Différences entre les versions de « Benjamin Constant:Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri - Deuxième partie »

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Toute l'influence de cette propriété, aussi longtemps que ses détenteurs seront en petit nombre, se bornera nécessairement à balancer celle de la haute industrie, avec cette différence néanmoins, toute en faveur de cette dernière, que la nombreuse clientèle appelée à la protéger n'existera point pour sa rivale.
Toute l'influence de cette propriété, aussi longtemps que ses détenteurs seront en petit nombre, se bornera nécessairement à balancer celle de la haute industrie, avec cette différence néanmoins, toute en faveur de cette dernière, que la nombreuse clientèle appelée à la protéger n'existera point pour sa rivale.
Il n'y a qu'un moyen de conserver encore de l'influence à la propriété foncière, c'est de la diviser, et de créer un grand nombre de petits propriétaires qui s'interposent entre le prolétaire et l'homme opulent. Alors l'on peut établir quelques rapports entre le pauvre et le riche; donner à celui-ci l'intérêt, et par conséquent le désir de défendre l'autre, et balancer efficacement l'influence de la classe moyenne des industriels.
L'industrie aura toujours, il est vrai, cet avantage, que le dernier mercenaire voit dans ses moyens d'avancement ceux qui ont élevé son chef ; tandis que la propriété foncière pose une barrière matérielle entre le possesseur et celui qui ne l'étant pas cultive pour les autres, et crée chaque jour une source de richesses dont il ne doit pas profiter.
Mais cet avantage de l'industrie sur la propriété disparaît quand celle-ci est très divisée. Les petits propriétaires sortent de la classe des  prolétaires, et vivant familièrement avec eux, ceux-ci aperçoivent moins une différence qui doit les frapper à chaque instant, lorsque leurs chefs appartiennent à une autre classe, parlent un autre langage, n'ont avec eux aucun rapport, ni aucune cause naturelle de rapprochement.
Lorsque le pauvre même peut acquérir un champ, il n'existe plus de classe; tout prolétaire espère par ses travaux arriver au même point, et la richesse devient dans la propriété comme dans l'industrie une question de travail et d'assiduité. Dans l'autre hypothèse, la propriété foncière est une barrière qu'on ne peut franchir.
Presque tous les gouvernements semblent avoir ignoré ces vérités ; car ils ont cherché à maintenir la propriété dans un petit nombre de familles. Ces efforts bizarres et malentendus ont toujours tourné contre l'autorité elle-même, cela devait être ; le but était dangereux, et les moyens employés pour l'atteindre, les substitutions, le droit d'aînesse, en aggravaient les inconvénients.
Par les substitutions, vous empêchez l'un de vendre ce qui lui est inutile, vous ôtez à l'autre la faculté d'acheter ce dont il tirerait avantage, vous diminuez le produit réel de la propriété en la reléguant dans les mains d'un propriétaire qui ne sait pas la faire valoir, et vous défendez à celui qui saurait l'employer utilement d'acquérir ce qui est stérile dans les mains d'un autre.
Le droit d'aînesse a des suites bien plus désastreuses : il relâche les liens des familles, introduit la division dans leur sein, affaiblit chez les enfants les sentiments naturels ; et en établissant entre les frères la jalousie d'un côté, la méfiance de l'autre, la haine de toutes parts, il détruit les plus douces affections de l'âme, la tendresse réciproque des frères, et la piété filiale.
Prenons pour exemple l'Angleterre, où le droit d'aînesse règne dans toute sa force. L'indifférence des enfants pour leurs parents, la haine des cadets contre les ainés, sont des choses tellement reconnues, qu'elles ne choquent plus même sur le théâtre. L'opinion libre de toute passion ne souffrirait jamais certaines plaisanteries habituelles à ce théâtre ; elle ne tolérerait ni qu'on lui montrât des cadets désirant la mort de leurs aînés, si surtout des fils s'entre-félicitant gaiement sur celle de leur père.
C'est un destin commun à toutes les lois qui établissent un privilège en faveur de quelques-uns, de voir l'opinion contrarier leur voeu, et par une réaction de tous les instants rendre en haine ou en mépris à la classe privilégiée le tort fait en sa faveur aux autres classes.
