||
pâtes alimentaires par l'Union suisse; ateliers de cordonnerie et de | |||
confection du ''Vooruit'' de Gand, brûlerie de café, fabrication de chocolat, | |||
de sucre et de cigarettes par la Fédération danoise. Mais | |||
déjà l'élan est donné, et le but avoué de toutes les fédérations est | |||
d'entreprendre à leur tour la production dès que leurs ressources | |||
seront suffisantes. Très probablement elles y parviendront, lorsqu'elles | |||
se seront fortifiées et enrichies par quelques années de pratique | |||
commerciale. | |||
''Sociétés de construction.'' | |||
Dans certains pays, la coopération ne | |||
s'est pas bornée à satisfaire les besoins journaliers des consommateurs | |||
en denrées et autres marchandises d'usage courant; elle s'est | |||
appliquée aussi au logement. Des sociétés coopératives se sont fondées | |||
dans ce but; les unes construisent des maisons pour les sociétaires, | |||
qui en deviennent soit locataires, soit propriétaires à charge de remboursement par | |||
annuités; les autres, plus nombreuses et plus importantes, | |||
se contentent d'avancer à leurs membres les fonds nécessaires | |||
à la construction ou à l'acquisition des maisons d'habitation; | |||
dans ce but, elles reçoivent les épargnes d'une partie de leurs adhérents | |||
et empruntent aussi des capitaux à des tiers, principalement | |||
aux sociétés de consommation. | |||
Ces sociétés coopératives de construction et de prêts, qui existent en petit nombre sur le continent européen, n'ont pris jusqu'ici une extension considérable que dans les pays anglo-saxons, Angleterre, Australie, Canada, Etats-Unis où elles constituent la forme préférée de l'épargne dans la classe ouvrière et dans la petite bourgeoisie. | |||
Toutefois, l'Allemagne compte aussi plus de 500 sociétés | |||
de ce genre, comprenant 100 000 membres; elles contractent des emprunts auprès des établissements d'assurance contre l'invalidité et la vieillesse; celles qui sont comprises dans l'Union Seliulze- | |||
Delitzsch ont déjà dépensé 85 millions de francs. En Angleterre, | |||
1 260 millions de francs ont été employés en constructions par les | |||
''Building Societies'', qui comptent 880000 membres prêteurs et | |||
emprunteurs. Mais les Etats-Unis tiennent la tête du mouvement | |||
dans ce genre de coopération; 1 560 000 coopérateurs, 3 milliards de | |||
francs dépensés en constructions par les ''Building and Loans Societies'', 350 000 édifiées par elles, tel est déjà le bilan de leurs opérations. Grace à elles, des villes comme Philadelphie, la ''City of Homes'', se composent en grande partie de maisons modestes habitées par leurs propriétaires. | |||
''Mutualités.'' | |||
Si l'on considère enfin la forme la plus ancienne de la coopération, celle de l'assistance, on constate un magnifique épanouissement de la mutualité à notre époque. Dans tous les grands pays, les mutualistes se chiffrent par millions, et la fortune des sociétés par centaines de millions. | |||
En Angleterre, les ''Friendly Societies'' et ''Collecting Societies'' sont au nombre de 29 000, comptant plus de 13 millions de membres, et disposent d'un capital de 1 100 millions de francs. Ces sociétés sont groupées en puissantes fédérations dont quelques-unes, l'Ordre des Forestiers notamment, réunissent 750 000 membres et possèdent un capital de 250 millions. | |||
Aux États-Unis, les ''Fraternal Beneficiary Orders'', qui ont surtout | |||
pour objet le service des retraites, comptent plus de 5 millions de | |||
membres; les 52 sociétés les plus importantes encaissent des primes | |||
annuelles pour 270 millions de francs. En France, la mutualité, sans être aussi développée, tient cependant une place importante : 2 500 000 mutualistes, répartis entre 15 000 sociétés possèdent un fonds de 380 millions et un revenu de 53 millions. Depuis 1902, les sociétés | |||
françaises forment 87 unions mutualistes, qui ont fondé 24 caisses | |||
de réassurance; elles se relient à 3 fédérations régionales, et s'unissent | |||
au sommet dans la Fédération nationale de la mutualité française. | |||
Même dans les pays d'assurance obligatoire contre la maladie, en | |||
Allemagne et en Autriche-Hongrie, la concurrence des caisses obligatoires | |||
n'a pas tué les caisses libres, qui entrent pour une notable | |||
proportion dans le fonctionnement de l'assurance. | |||
===Section 2. Sociétés coopératives complexes formées entre entreprises indépendantes.=== | |||
Envisageons maintenant la coopération pratiquée par des entreprises; | |||
il s'agit ici de sociétés coopératives ou syndicats peu importe - | |||
la forme juridique - qui groupent les individus en leur qualité | |||
d'entrepreneurs de production ou de commerce. | |||
''§1. La coopération agricole.'' | |||
La croissance et la multiplication des associations agricoles est | |||
certainement l'un des événements les plus inattendus et les plus | |||
considérables de la fin du XIXème siècle. Sous l'empire des mêmes causes | |||
et des mêmes nécessités, elles ont surgi spontanément partout. Sans | |||
parler ici des anciennes sociétés agronomiques d'un caractère plutôt | |||
académique, ni des comices agricoles, ni des grandes ligues agraires | |||
plus modernes et plus bruyantes, comme les ''Bauervereine'' allemands, | |||
qui sont des partis organisés pour la lutte politique et la | |||
défense des intérêts généraux de l'agriculture, considérons les associations | |||
formées dans le but de rendre à leurs membres des services | |||
matériels, les seules qui aient un caractère vraiment coopératif. | |||
Déjà existaient d'ancienne date des associations de propriétaires | |||
ruraux, ayant pour objet l'exécution de travaux d'amélioration foncière, | |||
drainage, irrigation, curage, endiguement, etc. Mais dans les | |||
vingt dernières années du XIXème siècle, ce sont les cultivateurs eux-mêmes | |||
qui ont créé un vaste courant d'association. Achats en gros | |||
d'engrais, semences, fourrages, bestiaux et instruments de culture, | |||
usage commun de machines et de matériel agricole, élevage et amélioration | |||
du bétail, usage commun d'animaux reproducteurs, vente | |||
et exportation de produits agricoles, préparation industrielle et | |||
écoulement de produits tels que le beurre, le fromage et le vin, | |||
crédit agricole sous forme d'avances et d'escomptes, assurances | |||
agricoles contre l'incendie, la grêle, les accidents, la mortalité du | |||
bétail, il n'est pas un service, pas une fonction, pas une branche de | |||
l'activité agricole où la coopération n'ait pénétré, à l'exception toute | |||
fois de la fonction la plus importante, la culture, l'exploitation | |||
rurale proprement dite, qui est restée partout oeuvre individuelle. Et | |||
non seulement les cultivateurs ont su s'associer pour retirer de la | |||
coopération des avantages matériels, mais dans nombre d'associations, | |||
ils ont fait une place à des services d'ordre intellectuel et | |||
moral, comme l'enseignement agricole et l'assistance mutuelle. Puis | |||
les associations locales, pour multiplier leur puissance, se sont | |||
agglomérées en fédérations; de vastes unions, formées entre sociétés | |||
similaires ou même différentes, ont étendu leurs rameaux sur toute | |||
la surface d'un pays, comme une végétation naturelle librement | |||
sortie du sol. | |||
C'est que les mêmes causes, progrès des méthodes scientifiques, | |||
concurrence des pays neufs et crise des prix, ont partout déterminé | |||
le mouvement. Pour sauver le profit menacé, il a fallu faire de la | |||
culture rationnelle et intensive à base d'engrais, employer des | |||
machines, pratiquer la sélection des animaux et des plantes, perfectionner | |||
les procédés d'élaboration des produits; dans ces circonstances, | |||
l'exploitant isolé ne se suffisait plus à lui-même comme | |||
au temps de l'économie naturelle et de la culture routinière: l'association | |||
s'imposait pour les achats de matières et instruments, pour | |||
le traitement industriel des produits et l'organisation de la vente, | |||
comme pour le crédit et l'assurance. | |||
A ce mouvement universel d'association, le petit cultivateur a | |||
participé comme le gros fermier et le grand propriétaire; il s'y est | |||
même engagé plus avant, parce que l'association lui était plus | |||
nécessaire encore pour écarter certaines causes d'infériorité tenant a | |||
l'exiguïté de son entreprise. Quels sont en effet les pays où s'épanouissent | |||
les associations agricoles? Ce n'est pas l'Angleterre, pays | |||
de grande propriété; c'est la France, l'Allemagne (17 000 sociétés | |||
agricoles), l'Italie du Nord, c'est la Belgique et la Hollande, le Danemark | |||
et l'Irlande, pays de petite culture. Là, le paysan, souvent | |||
guidé et entraîné par des hommes d'initiative, en tout cas poussé | |||
par la nécessité, est sorti de son isolement traditionnel pour entrer | |||
dans la voie de la coopération. Le monde agricole subit actuellement | |||
une longue et profonde commotion; sous l'influence de l'enseignement, | |||
de la presse et de l'exemple, il s'opère dans les masses rurales | |||
une lente, mais sûre transformation des habitudes et des méthodes, | |||
dont nous ne pouvons aujourd'hui mesurer pour l'avenir l'étendue | |||
et les conséquences. | |||
''Sociétés d'achat.'' | |||
La forme la plus simple et la plus répandue de | |||
la coopération agricole est la coopération d'achat, qui fait l'objet | |||
essentiel des syndicats agricoles. Ces syndicats ont atteint en France | |||
un développement considérable depuis vingt ans; 660 000 cultivateurs | |||
sont groupés dans 3000 syndicats, d'importance d'ailleurs | |||
fort inégale, puisque les uns se restreignent à une commune, tandis | |||
que d'autres, comme ceux de la Sarthe, de la Vienne et de la Charente- | |||
Inférieure, s'étendent à un département tout entier, comptent | |||
10 000 à 15 000 membres, et font des achats d'engrais, matières et | |||
instruments pour 1 ou 2 millions; plusieurs d'entre eux possèdent | |||
de nombreux dépôts et magasins, où ils fabriquent parfois les | |||
engrais composés. Au total, on estime les achats ainsi réalisés par | |||
les syndicats français à 200 millions par an. | |||
Ce régime d'associations du premier degré se complète, et c'est là | |||
son caractère le plus remarquable, par une organisation fédérative | |||
très étendue et très souple, qui embrasse l'immense majorité des | |||
syndicats et leur rend le service de centraliser les achats en gros, | |||
sans cependant porter atteinte à l'autonomie des sociétés locales. Un | |||
réseau de 10 grandes fédérations régionales, dont les plus importantes, | |||
celles du Sud-Est et celle de Bourgogne et Franche-Comté, | |||
réunissent chacune 50 000 à 60000 cultivateurs; au sommet, l'Union | |||
centrale des syndicats des agriculteurs de France, qui groupe les | |||
syndicats et unions régionales les plus importants, puisque le chiffre | |||
de ses adhérents s'élève à 500 000; auprès de ces différentes unions, | |||
des sociétés coopératives filiales qui font les achats en gros par | |||
millions; tel est le magnifique ensemble qui s'est constitué spontanément | |||
au sein des populations rurales, sur la base solide des syndicats | |||
locaux. | |||
Dans les autres pays, les sociétés agricoles d'achat ne sont ni aussi | |||
nombreuses, ni aussi importantes qu'en France; elles jouent cependant | |||
un rôle très notable dans l'économie générale en Allemagne, | |||
en Belgique, en Hollande et en Suisse. Il faut d'ailleurs observer que | |||
d'autres associations, les caisses rurales et les Kornbauser en Allemagne, | |||
Autriche et Hongrie, les comices agricoles en Italie et en | |||
Belgique, opèrent également les achats collectifs pour leurs membres. | |||
En Allemagne, les sociétés d'achat se rattachent à un vaste système | |||
fédératif qui fait la force des associations agricoles de ce pays. La | |||
plupart d'entre elles appartiennent à la grande fédération nationale, | |||
le « Reichsverband der deutschen landwirtschaftiichen Genossen-schaften»; à un échelon intermédiaire, elles sont groupées en fédérations | |||
d'État ou de province et en sociétés centrales, qui possèdent | |||
comme les unions françaises, leur société d'achats en gros et leurs | |||
magasins. Les syndicats belges ont une organisation analogue. De | |||
même, l'Union des sociétés agricoles de la Suisse orientale possède | |||
un magasin central, dont les achats en gros montent à plusieurs | |||
millions. | |||
Ainsi, de quelque côté que nous portions nos regards, nous | |||
voyons les agriculteurs, comme les consommateurs eux-mêmes, | |||
s'organiser pour leurs achats, relier en fédérations leurs groupes | |||
primaires, concentrer le service des achats en gros dans des sociétés | |||
centrales, de manière à obtenir par leur union des rabais plus considérables | |||
et des garanties plus sérieuses pour la pureté des produits | |||
qui leur sont nécessaires. C'est ainsi que le petit cultivateur, dans | |||
ses achats les plus minimes, s'assure des avantages qu'il n'aurait | |||
jamais pu obtenir isolément, et qui semblaient réservés à la grande | |||
exploitation. | |||
''Sociétés de vente.'' | |||
L'organisation collective de la vente, de | |||
l'expédition et de l'exportation des produits agricoles présente beaucoup | |||
plus de difficultés que celle de l'achat des matières et instruments | |||
nécessaires à l'agriculture. Du côté des administrateurs, elle | |||
suppose l'art de présenter les produits suivant les goûts de la clientèle, | |||
et de les grouper en vue de l'expédition la pratique des procédés | |||
commerciaux, tels que confection des bulletins de prix courants, | |||
envois de prospectus et d'échantillons, emploi de voyageurs et | |||
représentants; la connaissance exacte des marchés, des débouchés, | |||
des conditions économiques, des tarifs de transport et de douane; | |||
en un mot, des capacités et une expérience commerciale qui appartiennent | |||
à des négociants de métier bien plutôt qu'à de simples | |||
agriculteurs délégués dans ces fonctions. De la part des associés eux-mêmes, | |||
il faut obtenir la bonne qualité constante et l'uniformité des | |||
produits, en imposant au besoin des procédés semblables de culture | |||
et de traitement; les associés doivent s'astreindre à fournir des | |||
livraisons régulières, et réserver leur production au syndicat pour | |||
le prix qu'il est en mesure d'offrir, sans se laisser détourner par des | |||
sollicitations étrangères. Ces conditions multiples sont si difficiles à | |||
réunir, que les tentatives d'organisation, beaucoup plus rares jusqu'ici | |||
pour la vente que pour l'achat, ont fréquemment échoué, soit | |||
par incapacité des gérants, soit par indifférence ou mauvaise foi | |||
des associés. Les syndicats qui ont essayé de se constituer en | |||
organes de ventes sous la forme la plus lâche, se bornant à transmettre les commandes à leurs membres sans contracter personnellement, | |||
ont eux-mêmes éprouvé d'assez nombreux insuccès. | |||
Toutefois, le mouvement est commencé, et il a déjà donné des | |||
résultats appréciables dans divers pays. Sans parler encore des | |||
coopératives agricoles de production, si prospères dans certaines | |||
branches, on peut signaler bien des sociétés spécialement instituées | |||
pour la vente des produits agricoles qui fonctionnent aujourd'hui | |||
d'une façon satisfaisante. | |||
En France, les meilleurs résultats ont été obtenus jusqu'à ce jour | |||
par des sociétés locales qui ont organisé la vente des produits spéciaux de leur territoire, légumes verts, fleurs, fraises, huile d'olive, | |||
vins, cidres, beurres et fromages; des syndicats d'exportation se | |||
sont fondés dans les régions qui expédient leurs légumes et leurs | |||
fruits en Angleterre. En outre le Syndicat central des agriculteurs | |||
de France a établi un office qui sert d'intermédiaire entre ses membres | |||
pour les achats et ventes réciproques de semences, fourrages et | |||
aliments du bétail. Au Danemark, sous l'influence de sociétés spéciales, qui se sont fédérées pour centraliser le service et renforcer le | |||
contrôle de la qualité des produits, l'exportation des oeufs a triplé | |||
dans ces dix dernières années. Il existe également des syndicats de | |||
vente pour les légumes et les fruits en Italie et en Californie, pour | |||
les oeufs et la volaille en Irlande, pour les oeufs en Hongrie. | |||
L'Allemagne est le pays qui a fait le plus d'efforts en ce sens. | |||
Nombreuses sont les sociétés agricoles qui ont entrepris la vente du | |||
bétail, des oeufs, du tabac, du houblon et autres produits spéciaux. | |||
Une Société centrale pour la vente des bestiaux a réalisé, en 1902, | |||
un chiffre d'affaires de 100 millions de francs; elle a créé à Berlin un | |||
marché spécial pour le bétail, et elle s'efforce d'étendre les débouchés | |||
au dehors; mais l'absence d'organisations locales est pour elle une | |||
source de faiblesse. Quelques sociétés régionales ont entrepris la | |||
vente du beurre sur une petite échelle; d'autres se sont formées pour | |||
la vente du lait; pendant plusieurs mois, en 1904, l'association des | |||
paysans du Brandebourg a soutenu à Berlin la lutte contre les | |||
commerçants, dans le but de maintenir des prix rémunérateurs et | |||
d'atteindre directement les consommateurs. Des cultivateurs de | |||
betteraves se sont également syndiqués pour défendre leur position | |||
de vendeurs contre le cartel du sucre. | |||
Ces tentatives, si intéressantes soient-elles, ne sauraient avoir une | |||
portée considérable; pour qu'une profonde transformation économique | |||
s'opérât, il faudrait que les agriculteurs parvinssent à organiser | |||
la vente collective d'une denrée de très large consommation | |||
comme le blé. Les Allemands n'ont pas reculé devant les difficultés | |||
du problème. | |||
Dans diverses régions de l'Allemagne et de l'Autriche, des magasins | |||
de blé (''Kornhauser'')de contenance variée ont été construits par | |||
des sociétés coopératives isolées ou affiliées aux grandes fédérations | |||
agricoles, généralement avec le concours du budget de l'État. Le blé, | |||
déposé par les associés, est nettoyé, séché, classé, mélangé suivant | |||
un type uniforme propre à la vente. Les sociétés n'obligent leurs | |||
membres à apporter au magasin la totalité de leur récolte que dans | |||
les régions de grande propriété. Les unes achètent et revendent le | |||
blé à leur compte; les autres se bornent à le recevoir en dépôt et à | |||
servir d'intermédiaires pour la vente, sauf à consentir des avances | |||
aux déposants. Dans les régions exportatrices du nord et de l'est, les | |||
''Kornhauser'' font mieux encore; ils entreprennent eux-mêmes l'exportation, | |||
quand elle leur paraît nécessaire pour dégager le marché | |||
intérieur. | |||
Les ventes ont déjà acquis une certaine importance, puisqu'en 1902 | |||
on les évaluait, pour l'ensemble des 170 sociétés coopératives se | |||
livrant à la vente des céréales, au chiffre de 6 millions de quintaux. | |||
Bien que ce chiffre ne représente encore qu'une petite fraction du | |||
commerce des céréales en Allemagne, il est loin d'être négligeable. | |||
Dès à présent, ces sociétés rendent à leurs membres le service de les | |||
affranchir du commerce; elles participent directement aux adjudications | |||
les plus importantes; grâce à leurs achats fermes ou à leurs | |||
avances, les petits propriétaires, en Bavière et ailleurs, échappent à | |||
la nécessité de vendre à tout prix après la récolte; grâce à elles également, | |||
les cultivateurs, là où elles fonctionnent, reçoivent des prix de | |||
vente locaux qui ne sont pas inférieurs aux cours cotés en bourse. | |||
Pour l'avenir, elles espèrent réussir à former un jour un vaste | |||
cartel qui dominera le marché intérieur, libérera l'agriculture de la | |||
spéculation, régularisera les cours à l'abri des tarifs douaniers, et | |||
réglementera souverainement les emblavures suivant les besoins | |||
présumés de la consommation. Espérance lointaine, si l'on considère | |||
les difficultés de tout genre, le grand nombre et la dispersion des | |||
producteurs, la concurrence du blé étranger, l'ampleur de l'entreprise, | |||
les charges financières qui pèsent sur les sociétés existantes, | |||
leur petit nombre et leur défaut de cohésion; une organisation | |||
collective sérieuse de la vente des produits agricoles ne pourrait se | |||
réaliser que par la multiplication des coopératives locales reliées entre | |||
elles par un cartel. Mais cette espérance suffit à soutenir les agrariens | |||
allemands dans leurs efforts; quelques-uns rêvent déjà d'une | |||
organisation internationale de la vente du blé. De fait, on signale | |||
des magasins coopératifs en Autriche et même aux États-Unis, où | |||
il existe un grand nombre d'''elevators'' coopératifs à côté des grandes | |||
entreprises capitalistes d'emmagasinage. | |||
'' | |||
Sociétés d'assurances, d'élevage, etc.'' | |||
En dehors de l'achat et de la | |||
vente, la coopération, en agriculture, s'applique encore à de multiples | |||
objets. C'est ainsi que l'assurance mutuelle fait de rapides | |||
progrès dans les campagnes, principalement l'assurance contre la | |||
mortalité du bétail. Les petites mutuelles agricoles sont très nombreuses | |||
en France, où elles forment généralement un service annexe | |||
des syndicats d'achat. Aux États-Unis, 2 millions de farmers font | |||
partie de ces sociétés. En Belgique, les sociétés d'assurance mutuelle | |||
contre la mortalité du bétail (842) qui assurent une valeur de | |||
75 millions de francs, se relient dans les grandes fédérations agricoles | |||
à des caisses centrales de réassurance. | |||
Des syndicats se sont encore constitués; en France et à l'étranger, | |||
pour mettre à la disposition de leurs membres des machines coûteuses: | |||
batteuses à vapeur, charrues défonceuses, trieurs à grains, matériel | |||
de vinification, moulins à huile, etc. D'autres ont pour but la défense | |||
commune contre certains fléaux de l'agriculture: phylloxéra et | |||
autres maladies de la vigne, insectes nuisibles, etc. Les syndicats | |||
d'élevage, en France et en Suisse, visent à améliorer les races d'animaux | |||
par le choix des reproducteurs mis à la disposition des associés; | |||
ils tiennent des registres généalogiques qui assurent aux sujets | |||
inscrits une plus-value certaine. Aux États-Unis, les sociétés agricoles | |||
pour l'adduction de l'eau, le transport par eau des céréales et | |||
des fruits, le téléphone et l'éclairage électrique, se chiffrent par | |||
milliers. | |||
''Sociétés agricoles de production.'' | |||
Les coopératives agricoles de production ont un tout autre caractère que les coopératives de production | |||
industrielle. Ce ne sont pas des associations de travailleurs | |||
fournissant à la société leur travail manuel, comme pourraient l'être | |||
du reste, en agriculture même, des sociétés de cultivateurs fusionnant | |||
leurs exploitations pour pratiquer la culture en commun; ce | |||
sont des entreprises annexes, fondées par les cultivateurs en dehors | |||
de leurs exploitations agricoles restées indépendantes, dans le but | |||
de donner à leurs produits une certaine élaboration industrielle et de | |||
les écouler sous leur nouvelle forme. Ici donc, la coopération consiste, | |||
de la part du sociétaire, non pas à fournir son travail - le cas | |||
est exceptionnel - , mais à livrer ses produits et à profiter des services | |||
rendus par la société. | |||
La coopération de production est encore rare, parmi les agriculteurs, | |||
pour la fabrication du pain et la préparation de la viande de | |||
boucherie. Les boulangeries coopératives rurales sont nombreuses, | |||
mais elles ont pour but de distribuer le pain à leurs membres, et doivent être | |||
par conséquent rangées parmi les sociétés de consommation. | |||
Quant aux moulins coopératifs et boulangeries établis par des cultivateurs | |||
de blé pour la vente aux consommateurs, ils sont tout à | |||
fait exceptionnels en France et au dehors; ce n'est guère qu'en Prusse | |||
que les moulins coopératifs ont pris quelque extension. Du côté des | |||
éleveurs, les tentatives faites pour créer des abattoirs et des boucheries | |||
coopératives vendant la viande au détail ont généralement échoué, | |||
à cause del'indifférence des associés ou de l'indélicatesse des gérants. | |||
Pour les deux articles les plus importants de l'agriculture et de l'alimentation, | |||
le pain et la viande, les producteurs ne sont donc pas encore | |||
parvenus à établir des relations directes avec les consommateurs. | |||
De même, les coopératives agricoles sont encore peu nombreuses | |||
dans certaines industries dérivées telles que la brasserie, la féculerie, | |||
la fabrication des conserves, de l'huile, du sucre, de la chicorée, etc. | |||
Les distilleries coopératives, il est vrai, paraissent s'accroître dans | |||
certains pays; mais il en est peu qui soient de véritables entreprises | |||
coopératives, formées par des producteurs agricoles. Peut-être la | |||
coopération s'étendra-t-elle un jour dans ces différentes industries | |||
de transformation; mais, actuellement, il faut reconnaître qu'elle y | |||
est très peu développée. | |||
Au contraire, la coopération s'est appliquée avec un plein succès à | |||
la production du beurre et du fromage. La concentration de l'industrie | |||
du beurre dans les laiteries coopératives est une conséquence de | |||
l'introduction des écrémeuses centrifuges à vapeur. Du jour, en effet, | |||
ou la fabrication du beurre est devenue mécanique, elle a dû sortir | |||
de la sphère des préparations domestiques qui se font à la ferme; elle | |||
réclamait un mode de travail collectif, et des capitaux qui ne pouvaient | |||
se détourner de l'agriculture; elle cessait donc d'être une | |||
occupation accessoire des cultivateurs pour devenir une industrie | |||
distincte. Mais comme elle n'exigeait pas des capitaux aussi considérables | |||
que la fabrication du sucre, elle convenait parfaitement à la | |||
coopération. | |||
Pour la fondation d'une laiterie, un certain nombre d'herbagers | |||
s'associent; ils apportent leurs capitaux, ou bien ils empruntent le | |||
surplus nécessaire; ils s'engagent à fournir tout leur lait à la coopérative, | |||
et, après avoir fixé la rémunération du capital à un taux invariable, | |||
ils se répartissent l'excédent du bénéfice au prorata du lait | |||
qu'ils ont livré. Cette combinaison est éminemment favorable aux | |||
petits cultivateurs; grâce à l'association, ils produisent le beurre suivant | |||
les procédés les plus perfectionnés, en réalisant de notables économies | |||
ils utilisent les sous-produits dans des porcheries annexes; | |||
ils organisent la vente et les envois à l'étranger. La société coopérative | |||
contrôle la qualité des livraisons, garantit la pureté des produits, | |||
et agit sur ses membres pour l'amélioration du bétail et des pâtures. | |||
Aussi les laiteries coopératives sont-elles devenues, depuis une | |||
vingtaine d'années, un organe essentiel de l'économie rurale dans | |||
tous les pays de pâturages, principalementpour les petits cultivateurs | |||
possédant une ou deux vaches. En France, leur groupe principal se | |||
trouve dans les Charentes et le Poitou, où elles se sont réunies en | |||
Association centrale pour les achats collectifs; l'Association se compose | |||
de 50000 cultivateurs possédant chacun deux vaches en | |||
moyenne, et réalise un chiffre de ventes de 24 millions; mais elle n'a | |||
pas encore su organiser l'exportation. En Belgique, les laiteries coopératives | |||
comprennent 47 000 sociétaires, et vendent pour 22 millions | |||
de produits. En Irlande, elles ont 24000 membres et font un | |||
chiffre d'affaires semblable. En Allemagne, elles sont très nombreuses | |||
un millier d'entre elles, 1200 sur 2542, réunies dans le | |||
Reichsverband, comptent 110000 adhérents, et leur paient dans | |||
l'année 123 millions de francs pour le lait qu'elles en reçoivent. On | |||
les rencontre encore en Suisse, dans l'Italie du Nord, au Tyrol, en | |||
Hollande, en Hongrie, en Suède et Norvège, en Finlande, aux Etats- | |||
Unis, au Canada, jusqu'en Australie, en Nouvelle-Zélande et en | |||
Sibérie. Partout elles s'ingénient à trouver des débouchés; elles | |||
fondent des agences et magasins de vente, installent des services | |||
frigorifiques pour le transport, et cherchent généralement, avec | |||
l'appui des pouvoirs publics, à conquérir le marché anglais. | |||
Mais c'est surtout au Danemark que les paysans, associés dans les | |||
laiteries coopératives, ont obtenu les plus beaux résultats. Dans ce | |||
pays, les petits propriétaires cultivateurs, qui occupent la plus | |||
grande partie du sol, sont presque tous affiliés à des sociétés agricoles | |||
comme consommateurs ou comme producteurs. Les laiteries | |||
coopératives, qui comprennent 150000 membres, attirent à elles | |||
presque tout le lait du pays en offrant les prix les plus avantageux, | |||
et vendent annuellement du beurre pour une somme de 210 millions de | |||
francs. Elles ont su faire l'éducation du cultivateur comme herbager | |||
et nourrisseur. Elles ont aussi organisé l'exportation sur des | |||
bases excellentes fédérées dans ce but, elles donnent à leurs produits | |||
la garantie d'une marque unique, les préparent suivant les convenances | |||
particulières de leur clientèle anglaise, et sont ainsi parvenues | |||
à fournir à l'Angleterre près de la moitié du beurre que ce pays | |||
demande à l'étranger. Les exportations de beurre danois se sont élevées | |||
en vingt-deux ans de 28 à 213 millions de francs; ce succès peut | |||
être attribué complètement à la coopération, dont les premiers essais | |||
ne remontent pas au delà de 1883. | |||
Il faut mettre en regard de ces résultats ceux qui ont été obtenus | |||
par les abattoirs et les fabriques coopératives de salaisons de porc, | |||
industrie annexe de celle du beurre un débit de 60 millions de francs, | |||
un même élan donné à l'exportation vers l'Angleterre. Les coopératives | |||
agricoles danoises sont devenues les principaux fournisseurs | |||
des sociétés de consommation anglaises. Des relations permanentes | |||
se sont établies entre les Unions danoises d'exportation et les ''Wholesales'', | |||
et leurs marchés portent sur le lait, le beurre, le lard et les | |||
oeufs par quantités considérables (63 millions de fr. en 1903). | |||
Ce mouvement coopératif au Danemark est d'autant plus remarquable, | |||
qu'il est dû à l'initiative des petits cultivateurs; les propriétaires | |||
des grandes fermes et des châteaux n'y ont adhéré que plus tard, | |||
sous l'empire de la nécessité. Les laiteries coopératives, en donnant | |||
de plus hauts prix et en exerçant un contrôle rigoureux sur les | |||
livraisons de leurs membres, ont triomphé des fabriques capitalistes; | |||
celles-ci disparaissent peu à peu devant la concurrence coopérative. | |||
Le même phénomène s'observe d'ailleurs en Suède, en Belgique, dans | |||
l'ouest de la France et aux États-Unis. | |||
Dans divers pays comme l'Italie du Nord, les laiteries coopératives | |||
fabriquent en même temps du fromage; ailleurs, les fromageries coopératives existent à l'état distinct. Ainsi fonctionnent les nombreuses | |||
et antiques fruitières de la Suisse et du Jura français, modestes associations qui peuvent se constituer avec un capital très restreint. Des | |||
sociétés semblables existent encore en Allemagne, en Hollande et dans | |||
d'autres pays. Mais la fabrication du fromage, n'exigeant pas un | |||
matériel coûteux, se fait souvent encore à la ferme, et ne réclame pas | |||
la coopération comme la fabrication du beurre. | |||
Il reste enfin à signaler, parmi les coopératives agricoles de production, les caves coopératives, ''Winzervercine'' de l'Allemagne et de | |||
la Suisse, ''Kellereigenossenshaften'' de la Transylvanie et du Tyrol, | |||
''Cantine sociali'' italiennes. Il faut aller dans les vallées de l'Ahr, du | |||
Rhin et de la Moselle pour voir, comme au Danemark, ce que peut | |||
réaliser le paysan par ses propres efforts, quand il est animé d'un | |||
esprit d'association résolu et agissant. Par leurs coopératives, les | |||
petits vignerons ont su se contraindre réciproquement à l'amélioration de leurs procédés de culture, créer des caves collectives, appliquer | |||
les méthodes scientifiques à la vinification et à la conservation | |||
du vin, et obtenir un produit parfaitement sain, durable et homogène Ils ont entrepris d'organiser la vente et d'atteindre directement | |||
le consommateur; leurs efforts dans cette voie, contrariés | |||
par les résistances du commerce de détail, ont été peut-être moins | |||
heureux; mais les conventions passées par les coopératives viticoles | |||
avec les syndicats de négociants en vins paraissent donner de bons | |||
résultats. | |||
''Sociétés de crédit : caisses rurales.'' | |||
L'agriculteur a besoin de crédit, puisque la culture intensive exige des capitaux; le paysan, | |||
jadis opprimé par l'usurier, a appris à s'en procurer par l'association. | |||
Dans les caisses rurales, les associés se fournissent mutuellement le | |||
crédit, soit en apportant des capitaux, soit en les empruntant sous | |||
leur responsabilité collective, limitée ou solidaire. Les caisses locales | |||
reçoivent les épargnes en dépôt, font des avances à leurs membres | |||
ou escomptent leurs effets; les caisses centrales des unions fournissent parfois aux caisses affiliées le fonds de roulement, réescomptent | |||
les effets, et règlent les mouvements de fonds entre les caisses | |||
locales suivant leurs besoins particuliers. | |||
Depuis les premières fondations des grands initiateurs, Raiffeisen | |||
et Schulze-Delitzsch, qui remontent à un demi-siècle à peine, la coopération | |||
de crédit a pris un immense développement dans certains | |||
pays. L'Allemagne, qui en fut le berceau, tient la tête du mouvement : 13 000 sociétés de crédit, la plupart affiliées au Reichsverband, | |||
d'autres à des Unions régionales moins considérables, d'autres enfin, comprenant à la fois des agriculteurs, des commerçants et des industriels, à l'Union générale des sociétés Schulze-Delitzsch; un personnel de 1 600 000 membres, composé de cultivateurs pour les trois quarts; un capital, actions et fonds de réserve , de 370 millions de francs; un chiffre d'avances, en fin d'année (1903), dépassant 2 milliards; | |||
pour compléter le système et fortifier les sociétés locales, des caisses | |||
centrales établies par les grandes Unions; au sommet, la Caisse | |||
centrale des associations coopératives, créée par l'État pour faire des | |||
avances à un taux modéré et remplir l'office de banque régulatrice | |||
des mouvements de fonds; tel est l'imposant édifice du crédit coopératif | |||
en Allemagne. | |||
Aucun pays ne peut rivaliser avec cette vaste et puissante organisation germanique; toutefois l'Autriche présente elle-même un ensemble considérable de 5 600 caisses de crédit, avec 1 325 000 adhérents | |||
et un capital de 165 millions de francs. Partout ailleurs, les | |||
caisses rurales jouent un rôle plus modeste; mais si la Suisse et le | |||
Danemark n'en comptent qu'un petit nombre, si les pays anglo- | |||
saxons paraissent décidément réfractaires à cette forme de la coopération, | |||
les banques agricoles progressent sensiblement en Hongrie | |||
(1630 sociétés, 367000 adhérents), en Italie, en Roumanie, en Russie, | |||
en Serbie, en Belgique et en Hollande. La France est un des pays où | |||
l'organisation du crédit agricole est la moins avancée 1500 caisses | |||
rurales, la plupart très restreintes, 41 caisses régionales, un chiffre | |||
de prêts ne dépassant pas annuellement 65 millions, c'est peu relativement | |||
à l'Allemagne et à l'Autriche; mais le mouvement y est | |||
encore récent. | |||
§ 2. La coopération dans la petite industrie et le petit commerce. | |||
''Sociétés d'achat, de vente, d'emmagasinage, d'ateliers.'' | |||
Si la coopération présente de si grands avantages pour les petits exploitants | |||
en agriculture, il semble qu'elle ne leur serait pas moins utile | |||
dans l'industrie et le commerce; les artisans et détaillants, beaucoup | |||
plus menacés que les petits cultivateurs par la concurrence des | |||
grandes entreprises, devraient même, semble-t-il, montrer plus d'empressement | |||
encore à s'associer pour l'achat, l'emmagasinage, la | |||
rente et autres opérations qui peuvent se faire en commun sans | |||
porter atteinte à l'autonomie des entreprises. Il n'en est rien cependant, | |||
et l'action collective, si générale à notre époque, si féconde en | |||
résultats bienfaisants dans le monde agricole, ne paraît nullement | |||
appréciée dans la petite bourgeoisie. Ignorée dans la plupart des | |||
pays, la coopération entre artisans ou commerçants ne fait aucun | |||
progrès là où elle a été tentée; tout au plus peut-on constater quelques | |||
succès dans le domaine du crédit coopératif. | |||
L'étroitesse de l'horizon habituel, l'esprit individualiste, l'inertie, | |||
la méfiance réciproque, sont sans doute les causes de cette faiblesse. | |||
Certes, la mentalité ordinaire du paysan ne semble pas plus favorable | |||
à l'association que celle de l'artisan ou du boutiquier; mais | |||
les intérêts des cultivateurs d'une même région ne sont pas antagonistes | |||
comme ceux des petits industriels ou des petits commerçants | |||
d'une même ville, la concurrence ne les oppose pas les uns aux | |||
autres de la même manière. Il faut ajouter qu'en agriculture, les | |||
intérêts sont solidaires non seulement entre petits exploitants, mais | |||
même entre petits et grands, de sorte que bien souvent ce sont les | |||
grands propriétaires et agriculteurs qui ont pris l'initiative des | |||
syndicats et qui les ont soutenus. Les artisans et débitants ne pouvaient | |||
trouver le même appui chez les grands industriels ou négociants, | |||
leurs concurrents directs et leurs adversaires naturels. Loin | |||
de là, ce sont les fabricants et fournisseurs qui combattent avec le | |||
plus d'acharnement les sociétés d'artisans, et qui les écrasent avant | |||
même leur naissance en menaçant les adhérents de leur supprimer | |||
tout crédit. | |||
Aussi les petits exploitants de l'industrie et du commerce ne sont-ils | |||
guère sortis de leur isolement. L'Allemagne, l'Autriche-Hongrie, | |||
la Belgique sont à peu près les seuls pays où l'on ait essayé d'introduire | |||
la coopération sous d'autres formes que les banques populaires, | |||
pour fortifier la position de la petite industrie et du petit commerce. | |||
Parmi ces coopératives, les unes ont pour objet l'achat collectif des | |||
matières premières et instruments de travail, ou des marchandises | |||
de commerce; il s'agit, en effet, d'affranchir l'artisan ou le détaillant | |||
de l'étroite dépendance des grands industriels et des négociants en | |||
gros; mais ces sociétés ne sont possibles que si les associés ont | |||
besoin de marchandises uniformes. D'autres ont pour but la création | |||
et l'entretien d'un atelier collectif, où les sociétaires trouvent le | |||
local, certains instruments d'un usage commun, parfois même la | |||
force motrice, sans être cependant associés pour la production et la | |||
vente comme dans une coopérative de production. D'autres, enfin, | |||
établissent un magasin social pour l'exposition et la vente des | |||
produits de leurs membres. Ces diverses associations peuvent rendre | |||
de réels services aux détaillants, aux artisans indépendants, et | |||
même aux travailleurs de l'industrie à domicile plus ou moins subordonnés | |||
aux fabricants et négociants. | |||
Ainsi, dans certaines villes d'Allemagne, d'Autriche-Hongrie et de | |||
Belgique, des boulangers se sont associés pour leurs achats de bois | |||
et de farine, des cordonniers pour le cuir, des tailleurs pour les | |||
étoffes, des menuisiers et ébénistes pour l'achat du bois et l'établissement | |||
d'un atelier. Des ébénistes, des horlogers ont fondé des | |||
magasins de vente où ils exposent leurs produits, qui sont vendus | |||
pour le compte de chacun; des bouchers sont associés pour la vente | |||
des sous-produits. On cite encore des ateliers collectifs chez les | |||
tailleurs à Zurich, Genève et Lausanne, chez les ouvriers en pipes et | |||
en boutons à Vienne, des sociétés d'achat et de vente fondées par des philanthropes pour certaines catégories de travailleurs à domicile, cloutiers d'Hermeskeil près Coblentz, fabricants d'ustensiles en | |||
bois de la Forêt Noire, brodeurs du Salzkammergut. Mais ces sociétés | |||
ne sont ni nombreuses ni importantes; en Allemagne on en compte 300 tout au plus, et malgré l'appui qu'elles ont rencontrés, elles n'ont fait aucun progrès depuis l'origine (1865). En Hongrie, les | |||
coopératives d'artisans rendent des services incontestables, mais il | |||
leur faut les subventions de l'État. Quant à la coopération de production, | |||
elle a totalement échoué parmi les travailleurs de l'industrie | |||
à domicile, qui paraissent incapables de s'entendre pour répartir les | |||
commandes et exécuter le travail dans des conditions uniformes | |||
''Corporations de métiers.'' | |||
Bien que les corporations de métiers ne soient pas des sociétés coopératives, et qu'elles présentent plutôt | |||
le caractère d'associations professionnelles, j'en dirai quelques mots | |||
ici même, pour grouper les diverses institutions qui tendent au relèvement | |||
des métiers. | |||
En Autriche, en Allemagne, en Belgique et en Suisse, des efforts | |||
ont été faits par la petite bourgeoisie commerçante et industrielle, et, | |||
à côté d'elle, par les partis conservateurs, pour obtenir des pouvoirs | |||
publics des mesures propres à soutenir la situation ébranlée des | |||
classes moyennes; c'est la ''Mittelstandpolitik''. Des ligues se sont formées, | |||
des congrès se sont réunis pour défendre cette politique et | |||
discuter les questions qui intéressent le petit commerce et la petite | |||
industrie : concurrence des grands magasins et des coopératives, | |||
concurrence par le colportage, la vente à l'encan des marchandises | |||
neuves et les liquidations fictives, extension du crédit populaire, | |||
régime légal des faillites, etc. En général, les ligues du petit commerce, | |||
qui existent dans tous les pays, réclament surtout des lois | |||
fiscales rigoureuses et des mesures restrictives à l'égard des grands | |||
magasins et des coopératives; leur influence sur la législation a été | |||
particulièrement sensible en Allemagne. En outre, le parti des | |||
métiers a inscrit dans son programme deux points principaux la | |||
corporation obligatoire, et la preuve de capacité à l'entrée du métier. | |||
Il a triomphé, au moins partiellement, en Allemagne et surtout en | |||
Autriche. | |||
En Autriche, la corporation obligatoire fonctionne depuis 1883; | |||
dans les circonscriptions où elle est formée, elle comprend tout le | |||
personnel d'un ou plusieurs corps de métiers; mais ce sont les | |||
maîtres qui l'administrent; les ouvriers, simples adhérents, ne participent | |||
à la gestion que d'une façon très limitée, par l'intermédiaire | |||
de quelques délégués. Les fonctions de la corporation consistent à | |||
réglementer l'apprentissage, à instituer des tribunaux d'arbitrage, | |||
des offices de placement, des caisses de secours, des institutions | |||
économiques comme les sociétés coopératives, et à organiser l'enseignement | |||
professionnel. Pour l'accès de la maîtrise, on n'exige pas | |||
d'examen de capacité; mais il faut avoir exercé le métier pendant un | |||
certain nombre d'années. Certains statuts établissent même une | |||
proportion fixe entre le nombre des apprentis et celui des compagnons. | |||
En Allemagne, il existait en 1896 de nombreuses corporations et | |||
associations libres de métiers. Dans les congrès tenus par ces associations, | |||
on réclamait la corporation obligatoire. La loi de 1897, tout | |||
en laissant subsister les corporations libres, a donné aux autorités | |||
administratives la faculté d'instituer des corporations obligatoires | |||
sur la demande de la majorité des intéressés, à la condition qu'elles | |||
soient composées de métiers semblables ou connexes, et qu'elles comprennent | |||
un nombre de membres suffisant. En outre, la loi introduit | |||
la preuve de capacité sur examen, mais sans en faire une condition | |||
d'accès du métier; le titre de maître est purement honorifique. Les | |||
attributions sont les mêmes qu'en Autriche, à quelques légères différences | |||
près; mais, les ouvriers ont une participation plus large à la | |||
gestion des services communs. Enfin la loi établit des groupes plus | |||
étendus, comités locaux de corporations différentes, chambres de | |||
métiers, union de corporations d'un même métier, qui doivent gérer | |||
des services centralisés. | |||
En Allemagne, il parait que la constitution des corporations obligatoires | |||
présente de grosses difficultés, et qu'elle se heurte à la | |||
résistance ou à l'inertie des intéressés, principalement dans l'Allemagne | |||
du Sud et de l'Ouest, où l'on préfère l'association libre; | |||
en 1899, l'Union des corporations libres y comptait 705 corporations | |||
et 83 000 membres. | |||
En Autriche, d'après un rapport de M. de Philippovich, professeur | |||
à l'Université de Vienne, en 1897, le résultat est franchement négatif. | |||
Les corporations, destinées à entretenir l'esprit de corps et le sentiment | |||
de l'honneur du métier, ne rencontrent guère que l'indifférence. | |||
Loin de comprendre tout le personnel des métiers, dans beaucoup de | |||
régions, elles ne sont même pas formées; ailleurs, elles sont minuscules : | |||
la plupart se composent de métiers différents qui n'ont pas | |||
d'intérêts communs; toutes disposent de ressources très médiocres; | |||
aussi n'est-il pas étonnant qu'elles montrent peu d'activité. Il y | |||
avait, en 1894, 5 317 corporations, renfermant 554 000 maîtres, | |||
518 000 ouvriers et 174 000 apprentis; mais, sur ce nombre, les trois | |||
cinquièmes seulement des corporations avaient organisé des assemblées | |||
d'ouvriers et des tribunaux d'arbitrage, un cinquième avaient | |||
institué des caisses de secours les écoles professionnelles et offices | |||
de placement étaient très rares, et les institutions économiques à peu | |||
près nulles. Quant à l'apprentissage, il est délaissé; les corporations | |||
négligent de protéger les apprentis contre les maîtres, qui les transforment | |||
trop souvent en manoeuvres ou en garçons de courses. | |||
L'ancien esprit d'exclusivisme se manifeste sous les mêmes formes | |||
que dans l'ancien régime : conflits de compétence entre les métiers, | |||
droits élevés exigés de ceux qui veulent ouvrir un nouvel atelier, | |||
faveurs accordées aux fils de maîtres, etc. Dans ces dernières années, | |||
il est vrai, des progrès ont été accomplis, grâce aux instructeurs | |||
corporatifs, et aux encouragements donnés à l'enseignement technique et aux coopératives. Mais le placement, l'assistance, la juridiction | |||
professionnelle fonctionnent en dehors de la corporation; | |||
l'institution reste inerte, incapable de soutenir le métier contre la | |||
fabrique | |||
Néanmoins, le parti de la petite industrie en Autriche ne se tient | |||