La tendance de notre siècle à la division des propriétés est tellement forte, que nos raisonnements, qui seront peut-être accusés aujourd'hui de n'être que des paradoxes, paraîtront dans dix ans des lieux communs qu'il sera inutile de prouver ; et si l'on doutait de la vérité de notre assertion, nous citerions une brochure qui indique combien ces idées sont déjà répandues en Prusse.
« Le 14 septembre 1811, M. de Hardenberg soumit au roi de Prusse un projet de loi pour le rachat des corvées. Les paysans, astreints en certains cas à rendre aux nobles la moitie, et dans d'autres cas le tiers des terres qu'ils avaient possédées à cette condition, devinrent les propriétaires réels et indépendants du reste.
«  Ainsi fût créée dans la monarchie prussienne la classe la plus respectable et la plus indispensable à la prospérité d'un pays, celles des cultivateurs, qui fertilisent un héritage affranchi de toute servitude, et ne relèvent que du trône et de la loi. Jusqu'alors il existait bien dans les provinces orientales quelques paysans propriétaires ; mais ils étaient en très petit nombre, et la majorité de la classe agricole appartenait à des terres seigneuriales, et faisait partie de la propriété du seigneur.
«  Les nobles gagnaient à la législation nouvelle ; car elle ajoutait à la valeur vénale, et au produit annuel de leurs propriétés. Aussitôt que la terre devient libre, et que l'agriculture est dégagée de toutes les entraves, la conséquence nécessaire de ce double affranchissement est l'augmentation de la population et de l'aisance. L'effet de cette augmentation est la hausse de la valeur des terres et par conséquent une plus grande richesse pour ceux qui possèdent les propriétés les plus considérables.
«  Les bourgeois et les paysans y gagnaient plus encore que la noblesse. Par la nouvelle législation, ces deux classes seront, dans le cours d'un siècle, les propriétaires du sol dans la Prusse comme elles le sont sur les bords du Rhin. Partout où il y a des acheteurs il y a des vendeurs ; mais les meilleurs acheteurs sont incontestablement ceux qui peuvent donner le plus pour un objet, ceux par conséquent pour qui cet objet a le plus de valeur et rapporte davantage. Or, c'est pour le paysan que l'agriculture est surtout productive, pour le paysan qui visite son champ le premier le matin, et qui le quitte le dernier le soir. La sueur du cultivateur est le meilleur engrais des terres. Il est dans la nature de l'homme d'aimer la propriété , et aussitôt que l'on le permet à la classe agricole d'acquérir elle en trouve les moyens de reste. Cette classe se marie de bonne heure, parce qu'elle n'a pas d'inquiétude sur sa subsistance ; elle sait que son travail est sa richesse et que ses bras sont ses capitaux. Le berceau ne tarde pas à se placer près du lit conjugal, et la population augmente dans un tel pays presque aussi vite que sur le sol encore vierge de l'Amérique septentrionale. Ses cultivateurs achète arpents par arpents ; d'abord fermiers, et ensuite propriétaires, ils supplantent bientôt cette race d'agriculteurs, héritière et imitatrice de la féodalité et de la noblesse ; et qui a un précepteur pour ses enfants, une femme de chambre pour sa femme, un cocher pour ses chevaux, un chasseur pour ses chiens, un maître-valet pour ses ouvriers, et une femme de chambre pour ses servantes. Chez le vrai paysan, le maître et la maîtresse de la maison remplissent toutes ces fonctions en une seule et même personne.
«  Il est indifférent à l'Etat de savoir entre quelles mains la terre se trouve, pourvu qu'elle soit confiée à des mains actives et laborieuses ; que ces mains laborieuses aient pour ancêtres des privilèges est une chose de peu d'importance. La propriété et la liberté, voilà ce qu'il faut. Partout où ces deux choses existent, l'homme est actif et l'agriculture florissante, comme le prouvent les marais de la Hollande. Là où ces choses n'existent pas, l'agriculture tombe, et avec elle la population, comme le démontre l'Espagne, où les quatre cinquièmes du territoire étant entre les mains du clergé et de la noblesse, une population de vingt millions a été réduite à dix. La Prusse, qui a dans ce moment onze millions d'habitants, doit en avoir seize dans l'an 1850, par le seul effet de la nouvelle législation sur l'agriculture et de la division des propriétés. »
Tandis qu'un auteur prussien démontrait ces vérités au fond de l'Allemagne, tous les bons esprits les reconnaissaient en France.




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