pas pour battu. Si la restauration a échoué, c'est qu'elle est incomplète; | |||
il faut faire entrer la grande industrie dans la corporation, et | |||
exiger de tous la preuve de capacité; il faut interdire absolument | |||
l'industrie à domicile; après cela, les corporations pourront régler | |||
la production, organiser le marché et régir les prix. On rêve de cartels | |||
embrassant à la fois l'échoppe du savetier et la grande usine mécanique | |||
de chaussures. | |||
En somme, ni la corporation obligatoire, ni la coopération libre | |||
n'ont réussi dans la petite industrie l'éducation des intéressés n'est | |||
pas faite. Seule, l'association libre entre petits commerçants pour la | |||
défense de leurs intérêts paraît avoir été pratiquée avec succès, parce | |||
qu'elle n'implique pas coopération effective en vue de fonder et d'entretenir | |||
une institution commune. | |||
''Sociétés de crédit banques populaires.'' | |||
Toutefois, il est une | |||
forme de la coopération qui a mieux réussi que les autres dans les | |||
milieux de petite bourgeoisie; c'est la coopération de crédit. L'accès | |||
du crédit à un taux modéré est d'une importance capitale pour les | |||
petits industriels et commerçants qui veulent se procurer un capital | |||
d'exploitation, ou qui font escompter leurs effets au cours de leurs | |||
opérations commerciales; le crédit à bon marché leur est nécessaire | |||
pour soutenir sans trop de désavantage la concurrence des grandes | |||
entreprises. Nul d'entre eux ne peut se passer d'un certain capital, | |||
surtout dans les villes, où la moindre exploitation suppose un | |||
magasin, des approvisionnements de matières et de marchandises, | |||
et un certain fonds de roulement. Or, bien souvent, le petit industriel | |||
ou commerçant ne peut guère fournir d'autre garantie que ses | |||
aptitudes, son travail et son honnêteté. De là le besoin de recourir | |||
à l'association, pour fournir aux bailleurs de fonds la garantie d'une | |||
responsabilité collective. Dans les sociétés coopératives de crédit, les | |||
associés se procurent des avances ou font escompter leurs effets à | |||
des conditions moins onéreuses que chez le prêteur sur gage, ou | |||
même que dans les banques ordinaires; par là, ils s'initient à la | |||
pratique du compte courant et des effets domiciliés en banque. | |||
Nulle part on ne voit des sociétés de crédit mutuel composées | |||
exclusivement d'artisans et de petits commerçants; leur champ | |||
d'action serait trop étroit. Ainsi en Allemagne, où le crédit populaire | |||
a pris la plus grande extension, l'Union générale des sociétés Schulze- | |||
Delitzsch, qui réunit 542 000 adhérents dans ses 960 banques populaires, | |||
n'en compte que 26 p. 100 dans la petite industrie (au lieu de | |||
37 p. 100 en 1871), et 10 p. 100 dans le commerce; les autres sont | |||
agriculteurs ou appartiennent à des professions diverses. La proportion | |||
est certainement beaucoup plus faible dans le Reichsverband, | |||
dont les caisses ont un caractère presque exclusivement rural. La | |||
petite bourgeoisie ne participe donc que dans une mesure assez restreinte | |||
à l'immense développement du crédit coopératif en Allemagne. | |||
La situation est à peu près la même dans l'Italie du Nord, où les | |||
banques populaires, nombreuses et prospères, ne recrutent guère | |||
qu'un quart de leurs membres dans la petite industrie et le petit | |||
commerce. Toutefois, la proportion est dépassée dans quelques institutions | |||
coopératives de crédit; à la Banque coopérative milanaise, | |||
les artisans et détaillants forment les quatre cinquièmes des sociétaires | |||
et détiennent les deux tiers des actions; à Bologne, la Banque | |||
populaire fait le tiers de ses opérations avec des associés de cette | |||
catégorie. Ces sociétés, établies dans les villes principales, créent des | |||
succursales dans les petites localités, et forment des unions régionales | |||
qui se fédèrent elles-mêmes; le montant annuel de leurs | |||
avances et escomptes dépasse 800 millions; dans la plupart des | |||
sociétés, la moyenne par opération reste néanmoins assez faible, | |||
attestant ainsi le caractère populaire de l'institution. | |||
En dehors de l'Allemagne, de l'Italie, peut-être aussi de l'Autriche | |||
et de la Belgique, le crédit coopératif joue un rôle insignifiant dans | |||
la petite industrie et le petit commerce. | |||
===Section 3. Relations entres les différentes branches de la coopération.=== | |||
Quelque incomplet que soit le tableau qui vient d'être présenté, il | |||
permet de jeter un coup d'oeil d'ensemble sur le mouvement coopératif. | |||
La coopération ne rencontre pas partout un terrain favorable; | |||
certaines couches de la population y sont réfractaires, certains pays | |||
y restent encore étrangers, et ceux mêmes qui marchent à la tête du | |||
mouvement pour certaines formes de la coopération restent en | |||
arrière pour d'autres. Mais que de résultats obtenus, surtout depuis | |||
vingt ans! Quelle puissance de vie chez ces associations, dans les | |||
pays où elles ont atteint leur plus haut développement! En Angleterre, | |||
ce sont les sociétés de consommation, les Building Societies, | |||
les Friendly Societies; aux États-Unis, les Building Societies; en | |||
Allemagne et en Autriche, les caisses rurales; en Italie, les banques | |||
populaires; en France, les syndicats agricoles d'achat; au Danemark, | |||
les laiteries coopératives; en Suisse, les syndicats d'élevage; en Belgique, | |||
les sociétés de tout genre, urbaines et rurales. Chaque pays, | |||
suivant le caractère propre de ses habitants et la nature de ses | |||
productions, donne l'exemple aux autres dans l'une des branches | |||
da la coopération. Et partout, ce sont les individualités les plus | |||
faibles, au moins dans les classes placées au-dessus du niveau de la | |||
misère, qui recourent à l'association, parce qu'elles comprennent, | |||
mieux tous les jours la vérité du vieil adage. Les associations, à leur tour, | |||
le comprennent comme les individus; elles se fédèrent suivant | |||
leurs affinités pour accroître leur puissance économique. | |||
Mais ce n'est pas tout de former des liens fédératifs entre sociétés | |||
coopératives du même genre; il est aussi important d'en établir entre | |||
les différentes branches de la coopération, et même entre les coopératives, | |||
mutualités, caisses d'épargne et syndicats professionnels. Le | |||
mouvement en ce sens est plus ou moins avancé suivant les pays : | |||
il est intéressant d'en noter les symptômes, fussent-ils encore peu | |||
accentués, parce que ces premières ébauches d'un régime fédératif | |||
complexe sont peut-être grosses d'avenir. | |||
Dans la forme la plus simple, l'union des différents modes coopératifs | |||
se réalise lorsqu'une société se charge de plusieurs services | |||
mutuels. Ainsi les syndicats agricoles français, dont le but essentiel | |||
est l'achat en commun des matières nécessaires à l'agriculture, organisent | |||
aussi parfois des services de crédit agricole, d'assurance | |||
mutuelle contre les maladies du bétail, d'assistance mutuelle en cas | |||
de maladie. En Allemagne, beaucoup de caisses rurales se chargent | |||
des achats et ventes collectifs pour leurs membres, les sociétés pour la | |||
vente du blé distribuent le crédit agricole, etc. | |||
D'autre part, il est très fréquent que les associations d'une certaine | |||
catégorie provoquent, par leurs encouragements et leur concours financier, | |||
la création de coopératives d'une autre sorte. Ainsi, dans les | |||
pays où les caisses rurales ont pris une grande importance, c'est elles | |||
qui forment la base de toutes les autres sociétés agricoles; avec les | |||
dépôts dont elles ne trouvent pas l'emploi dans leurs opérations de | |||
crédit ordinaire, elles organisent et créditent d'autres coopératives, | |||
sociétés d'achat et de vente, syndicats pour l'usage des machines | |||
agricoles, magasins de blé, laiteries, caves coopératives. Ailleurs, où | |||
les syndicats agricoles ont été la première forme de l'association | |||
rurale, c'est eux qui ont créé des sociétés distinctes de crédit et d'assurance | |||
tel est le cas pour la France. De même, les sociétés de consommation | |||
anglaises emploient une grande partie de leurs fonds dans d'autres sociétés coopératives, de construction et de production; | |||
elles possèdent ainsi les deux cinquièmes du capital des sociétés | |||
indépendantes de production. Dans certaines villes du continent, les | |||
syndicats ouvriers sont l'assise sur laquelle reposent les sociétés de | |||
consommation; les syndicats fondent des magasins coopératifs, leur procurent | |||
la clientèle, et les chargent de gérer certains services syndicaux | |||
comme l'assistance en cas de maladie et de chômage (Union | |||
ouvrière d'Amiens). | |||
L'Italie a su établir entre les diverses branches de la coopération, | |||
de l'épargne et de la mutualité des liens multiples et entre-croisés. | |||
Là, les caisses d'épargne et les sociétés de consommation fournissent | |||
des capitaux aux banques populaires; les sociétés de secours mutuels | |||
fondent aussi des banques populaires et autres coopératives; les | |||
caisses rurales et banques populaires, à leur tour, contribuent, | |||
comme les caisses d'épargne et autres sociétés, à créditer les coopératives | |||
de production agricoles et industrielles et les sociétés de construction; | |||
toutes ces institutions, par des encouragements, des avances | |||
et des escomptes, se prêtent un mutuel appui, parce qu'elles poursuivent | |||
en commun le double but d'améliorer la condition des travailleurs | |||
au moyen de l'association, et d'employer les épargnes locales | |||
dans la région où elles ont été recueillies. | |||
En Allemagne, ces relations entre coopératives de diverses sortes | |||
sont d'autant plus étroites que les grandes Unions sont composées de | |||
sociétés de toute espèce. Ainsi l'union générale des sociétés Schulze-Delitzsch, qui a un caractère plutôt urbain que rural, compte à la fois | |||
des banques populaires, des sociétés de consommation, des sociétés | |||
de construction et quelques autres, au total près de 1 500 sociétés, | |||
qui se fournissent naturellement une aide réciproque. Dans l'ordre | |||
agricole, depuis la fusion des grandes Unions de Neuwied et de | |||
Darmstadt en 1905, le Reichsverband comprend 16 000 sociétés coopératives | |||
de toute nature avec 1 400 000 membres; des milliers de | |||
caisses rurales, sociétés d'achat et de vente, laiteries et autres coopératives | |||
agricoles, groupées dans cette immense fédération, sont en | |||
rapports réguliers les unes avec les autres et se soutiennent mutuellement. | |||
II en est de même en Autriche, où 3 600 sociétés agricoles, | |||
groupées en unions par nationalité, se trouvent réunies dans l'Union | |||
générale des sociétés coopératives agricoles. C'est ainsi encore que | |||
l'Union des sociétés agricoles de la Suisse orientale comprend à la | |||
fois des syndicats agricoles et des sociétés de consommation, de sorte | |||
que son magasin de gros de Winterthur fournit autant de denrées et | |||
articles de ménage que de semences et engrais. | |||
Mêmes groupements composites en Belgique. Chez les populations | |||
urbaines, les organisations socialistes et catholiques présentent | |||
toutes ce caractère d'amalgamation complexe. Les fédérations régionales | |||
socialistes, dont la Fédération ouvrière gantoise est le type, | |||
relient entre elles toutes les institutions coopératives, mutualistes, | |||
syndicales et autres du parti socialiste dans une ville ou une région. | |||
Les gildes locales catholiques ont une constitution analogue, et la | |||
grande Ligue démocratique belge, qui compte 115 000 membres, se | |||
compose de 700 sociétés catholiques de tout genre. Pour les populations | |||
rurales, la Ligue des paysans de Louvain et les autres fédérations | |||
agricoles régionales réunissent des gildes rurales ou sociétés | |||
d'achat, des caisses rurales, des laiteries coopératives, des sociétés d'assurance | |||
contre la mortalité du bétail, des syndicats d'élevage, etc.; | |||
elles ont institué, à l'usage de leurs groupes locaux, des services | |||
centralisés pour l'achat en gros des matières nécessaires à l'agriculture, | |||
pour le crédit et la réassurance; cette puissante organisation | |||
fédérative, formée sous les auspices du parti catholique, date de quelques | |||
années et se fortifie tous les jours. | |||
Il paraît naturel qu'un courant régulier d'affaires s'établisse entre | |||
sociétés de production ou de vente et sociétés de consommation, les | |||
unes fournissant aux autres les denrées et articles fabriqués qui peuvent | |||
entrer dans la consommation populaire. En fait, ces rapports | |||
existent déjà sur certains points. Les sociétés de consommation | |||
anglaises ne se contentent pas de produire pour leur compte; elles | |||
sont aussi les meilleures clientes des sociétés de production, auxquelles | |||
elles fournissent capitaux et débouchés. Elles sont aussi les | |||
clientes de certaines sociétés agricoles de production étrangères; | |||
nous savons que les laiteries coopératives danoises envoient une | |||
grande partie de leur beurre à la'' Wholesale'' anglaise. En Allemagne, | |||
les ''Winzervereine'', les laiteries coopératives et syndicats agricoles de | |||
vente fournissent les sociétés de consommation de Berlin et de Westphalie. | |||
En France, les sociétés coopératives de la région parisienne | |||
s'adressent aussi à des syndicats viticoles pour leurs achats de vin; | |||
la Verrerie ouvrière d'Albi, dont les actions ont été souscrites parles | |||
diverses associations ouvrières, trouve chez elles sa clientèle la plus | |||
sûre. | |||
Toutefois, ces relations entre sociétés de production et sociétés de | |||
consommation sont encore rares. Est-ce, comme on l'a dit parfois, à | |||
cause des divergences naturelles qui existent entre ruraux et citadins? | |||
Faut-il attribuer le fait à l'incapacité commerciale des administrateurs | |||
dans les sociétés agricoles, au défaut de loisir ou à l'indifférence des | |||
gérants dans les sociétés de consommation? La vraie raison, c'est | |||
que l'organisation parallèle des deux groupes n'est pas encore assez | |||
avancée. En Angleterre, ce sont les associations rurales qui font | |||
défaut; sur le continent, ce sont les sociétés urbaines de consommation | |||
qui sont en retard. Mais le jour où des fédérations se seront | |||
solidement constituées de chaque côté, avec un organe central chargé | |||
des opérations commerciales, il est inévitable que ces organes se rapprochent | |||
et établissent entre eux des rapports d'affaires permanents. | |||
Le mouvement coopératif ne peut pas être provoqué artificiellement | |||
de haut en bas par une centralisation prématurée; il faut avant | |||
tout que les groupes élémentaires croissent et se multiplient, pour | |||
qu'ils deviennent capables de communiquer la vie à des groupes de | |||
plus en plus complexes. Ainsi se forme, par la marche naturelle des | |||
choses, un réseau entre-croisé d'associations qui se combinent, se | |||
superposent, s'unissent par des liens contractuels, et réalisent tous | |||
les jours un peu mieux le fédéralisme coopératif. | |||
== Chapitre 15. Les unions professionnelles de patrons et de salariés; le contrat collectif de travail. == | |||
Au grand courant d'association qui transforme peu à peu la structure | |||
des sociétés contemporaines se rattachent encore les unions | |||
formées par les patrons et les salariés pour la défense de leurs intérêts | |||
respectifs. Ces associations professionnelles sont loin d'avoir la même | |||
ampleur dans tous les pays; mais partout elles naissent et s'accroissent | |||
à la faveur des mêmes circonstances. | |||
Dans cette voie comme dans celle de la coopération, l'Angleterre a | |||
pris les devants, montrant par son exemple la direction que suivra | |||
le mouvement ouvrier dans les pays de civilisation semblable. La | |||
révolution industrielle, en effet, s'est accomplie en Angleterre bien | |||
plus tôt qu'ailleurs. Avec la grande industrie anglaise se sont développées | |||
les associations ouvrières pendant tout le cours du XIXème siècle, | |||
de sorte qu'elles sont parvenues aujourd'hui, dans les principales | |||
industries, à leur pleine maturité. Si les unions anglaises sont | |||
encore loin d'embrasser la totalité, ou même la majorité de la classe | |||
ouvrière, du moins leurs 2 millions de membres forment-ils un | |||
corps nombreux et discipliné, une élite qui constitue, pour les populations | |||
industrielles, le véritable centre d'attraction et de direction. | |||
Dans les branches les plus importantes de la grande industrie, | |||
mines de bouille, construction des navires, construction mécanique | |||
et autres, les unionistes forment la majorité numérique, parfois | |||
même la presque totalité des ouvriers de la profession. | |||
Les unions anglaises sont plus remarquables encore par la | |||
puissance de leur organisation et rétendue de leurs ressources que | |||
par le nombre de leurs membres. Ce n'est pas le lieu de retracer ici | |||
les détails de cette organisation, que des travaux de premier ordre | |||
nous ont fait connaître. On sait que les grandes unions sont formées | |||
de nombreux syndicats locaux amalgames, appartenant tous à un | |||
même métier. L'administration, savante et compliquée dans les | |||
unions les plus considérables, est confiée à des agents salariés et | |||
permanents. A la tête de l'union, un organe commun, le comité | |||
central exécutif, se tient en relations constantes avec les fonctionnaires | |||
des branches locales, centralise les fonds et décide souverainement | |||
des grèves. Les unions de métiers connexes dans une même | |||
industrie s'amalgament aussi parfois entre elles, ou se relient les | |||
unes aux autres par les liens plus lâches d'une fédération. Quelques-unes | |||
de ces associations ouvrières sont colossales; la Fédération des | |||
travailleurs de l'industrie textile compte 103 000 membres, celle des | |||
mécaniciens et constructeurs de navires 240 000, la Fédération des | |||
mineurs de la Grande-Bretagne 340 000. Enfin la Fédération générale | |||
des ''Trades-Unions'' compte 403 000 membres, et les congrès annuels | |||
réunissent les représentants de 1 300 000 unionistes. | |||
La force du mouvement s'apprécie surtout par la continuité et la | |||
rapidité de son cours. Depuis 10 ans, les unions se sont accrues | |||
d'un tiers, passant de 1 500 000 à 2 millions de membres. Telle | |||
association, celle des constructeurs de navires en fer et de chaudières, qui ne comptait pas 2000 membres en 1833, en possède | |||
33 000 en 1890, et 48 000 en 1903; telle autre, la Société amalgamée | |||
des mécaniciens, passe de 5 000 membres en 1881 à 68 000 en 1890. | |||
et 93 000 en 1903; celle des charpentiers, de 618 en 1860 à 31 000 | |||
en 1890, et 71 000 actuellement, etc. | |||
Les grandes unions anglaises, se recrutant parmi les ouvriers | |||
qualifiés qui reçoivent de hauts salaires et possèdent généralement | |||
de fortes qualités morales, peuvent obtenir de leurs membres des | |||
cotisations élevées (en moyenne 0 fr. 90 par semaine). Aussi disposent- | |||
elles de ressources importantes; la fortune des cent principales | |||
unions atteint 114 millions de francs, et leurs recettes | |||
annuelles s'élèvent à 50 millions. L'Union des mécaniciens, la plus | |||
riche de toutes, possède un fonds de réserve de 15 millions et un | |||
revenu de 8 millions; d'autres unions, parmi les mineurs, charpentiers, | |||
employés de chemins de fer, fileurs de coton et constructeurs | |||
de navires, ont un fonds de 5 à 9 millions et des recettes périodiques | |||
d'une importance correspondante. | |||
Ces ressources leur permettent non seulement de soutenir la | |||
résistance en cas de grève, mais de distribuer régulièrement des | |||
secours à leurs membres en cas de chômage involontaire, de maladie | |||
et de décès. Cette destination est même devenue la principale; car | |||
tandis que les unions, au moins celles pour lesquelles le relevé a été | |||
fait, ne consacrent guère qu'un dixième de leurs ressources aux | |||
grèves, elles en affectent les deux cinquièmes et souvent plus aux | |||
secours mutuels. Les secours pour chômage involontaire, notamment, | |||
représentent en moyenne le cinquième de leurs dépenses, et | |||
atteignent une proportion de 40 à 50 p. 100 dans certains | |||
syndicats. | |||
Cet office d'assistance est aujourd'hui capital dans les grandes | |||
unions anglaises (68 p. 100 de leurs dépenses totales), et l'on ne saurait | |||
trop insister sur son importance pour les associations ouvrières. | |||
Les caisses de chômage sont indispensables pour prévenir les offres | |||
de travail au rabais et assurer par là l'observation des tarifs des | |||
salaires syndicaux. Par-dessus tout, l'assistance mutuelle dans le | |||
syndicat ouvrier est le seul moyen efficace de maintenir la cohésion | |||
du groupe par la permanence des adhésions en dehors des périodes | |||
de conflit. Le droit aux secours prévient les défections qui, partout | |||
ailleurs, débilitent si dangereusement les syndicats ouvriers. En | |||
Angleterre même, les unions nouvelles d'ouvriers non qualifiés, dans | |||
lesquelles les cotisations beaucoup plus faibles ne suffisent pas à | |||
alimenter une caisse de secours, souffrent de cette instabilité du personnel. | |||
Les nouvelles unions de manoeuvres sont surtout des coalitions | |||
éphémères, des syndicats de résistance qui, en dehors des | |||
périodes de grève, ne comptent qu'un petit nombre d'adhérents | |||
fixes. Le néo-unionisme, aux allures plus combatives, est donc | |||
loin de présenter la même force que les anciennes unions; dans | |||
l'évolution des associations ouvrières, l'établissement d'une cotisation | |||
élevée en vue de l'assistance mutuelle paraît être la condition | |||
essentielle de leur accessibilité à des formes supérieures d'organisation. | |||
En dehors de l'Angleterre, les associations ouvrières, de formation | |||
plus récente, sont moins nombreuses, moins riches et moins puissantes; | |||
la plupart d'entre elles se trouvent encore au même degré de | |||
développement que les unions anglaises de dockers et autres ouvriers | |||
unskilled; ce sont, en général, de simples syndicats de résistance à | |||
personnel instable, qui n'ont pas encore pu établir un service régulier | |||
de secours pour chômage et maladie. Toutefois, depuis vingt ou | |||
trente ans, l'impulsion est donnée dans tous les pays industriels, et | |||
le courant syndical, sans être toujours très profond, est aujourd'hui si | |||
rapide que les dernières statistiques connues, vite dépassées, sont | |||
déjà surannées quand on les utilise. | |||
C'est ainsi que, dans le petit État du Danemark, la grande masse | |||
de la population ouvrière industrielle, les trois quarts peut-être, est | |||
syndiquée et fortement concentrée dans une Fédération générale. | |||
Les ''Trades-Unions'' de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande sont toutes puissantes | |||
et favorisées par les lois sur l'arbitrage. Aux États-Unis, | |||
2 millions de salariés au moins appartiennent à des unions, qui sont | |||
affiliées entre elles suivant des combinaisons variées; la plupart de | |||
ces associations, simples ou composées, forment à leur tour par leur | |||
agglomération un groupe colossal, la Fédération américaine du travail, | |||
qui compte 1 700 000 adhérents. L'organisation syndicale aux | |||
États-Unis est remarquable par la discipline qu'elle a su imposer à | |||
des éléments hétérogènes, et par l'adoption généralisée du label, désignant | |||
aux consommateurs les marchandises fabriquées dans des | |||
conditions de travail approuvées par les syndicats. | |||
En Allemagne, malgré la division des forces ouvrières en syndicats | |||
socialistes, chrétiens et libéraux, la constitution syndicale est | |||
déjà avancée. Le nombre des ouvriers syndiqués s'élève à plus de 1 466 000, répartis entre les divers groupes suivant leurs affinités | |||
politiques et religieuses; dans chacune des trois grandes divisions | |||
politiques, les syndicats d'un même métier sont fédérés entre eux, et | |||
ces unions centrales de métier forment à leur tour une fédération | |||
générale. Ainsi les syndicats socialistes, qui sont aujourd'hui les | |||
plus importants, comptent 1 million de membres; ils disposent d'une | |||
recette annuelle de 25 millions de francs; ils se composent de | |||
7 000 branches locales affiliées à 63 unions centrales de métier, dont | |||
quelques-unes sont fortes de 78000 (mineurs), 97000 (ouvriers | |||
du bois), 128000 (maçons), 176000 membres mémo (ouvriers desmétaux) | |||
ils constituent par leur union la Fédération générale des | |||
''Gewerkschaften''. Mêmes divisions en Belgique, où les syndicats | |||
socialistes ont une prépondérance plus marquée encore 95 000 membres, | |||
dont 48 000 ouvriers mineurs, sur un total de 132 000 syndiqués. | |||
En France, le nombre des salariés syndiqués, depuis que la liberté | |||
a été donnée aux associations professionnelles par la loi de 1884, est | |||
en progression rapide, et atteint aujourd'hui 780 000; la proportion | |||
des syndiqués sur l'ensemble des travailleurs de l'industrie et du | |||
commerce, moins forte qu'en Angleterre et en Allemagne, s'élève | |||
cependant à 22 p. 100, si l'on ne tient compte que des salariés | |||
adultes du sexe masculin travaillant en dehors de leur domicile. | |||
On compte actuellement 13 fédérations et syndicats ouvriers dont | |||
le personnel dépasse 10 000 syndiqués. Certaines fédérations nationales | |||
de métier ou d'industrie présentent des effectifs assez considérables | |||
le Syndicat national des travailleurs des chemins de fer, | |||
42000 membres; la Fédération nationale des mineurs, 48000 membres. | |||
La centralisation se complète par la Confédération générale du | |||
travail, où se trouvent groupés 330 000 syndiqués. | |||
A côté des unions nationales, qui comprennent les syndicats d'un | |||
même métier ou de métiers connexes, il existe, dans la plupart des | |||
États, des fédérations locales entre syndicats appartenant à des | |||
industries différentes. Ces fédérations, qui ont leur siège dans les | |||
grandes villes et les principaux centres industriels, ne représentent | |||
pas, comme les fédérations propres à un métier, des intérêts professionnels | |||
nettement déterminés; aussi les ''Trades-Councils'' anglais | |||
sont-ils loin de jouer un rôle aussi important que les ''Trades-Unions''. | |||
Néanmoins, ces organisations locales rendent encore de grands | |||
services à la classe-ouvrière, en inspirant aux travailleurs des différentes | |||
professions le sentiment de la communauté d'intérêts qui les | |||
unit, et en fournissant aux syndicats d'une même ville un local | |||
commun pour leurs réunions et leurs services permanents, offices de | |||
placement, secours de route, enseignement professionnel et autres. | |||
Telle est la destination des Bourses du travail françaises, qui | |||
comptent parmi leurs adhérents une notable fraction des travailleurs | |||
(377 000 syndiqués et 2360 syndicats dans 114 Bourses). On retrouve | |||
la même institution en Allemagne; ce sont les ''Gewerkschaftskartelle'' | |||
pour les syndicats socialistes (353 avec 482 000 adhérents au moins), | |||
€t les ''Orstverbände'' pour les syndicats Hirsch-Duneker. Ce sont encore | |||
les ''Camere del lavore'' italiennes, les Central Labour Unions américaines, | |||
les ''Trades-Halls'' australiennes, etc. En Belgique, les syndicats | |||
d'une même ville se trouvent compris dans des fédérations | |||
locales plus larges, qui embrassent en même temps des mutualités, | |||
des coopératives et associations diverses appartenant au même parti. | |||
Enfin, dans la plupart de ces pays, les unions de métiers et Bourses | |||
du travail se fédèrent entre elles ou se rattachent aux grandes fédérations | |||
existantes. | |||
Les conditions du travail, pour chaque pays, se trouvent aujourd'hui | |||
dans l'étroite dépendance des facteurs économiques internationaux; | |||
les salaires peuvent être déprimés par des crises de surproduction | |||
résultant de causes extérieures les réductions de la journée de | |||
travail et les hausses de salaires trouvent leur principal obstacle dans | |||
la concurrence étrangère, et les résistances des ouvriers en grève | |||
sont souvent brisées par l'introduction des travailleurs étrangers. La classe ouvrière aurait donc grand intérêt à organiser solidement des fédérations internationales. Mais les travailleurs éprouvent de | |||
très grosses difficultés dans leurs essais d'entente internationale, et | |||
n'ont obtenu jusqu'ici que de médiocres résultats. | |||
On est parvenu, dans certaines professions, à réunir en congrès | |||
périodique les délégués syndicaux des différents pays, et même à | |||
instituer un bureau international, un secrétariat permanent qui sert | |||
de lien entre les organisations nationales, au moins pour la correspondance, | |||
les informations et la préparation des congrès. C'est ainsi | |||
que la fédération internationale des mineurs, créée à Londres en 1892, tient des congrès annuels ou siègent les représentants d'un million et demi d'ouvriers mineurs d'Angleterre, d'Allemagne, d'Autriche, de France et de Belgique. Mais ces fédérations n'ont jamais été assez | |||
fortes pour exercer une influence générale sur la production et les | |||
salaires; elles n'ont jamais pu recueillir des ressources suffisantes | |||
pour soutenir des grèves, ni même pour distribuer régulièrement des | |||
secours de route. Faute de subventions importantes à fournir, les | |||
comités permanents n'ont jamais exercé un contrôle efficace sur les | |||
déclarations de grève, et les congrès eux-mêmes ne sont pas parvenus | |||
à s'entendre pour les réglementer. Bref, dans aucune fédération internationale, l'organe exécutif n'a eu assez d'autorité pour imposer ses décisions, coordonner les efforts et obtenir de chaque organisation nationale l'accomplissement de ses obligations fédérales essentielles, comme l'acquittement de la cotisation proportionnelle. Tout au plus peut-on citer le secrétariat international de la typographie, établi à Berne depuis 1893, qui distribue des secours de route conformément à un règlement international et soutient certaines grèves | |||
par des levées extraordinaires; encore s'en faut-il que le service fonctionne | |||
avec la régularité désirable. | |||
Plus difficile encore parait être la fédération internationale de | |||
toutes les forces ouvrières. Sans doute, depuis la dissolution de | |||
l'Association internationale des travailleurs, de nombreux congrès | |||
internationaux ouvriers et socialistes se sont réunis dans différentes | |||
capitales; mais ces assemblées passionnées et souvent tumultueuses, | |||
dans lesquelles l'élément politique s'est toujours trouvé mêlé à l'élément | |||
professionnel, paraissent peu propres à créer une organisation | |||
internationale permanente d'un caractère vraiment syndical. Des | |||
efforts faits depuis 1901 pour réunir des délégués nationaux en conférences | |||
internationales périodiques ne semblent pas avoir donné de | |||
résultats. | |||
Si les efforts de la classe ouvrière pour former des fédérations | |||
internationales n'ont pas mieux réussi jusqu'à présent, il ne faut pas | |||
attribuer cet insuccès aux rivalités nationales, ni aux lois restrictives | |||
de différents États européens. La véritable cause est interne; elle | |||
réside dans la faiblesse actuelle de la plupart des organisations nationales. | |||
Il en est des syndicats ouvriers comme des sociétés coopératives : | |||
le mouvement, pour être fort, doit partir d'en bas, et l'édifice | |||
ne peut se couronner par de vastes fédérations que s'il s'appuie sur | |||
des groupes locaux solidement constitués. Les fédérations internationales | |||
restent en l'air, tant qu'elles ne se relient pas à des fédérations | |||
nationales puissantes, pourvues des organes permanents indispensables, | |||
disposant de ressources abondantes, capables de faire | |||
elles-mêmes les principaux sacrifices et d'imposer le respect de leurs | |||
règlements dans les grèves de leurs propres membres. | |||
Tandis que les salariés s'organisaient pour obtenir des salaires plus | |||
élevés et des journées plus courtes, les patrons recouraient eux-mêmes | |||
à l'association pour la défense de leurs intérêts comme employeurs. | |||
Toutefois, le mouvement a été moins rapide et moins net de leur | |||
côté. Il a toujours été plus facile aux entrepreneurs, qui sont en | |||
petit nombre, de former entre eux des coalitions tacites contre les | |||
prétentions de leurs ouvriers, sans instituer à cet effet des associations | |||
permanentes et publiques. En outre, il a toujours existé de | |||
nombreuses associations patronales d'un caractère plus général; à | |||
toute époque, les entrepreneurs d'une même profession industrielle | |||
ou commerciale, ou de professions diverses, se sont groupés pour | |||
exercer une influence sur la législation, obtenir certains tarifs de | |||
douane ou de transport, provoquer la création de voies de communication, | |||
organiser l'exportation, protéger la propriété industrielle, | |||
pratiquer l'assurance et prévenir les accidents, etc. Ces sociétés | |||
devaient naturellement, à l'occasion, se transformer en groupes de | |||
résistance. Des patrons habitués à se rencontrer dans une association | |||
déjà existante, fût-ce pour un autre objet, arrivent facilement à | |||
s'entendre en cas de conflit menaçant ou déclarés avec leurs employés. Des listes circulent, et d'un commun accord on exclut des ateliers les promoteurs des coalitions ouvrières. Une maison est-elle mise | |||
à l'index? Les autres lui prêtent leur concours pour l'aider à exécuter | |||
ses contrats de livraison; bien plus, elles épousent sa cause, et | |||
ferment leurs portes toutes ensemble pour déjouer la manoeuvre de | |||
la grève par échelons. | |||
Mais à côté de ces associations industrielles et commerciales d'un | |||
caractère général, les patrons ont fondé aussi des ligues et syndicats | |||
plus spécialement adaptés à la lutte ou à l'entretien de rapports | |||
réguliers avec leurs ouvriers. L'organisation patronale est la contrepartie | |||
nécessaire de l'organisation ouvrière; c'est donc dans les pays | |||
où les unions ouvrières sont les plus fortes, comme l'Angleterre, | |||
que se rencontrent aussi les ligues patronales les mieux constituées. | |||
Aux États-Unis, certaines associations patronales dictent leurs conditions | |||
aux ouvriers et détiennent le service du placement. En | |||
Allemagne, les ''Unternehmerverbände'' allouent des indemnités aux | |||
maisons atteintes par une grève, et décrètent au besoin le lock-out. | |||
En France, des syndicats mixtes, comprenant à la fois des patrons | |||
et ouvriers d'une industrie régionale, ont été créés, sous l'influence | |||
des idées religieuses, dans le but de prévenir les antagonismes | |||
et de réaliser l'union des classes par une association commune. | |||
Mais ces syndicats semblent être plutôt des oeuvres de patronage | |||
et d'assistance mutuelle que des cadres professionnels permettant | |||
aux ouvriers de débattre leurs intérêts avec les patrons sur un pied | |||
d'équilibre, et de conclure des accords collectifs sur les questions de | |||
salaires et de travail. Le mouvement est d'ailleurs limité et en décroissance. | |||
Quant aux syndicats ouvriers dits indépendants, ou syndicats | |||
jaunes, qui s'élèvent dans certaines régions industrielles contre les | |||
unions ouvrières combatives, il est parfois difficile d'en apprécier | |||
exactement le caractère. Certains d'entre eux paraissent n'être que | |||
des créations artificielles, des contre-syndicats suscités et subventionnés | |||
par les patrons pour faire échec aux véritables syndicats | |||
ouvriers; telle est, dit-on, en Angleterre, la ''Free Labour Association'' | |||
dont la véritable fonction consisterait à rassembler des éléments | |||
flottants sur le marché du travail pour les diriger vers les maisons | |||
victimes d'une grève. Si l'organisation est factice et sans racines | |||
dans la classe ouvrière, elle ne peut être de longue durée. Sans doute, | |||
des associations indépendantes qui se forment en dehors de la fédération | |||
ouvrière la plus militante et ne veulent pas s'y inféoder | |||
peuvent avoir néanmoins un caractère réellement ouvrier; en Allemagne, | |||
en Belgique et ailleurs, les syndicats ouvriers se divisent en | |||
plusieurs courants et n'obéissent pas tous à un même mot d'ordre. | |||
Ils représentent tous cependant les vrais intérêts ouvriers, et savent, | |||
dans les circonstances graves où ces intérêts sont engagés, marcher | |||
à l'unisson; ils suivent une marche parallèle sur les questions professionnelles; | |||
aucun d'eux ne consentirait à fournir des remplaçants | |||
pour faire échouer une grève entreprise par une organisation rivale. | |||
Ainsi, dans la grande grève des mineurs de Westphalie en 1905, | |||
tous les syndicats ouvriers, aussi bien chrétiens et libéraux que | |||
socialistes, ont marché d'accord. L'épreuve est décisive, et permet de | |||
distinguer les véritables syndicats ouvriers indépendants des organes | |||
qui sont alimentés pour trahir la cause ouvrière. | |||
Bien que l'appareil des unions et fédérations ouvrières se présente | |||
sous un aspect déjà imposant, il est encore de création trop récente | |||
dans la plupart des pays pour ne pas avoir ses faiblesses. | |||
Certaines catégories importantes de salariés échappent à peu près | |||
complètement à l'action syndicale. Les simples manoeuvres, les | |||
déchargeurs et les matelots, malgré la modicité de leurs ressources, | |||
commencent à entrer dans le mouvement; mais les femmes, les | |||
ouvriers à domicile et les ouvriers agricoles y sont restés généralement | |||
étrangers. | |||
Pour les femmes, il est rare qu'elles forment des syndicats distincts, | |||
ou même qu'elles entrent dans les syndicats ouvriers; en | |||
dehors des syndicats de l'industrie textile, où elles figurent d'ailleurs | |||
en nombre relativement restreint, même en Angleterre, leur participation | |||
est assez faible. | |||
Chez les travailleurs à domicile, les unions sont également difficiles | |||
à constituer, à cause de leur faiblesse et de leur dispersion. On | |||
cite bien quelques grèves parmi les tailleurs des grandes villes, et | |||
même chez certains ouvriers disséminés à la campagne tels que les | |||
rubaniers de la région de Saint-Étienne mais les associations | |||
fortes et durables, comme celle des ouvriers gantiers de Bruxelles, | |||
sont infiniment rares dans l'industrie à domicile. | |||
Pour des raisons analogues, les ouvriers agricoles sont encore | |||
inorganisés. Les domestiques à l'année, logés et nourris à la ferme, | |||
vivant rapprochés de leur employeur, dans une situation à la fois | |||
stable et dépendante, n'ont ni le moyen, ni généralement la pensée | |||
de s'associer pour défendre leurs intérêts collectifs; et les journaliers | |||
eux-mêmes n'ont guère l'occasion de se réunir par grandes masses | |||
et de se concerter. En France, les jardiniers, les bûcherons et les | |||
ouvriers de la viticulture sont les seuls qui aient tenté de se grouper; | |||
encore l'initiative est-elle partie des Bourses du travail urbaines, | |||
tant pour l'organisation des ouvriers vignerons du Languedoc que | |||
pour celle des bûcherons du Cher depuis 1899. Des grèves morcelées, | |||
dues à l'insuffisance des salaires, ont éclaté chez les bûcherons en 1891, | |||
chez les vignerons en 1903-1904; dans les deux cas, grèves et syndicats | |||
n'ont été possibles qu'à cause de l'existence indépendante de | |||
ces ouvriers et de la nature particulière de leur travail, qui les | |||
réunit par groupes sur les lieux d'opération et d'embauchage. En | |||
Angleterre, où la grande culture capitaliste semble offrir des conditions | |||
favorables à l'association des salariés, les unions d'ouvriers | |||
agricoles, après un développement éphémère provoqué par l'ardente | |||
propagande de Joseph Arch, sont tombées dans le néant (1 800 membres | |||
en 1900). Il faut un régime de la propriété foncière bien oppressif, | |||
et des souffrances bien vives chez les travailleurs de la terre pour | |||
qu'une grève éclate parmi eux. Encore la grève ne suppose-t-elle pas | |||
nécessairement l'existence du syndicat. Des deux grandes agitations | |||
agraires qui ont soulevé les journaliers agricoles dans ces dernières | |||
années, celle d'Italie en 1901-1902 et celle de la Galicie orientale | |||
en 1902, la première seule s'appuyait sur une organisation syndicale | |||
permanente. | |||
Dans la grande industrie elle-même, les ouvriers syndiqués ne | |||
sont encore qu'une minorité. Cette minorité, il est vrai, peut avoir | |||
une importance prépondérante si elle forme un groupe cohérent, | |||
riche et discipliné. Mais, sur le continent, beaucoup de syndicats ne | |||
sont guère qu'un assemblage d'éléments instables autour d'un noyau | |||
d'hommes fidèles et dévoués, une union précaire et dénuée de ressources | |||
plutôt qu'une corporation solidement assise; il y manque | |||
l'esprit de discipline et de solidarité, la pratique des hautes cotisations | |||
régulièrement acquittées, les méthodes d'administration qui | |||
ont porté si haut la puissance des unions anglaises. | |||
Ces lacunes et ces faiblesses ne peuvent être contestées; mais elles | |||
sont inévitables dans un mouvement qui est encore à ses débuts | |||
partout ailleurs qu'en Angleterre; et s'il y a lieu de s'étonner, c'est | |||
plutôt de la force qu'il a prise si rapidement que des infirmités | |||
qui l'accompagnent. Au point de vue du nombre, la croissance des | |||
syndicats ouvriers a pris une allure accélérée depuis une vingtaine | |||
d'années. Entre 1890 et 1904, le nombre des ouvriers syndiqués a | |||
passé, en chiffres ronds, de 1 million et demi à 2 millions en Angleterre, | |||
de 140 000 à 800 000 en France, de 350 000 à 1 500 000 en | |||
Allemagne, de 800 000 à 2000 000 aux États-Unis; et si nous possédions | |||
des chiffres pour l'Australasie et le Danemark, la progression | |||
nous y apparaîtrait sans doute aussi forte. Dans certaines professions, | |||
industrie houillère, typographie et quelques autres, les associations | |||
ouvrières s'étendent à la majorité, ou même, en Angleterre | |||
et aux États-Unis, à l'ensemble des ouvriers de la profession. | |||
Au point de vue des méthodes administratives et financières, il | |||
semble aussi que l'exemple des unions anglaises commence à porter | |||
ses fruits. Certains syndicats, en Allemagne, en Belgique et en | |||
France, ont senti la nécessité de fortifier l'autorité du comité central, | |||
et d'assurer la continuité de la direction en rétribuant convenablement | |||
leurs agents et en prolongeant leurs pouvoirs. Ils se rendent | |||
compte, en même temps, que c'est par des cotisations élevées, donnant | |||
droit à des allocations de chômage et de maladie, qu'un syndicat | |||
parvient le mieux à retenir ses membres et à grossir leur nombre. | |||
Les unions américaines sont largement entrées dans cette voie | |||
depuis 1880; ainsi les unions des typographes, des cigariers, des | |||
machinistes et chauffeurs, dépensent ensemble 5 millions de francs | |||
par an pour les secours. Les syndicats socialistes allemands ont | |||
presque tous haussé leur cotisation depuis une dizaine d'années, et | |||
ils affectent aujourd'hui plus du tiers de leurs ressources à l'assistance | |||
mutuelle. Les syndicats autrichiens distribuent, de leur côté, | |||
des secours de chômage importants. En France, les caisses de | |||
secours syndicales, encore médiocrement alimentées, il est vrai, sont | |||
assez nombreuses dans certaines professions telles que la typographie, | |||
l'industrie des métaux et celle du vêtement. Les mineurs | |||
belges n'ont pu reconstituer leurs syndicats en décadence qu'en | |||
majorant la cotisation; la tendance en Belgique est de donner aux | |||
unions ouvrières, comme en Angleterre, la double fonction de résistance | |||
et de mutualité; là où jadis on ne parvenait plus même à | |||
recouvrer des cotisations de cinq ou dix centimes par mois, on | |||
perçoit aujourd'hui sans difficulté des contributions mensuelles de | |||
1 franc, 2 francs et même plus. La hausse des salaires, qui parait | |||
être la conséquence naturelle des progrès de la production dans la | |||
grande industrie mécanique, permet aux associations ouvrières | |||
d'exiger de leurs membres des impositions d'une importance croissante | |||
et par un effet en retour, l'accroissement de leurs ressources | |||
permet aux syndicats d'accélérer le mouvement de hausse des | |||
salaires. | |||
Ainsi donc, dans tous les pays industriels, les syndicats ouvriers | |||
parcourent les mêmes étapes que l'unionisme anglais. Le monde du | |||
travail tend partout à s'organiser et à prendre une conscience collective : | |||
le courant est universel, irrésistible, il surmonte tous les obstacles, | |||
non seulement la faible digue des restrictions légales ou des | |||
tracasseries judiciaires, mais même l'entrave autrement sérieuse des | |||
antagonismes politiques, religieux et nationaux. A un phénomène | |||
aussi général doit correspondre une cause également générale | |||
d'ordre économique; cette cause ne peut être que la transformation | |||
industrielle subie par les pays civilisés dans le cours du XIXème siècle. | |||
Serait-ce donc, comme on l'a maintes fois répété, la machine qui | |||
aurait créé cet état de choses? Il est incontestable que la machine y | |||
a beaucoup contribué, en précipitant la concentration des masses | |||
ouvrières autour des moteurs mécaniques. Par ailleurs, le machinisme | |||
a exercé une influence profonde sur l'esprit des associations | |||
ouvrières. En révolutionnant les anciennes formes de la production, | |||
et en ouvrant l'accès des métiers aux faibles et aux ouvriers non | |||
exercés, le machinisme, partout où il a dominé le travail, a ruiné | |||
les antiques prétentions des corporations ouvrières au monopole de | |||
leur métier. Les traces de l'ancien esprit particulariste, les exigences | |||
relatives à la limitation des apprentis, l'hostilité contre les machines, | |||
les conflits avec d'autres associations ouvrières au sujet du droit au | |||
métier, n'apparaissent plus que dans les professions où la machine | |||
n'a pas encore accompli son oeuvre révolutionnaire. | |||
Mais, en y regardant de plus près, les meilleurs observateurs ont | |||
reconnu que la concentration des forces ouvrières était moins une | |||
conséquence du machinisme en particulier que du régime capitaliste | |||
dans son ensemble. | |||
Le capitalisme, en détruisant le régime du petit atelier et en | |||
agglomérant les travailleurs dans les manufactures dès avant l'introduction | |||
du machinisme, a disjoint les éléments réunis dans la | |||
corporation d'autrefois, et opposé aux chefs d'industrie une armée | |||
sans cesse grossissante de travailleurs salariés, destinés à rester | |||
tels, et conscients de leurs intérêts de classe. Est-ce nécessairement | |||
la guerre de classes qui doit sortir de cette division? C'est une question | |||
à réserver; mais il résulte au moins de cet état de fait une opposition d'intérêts qui détermine des groupements séparés. | |||
En même temps que les entreprises se concentraient, les obstacles à | |||
la concurrence intérieure et extérieure disparaissaient ou s'abaissaient | |||
par l'abolition des règles restrictives du système corporatif, par la | |||
suppression des douanes intérieures et la réduction des droits prohibitifs, | |||
et surtout par le progrès des transports. Sous la pression d'une | |||
concurrence sans frein, et vis-à-vis d'une clientèle toujours en quête | |||
des prix les plus bas, les chefs d'industrie ont dû peser sur les | |||
salaires, dans des conditions d'autant plus fâcheuses pour les travailleurs | |||
que des perfectionnements mécaniques incessants soumettaient | |||
les ouvriers de métier à la concurrence des travailleurs faibles et sans | |||
apprentissage. | |||
Ainsi les deux facteurs nouveaux de la société économique, concentration | |||
et concurrence, agissaient dans le même sens pour provoquer | |||
la formation des associations ouvrières, puisqu'ils avaient ce | |||
double effet de faciliter l'entente des salariés en les réunissant par | |||
masses, et de rendre cette entente plus nécessaire que jamais pour la | |||
défense de leur étalon de vie menacé par la concurrence. | |||
Par le fait de cette évolution économique, l'individualisme atomique | |||
a fait son temps; l'isolement individuel a dû cesser en même | |||
temps que la pulvérisation des entreprises; la centralisation industrielle | |||
appelait nécessairement la coalition ouvrière. Dans un état | |||
développé de la grande industrie, la position est trop inégale pour | |||
l'ouvrier isolé vis-à-vis du patron; les parties en présence, dans la | |||
discussion du salaire et des autres clauses du contrat, sont en réalité | |||
le capital et le travail; non pas le patron et son ouvrier, non pas | |||
même un patron et l'ensemble de ses ouvriers, mais plutôt l'ensemble | |||
des patrons d'une même industrie régionale ou nationale et l'ensemble | |||
des ouvriers de la profession. | |||
Plus les marchés s'élargissent par le progrès des communications, | |||
plus s'étendent les rapports de concurrence et les connexités industrielles, | |||
et plus s'impose aux salariés la nécessité d'agrandir la sphère | |||
de leurs unions pour suivre le mouvement d'extension des solidarités | |||
économiques. Aussi voit-on les syndicats locaux s'amalgamer, se | |||
relier aux syndicats de métiers connexes ou d'industries différentes, | |||
se former en fédérations régionales et nationales, et même ébaucher | |||
aujourd'hui des fédérations internationales. | |||
C'est au prix de luttes douloureuses et d'efforts incessants que la | |||
classe ouvrière parvient à réaliser les formes de concentration qui | |||
sont en harmonie avec le développement industriel. Le malaise dont | |||
souffrent les États modernes tient en grande partie à la survivance | |||
des rapports individuels de l'ancien régime économique, qui sont | |||
incompatibles avec l'état nouveau de la grande industrie moderne. | |||
Car l'évolution capitaliste des entreprises précède toujours celle des | |||
unions professionnelles; l'adaptation ne se fait qu'à la longue, et les | |||
métamorphoses se suivent à distance dans les deux séries. | |||
Lorsque la production capitaliste s'établit dans un pays, elle | |||
trouve en face d'elle une population ouvrière généralement ignorante | |||
et complètement inorganisée. Le travail subit alors toutes | |||
les capitulations que le capital lui impose, jusqu'à l'extrême limite | |||
d'un minimum nécessaire à l'entretien de la vie physiologique. De | |||
loin en loin, dans ces milieux de prolétaires misérables agglomérés sur | |||
un même point par les nouvelles formes de la production, des grèves | |||
éclatent, soulèvements spasmodiques, révoltes de la faim marquées | |||
par des attentats sanglants, réprimées par la violence et suivies d'affaissements | |||
plus profonds. | |||
Tel, en Angleterre, avant l'abrogation des lois contre les coalitions | |||
en 1824-1825, et même jusqu'en 1842, l'état insurrectionnel de la | |||
classe ouvrière réduite à la misère par un capitalisme sans contrepoids. | |||
Conspirations, meurtres, bris de machines, terrorisme des | |||
sociétés secrètes, répression aussi impuissante qu'impitoyable, ce fut | |||
vraiment pour l'Angleterre une période d'anarchie sociale, résultant | |||
d'un désaccord prolongé entre l'état centralisé de l'industrie et | |||
l'état inorganique des classes ouvrières abandonnées par la législation; | |||
les ouvriers étaient restés, suivant les expressions de M. et | |||
Mme Webb, "les serfs batailleurs à demi émancipés de 1823". | |||
De cette décomposition primitive devait sortir, en Angleterre, l'ordre | |||
unioniste contemporain; mais, aujourd'hui encore, nous retrouvons | |||
les mêmes traits dans les insurrections anarchistes de la Catalogne, | |||
et, à certains égards, dans les séditions agraires de l'Ukraine et de | |||
la Sicile. | |||
Lorsque les associations ouvrières commencent à se former, elles | |||
ont une tendance, dans beaucoup de pays, à comprendre tous les | |||
salariés sans distinction de métier, et à poursuivre des fins idéalistes | |||
de transformation sociale. Il en fut ainsi, en Angleterre, de l'Association | |||
nationale de 1830 et de la ''Grand National Trades-Union'', | |||
fondée en 1834 sous l'influence de Robert Owen; ainsi encore du | |||
GEwerkschaftsbund crée à Berlin en 1868 par Schweitzer, et même, | |||
à une époque plus récente, de l'Ordre des Chevaliers du travail | |||
aux États-Unis. Les associations ouvrières ne tardent pas d'ailleurs | |||
à s'établir sur la base plus solide du métier, dans le but de défendre | |||
leurs intérêts professionnels; mais longtemps encore le mouvement | |||
syndical reste lié au mouvement politique, sans être considéré comme | |||
ayant sa fin propre et indépendante. | |||
Longues et difficiles sont ensuite les étapes à parcourir avant d'arriver | |||
à une coordination durable des forces individuelles. A ses | |||
débuts, dans une population ouvrière amorphe et dénuée de l'esprit | |||
de solidarité, le syndicat se confond presque avec la coalition éphémère | |||
de la grève; c'est une ébauche d'association, groupe instable | |||
qui se gonfle au moment de la lutte pour se réduire aussitôt après à | |||
un mince noyau d'adhérents fidèles, sans fonds de caisse alimenté | |||
par des cotisations suffisantes et régulières. II est toujours possible | |||
de provoquer, par des paroles ardentes, un mouvement convulsif | |||
chez des hommes qui souffrent; un concert permanent, impliquant | |||
des sacrifices à longue portée, ne peut être que le fruit d'une éducation | |||
prolongée. | |||
Tant que les associations ouvrières sont aussi faibles, les relations | |||
entre employeurs et salariés restent nécessairement individuelles. | |||
Les patrons, dont l'éducation économique est aussi incomplète que | |||
celle de leurs ouvriers, sont imbus de l'idée que toute intervention | |||
du syndicat dans la discussion des salaires serait une usurpation sur | |||
leurs pouvoirs de direction et une atteinte intolérable à leur autorité. | |||
D'ailleurs, le syndicat n'est encore qu'une minorité de militants ou | |||
une agglomération passagère, menée par des hommes remuants et | |||
énergiques, mais souvent exaltés par les souffrances et les rancunes, | |||
ignorants des conditions industrielles, parfois même étrangers à la | |||
profession, à cause de l'ostracisme dont les chefs d'établissement | |||
frappent les ouvriers coupables d'une initiative syndicale. Les | |||
patrons refusent donc de reconnaître le syndicat et d'entrer en pourparlers | |||
avec ses délégués; ils s'obstinent dans leur prétention de ne | |||
discuter qu'avec leurs ouvriers pris individuellement; ils luttent | |||
pour briser le syndicat, excluant les chefs de leurs ateliers, organisant | |||
contre eux le boycottage des listes noires, obligeant même | |||
parfois leurs ouvriers à se démettre de l'association. Comme ils ne | |||
rencontrent pas de résistance sérieuse dans leur personnel, ils ne | |||
savent réduire les frais qu'aux dépens de la main-d'oeuvre. Nul effort | |||
pour sortir de la routine et renouveler l'outillage; l'exploitation des | |||
forces de travail à bon marché permet de soutenir la concurrence | |||
sans s'imposer les frais d'un matériel perfectionné. | |||
A cette phase du mouvement ouvrier, la résistance à la pression | |||
patronale affecte volontiers la forme sournoise du «bousillâmes ou | |||
«sabotage » individuel; et lorsqu'elle se traduit par un soulèvement | |||
collectif, la grève, sans être nécessairement violente et insurrectionnelle, | |||
reste encore tumultueuse et chaotique. Au lieu d'être décidée | |||
après mûre réflexion par les syndicats, elle éclate d'une façon impulsive, | |||
et se propage par entraînement ou par crainte devant les | |||
injonctions de bandes anonymes. Les grévistes ne savent ni choisir | |||
le moment où les circonstances économiques sont favorables, ni présenter | |||
un programme de revendications précises. De leur côté, les | |||
patrons luttent isolément, et tentent d'obtenir la reprise du travail | |||
par des concessions individuelles. Satisfait d'un avantage souvent | |||
apparent, le personnel d'un établissement cesse la grève, sans songer | |||
à stipuler des garanties pour l'observation des conditions mal définies | |||
qui lui sont faites verbalement, tandis que les autres ouvriers de la | |||
même industrie, affaiblis par cette défection ou entrés plus tard dans | |||
la lutte, sont obligés de se soumettre sans conditions. Dans ces mouvements | |||
spontanés, nulle pensée directrice et nul plan d'ensemble | |||
des chefs improvisés, incapables d'imposer une ligne uniforme, un | |||
plan raisonné d'attaque et de défense, doivent céder aux mouvements | |||
irréfléchis de la foule. Aussi les quelques avantages qui ont pu être | |||
obtenus par surprise s'émiettent-ils au jour le jour sous l'action de | |||
la concurrence que les travailleurs se font à eux-mêmes, lorsque la | |||
période de fièvre est passée les grèves partielles se multiplient et se | |||
renouvellent à bref délai, perpétuant l'état d'instabilité dans lequel | |||
se débat l'industrie à cette phase d'associations rudimentaires. | |||
C'est l'histoire des rapports du capital et du travail dans la plupart | |||
des métiers de l'Europe continentale. Cette période chaotique a | |||
pu prendre fin dans les pays dont l'évolution industrielle est la plus | |||
avancée; elle est moins prolongée chez certains peuples que chez | |||
d'autres, grâce à des qualités de race particulières et à diverses circonstances; | |||
mais aucun peuple ne peut la franchir sans s'y arrêter, parce | |||
que nulle population ouvrière ne peut passer brusquement de la | |||
misère et de l'abaissement à la maturité. Il faut que le syndicat sorte | |||
de la grève et se fortifie par de longues épreuves, avant de devenir | |||
l'union résistante qui représente réellement le travail vis-à-vis du | |||
capital. | |||
Lorsque les associations ouvrières sont puissantes par le nombre | |||
de leurs adhérents, la permanence de leur personnel et l'ampleur de | |||
leurs ressources, elles n'ont plus besoin de lutter pour l'existence, | |||
et savent se faire reconnaître comme une représentation sérieuse | |||
et durable des travailleurs. Sous la direction de chefs expérimentés, | |||
exactement renseignés sur l'état du marché et soucieux de leur responsabilité, | |||
hostiles à toute aventure dans laquelle les fonds sociaux | |||
seraient inutilement compromis, les associations n'engagent la lutte | |||
qu'à bon escient. Les statuts d'un syndicat national centralisé ne | |||
permettent une grève locale que si elle a été autorisée par le comité | |||
central, après épuisement des moyens ordinaires de conciliation. Les | |||
grèves sont donc plus rares et plus pacifiques; mais elles sont aussi | |||
plus étendues et plus prolongées, se propageant chez tous les ouvriers | |||
d'une même industrie et des industries connexes, et se poursuivant | |||
pendant de longues périodes grâce aux ressources considérables des | |||
deux parties. | |||
Vis-à-vis des unions ouvrières, les patrons doivent à leur tour | |||
constituer des associations de même nature. Entre les deux groupes | |||
peuvent alors intervenir des accords, de véritables traités réglant | |||
pour l'avenir les conditions du travail. D'abord conclues par des | |||
négociateurs improvisés ou des arbitres de circonstance pour prévenir | |||
un conflit menaçant ou terminer une grève, ces conventions | |||
finissent par entrer dans la pratique courante de l'industrie. Des | |||
organes permanents, des comités mixtes ou séparés, composés de | |||
délégués des deux parties, sont établis pour débattre et arrêter, | |||
avant toute cessation de travail, les clauses du contrat; parfois même, | |||
un arbitre est désigné à l'avance pour le cas où les plénipotentiaires | |||
siégeant dans le comité ne parviendraient pas à s'entendre. Le contrat, | |||
valable pour tous les établissements d'une même industrie | |||
dans une région déterminée, porte non seulement sur les salaires, | |||
mais sur la durée du travail et les conditions accessoires de sa prestation. | |||
Il établit des tarifs minima de salaires au temps et aux pièces | |||
communs à toute L'industrie, ou des tarifs types destinés à servir | |||
de base aux conventions particulières des groupes locaux. Il fixe la | |||
période de validité, prévoit les délais de dénonciation, et remet à des | |||
experts-arbitres le soin de trancher les difficultés d'application et | |||
d'interprétation qui pourraient provoquer des contestations individuelles | |||
ou collectives pendant la période d'exécution. | |||
Enfin il interdit, bien entendu, l'emploi de travailleurs quelconques, même non | |||
syndiqués, dans des conditions inférieures à celles de la convention, | |||
et il établit des garanties d'exécution particulières, telles que | |||
le dépôt d'une somme d'argent qui répond de l'observation des engagements | |||
réciproques. | |||
Tel est le contrat de travail collectif, par opposition au contrat | |||
individuel. C'est le seul mode de relations entre employeurs et salariés | |||
qui soit en harmonie avec les nouvelles formes de la production | |||
capitaliste, et qui résolve les contradictions inhérentes au contrat | |||
individuel dans un régime de grande production. Aux salariés, il | |||
permet de traiter sur le pied d'égalité avec les acheteurs de leur force | |||
de travail, comme pourraient le faire des vendeurs de matières premières. | |||
Au lieu que leur faculté intégrale de travail et leur personnalité | |||
tout entière soient livrées à la discrétion de l'employeur par | |||
l'imprécision d'un accord verbal et individuel, les prestations de | |||
services qu'ils s'engagent à fournir en échange d'un salaire déterminé | |||
sont limitées par les clauses précises du contrat collectif. | |||
Aux chefs d'entreprise, ce régime assure des conditions stables pendant | |||
la durée d'application du contrat, et confère les plus solides | |||
garanties contre les malfaçons volontaires et les grèves inopinées. | |||
Aux uns et aux autres, il fixe une règle commune qui s'applique à | |||
toute l'industrie, et donne un moyen de défense contre les rabais de | |||
la concurrence. | |||
Un régime contractuel aussi régulier suppose nécessairement une | |||
organisation corporative très forte, aussi bien du côté des patrons | |||
que des ouvriers. Car il faut que les unions soient assez riches pour | |||
répondre sur leur caisse de l'exécution du contrat; il faut surtout | |||
que les représentants des parties aient assez d'autorité, chacun dans | |||
leur groupe, pour imposer à tous les membres de la profession, | |||
syndiqués et même non syndiqués, l'observation des décisions prises | |||
et le respect des conventions arrêtées. | |||
A cet égard, l'arrangement direct entre les parties est bien supérieur | |||
à l'arbitrage. Les décisions d'un arbitre de circonstance ou | |||
d'une cour d'arbitrage officielle ne sauraient avoir qu'une autorité | |||
purement morale, à la merci du caprice des intéressés, sous la seule | |||
sanction de l'opinion publique. La conciliation elle-même n'est réellement | |||
efficace que dans certaines conditions. Des comités officiels | |||
de conciliation qui se bornent à rapprocher les parties, et même des | |||
comités mixtes qui émanent d'elles, mais sont élus au cours d'un | |||
conflit par la foule inorganisée, ne sauraient jouer le même rôle ni exercer la meme autorité que des comités permanents, délégués par des associations patronales et ouvrières puissamment constituées. | |||
Il faut que le syndicat patronal représente la majorité des intérêts patronaux. Il faut aussi que l'union ouvrière comprenne la majorité des ouvriers de la profession , et qu'elle ait assez de force, par ses offres de placement, ses secours de routes et ses caisses de chômage, pour controler facilement les embauchages individuels. Tant que les patrons et ouvriers "cotoyeurs" restent capables de proposer ou d'accepter des conditions de travail inférieures à celles de la convention syndicale, la pratique du contrat collectif est impossible. | |||
Aussi n'est-elle entrée dans les moeurs que chez des populations tres avancées appartenant à la grande industrie. L'Angleterre, pourvue d'ancienne date de ces rouages corporatifs qui font désormais partie de sa constitution sociale, est le pays d'élection des comités permanents de conciliation et du contrat collectif de travail; c'est chez elle que l'institution a pris naissance par l'initiative de M. Mundella en 1862 , dans la bonneterie de Nottingham. | |||
En Angleterre, dans les métiers où les unions patronales et ouvrières sont fortes, nul ne peut exercer une profession s'il ne se | |||
soumet à la règle commune établie par contrat; il y a même des industries où les unions ouvrières, comprenant l'immense majorité des ouvriers, ont assez d'empire pour exclure du métier tout ouvrier | |||
qui n'adhère pas à l'union ou n'acquitte pas régulièrement ses cotisations. Chez les ouvriers du fer et de l'acier, mécaniciens, constructeurs de chaudières et de navires en fer, chez les mineurs, les ouvriers du coton et les tullistes, dans l'industrie du bâtiment, dans la cordonnerie mécanique, la poterie, la brasserie et d'autres industries encore, c'est le système du contrat collectif qui domine et régit les rapports du capital et du travail. Dans quelques-unes de ces professions, il existe et fonctionne régulièrement depuis vingt-cinq ans, sans que les changements incessants opérés dans le machinisme soient venus l'entraver ou l'altérer. | |||
Les classes ouvrières sont donc parvenues en Angleterre, dans les métiers organisés, à conquérir leur indépendance et à faire reconnaitre | |||
leurs droits comme collectivités. Et loin que cette politique ait avivé | |||
la guerre du capital et du travail, elle a contribué au contraire à | |||
écarter bien des causes de conflit. La pratique habituelle du contrat | |||
collectif dans la grande industrie a fait pénétrer la conciliation dans | |||
les moeurs; elle a fait naitre des organes qui, s'ils ne peuvent pas | |||
toujours prévenir les conflits, sont du moins à la disposition des | |||
parties pour les résoudre quand ils ont éclaté. Aussi les grèves | |||
décroissent-elles en nombre et en importance globale. Si l'on compare | |||
les moyennes annuelles des périodes 1891-95 et 1901-1904, on | |||
voit le nombre des conflits descendre de 813 à 417, celui des travailleurs | |||
atteints par la grève de 370 000 à 138 000, et celui des journées | |||
de chômage de 14 millions à 3 millions; à la fin de la seconde | |||
période, la dégression est encore plus sensible. Tout au contraire, en | |||
France, les grèves s'accroissent en nombre et en importance totale, | |||
suivant une progression particulièrement rapide dans ces dernières | |||
années. Il n'est pas déraisonnable d'attribuer en grande partie cette | |||
différence à celle des organisations professionnelles. | |||
Ce n'est pas à dire qu'en Angleterre même, tout soit parfait dans | |||
les relations entre employeurs et salariés, ni que les unions ouvrières | |||
échappent aux accusations d'adversaires passionnés; il est inévitable | |||
qu'il se produise, à certaines époques de crise ou simplement de | |||
stagnation économique, des retours offensifs de l'ancien esprit | |||
patronal. Mais il faut rendre cette justice à l'unionisme anglais | |||
qu'il remplit virilement sa tâche, avec fermeté et modération, et qu'il | |||
a la gloire de montrer à tous les peuples la voie par laquelle des | |||
classes ouvrières parvenues à un niveau élevé de caractère et de | |||
moralité peuvent réaliser pacifiquement la démocratie industrielle. | |||
La méthode du contrat collectif, si largement pratiquée dans la | |||
grande industrie anglaise, reçoit également des applications fréquentes | |||
aux États-Unis depuis quelques années. On la signale notamment | |||
dans la construction des machines et la métallurgie, où le | |||
système d'une échelle mobile des salaires a été essayé dès 1865 dans | |||
les mines, dans l'industrie du bâtiment depuis la grève de Chicago | |||
en 1900; dans l'industrie du coton, la verrerie, la cordonnerie mécanique, | |||
etc. En Australie et en Nouvelle Zélande, le régime du | |||
contrat collectif s'est généralisé, sous l'influence des grandes unions | |||
ouvrières et de la législation sur l'arbitrage obligatoire. | |||
Mais, dans la plupart des autres pays, le contrat collectif n'a été | |||
pratiqué que d'une façon tout à fait exceptionnelle et incomplète. En | |||
France, on a quelques exemples de conventions établies par l'arbitrage | |||
d'un tiers à l'occasion d'un conflit. Les tullistes de Calais et | |||
les mineurs du Pas-de-Calais ont même, à diverses reprises, conclu | |||
directement des accords avec les représentants des patrons; mais il | |||
n'est pas sorti de ces accords l'institution de comités permanents de | |||
conciliation. A l'inverse, les conseils d'usine, que l'on rencontre | |||
dans certains établissements de France, de Belgique, d'Allemagne et | |||
d'Autriche, sont bien des organes fixes de conciliation, des "chambres | |||
d'explication" composées de délégués du patron et des ouvriers; | |||
ils ont bien pour fonction d'aplanir les différends individuels, et | |||
même de conclure des accords collectifs pour l'avenir; mais ils sont | |||
particuliers à un établissement, et ne peuvent que difficilement | |||
régler les questions de salaires, parce que les salaires sont liés aux | |||
conditions générales de la concurrence. Quant aux conseils syndicaux | |||
institués dans les syndicats mixtes du Nord et du Pas-de-Calais, ils | |||
ne semblent pas faits pour discuter et conclure des conventions collectives. | |||
En Allemagne, la méthode du contrat collectif s'est introduite | |||
dans quelques industries locales. Il est même remarquable que le | |||
Congrès général des ''Gewerkschaften'' socialistes réuni à Francfort en | |||
1899 a voté une résolution favorable aux conventions établissant des | |||
tarifs communs. | |||
En comparant ces résultats, on est tenté de croire que l'état | |||
d'équilibre et de paix industrielle réalisé par le contrat collectif est | |||
un régime propre aux pays anglo-saxons, et qu'il a peu de chances | |||
de s'acclimater ailleurs. Il est possible, en effet, que le succès des | |||
unions anglaises, américaines et australiennes s'explique en grande | |||
partie par le caractère particulier des ouvriers anglo-saxons. Toutefois, | |||
il faut noter que le pays du continent européen où les associations | |||
ouvrières sont les plus fortes, le Danemark, est celui, dit-on, où | |||
le contrat collectif s'est le mieux établi. Il est également remarquable | |||
que les typographes, dans tous les pays avancés, pratiquent le | |||
système des ententes; ils concluent avec les patrons des accords sur | |||
les tarifs de salaires et les délais de dénonciation, et établissent des | |||
organes permanents de conciliation. Ce n'est pas seulement en | |||
Angleterre et aux États-Unis que les imprimeurs recourent à ces | |||
procédés; c'est aussi en Allemagne, où le tarif commun s'appliquait, | |||
en 1901, dans 3372 maisons employant 34000 ouvriers; c'est encore | |||
en Autriche, en Belgique, et dans une certaine mesure en France. | |||
Or, les typographes comptent certainement parmi les ouvriers les | |||
plus intelligents, les plus instruits et les mieux payés; presque partout, | |||
leur profession est celle où l'on relève la plus forte proportion | |||
de syndiqués, et leurs corporations sont les plus riches et les mieux | |||
organisées. Ils sont donc, en tout pays, les pionniers de l'idée nouvelle, | |||
et tout porte à croire que le régime qu'ils ont su établir dans | |||
leurs rapports avec le patronat s'étendra, sans distinction de race, | |||
aux diverses couches de la classe ouvrière à mesure qu'elles atteindront | |||
le même niveau de culture. | |||
==Chapitre 16 L'extension du rôle économique de l'État et des municipalités.== | |||
Loin que le progrès de la civilisation ait eu pour conséquence, | |||
comme le pensait Guizot, d'amener peu à peu l'État à donner sa | |||
démission, il est évident que l'État se trouve conduit de nos jours à | |||
étendre son rôle bien au delà des fonctions essentielles de sécurité, | |||
et à s'immiscer plus activement que jamais dans le domaine économique. | |||
Les Etats modernes sont des communautés économiques en même | |||
temps que des unités politiques; les intérêts matériels y ont pris | |||
trop d'importance pour que l'État ait pu s'en désintéresser. Un instant | |||
déssaisi sous l'empire de la doctrine du laisser-faire, il a dû | |||
sortir de son inaction et intervenir sous les formes les plus variées. | |||
Les municipalités, à leur tour, ont entrepris de gérer des services | |||
lucratifs; elles ont donné, dans certains pays, un vif élan au | |||
socialisme municipal. Il résulte de cette double tendance que les | |||
corps politiques, depuis la grande collectivité nationale jusqu'aux | |||
simples communes, sont devenus des organes essentiels de l'économie | |||
sociale. | |||
Ce mouvement d'extension de l'État et des communes, comme le | |||
mouvement d'association lui-même, est un mode particulier du | |||
développement des formes de la vie collective; c'est un phénomène | |||
d'intégration du même ordre, qui mérite au même titre d'être étudié | |||
parmi les faits caractéristiques de l'évolution économique. | |||
L'État se borne souvent à protéger ou contrôler les activités | |||
individuelles dans la production et les échanges; il intervient alors | |||
comme puissance publique, pour ordonner, permettre, interdire, | |||
réprimer, accorder des privilèges et des droits protecteurs, ou bien | |||
comme trésor public pour fournir des subsides. Mais sur certains | |||
points, l'État a été plus loin: il s'est substitué aux individus en se | |||
faisant entrepreneur d'industrie, de transport et autres services; il | |||
s'est chargé lui-même de certaines exploitations en qualité de personne | |||
privée, et les communes ont développé leurs services dans le | |||
même sens. C'est ce mouvement que je voudrais retracer sous ses | |||
différentes formes. | |||
===Section 1. Protection et contrôle.=== | |||
Il ne saurait être question de dresser ici une nomenclature, ni | |||
d'entreprendre une étude des cas si multiples dans lesquels l'État | |||
moderne exerce cette mission de tutelle en matière économique. | |||
Jamais, à vrai dire, l'État n'a eu une politique industrielle et commerciale | |||
aussi active; à une époque où les nations luttent entre-elles | |||
pour conquérir le marché du monde, les divers États font des | |||
efforts fiévreux pour donner la primauté à leurs industries, ou au | |||
moins pour les protéger contre la concurrence étrangère; droits de | |||
douane, encouragements, subventions, primes à l'exportation et | |||
à la navigation, bonifications sur les impôts intérieurs, appuis à | |||
l'étranger, voire même, en Prusse et en Russie, participation à certains | |||
cartels privés comme ceux de la potasse et du sucre, tout est | |||
mis en oeuvre pour soutenir la production nationale et lui ouvrir des | |||
débouchés au dehors. Mais cette politique n'est pas nouvelle, et si | |||
elle a pris plus d'ampleur de nos jours à cause de la différence du | |||
développement économique, si elle a modifié en partie ses procédés | |||
depuis l'époque du mercantilisme, elle n'a cependant pas revêtu un | |||
caractère essentiellement nouveau. Nous pouvons donc passer outre, | |||
pour ne retenir que les modes d'intervention qui sont propres à | |||
la période contemporaine. | |||
C'est ainsi qu'en matière d'hygiène publique, les législations | |||
modernes deviennent chaque jour plus envahissantes; il est même | |||
remarquable que les pays les plus attachés à la liberté individuelle sont | |||
ceux qui la sacrifient le plus volontiers aux exigences de la | |||
santé publique. Qu'il s'agisse de logements malsains, d'industries | |||
insalubres pour le voisinage, de vaccination, déclarations, désinfection | |||
et autres mesures de défense contre les maladies contagieuses, | |||
les pouvoirs des autorités sanitaires s'élargissent, et nul ne sait | |||
aujourd'hui où s'arrêteront leurs droits de surveillance et de contrainte, | |||
avec le souci croissant de l'hygiène qui marque la civilisation | |||
contemporaine. | |||
Les monopoles industriels privés, récemment issus de l'évolution | |||
économique, ne pouvaient rester longtemps en dehors du contrôle de | |||
l'État; dès que le publie cesse d'être garanti par la concurrence, les | |||
pouvoirs politiques se trouvent amenés à intervenir pour défendre les | |||
intérêts collectifs menacés par le monopole. Ainsi l'État, quand il | |||
ne s'est pas chargé lui-même de l'entreprise des chemins de fer, s'est | |||
généralement réservé, dès le principe, un droit de contrôle sur | |||
l'exploitation et les tarifs dans les pays mêmes où il avait laissé | |||
l'industrie des chemins de fer sous le régime de la liberté, il s'est vu | |||
obligé de restreindre après coup cette liberté par quelques interdictions | |||
et mesures de contrôle dans l'intérêt du public. De même, la loi | |||
réserve à l'autorité administrative des pouvoirs de concession, de | |||
surveillance et de retrait sur les exploitations minières. | |||
Ce sont là les premières formes du monopole; mais aujourd'hui, | |||
de nouveaux problèmes du même ordre s'imposent à l'attention du | |||
législateur; cartels et trusts, monopoles de l'eau, du gaz, de l'électricité | |||
et des tramways dans les villes, régime des eaux courantes et | |||
de la houille blanche pour ne citer que les cas les plus connus, | |||
sollicitent une réglementation dirigée contre l'abus du droit privé. | |||
Les garanties à prendre vis-à-vis des sociétés d'assurances-vie et | |||
accidents figurent aussi parmi les questions que l'État moderne | |||
doit résoudre en s'inspirant des intérêts généraux. | |||
Dans beaucoup de pays, la législation qui régit les rapports des | |||
propriétaires fonciers et de leurs tenanciers s'est montrée très coercitive. | |||
En supprimant le servage et les droits féodaux, le législateur | |||
moderne le plus modéré dans ses réformes a fait oeuvre révolutionnaire | |||
lors même qu'il s'est contenté d'autoriser le rachat et de le | |||
faciliter par diverses mesures financières, son intervention dans les | |||
relations agraires en faveur des cultivateurs du sol a eu le caractère | |||
d'une expropriation. En Irlande, la loi anglaise donne à des magistrats | |||
le pouvoir de fixer le taux des fermages; de sa propre autorité, | |||
elle confère aux fermiers, par diverses garanties, une sorte | |||
de copropriété, de droit parallèle et concurrent qui fait échec à celui | |||
des landlords; aujourd'hui, elle va plus loin encore, puisqu'elle | |||
donne aux fermiers le moyen d'acquérir la pleine propriété du sol. | |||
Mais ces législations agraires sont des modes de liquidation du passé | |||
qui restent en dehors de notre objectif. | |||
En revanche, notre attention doit se concentrer sur une sphère | |||
dans laquelle l'activité du législateur moderne s'est montrée particulièrement | |||
féconde la protection légale des travailleurs par | |||
la réglementation du travail et les assurances sociales. Il s'agit là | |||
d'une intervention législative entièrement nouvelle, sinon toujours | |||
par ses procédés, du moins par son esprit et par son but; l'objet | |||
de cette intervention n'est pas de régler la destruction successive | |||
d'un régime pré-révolutionnaire, mais d'ordonner sur de nouvelles | |||
bases des relations sociales issues du régime nouveau; son importance | |||
pour l'avenir dépasse donc celle de tous les autres cas considérés | |||
jusqu'ici. | |||
Depuis la première loi de 1802, par laquelle le Parlement anglais | |||
cherchait à garantir les enfants assistés contre l'exploitation dont ils | |||
étaient victimes dans les filatures, la législation ouvrière, si timide | |||
à ses débuts, a grandi dans son pays d'origine; elle s'est étendue | |||
dans les autres avec les progrès de l'industrie, et depuis la Conférence | |||
de Berlin en 1890, le courant est si universel et si rapide, qu'il | |||
n'est-pas aujourd'hui un pays civilisé dans lequel le travail des salariés | |||
ne soit soumis à une minutieuse réglementation législative. Bien | |||
certainement, on se trouve ici en présence d'un phénomène qui, au | |||
même titre que le développement des associations de nature économique, | |||
dérive immédiatement de la forme capitaliste de la production. | |||
La révolution industrielle, en brisant les anciens cadres corporatifs, | |||
avait laissé le travailleur salarié sans défense contre les abus de la | |||
concurrence; l'État moderne s'est donc vu obligé de remplacer les | |||
appuis qui lui manquaient, et de lui fournir une assistance nouvelle | |||
contre des dangers nouveaux. | |||
Aussi la législation ouvrière, prenant sa source dans un état économique | |||
semblable, présente-t-elle sur l'ensemble du monde civilisé, | |||
à travers les complications et les variétés innombrables de ses formes | |||
particulières, une véritable homogénéité dans ses grandes lignes. | |||
Les expériences faites par un pays novateur sont mises à profit par | |||
tous les autres, et servent de base aux réformes qu'ils introduisent | |||
à leur tour; en sorte que les lois les plus récentes tendent à former, | |||
dans cet ordre de la législation sociale, un droit commun universel | |||
d'une remarquable unité. | |||
L'hygiène et la sécurité des travailleurs dans les ateliers furent partout | |||
l'un des premiers objets de la réglementation. Dans les débuts | |||
de la grande production industrielle, on se préoccupait surtout de | |||
l'incommodité ou du danger de certains établissements pour le voisinage. | |||
Mais on comprit vite la nécessité de protéger d'une façon | |||
plus particulière la santé et la vie des travailleurs employés dans ces | |||
industries, principalement dans les mines. Aussi les réglementations | |||
en matière d'hygiène et de sécurité industrielle sont-elles devenues | |||
l'une des parties les plus touffues de la législation. | |||
Rien n'égale, à cet égard, la minutie de la loi anglaise, dont les | |||
autres pays se sont inspirés. La ''Factory and work-shops'' de 1901, | |||
qui n'est qu'une codification de dispositions antérieures et déjà | |||
anciennes pour la plupart, contient une longue série de prescriptions | |||
concernant la propreté des ateliers, la ventilation et l'évacuation des | |||
poussières, le cube d'air par travailleur, la température, l'écoulement | |||
de l'humidité, etc. Au point de vue de la sécurité, il prescrit des | |||
mesures de précaution à l'égard des machines et organes de transmission, | |||
des chaudières et des trappes; il impose des dégagements et | |||
moyens de secours pour le cas d'incendie; il ordonne des déclarations | |||
et enquêtes à la suite des accidents. Dans certaines industries considérées | |||
comme dangereuses ou insalubres, les dispositions sont | |||
plus rigoureuses encore. | |||
Le législateur ne se borne pas à établir des règles générales en | |||
cette matière il délègue au gouvernement et aux autorités locales le | |||
pouvoir de faire des règlements particuliers, applicables à certaines | |||
industries déterminées ou même à des établissements individuellement | |||
désignés. En Suisse, notamment, les plans d'une construction | |||
industrielle doivent être approuvés par l'autorité publique. Un peu | |||
partout, les exploitations minières sont soumises individuellement | |||
à des règlements administratifs spéciaux. Enfin les autorités administratives | |||
et les tribunaux judiciaires sont investis de larges pouvoirs | |||
d'interdiction et d'injonction pour faire observer les dispositions | |||
légales et réglementaires. | |||
Au même degré que les prescriptions sanitaires, et souvent même | |||
à une époque antérieure, la protection du travail de l'enfant dans | |||
l'industrie a été le point de départ de toute la législation ouvrière. | |||
De bonne heure, à la suite des grandes enquêtes publiques en Angleterre, | |||
des enquêtes privées de Villermé et autres hygiénistes en | |||
France, l'opinion publique s'est émue des souffrances de l'enfant | |||
dans les fabriques. Aussi les lois réglementant le travail des enfants | |||
dans un sens de plus en plus restrictif s'échelonnent-elles tout le | |||
long du XIXème siècle, vaines au début, mal appliquées et constamment | |||
éludées, puis réellement efficaces et contraignantes sous un contrôle | |||
sérieusement exercé. | |||
C'est l'Angleterre qui prend l'initiative, se bornant d'abord à protéger | |||
l'enfant dans les fabriques textiles, puis successivement dans | |||
les autres industries et dans les petits ateliers à partir de la | |||
décade 1860-1870. La Prusse, à son tour, limite la durée du travail | |||
des enfants en 1839 et 1853; sa législation est plus tard étendue à la | |||
Confédération de l'Allemagne du Nord en 1869, à l'Empire tout | |||
entier après 1871. La France suit une marche parallèle, en 1841 | |||
et 1874. L'Autriche, qui avait établi, dès 1786, une réglementation | |||
protectrice des apprentis, étend et renforce ses statuts en 1843 | |||
et 1859. Le Massachusetts en 1843, les cantons suisses à partir | |||
de 1848, légifèrent sur le même objet. Depuis lors, toutes ces législations | |||
ont été renouvelées, et la plupart de celles que l'on trouve en | |||
vigueur aujourd'hui sont postérieures à 1890; la Suisse, qui avait | |||
été plus loin que tous les autres pays par sa loi de 1877, est actuellement | |||
la seule à posséder une législation aussi ancienne. Les autres | |||
États ont suivi le mouvement; l'Italie et l'Espagne sont elles-mêmes | |||
dotées de lois récentes sur le travail industriel, et déjà l'on parle | |||
d'efforts faits dans le même sens au Japon, le dernier venu des pays | |||
de grande industrie. | |||
La mesure la plus urgente était de fixer un âge légal d'admission pour les enfants dans les fabriques. Les premières lois ouvrières le | |||
fixaient à 8 ou 9 ans, et cette limitation, qui nous semble aujourd'hui | |||
si tristement insuffisante, apparaissait comme une atteinte audacieuse | |||
à la liberté dans un temps où l'ouvrier de 5 ans n'était pas | |||
une rare exception. Depuis cette époque, sous l'action parallèle des | |||
lois d'enseignement populaire et des lois de fabrique, l'âge d'admission | |||
a été relevé jusqu'à 12 ans dans la plupart des pays, 13 ans en | |||
Allemagne et en France, 14 ans même en Suisse, en Autriche et | |||
dans beaucoup d'Etats de l'Union américaine. II faut aller jusqu'en | |||
Espagne, au Portugal ou dans quelques rares États américains pour | |||
retrouver l'âge de 10 ans. | |||
Une fois admis à l'atelier, l'enfant, jusqu'à 14 ou 15 ans dans les | |||
pays méridionaux et en Russie, partout ailleurs jusqu'à 16 ou 18 ans, | |||
reste protégé par la loi à différents points de vue. | |||
Sa journée de travail, coupée par des repos déterminés, est en général | |||
limitée à 10 heures. Encore beaucoup d'États, tels que l'Allemagne, | |||
l'Autriche-Hongrie, la Russie, les États scandinaves, l'Espagne, le | |||
Portugal, la Roumanie, ont-ils suivi l'exemple de l'Angleterre, et | |||
adopté, pour les enfants les plus jeunes au-dessous de 13 ou 14 ans, | |||
le régime du demi-temps, ou au moins celui d'une journée plus courte | |||
de 8 heures. Les législations qui conservent la journée de 11 heures | |||
pour les enfants sont devenues l'exception, et la Belgique seule admet | |||
encore pour eux la journée de 11 heures 1/2 dans l'industrie du coton. | |||
Partout le travail de nuit est interdit aux enfants, sauf de nombreuses | |||
dérogations générales ou spéciales; l'Angleterre est le seul | |||
pays industriel où cette règle protectrice cesse de s'appliquer dès l'âge | |||
de 14 ans. | |||
Partout aussi, la loi impose au profit des enfants le repos d'un | |||
jour hebdomadaire et celui des jours fériés. L'Angleterre fixe même | |||
pour eux une journée plus courte le samedi et les veilles de fête, de | |||
sorte que le temps de travail s'y trouve réduit à 33 heures et demie | |||
par semaine pour les enfants de moins de 14 ans, à 55 heures | |||
et demie ou 60 heures pour ceux de 14 à 18 ans. De nombreuses | |||
législations, Suisse, États américains, Australasie, Russie, etc., ont | |||
adopté le même principe des courtes journées du samedi. | |||
Enfin, dans certaines industries et pour certains travaux insalubres | |||
ou dangereux, les législations modernes établissent des dispositions | |||
spéciales en faveur des enfants, reculant l'âge d'admission, | |||
limitant plus strictement leur journée, réglementant leur emploi ou | |||
même l'interdisant d'une façon absolue. | |||
Après l'enfant, la sollicitude du législateur s'est portée sur la | |||
femme. Dès 1844, le Parlement anglais étendait aux femmes les | |||
dispositions qui protégeaient les adolescents de 14 à 18 ans dans les | |||
fabriques textiles. A notre époque, un peu partout, la femme est | |||
l'objet d'une protection presque aussi étendue que celle de l'enfant. | |||
La journée de travail, dans quelques pays, est un peu plus longue | |||
pour elle que pour l'enfant; mais il n'y a plus que la Belgique et | |||
quelques États secondaires pour ne pas limiter son travail journalier | |||
quand elle a dépassé 21 ans. S'il reste encore beaucoup d'États qui | |||
n'établissent en sa faveur aucune règle prohibitive du travail de nuit, | |||
du moins la Belgique est-elle le seul pays de grande industrie qui | |||
figure dans cette liste des retardataires; et quant au jour de repos | |||
hebdomadaire, il est partout assuré par la loi aux ouvrières, sauf en | |||
Belgique et au Portugal. Seule aussi, la Belgique oublie d'interdire | |||
aux femmes le travail souterrain dans les mines; seuls, la France et | |||
quelques rares pays négligent de leur réserver un repos de quelques | |||
semaines après les couches. | |||
Des enfants et des femmes, la législation protectrice s'est étendue | |||
aux hommes adultes eux-mêmes. Les États qui limitent la journée de | |||
travail des hommes dans les fabriques sont encore l'exception. La | |||
France a commencé dès 1848, en établissant la limite de là heures; | |||
elle a continué son ceuvre en 1900, lorsqu'elle a restreint la journée | |||
à 10 heures pour les hommes travaillant dans les mêmes locaux que | |||
des femmes ou des enfants. La Suisse en 1877, l'Autriche en 1885, | |||
ont établi pour tous les travailleurs sans distinction (à partir de 16 | |||
ans en Autriche) une durée commune de 11 heures; la Russie, en 1897, | |||
a fixé la limite à 11 heures et demie pour tous les ouvriers de plus de | |||
15 ans; enfin quelques législations, celles de l'Allemagne, de la Hollande, | |||
ont imposé dans certaines industries une journée maxima sanitaire. | |||
Pour le travail de nuit, la différence de régime entre les femmes | |||
et enfants et les hommes adultes est encore plus sensible; aucune | |||
législation ne l'interdit aux hommes, sauf en Suisse. Mais pour le | |||
repos du dimanche et des jours fériés, on constate de nos jours un | |||
mouvement d'unification qui se généralise. Le repos du dimanche est | |||
obligatoire pour tous les travailleurs industriels indistinctement dans | |||
de nombreux États Allemagne, Autriche, Suisse, Russie, Roumanie, | |||
États scandinaves, Espagne, Belgique, États-Unis en grande partie. | |||
Il y a donc une tendance très nette, dans beaucoup de pays, à établir | |||
une réglementation générale qui s'applique aux hommes adultes | |||
comme aux autres catégories de travailleurs industriels les prescriptions | |||
concernant le repos du dimanche, et même, dans certains États, | |||
la durée du travail journalier, s'étendent à tout le personnel d'un | |||
établissement au même titre que les prescriptions d'hygiène et de | |||
sécurité. | |||
La législation protectrice des travailleurs, en même temps qu'elle | |||
devenait plus minutieuse dans ses exigences et qu'elle s'appliquait à | |||
des catégories plus larges d'ouvriers, s'étendait aussi à des industries | |||
et professions plus nombreuses. Les ouvriers des mines ont été, dès | |||
le début du XIX° siècle, l'objet d'une protection spéciale, et cette protection | |||
est encore aujourd'hui plus étroite pour eux que pour les | |||
autres travailleurs; les mesures de sécurité sont plus rigoureuses, | |||
l'emploi des femmes est interdit, le travail des enfants sévèrement | |||
réglementé, la journée de travail des hommes adultes est même | |||
limitée dans les mines par certaines législations qui n'établissent | |||
aucune règle semblable dans les autres industries. Mais, en dehors | |||
des ouvriers mineurs, la législation générale du travail, à ses débuts, | |||
ne visait guère que les fabriques. Depuis lors, elle a pénétré dans bien | |||
d'autres ateliers et professions. | |||
Nulle part cette marche par échelons n'est aussi visible qu'en | |||
Angleterre; des filatures de coton et de laine, la législation ouvrière | |||
s'est étendue à l'ensemble de l'industrie textile, puis aux autres établissements | |||
de la grande industrie, et enfin aux petits ateliers, jusqu'à | |||
ceux de l'industrie à domicile. Ailleurs, le mouvement est analogue, | |||
quoique plus raccourci; le législateur a voulu remédier d'abord | |||
aux maux les plus sensibles et les plus urgents, à ceux qui affectaient | |||
les travailleurs dans les fabriques; ce n'est qu'après cette première | |||
expérience qu'il a entrepris la tâche plus difficile de soumettre à ses | |||
prescriptions et à celles des autorités secondaires les ateliers de la | |||
petite industrie. | |||
A cet égard, nulle réglementation n'offre plus de difficultés que | |||
celle de l'industrie à domicile; nulle cependant n'est plus nécessaire, | |||
tant à cause des conditions misérables du travail en chambre que de | |||
l'extension qu'il prend au détriment des industries saines, par le fait | |||
même qu'il reste seul en dehors de la réglementation générale. La | |||
plupart des législations se contentent d'appliquer aux petits ateliers | |||
tout ou partie des dispositions qui régissent les fabriques; mais on | |||
sait que ces dispositions n'atteignent pas les ateliers de famille, et | |||
qu'elles restent généralement lettre morte dans les autres ateliers à | |||
domicile, faute d'une responsabilité effective et d'une inspection suffisante. | |||
Cependant les peuples anglo-saxons ont résolument abordé le problème. | |||
L'Angleterre dès 1878, les États de l'Amérique du Nord en | |||
nombre croissant depuis 1894 (New York, Massachusetts, Illinois, | |||
Pennsylvanie, Missouri, Michigan, Indiana, Ohio, Wisconsîn, Maryland), | |||
la Nouvelle-Zélande et l'État de Victoria depuis la même époque, | |||
réglementent le travail à domicile avec une précision de plus en | |||
plus rigoureuse, principalement dans l'industrie du vêtement; leur | |||
tendance actuelle est de soumettre aux prescriptions législatives les | |||
ateliers de famille eux-mêmes. | |||
Il est vrai que le souci principal du législateur a été, dans la plupart | |||
des cas, de garantir l'hygiène publique et la santé des consommateurs. | |||
S'il donne aux autorités sanitaires des pouvoirs étendus à | |||
l'égard des locaux insalubres ou infectés par des maladies contagieuses | |||
et à l'égard des articles confectionnés dans des conditions | |||
malsaines, s'il oblige l'employeur (fabricant, sous-traitant et autre) | |||
à fournir la liste et l'adresse des ouvriers employés à domicile, | |||
et s'il le rend responsable de l'insalubrité des locaux, si les lois | |||
américaines soumettent à un contrôle sanitaire les ateliers en | |||
chambre, et exigent pour leur ouverture une autorisation ou déclaration | |||
dont le propriétaire est responsable, si elles prescrivent | |||
l'apposition d'une marque spéciale sur les marchandises qui y sont | |||
confectionnées, c'est bien, à certains égards, dans l'intérêt des travailleurs, | |||
mais c'est surtout dans un but d'hygiène publique. | |||
Par contre, certaines dispositions ont incontestablement pour | |||
objet exclusif la protection des travailleurs; telles sont les prescriptions | |||
d'hygiène relatives à l'encombrement, à l'aération et à l'éclairage | |||
des locaux de travail; telles sont aussi les dispositions de certaines | |||
lois américaines qui interdisent d'employer dans les ateliers à | |||
domicile des personnes étrangères à la famille, à moins que l'atelier | |||
n'ait aucun accès sur les pièces d'habitation (Mass., Wisconsin, | |||
Maryland). Quant aux limitations relatives à l'âge d'admission et à | |||
la durée du travail, la loi anglaise cherche à les rendre efficaces dans | |||
l'industrie à domicile en les appliquant même aux ateliers de famille | |||
dans lesquels une personne travaille seule ou avec ses proches, et en | |||
autorisant l'inspecteur à y pénétrer de jour et de nuit. | |||
Des industries de transformation et des industries extractives, la | |||
réglementation légale du travail s'est étendue, avec plus ou moins | |||
d'ampleur, aux chantiers de l'industrie du bâtiment, aux entrepôts, | |||
aux entreprises de chargement et de déchargement, aux entreprises | |||
de transport par chemins de fer et tramways, etc. Elle s'est étendue | |||
également aux exploitations industrielles de l'État et des municipalités | |||
la journée de travail y a été réduite à huit heures en Angleterre, | |||
aux États-Unis, en France même dans certains ateliers publics. | |||
En outre, l'Etat et les autres personnes publiques insèrent dans leurs | |||
marchés de travaux publics et de fournitures, et dans certains contrats | |||
de concession, des stipulations en faveur des ouvriers et | |||
employés; cette pratique est aujourd'hui si générale, qu'elle se rencontre | |||
même dans les pays dont la législation ouvrière est la moins | |||
avancée. | |||
Restait le commerce de détail, y compris les boucheries, boulangeries, | |||
pâtisseries, hôtels, restaurants, débits de boissons et maisons | |||
de coiffure. L'intervention de l'État pour la protection des salariés y | |||
rencontrait des obstacles de tout ordre; le législateur devait tenir | |||
compte d'une extrême variété de situations, et prévoir de multiples | |||
dimcultés d'application et de surveillance; il devait s'attendre à | |||
mécontenter des classes nombreuses et influentes, à troubler les | |||
consommateurs dans leurs habitudes. Néanmoins, le pas a été | |||
franchi, et le commerce de détail s'est trouvé lui-même atteint par la loi. | |||
Ce sont les dispositions d'hygiène qui ont été étendues les premières | |||
aux locaux du commerce et des petites industries d'alimentation. | |||
Ainsi, les boulangeries font souvent l'objet de prescriptions spéciales | |||
à cet égard, en Angleterre et ailleurs. Tout récemment, la plupart des | |||
Parlements ont légiféré sur les sièges qui doivent être mis à la disposition | |||
des vendeuses dans les magasins. Mais les États modernes ne | |||
se sont pas contentés de cette première série d'injonctions à l'égard | |||
des établissements de commerce; beaucoup d'entre eux entreprennent | |||
maintenant d'y réglementer la durée du travail. La loi prescrit, ou | |||
permet aux autorités locales de prescrire la fermeture des magasins, | |||
débits et bureaux dans la journée du dimanche (Allemagne, Autriche, | |||
Roumanie, Angleterre, Belgique, États de l'Union américaine. États | |||
australiens), et chaque jour de la semaine à certaines heures déterminées | |||
(Allemagne, États d'Australie) quelques législations donnent aussi aux employés une demi-journée de repos dans la semaine. Ces | |||
règles générales, qui protègent les employés adultes comme les | |||
femmes et les enfants, sont d'ailleurs soumises à diverses restrictions | |||
pour les besoins de la vie journalière. | |||
La législation ouvrière a donc une tendance à couvrir, par des | |||
prescriptions d'une très grande variété, toutes les catégories professionnelles | |||
de salariés; il n'y a plus guère, à l'heure actuelle, que les | |||
marins du commerce, les ouvriers agricoles et les gens de service qui | |||
échappent à la réglementation législative. | |||
L'hygiène et la durée du travail ne sont pas les seuls points sur | |||
lesquels se soit portée la protection du législateur. La loi intervient | |||
encore, sinon en France, du moins dans la plupart des États, pour | |||
établir un contrôle sur les règlements d'atelier. Elle exige généralement | |||
que le règlement soit envoyé à l'inspecteur, pour que celui-ci | |||
vérifie la légalité des clauses du texte et recueille les observations des | |||
ouvriers; le règlement doit être affiché et la copie remise à l'ouvrier; | |||
les amendes sont soumises à certaines limitations et versées dans une | |||
caisse de secours. | |||
La loi réglemente aussi très souvent le paiement des salaires; elle | |||
prescrit le paiement par semaine ou par quinzaine, en dehors des | |||
cabarets; pour écarter le ''truck system'', elle impose le paiement en | |||
monnaie courante, et n'autorise les retenues sur le salaire qu'en vertu | |||
de conventions écrites, pour des causes qu'elle spécifie limitativement. | |||
Parfois aussi, la loi prescrit la publicité des tarifs de | |||
salaires dans certaines industries, telles que l'industrie textile, et | |||
organise un contrôle public des poids et mesures qui doivent servir | |||
à déterminer la quantité des ouvrages exécutés. | |||
Quant à la quotité des salaires, l'État, en général, n'agit sur eux | |||
que d'une manière indirecte, par les clauses insérées dans les marchés | |||
de travaux publics. Cependant on sait que les États d'Australasie se | |||
sont montrés plus hardis. L'État de Victoria, par une loi de 1896, | |||
donne à des commissions mixtes, composées de patrons et d'ouvriers | |||
élus par les syndicats, le pouvoir de fixer un salaire minimum pour | |||
la journée normale de huit heures dans certaines industries particulièrement | |||
atteintes par le sweating system, confection, lingerie, | |||
ébénisterie, cordonnerie, boulangerie. Dans le même sens, les lois | |||
de la Nouvelle-Zélande (depuis 1894), celles plus récentes de l'Australie | |||
méridionale et occidentale, de la Nouvelle-Galles du Sud et du | |||
canton de Genève, ont établi pour les conflits industriels une Cour | |||
officielle d'arbitrage, dont la sentence est obligatoire dans toute la | |||
profession intéressée. Ces diverses législations n'ont pas seulement | |||
prohibé les grèves, et donné une sanction aux contrats collectifs | |||
conclus par les unions industrielles; elles ont aussi donné la même | |||
sanction aux décisions d'arbitrage qui tiennent lieu de contrat, et | |||
institue tout un système de règlements généraux qui implique le minimum de salaires. | |||
Toutes ces prescriptions sur l'hygiène et la sécurité, la durée | |||
du travail, les règlements d'ateliers, etc., resteraient lettre morte, si | |||
le législateur ne prenait soin d'établir en même temps un contrôle | |||
sérieux et des sanctions pénales pour leur exécution. Les premières | |||
lois ouvrières, en Angleterre et en France, furent inefficaces | |||
faute d'un organe de contrôle, et la loi espagnole de 1900 le sera | |||
probablement aussi pour la même raison. L'expérience a donc conduit | |||
les différents États à instituer un corps spécial d'inspecteurs du | |||
travail; à chaque étape nouvelle de la législation, il a paru plus | |||
nécessaire d'améliorer le recrutement des inspecteurs, d'augmenter | |||
leur nombre et de renforcer leurs pouvoirs. Quelques États ont créé | |||
en outre des inspecteurs médecins, et des délégués ouvriers dans | |||
certaines industries. Quant aux pénalités, elles consistent en amendes | |||
variées, exceptionnellement faibles en France, très élevées au contraire | |||
en Angleterre, où le système des astreintes par jour de retard | |||
donne une sanction particulièrement énergique aux prescriptions | |||
d'hygiène et de sécurité. | |||
En même temps qu'il protège le salarié dans son travail professionnel, | |||
l'État moderne lui assure des garanties pécuniaires contre | |||
les risques qui le menacent. Les assurances ouvrières sont toutes | |||
récentes; mais, depuis l'initiative prise par l'Allemagne en 1883, elles | |||
se sont largement répandues dans le monde civilisé, et paraissent | |||
appelées à un développement dont nous ne voyons encore que le | |||
début. | |||
Assurer à l'ouvrier la réparation des accidents dont il est victime | |||
dans son travail, ranger le risque professionnel parmi les charges que | |||
l'industrie doit couvrir au moyen de ses produits, telle fut la première | |||
préoccupation du législateur. Il n'est peut-être pas d'exemple, dans | |||
l'histoire de la législation, d'un élan aussi rapide et aussi unanime | |||
que celui qui a porté les États du monde civilisé à adopter le principe | |||
du risque professionnel. Depuis la loi allemande de 1884, mais surtout | |||
aux environs de l'année 1900, toutes les législations des pays | |||
industriels, sauf l'exception unique de la Suisse, ont adopté en | |||
cette matière quelques principes qui forment une sorte de droit | |||
commun universel: les entrepreneurs sont responsables de tous les | |||
accidents professionnels, sauf le cas d'accident volontaire, et, dans | |||
quelques pays, le cas de faute très grave de l'ouvrier; les patrons | |||
responsables doivent payer les frais du traitement médical avec une | |||
indemnité journalière, et, en cas d'infirmité permanente ou de décès, | |||
servir une rente à la victime de l'accident, à sa veuve ou à ses | |||
enfants. Le bénéfice de cette responsabilité s'étend à des catégories | |||
professionnelles de plus en plus nombreuses ouvriers d'industrie, | |||
ouvriers mineurs, ouvriers du bâtiment, travailleurs des transports | |||
et des docks, gens de mer, et même ouvriers agricoles, que la plupart | |||
des législations protègent seulement en cas d'accident causé | |||
par une machine, mais que des lois plus récentes en Allemagne, | |||
en Angleterre et en Hongrie traitent aussi favorablement que les | |||
ouvriers industriels; aussi le nombre des assurés en Allemagne | |||
dépasse-t-il maintenant 19 millions de personnes. Enfin les ouvriers | |||
à domicile, si généralement dépourvus de garanties, sont visés | |||
expressément par la loi anglaise, qui établit à leur profit la responsabilité | |||
de l'employeur indirect par-dessus le sous-contractant. | |||
Sur le principe de l'assurance obligatoire, les législations sont | |||
moins unanimes. Les patrons responsables ne sont obligés de s'assurer | |||
que dans quelques pays en Allemagne, où ils sont groupés à | |||
cet effet par corporations professionnelles; en Autriche, en Norvège | |||
et dans le Luxembourg, où ils sont groupés par corporations | |||
régionales en Italie, en Hollande et en Finlande, où ils conservent | |||
une certaine liberté dans le choix de l'organe d'assurance. En France, | |||
en Belgique et en Suède, la loi donne aux salariés des garanties aussi | |||
solides que celle de l'assurance obligatoire, en établissant un fonds | |||
commun qui couvre les risques d'insolvabilité des débiteurs, et en | |||
instituant diverses sûretés telles que privilèges, dépôts et cautionnements, | |||
contrôle public des établissements d'assurance, etc. Ailleurs, | |||
au contraire, en Angleterre notamment, la loi n'établit aucun système | |||
de garantie. | |||
Les autres assurances ouvrières sont beaucoup plus rares. L'assurance | |||
publique contre le chômage n'a été essayée jusqu'ici que dans | |||
quelques villes. L'échec de la caisse obligatoire de Saint-Gall, en 1890, | |||
a fait ressortir les difficultés particulières de l'assurance appliquée | |||
au chômage; ces difficultés tiennent à la différence des risques, qui | |||
varient suivant les professions et les individus, et surtout à la nature | |||
même du risque, qui prête si facilement à la fraude du chômage | |||
volontaire. Aussi l'exemple ne s'est-il pas généralisé: les seules caisses | |||
municipales aujourd'hui existantes, celles de Berne et de Cologne, | |||
sont des caisses facultatives d'un fonctionnement très limité; elles | |||
recrutent leur clientèle exclusivement dans les professions soumises | |||
aux chômages de saison, et ne font supporter aux assurés que la plus | |||
faible partie des charges de l'institution. Jusqu'ici, l'assurance contre | |||
le chômage n'a donné des résultats satisfaisants que dans les syndicats | |||
ouvriers, à cause du contrôle réciproque qui peut s'y exercer; | |||
aussi les communes ont-elles mieux réussi en soutenant les caisses | |||
syndicales de chômage et la prévoyance individuelle, comme à Gand, | |||
qu'en se chargeant elles-mêmes de l'assurance. Quant à l'État, il n'a | |||
jamais encore tenté d'organiser l'assurance facultative ou obligatoire | |||
contre le chômage; mais il est possible que l'Allemagne prenne | |||
un jour l'initiative, en rattachant cette assurance à l'une de celles | |||
qui sont déjà organisées chez elle. | |||
L'assurance obligatoire contre la maladie, introduite en Allemagne | |||
dès 1883, y a pris des développements successifs par le fait du législateur | |||
et même des autorités communales, qui ont reçu la faculté | |||
d'appliquer cette assurance aux salariés de l'agriculture, aux ouvriers | |||
à domicile et à quelques autres. Aussi protège-t-elle aujourd'hui | |||
plus de 9 millions de travailleurs, affiliés à différentes caisses (caisses | |||
libres, caisses d'établissement, caisses communales, etc.), et obligés | |||
par la loi d'en acquitter la cotisation pour les deux tiers, le troisième | |||
tiers restant à la charge des employeurs. Depuis l'initiative prise par | |||
l'Allemagne, l'assurance obligatoire prise contre la maladie n'a été adoptée que par l'Autriche, la Hongrie et le Luxembourg; mais d'autres Etats, comme la Belgique et le Danemark, allouent des subventions aux sociétés et caisses privées de secours contre la maladie. | |||
L'assurance obligatoire contre l'invalidité et la vieillesse a eu moins de rayonnement encore. Etablie en Allemagne depuis 1889, elle y est organisée par grandes caisses régionales, et s'étend à près de 13 millions et demi de salariés de toutes catégorie; moyennant des contributions mises à la charge de l'Etat, des patrons et des assures, l'assurance donne droit à une pension qui, en 1902, ne dépasse guère en moyenne 187 à 191 francs par an, à l'âge de soixante-dix | |||
ans ou en cas d'infimité prématurée. | |||
Cette vaste entreprise de l'Empire allemand est restée jusqu'ici isolée. Sans doute on rencontre aussi des pensions de vieillesse en Australie et en Nouvelle-Zélande; mais ces pensions sont servies aux seuls indigents, et bien que le taux en soit relativement élevé ( 450 ou 650 fr à partir de soixante-cinq ans ), l'Etat seul les supporte, sans contributions des intéressés. Ce n'est donc pas de l'assurance ouvrière comme en Allemagne; c'est plutôt de l'assurance généralisée comme au Danemark et en France. | |||
Mais, dans beaucoup d'autres pays, les ouvriers des mines sont spécialement favorisés par l'institution des caisses de secours et de retraites obligatoires. D'autres catégories de salariés, les gens de mer en France, les ouvriers agricoles en Hongrie, sont également assurés | |||
d'une pension de retraite. Certains États, comme la Belgique, encouragent | |||
l'assurance facultative pour la vieillesse en majorant fortement les versements volontaires des assurés. Et plus généralement, on peut dire que la question des retraites des ouvriers est aujourd'hui posée un peu partout; des projets d'organisation sont en instance | |||
devant plusieurs Parlements, et, si des obstacles d'ordre financier | |||
retardent encore la solution, du moins semble-t-il dès maintenant | |||
que des majorités sont acquises au principe et disposées à le faire | |||
triompher. | |||
En résumé, sur tous les points qui intéressent la condition des | |||
salariés, nous observons de nos jours un courant législatif qui | |||
gagne sans cesse en largeur et en profondeur. Nul pays de civilisation n'a pu s'y soustraire; l'initiative d'une réforme est prise tantôt par un vieux pays comme l'Angleterre, l'Allemagne ou la France, tantôt par une nation jeune située aux antipodes; mais le mouvement ne tarde pas à se propager, sous la pression universelle de la démocratie qui grandit à côté du capitalisme; les gouvernements | |||
et les majorités réfractaires sont entraînés à leur tour, et | |||
les corporations les plus attachées au ''self-help'', comme les ''Trade-Unions'' anglaises, se rallient elles-mêmes à la méthode de la contrainte | |||
législative, qui leur paraît plus expéditive et plus large dans | |||
ses effets que l'action des associations privées. Partout les prescriptions | |||
se multiplient et se compliquent, s'appliquant à des objets | |||
nouveaux ou à des catégories nouvelles d'intéressés; les moyens de | |||
contrôle et les sanctions se fortifient; les actes épars, émis au jour le | |||
jour et sans vue d'ensemble suivant les besoins, se condensent en | |||
monuments réguliers, en codes du travail, qui font eux-mêmes l'objet | |||
de refontes successives. Des traités de travail, comme celui dont la | |||
France et l'Italie ont donné le premier exemple en 1904, des accords | |||
diplomatiques comme ceux qui doivent intervenir entre quinze États | |||
européens à la suite de la Conférence de Berne de 1903 au sujet du | |||
travail de nuit des femmes dans l'industrie, tendent enfin à donner | |||
aujourd'hui à la législation ouvrière le caractère international dont | |||
elle a besoin. | |||
===Section 2. Exploitations de l'État.=== | |||
L'État moderne, si envahissant vis-à-vis de l'industrie privée par | |||
ses mesures de réglementation et de contrôle, l'est-il au même degré | |||
par ses entreprises directes ? Observe-t-on de nos jours une tendance | |||
générale de l'État à se substituer aux particuliers dans les | |||
entreprises industrielles et commerciales, pour les gérer au profit | |||
de tous et attribuer à la collectivité les bénéfices capitalistes de leur | |||
exploitation? Sur ce point comme sur les précédents, il s'agit beaucoup moins d'exposer l'état de choses actuel avec tous les développements | |||
d'une étude spéciale, que de suivre le mouvement pour en | |||
discerner les tendances. | |||
Les exploitations de l'État forment certainement une masse | |||
imposante dans tous les pays, même chez ceux qui ont le mieux respecté | |||
l'intégrité de l'industrie privée. Mais on ne saurait rattacher | |||
toutes ces entreprises à l'évolution contemporaine, pour conclure | |||
à une attraction générale des sociétés civilisées vers le socialisme | |||
d'État. | |||
Bien au contraire, la plupart des exploitations publiques remontent | |||
à une époque déjà ancienne ou même très éloignée, et n'ont été entreprises | |||
par l'État que pour des causes fort étrangères aux préoccupations | |||
démocratiques. Contemporaines de la formation des monarchies | |||
centralisées, elles ont eu le même but que les mesures économiques | |||
de l'ancienne politique mercantile : procurer des ressources au fisc | |||
royal, accroître la richesse du prince pour subvenir aux besoins de | |||
sa politique, ou resserrer les liens de la centralisation administrative | |||
pour fortifier son autorité. Aussi les États dont le domaine industriel | |||
et fiscal est le plus ancien et le plus vaste, les États comme la | |||
Prusse et la Russie qui exploitent des mines, des carrières, des | |||
salines et des usines, sont-ils ceux où le pouvoir monarchique s'est | |||
exercé et maintenu avec le plus de force. Les monopoles fiscaux, en | |||
particulier, présentent nettement ce caractère historique. Quelques-uns, | |||
comme celui du sel, ont été abandonnés en France et en | |||
Allemagne; d'autres, comme celui des tabacs et des allumettes chimiques | |||
en France, celui de l'alcool en Russie, ont été institués | |||
récemment; mais, dans ces diverses modifications, le seul intérêt | |||
qui ait guidé les gouvernements et les Parlements a toujours été | |||
celui du Trésor. | |||
Toutefois, il est arrivé que, par la transformation politique qui | |||
s'est opérée dans la plupart des Etats européens, des moyens fiscaux | |||
créés dans le but exclusif de servir le pouvoir personnel et la | |||
puissance militaire du prince sont devenus des sources de revenus | |||
pour l'État démocratique. Du jour où la souveraineté s'est trouvée | |||
déplacée, les ressources tirées des exploitations publiques ont été | |||
mises à la disposition de la nation pour être appliquées à des besoins | |||
collectifs. Distinction de pure forme, sans doute, si les entreprises | |||
d'État n'ont toujours d'autre destination que de fournir des revenus | |||
au Trésor, et si ces revenus ne reçoivent pas une affectation plus | |||
démocratique qu'auparavant. Mais l'esprit change aussi quand le | |||
pivot du pouvoir se déplace. | |||
II est difficile d'attendre, d'une exploitation purement fiscale, | |||
qu'elle poursuive un autre but que celui du rendement. Toutefois, | |||
l'État moderne ne peut pas, dans la direction même de ses régies | |||
financières, négliger complètement les intérêts du public et ceux du | |||
personnel qu'il emploie. Ainsi les administrations publiques sont | |||
obligées de tenir compte des revendications de leurs ouvriers dans | |||
les manufactures de tabacs et d'allumettes chimiques. L'administration | |||
prussienne des houillères fiscales de la Sarre a su, dans la crise | |||
du charbon en 1900, maintenir des prix modérés, et protéger le | |||
public contre les exigences des intermédiaires; elle a conservé une | |||
production régulière, pour ne pas être obligée plus tard d'abaisser | |||
les salaires et de renvoyer des ouvriers. Il est même un monopole | |||
récent, celui de l'alcool, que la Suisse parait avoir établi autant | |||
dans l'intérêt des consommateurs et de la santé publique que dans | |||
celui du Trésor. | |||
La transformation du point de vue est surtout sensible dans le | |||
service des postes. Si l'État s'en est chargé dès l'antiquité et le | |||
moyen âge, c'était uniquement, à l'origine, pour assurer les relations | |||
du pouvoir central avec les autorités locales et fortifier la centralisation | |||
administrative; et si maintenant encore l'État se réserve | |||
le monopole des postes, s'il l'étend aux télégraphes et téléphones, | |||
rachetant partout, sauf aux États-Unis, les lignes qui ont pu être | |||
établies par l'industrie privée, c'est bien toujours pour rester le | |||
maître de ses communications; cet objectif est certainement celui | |||
qui domine les puissances maritimes, dans leur hâte à placer les | |||
câbles sous-marins sous leur contrôle. Néanmoins, le but principal | |||
de l'exploitation par l'État est aujourd'hui de procurer au public la | |||
sécurité et la régularité des correspondances, et d'assurer le fonctionnement | |||
d'un service essentiel sur tous les points du territoire, | |||
jusque dans les régions où il est le moins rémunérateur. | |||
Le même souci des intérêts généraux guide l'État dans la construction | |||
des voies de communication. Les routes romaines étaient des | |||
moyens de conquête et de domination; les routes modernes, tout en | |||
conservant leur intérêt stratégique, sont faites principalement dans | |||
l'intérêt du public. L'État s'impose de lourdes charges pour multiplier | |||
les routes, les ponts, les canaux de navigation, les ports et les | |||
phares; il rachète les voies de communication quand il ne les a pas | |||
construites lui-même, de manière à affranchir le public de tout | |||
péage. | |||
C'est surtout en matière d'exploitation des voies ferrées que le système | |||
de la régie par l'État a pris une extension considérable dans ces | |||
trente dernières années. A vrai dire, les raisons d'ordre stratégique, | |||
politique et financier ont été bien souvent les raisons déterminantes | |||
de cette politique. Il n'en est pas moins vrai que l'État s'est proposé | |||
en même temps d'améliorer le service, sans se laisser arrêter comme | |||
une compagnie privée, par le souci des dividendes; il a voulu disposer | |||
des tarifs dans un intérêt général, et protéger le public contre des prix | |||
de monopole ou des tarifs différentiels altérant les conditions de la | |||
concurrence. A l'heure actuelle, en dehors de l'Angleterre et des États- | |||
Unis, qui ont gardé un régime de liberté, en dehors de la France, qui | |||
a établi un contrôle rigoureux sur l'exploitation des compagnies, | |||
on ne rencontre guère l'exploitation par l'industrie privée que dans | |||
les États pauvres, qui sont obligés de remettre à des capitalistes | |||
étrangers la construction de leurs réseaux. Certains États ont toujours | |||
possédé leurs lignes; ailleurs, la proportion des lignes exploitées par l'État s'est élevée depuis trente ans d'une façon continue, | |||
tant par des rachats que par des constructions neuves. | |||
Dans ses entreprises financières plus encore que dans ses entreprises | |||
industrielles, l'État moderne se montre progressif en vue de | |||
servir les intérêts particuliers de ses membres. Si la Banque impériale | |||
de Russie peut être citée comme une institution créée dans | |||
un but de gouvernement pour servir d'auxiliaire au Trésor public, | |||
les établissements financiers des autres États européens sont bien | |||
plutôt destinés à rendre des services au public. Partout on trouve des | |||
caisses publiques de dépôt et d'épargne, qui se chargent de recevoir | |||
les plus petites sommes pour encourager l'épargne populaire; beaucoup | |||
de ces caisses, à l'étranger, cherchent à développer la richesse | |||
du pays en consacrant une partie de leurs capitaux à des prêts hypothécaires | |||
et commerciaux. La Caisse d'épargne postale de l'Empire | |||
d'Autriche a même organisé tout un service de chèques et de compensations | |||
la Caisse centrale des associations coopératives agricoles | |||
et la ''Seehandlung'', en Prusse, sont de véritables banques d'État. | |||
L'État moderne n'est pas seulement industriel, exploitant de mines, | |||
entrepreneur de transports et banquier; depuis quelques années, il | |||
s'est fait assureur. Dans les pays d'assurances ouvrières obligatoires, | |||
cette fonction a pris naturellement une grande importance; là, les | |||
diverses caisses d'assurances contre les accidents, la maladie, l'invalidité | |||
et la vieillesse sont des institutions publiques organisées par | |||
l'État, ou au moins contrôlées par lui et soumises à un régime très | |||
centralisé. C'est ainsi qu'en Allemagne les établissements d'assurance | |||
pour l'invalidité et la vieillesse sont des organes propres de l'État; et | |||
comme ils emploient une grande partie de leurs énormes ressources | |||
en constructions ouvrières, hôpitaux, sanatoriums populaires et autres | |||
affectations d'utilité publique, le domaine des oeuvres collectives | |||
s'étend par leur fait dans une double direction. Dans les pays où les | |||
assurances ouvrières sont facultatives, l'assurance par l'État n'a pu | |||
prendre un pareil développement; cependant, la plupart des États | |||
ont institué des caisses nationales d'assurances, de prévoyance et de | |||
retraites; d'autres, comme la Belgique, ont annexé ce service à la | |||
Caisse nationale d'épargne déjà existante. | |||
Il existe même certains pays dans lesquels l'assurance contre l'incendie | |||
est un service géré par l'Etat, les provinces ou les villes; | |||
parfois l'assurance est obligatoire pour les immeubles, et la caisse | |||
publique est investie d'un monopole. Ces institutions, il est vrai, | |||
sont la plupart fort anciennes; quelques-unes remontent au XVIIIème siècle: | |||
mais leur importance s'est beaucoup accrue dans ces derniers | |||
temps. C'est ainsi qu'en Allemagne les capitaux assurés par les | |||
caisses publiques d'assurance immobilière, de 13 milliards de francs | |||
en 1836, se sont élevés à 70 milliards en 1903. Des institutions analogues | |||
se rencontrent en Autriche, en Suisse, en Russie et dans les | |||
États scandinaves. | |||
Les exploitations d'État ont donc une tendance générale à s'exercer | |||
pour la satisfaction des besoins du public, et sur certains points, | |||
télégraphes et téléphones, chemins de fer, caisses de dépôts, caisses | |||
d'assurances, à prendre une importance croissante dans l'organisation | |||
économique. Jusqu'ici, il est vrai, l'État n'a pas étendu son | |||
domaine industriel en dehors des transports; mais on sait que, dans | |||
certains pays, il existe un parti puissant qui le pousse non seulement | |||
à racheter les voies ferrées, mais même à se charger de l'exploitation | |||
des mines, à exercer le monopole de l'alcool, celui du raffinage du | |||
sucre et du pétrole, et d'autres encore. | |||
L'État hésite cependant à s'engager dans cette voie, dont il n'ignore | |||
pas les périls. Il a si bien conscience des inconvénients de l'exploitation | |||
en régie, que parfois il cherche à se limiter lui-même en séparant | |||
du gouvernement politique la gestion économique de ses propres | |||
établissements. Dans ce but, il donne à ses entreprises une | |||
autonomie administrative et financière plus ou moins complète; il | |||
leur confère la personnalité, les dote d'une administration indépendante, | |||
soustraite aux influences politiques, et leur attribue un budget | |||
distinct dont les excédents seuls sont versés au budget général, afin | |||
qu'elles puissent pratiquer un amortissement régulier et étendre leurs | |||
dépenses suivant les nécessités industrielles. Quelques-uns de ces | |||
traits se rencontrent dans l'organisation du réseau d'État français; | |||
on les trouve mieux encore dans le fonctionnement des diverses | |||
caisses publiques de dépôts et d'assurances à l'étranger. | |||
Enfin l'État, lorsqu'il cède à une compagnie privée l'exercice d'un | |||
monopole, peut se réserver, en certaines circonstances, non pas un | |||
simple droit de contrôle, mais une part effective dans l'administration | |||
et même dans les produits. C'est ainsi que la Hollande, après | |||
avoir racheté ses voies ferrées, les a données en location à des compagnies | |||
fermières moyennant une part des recettes brutes; l'Italie a | |||
longtemps pratiqué le même système. Dans des situations différentes, | |||
vis-à-vis des compagnies de chemins de fer en France, vis-à-vis des | |||
Banques nationales d'émission en Allemagne, en France, en Belgique, | |||
en Italie, l'État s'est réservé une quote-part des bénéfices. Ce régime | |||
mixte se rapproche de l'exploitation par l'État, sans permettre aucune | |||
confusion des deux domaines politique et économique; la société | |||
fermière peut être considérée comme préposée à un service public | |||
qu'elle gère pour le compte de l'État et sous son contrôle, en retenant | |||
pour la rémunération de ses services une partie des produits. | |||
===Section 3. Exploitations des municipalités.=== | |||
Les villes modernes, plus libres dans leurs allures, se montrent | |||
aussi plus entreprenantes que l'État. | |||
Les services publics qui relèvent des municipalités, notamment | |||
l'enseignement et l'assistance, se sont largement développés de nos | |||
jours. Dans toutes les villes, les écoles et les divers établissements | |||
de culture scientifique et artistique se sont multipliés en même temps | |||
que les hôpitaux, crèches, asiles, fourneaux économiques, vestiaires | |||
et cantines scolaires institués par les municipalités. Les services de | |||
l'hygiène et de la voirie ont pris une importance considérable; les | |||
villes se sont donné un outillage en rapport avec les nouveaux | |||
besoins de la civilisation, elles ont édifié des quais, docks, marchés, | |||
égouts, abattoirs, bains et lavoirs, théâtres, etc., et elles en tirent un | |||
revenu important; les villes anglaises elles-mêmes, qui avaient si | |||
longtemps abandonné ces divers ouvrages à l'initiative privée, sont | |||
entrées largement, depuis quelques années, dans la voie de leur | |||
municipalisation. Enfin les villes ont créé, dans ces derniers temps, | |||
diverses institutions en faveur des classes ouvrières, non seulement | |||
des caisses d'épargne municipales et des monts-de-piété, mais aussi | |||
des caisses de chômage municipales, comme à Berne et à Cologne, | |||
et des bureaux de placement municipaux, très nombreux en Suisse | |||
et surtout en Allemagne, où ils sont dirigés par les représentants des | |||
patrons et des ouvriers, et reliés entre eux sur toute la surface du | |||
pays. D'autres villes, sans gérer elles mêmes ces services, allouent | |||
des subsides aux syndicats ouvriers pour grossir leurs secours de chômage | |||
(système de Gand), ou soutiennent les Bourses du travail | |||
en leur fournissant un local et des subventions (municipalités françaises). | |||
La ville de Vienne a même institué une Caisse municipale de | |||
retraites et d'assurances sur la vie, et certaines grandes villes, en | |||
Allemagne et ailleurs, possèdent des caisses publiques d'assurances | |||
contre l'incendie. | |||
Mais l'effort principal des municipalités s'est tourné, depuis une | |||
dizaine d'années, vers les exploitations industrielles lucratives. Jusqu'ici | |||
la France, comme la Belgique, est restée en dehors du mouvement | |||
ailleurs, au contraire, le socialisme municipal a fait d'immenses | |||
progrès, principalement en Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne, | |||
en Autriche-Hongrie, en Suisse et en Italie. Sans doute les exploitations | |||
municipales ne sont pas un fait absolument nouveau, et l'on | |||
pourrait en citer quelques-unes, parmi les exploitations d'eau et de | |||
gaz, qui remontent au milieu du XIXème siècle mais la municipalisation | |||
de ces entreprises ne s'est généralisée que tout récemment. | |||
Les exploitations municipales les plus nombreuses concernent des services | |||
qui tournent naturellement au monopole; ce sont en effet | |||
des services qui empruntent le sol de la voie publique, eaux, gaz, | |||
lumière électrique, tramways. Aujourd'hui, beaucoup de villes, surtout | |||
parmi les plus importantes, étendent le domaine municipal | |||
dans cette direction; elles rachètent les concessions faites à des | |||
compagnies privées, ou bien elles exécutent elles-mêmes les ouvrages | |||
pour les exploiter en régie. Il leur semble que des monopoles d'un | |||
caractère aussi essentiellement public, intéressant la généralité des | |||
habitants, doivent être gérés dans l'intérêt de tous, et que les bénéfices | |||
qui en résultent doivent profiter à tous. En se chargeant elles-mêmes | |||
de leur exploitation, elles visent à étendre et perfectionner le service, | |||
à améliorer la situation du personnel, à diminuer les tarifs | |||
plutôt qu'à réaliser des bénéfices; néanmoins, certaines villes conservent | |||
des tarifs assez élevés pour tirer de ces exploitations des | |||
profits importants, qui sont consacrés aux dépenses locales ou affectés | |||
à des dégrèvements d'impôts. | |||
Naturellement, les villes qui se sont chargées de ces entreprises | |||
ont accru leurs dettes dans de fortes proportions. C'est là un danger pour | |||
celles qui n'établissent pas une comptabilité régulière et distincte | |||
permettant d'apprécier si les recettes de l'entreprise couvrent | |||
entièrement ses charges, y compris l'intérêt et l'amortissement du | |||
capital de premier établissement; mais il en est d'autres, principalement | |||
en Angleterre, qui ne commettent pas cette faute et qui pourvoient | |||
à un amortissement régulier. Dans beaucoup de villes | |||
anglaises, les régies municipales sont confiées à des organes distincts, à des spécialistes qui exercent leurs pouvoirs d'une façon | |||
indépendante, sous le contrôle du conseil municipal; le budget et les | |||
comptes de ces entreprises sont dressés à part et restent nettement | |||
séparés du budget municipal. Telle est également l'organisation | |||
prescrite par la loi italienne sur la régie directe des services publics | |||
par les municipalités. | |||
Les premières entreprises municipales ont été les entreprises d'eaux, | |||
et ce sont encore aujourd'hui les plus nombreuses; essentielles à | |||
la santé publique, elles sont en effet relativement simples à gérer. | |||
En Angleterre, les grandes villes qui, comme Londres jusqu'en 1904, | |||
laissent ce service à une compagnie concessionnaire, sont une rare | |||
exception. Certaines villes, Manchester, Birmingham, Liverpool, | |||
Glasgow, ont dépensé pour leur alimentation d'eau des sommes considérables, | |||
variant de 100 à 175 millions de francs, et l'on calcule que | |||
le capital employé par les 1045 villes anglaises où la régie est pratiquée | |||
s'élève à plus de 1 700 millions. Aux États-Unis, la municipalisation | |||
des eaux est plus avancée encore; 1 800 localités exploitent elles-mêmes | |||
ce service, pour lequel elles ont dépensé plus de 2 500 millions | |||
de francs. Partout ailleurs, en Allemagne, en Italie, en Suisse, | |||
en Russie, au Canada, en Australie, et même en France, le système | |||
de la régie est très fréquent. | |||
La municipalisation du gaz, bien que datant du milieu du | |||
XIXème siècle dans certaines grandes villes d'Allemagne, de Suisse et | |||
des pays scandinaves, est généralement postérieure à celle de l'eau; | |||
l'exploitation du gaz, en effet, comporte des achats de houille et des | |||
ventes de sous-produits qui lui donnent un caractère plus nettement | |||
commercial. Mais aujourd'hui, en Angleterre, les entreprises municipales | |||
de gaz se rencontrent dans 256 villes; elles ont coûté près de | |||
900 millions de francs, donnent un profit net de 60 millions, et, sans | |||
avoir encore la même importance que les entreprises des compagnies | |||
concessionnaires, elles alimentent une clientèle de consommateurs | |||
presque aussi considérable. Manchester, qui a dépensé pour ce service, | |||
depuis 1843, un capital de 59 millions de francs amorti pour | |||
plus de moitié, en retire un bénéfice annuel de plus de 3 millions, | |||
après avoir pourvu à toutes les charges. En dehors de l'Angleterre, | |||
la régie municipale du gaz existe aussi aux États-Unis et dans beaucoup | |||
de villes du continent européen, principalement en Allemagne, | |||
où l'on compte 41 régies municipales le bénéfice net est de 4,2 millions | |||
de francs à Hambourg, 3,4 millions à Berlin, 1,2 a 3,5 millions | |||
à Dresde et Cologne. D'autres régies se rencontrent encore en Hollande, | |||
en Suède, en Autriche-Hongrie, en Suisse, en Italie. Les villes | |||
italiennes ont su utiliser à cet effet les ressources que les institutions | |||
d'épargne et de coopération mettaient à leur disposition. | |||
Après l'eau et le gaz, les villes ont entrepris de fournir la lumière | |||
électrique. Actuellement, les entreprises municipales de cette nature | |||
sont deux fois plus nombreuses en Angleterre que les entreprises | |||
privées; elles ont coûté 750 millions de francs environ; des villes | |||
comme Glasgow, Liverpool, Manchester ont dépensé dans ce but un | |||
capital de 2 et demi à 4 millions de francs. On compte 333 entreprises | |||
de ce genre en Angleterre, 460 aux États-Unis, 36 en Allemagne, | |||
d'autres encore en Italie et surtout en Suisse, où les moindres localités peuvent se procurer la force à bon marché. | |||
Puis les villes anglaises, et quelques villes du continent ont municipalisé | |||
leurs tramways. Les entreprises de tramways exploitées par | |||
les municipalités sont au nombre de 86 en Angleterre; elles ont | |||
coûté plus de 500 millions de francs elles égalent à peu près les | |||
entreprises privées en nombre et en importance et progressent | |||
chaque année à ces deux points de vue. Glasgow, qui a dépensé plus | |||
de 50 millions de francs pour ses tramways, en retire un bénéfice | |||
annuel de 6 millions, qu'elle consacre presque en entier à l'amortissement. | |||
Aujourd'hui, il semble que ces municipalisations de monopoles ne | |||
suffisent plus aux administrations urbaines. Les villes sont entraînées | |||
vers de nouvelles entreprises par d'autres préoccupations, | |||
principalement par celle de l'hygiène publique. | |||
Certains quartiers des grandes villes, où s'entasse une population | |||
misérable, sont un danger permanent pour la santé publique; chez | |||
les peuples civilisés qui savent le mieux apprécier la valeur de la | |||
vie humaine, les autorités locales ne se contentent pas de posséder | |||
des pouvoirs pour l'assainissement des logements insalubres, elles | |||
en usent effectivement. Mais il ne suffit pas non plus de raser des | |||
quartiers malsains et encombrés; le remède serait pire que le mal, | |||
si la population déplacée s'entassait dans d'autres taudis plus sordides | |||
encore. Le législateur anglais l'a compris; en 1890, il a prescrit | |||
aux autorités municipales de reconstruire après avoir démoli. Ce fut | |||
là, pour les villes anglaises, un énergique encouragement à se | |||
charger elles-mêmes des constructions ouvrières. A Londres, où le | |||
mal est plus grand que partout ailleurs, où 250 000 personnes logent | |||
à raison d'une chambre par famille, le Conseil de comté a entrepris | |||
une oeuvre considérable; il a transformé un quartier tout entier, | |||
dépensant 32 millions de francs pour les reconstructions, fournissant | |||
des logements à une population de 20000 personnes, et projetant | |||
d'en loger bientôt 80 000; bientôt s'élèvera dans la banlieue une | |||
ville de 6000 cottages pour 42000 habitants, que le Conseil aura | |||
créée de toutes pièces en y affectant une somme de 75 millions de | |||
francs. Glasgow, Manchester, Birmingham, d'autres encore, au | |||
nombre d'une soixantaine, ont suivi l'exemple, et certaines villes | |||
d'Allemagne, de Suisse et d'Italie se sont engagées dans la même voie. | |||
Efforts souvent mal dirigés, qui réussissent rarement à replacer la | |||
population la plus pauvre expulsée des logements démolis mais les | |||
tâtonnements ne sont-ils pas inévitables au début de cette oeuvre | |||
difficile, l'une des plus urgentes de notre temps ? L'expérience conduira | |||
nécessairement les villes à entreprendre des constructions | |||
moins coûteuses pour atteindre leur but, et déjà Birmingham peut | |||
offrir des logements à prix réduits. Quelques villes entretiennent | |||
même des maisons de refuge, des lodging houses, pour y abriter la | |||
population flottante. | |||
Dans le même but d'hygiène, et afin de diminuer la mortalité | |||
infantile, certaines villes anglaises ont entrepris de vendre du lait | |||
stérilisé. Sur cette pente, il est facile d'aller plus loin. Pourquoi les | |||
villes ne se chargeraient-elles pas de vendre des denrées de première | |||
nécessité, afin de fournir à la population pauvre des aliments sains | |||
à juste prix? En fait, les boulangeries municipales sont déjà nombreuses | |||
en Italie; il existe même, dans ce pays, quelques boucheries | |||
et pharmacies municipales. Aussi les villes anglaises sont-elles sollicitées | |||
aujourd'hui d'étendre leurs services à la vente des denrées alimentaires, | |||
et de municipaliser les débits de boissons dans un but d'hygiène. | |||
A côté de ces villes entreprenantes, il faut signaler aussi celles qui, | |||
reculant devant les responsabilités de la régie directe, adoptent de | |||
préférence le régime mixte du bail à ferme ou de la régie intéressée, | |||
comme l'État le fait lui-même dans certains cas. En Angleterre et sur | |||
le continent, des entreprises de gaz et de tramways sont affermées en | |||
assez grand nombre à des compagnies privées, qui exploitent sous le | |||
contrôle de la ville et lui cèdent une part plus ou moins forte des | |||
produits bruts ou des bénéfices, suivant la part que la ville a prise elle-même | |||
aux dépenses d'établissement. Des capitales comme Londres, | |||
Paris et Berlin ont eu recours à ce système pour une partie de leur | |||
réseau de tramways ou pour leur Métropolitain. Quant aux constructions | |||
de logements ouvriers, bien des villes, au lieu de les entreprendre | |||
elles-mêmes, se contentent de venir en aide à l'initiative | |||
privée, soit en allouant des terrains à titre de propriété ou d'emphytéose, | |||
des subventions et des garanties d'intérêts aux sociétés qui se | |||
chargent de cette entreprise sans esprit de spéculation, soit en instituant | |||
à leur profit des caisses de prêts hypothécaires. | |||
Sous une forme ou sous une autre, les autorités municipales étendent | |||
donc leur rôle économique; les villes qui municipalisent les | |||
monopoles sont chaque année plus nombreuses, les fonctions dont | |||
elles se chargent deviennent plus importantes et plus variées. Quel | |||
que soit le jugement que l'on porte sur cet envahissement du domaine | |||
économique par les municipalités, il faut noter le fait parmi les | |||
plus significatifs; le socialisme municipal fait partie intégrante | |||
de l'évolution contemporaine comme la concentration industrielle, | |||
les trusts, la coopération, les associations agricoles, les syndicats | |||
professionnels et la législation ouvrière; il contribue, lui aussi et | |||
pour sa part, à faire pénétrer plus de communauté dans nos sociétés | |||
individualistes et à leur donner une physionomie nouvelle. |
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