Différences entre les versions de « Benjamin Constant:Commentaire sur l'ouvrage de Filangieri - Deuxième partie »

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== Chapitre 2. De la traite des Nègres [1] ==
== Chapitre 2. De la traite des Nègres [1] ==


''« Les bords affreux du Sénégal ne seraient pas devenus le marché où les Européens vont trafiquer à vil prix des droits inviolables de l'humanité... La seule Pennsylvanie n'a plus d'esclaves. Le progrès des lumières nous fait espérer que cet exemple sera bientôt suivi par le reste des nations ».  
''« Les bords affreux du Sénégal ne seraient pas devenus le marché où les Européens vont trafiquer à vil prix des droits inviolables de l'humanité... La seule Pennsylvanie n'a plus d'esclaves. Le progrès des lumières nous fait espérer que cet exemple sera bientôt suivi par le reste des nations ».  


                                                                     Liv. I, chap. IV, p.70-71.''
                                                                     Liv. I, chap. IV, p.70-71.''
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J'emprunterai pour réfuter cette objection qu'une défiance nationale, très naturelle, est disposée à croire très forte, les paroles d'un homme qui a fait de longues et opiniâtres recherches sur les faits relatifs à l'abolition de la traite, et qui, pair de France, ne peut être soupçonné de pencher vers les intérêts commerciaux de l'Angleterre.
J'emprunterai pour réfuter cette objection qu'une défiance nationale, très naturelle, est disposée à croire très forte, les paroles d'un homme qui a fait de longues et opiniâtres recherches sur les faits relatifs à l'abolition de la traite, et qui, pair de France, ne peut être soupçonné de pencher vers les intérêts commerciaux de l'Angleterre.


« Le commerce anglais, dit-il, n'a jamais sollicité l'abolition de la traite ; il ne s'en est jamais montré le fauteur ni l'appui. Tout au contraire, c'est contre lui qu'elle a été prononcée. Il a livré, pendant vingt ans, les plus rudes combats pour la maintenir ; il ne s'en est laissé dépouiller qu'après avoir lutté sans relâche, après s'être épuisé en efforts et en imprécations. Aujourd'hui même encore, si quelques négociants anglais osaient élever la voix, peut-être ne demanderaient-ils pas qu'on rendit  la traite impossible sous pavillon étranger ; peut-être regretteraient-ils qu'on enlevât à leurs détestables spéculations leur dernier déguisement et leur dernier refuge... Les ministres actuels de l'Angleterre n'ont point regardé l'abolition de la traite comme un avantage. Ils ont figuré pendant pendant vingt ans parmi les adversaires de cette sainte cause. Ils ont voté les derniers dans les dernières minorités, qui ont persisté jusqu'au bout dans leur opposition. Ils ont prédit, comme une conséquence inévitable de cette mesure, et la désolation des colonies et la banqueroute universelle. Ce n'est pas leur politique qui triomphe, ce n'est pas leur ouvrage dont ils assurent le succès. En travaillant à la destruction définitive du commerce des Noirs, ils font pour ainsi dire, amende honorable de leurs erreurs passées. Ils ont été vaincus par l'ascendant de l'opinion publique, par la force de la raison et de la vérité. C'est encore aujourd'hui la force de la raison et de la vérité qui les pousse et qui les domine [3]. »
« Le commerce anglais, dit-il, n'a jamais sollicité l'abolition de la traite ; il ne s'en est jamais montré le fauteur ni l'appui. Tout au contraire, c'est contre lui qu'elle a été prononcée. Il a livré, pendant vingt ans, les plus rudes combats pour la maintenir ; il ne s'en est laissé dépouiller qu'après avoir lutté sans relâche, après s'être épuisé en efforts et en imprécations. Aujourd'hui même encore, si quelques négociants anglais osaient élever la voix, peut-être ne demanderaient-ils pas qu'on rendit  la traite impossible sous pavillon étranger ; peut-être regretteraient-ils qu'on enlevât à leurs détestables spéculations leur dernier déguisement et leur dernier refuge... Les ministres actuels de l'Angleterre n'ont point regardé l'abolition de la traite comme un avantage. Ils ont figuré pendant pendant vingt ans parmi les adversaires de cette sainte cause. Ils ont voté les derniers dans les dernières minorités, qui ont persisté jusqu'au bout dans leur opposition. Ils ont prédit, comme une conséquence inévitable de cette mesure, et la désolation des colonies et la banqueroute universelle. Ce n'est pas leur politique qui triomphe, ce n'est pas leur ouvrage dont ils assurent le succès. En travaillant à la destruction définitive du commerce des Noirs, ils font pour ainsi dire, amende honorable de leurs erreurs passées. Ils ont été vaincus par l'ascendant de l'opinion publique, par la force de la raison et de la vérité. C'est encore aujourd'hui la force de la raison et de la vérité qui les pousse et qui les domine [3]. »


La force de ces raisonnements me paraît évidente. Si le gouvernement anglais est aujourd'hui de bonne foi pour mettre obstacle à la traite, c'est que l'opinion à cet égard à été préparée en Angleterre par de longues discussions et par la persévérance infatigable des hommes les plus respectés.
La force de ces raisonnements me paraît évidente. Si le gouvernement anglais est aujourd'hui de bonne foi pour mettre obstacle à la traite, c'est que l'opinion à cet égard à été préparée en Angleterre par de longues discussions et par la persévérance infatigable des hommes les plus respectés.
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La traite est contraire encore aux intérêts des gouvernements en ce que ceux qui se livrent à cet affreux commerce se trouvent, par l'effet des prohibitions qu'ils bravent et des poursuites qui les menacent, dans un état d'hostilité et de lutte contre la société. Rebelles envers la loi, criminels envers la nature, trafiquant de chair et de sang humain, contrebandiers à main armée, ils sont lancés dans une route où ils ne peuvent que devenir chaque jour des ennemis publics plus déterminés et plus féroces.
La traite est contraire encore aux intérêts des gouvernements en ce que ceux qui se livrent à cet affreux commerce se trouvent, par l'effet des prohibitions qu'ils bravent et des poursuites qui les menacent, dans un état d'hostilité et de lutte contre la société. Rebelles envers la loi, criminels envers la nature, trafiquant de chair et de sang humain, contrebandiers à main armée, ils sont lancés dans une route où ils ne peuvent que devenir chaque jour des ennemis publics plus déterminés et plus féroces.


« Par une bienveillante dispensation de la Providence», disait, il y a vingt-cinq ans, M. Wilberforce dans le parlement d'Angleterre, «d'ordinaire, dans l'ordre moral comme dans l'ordre physique, quelque bien surgit à côté du mal. Les ouragans purifient l'air ; l'orgueil, la vanité, la profusion contribuent souvent indirectement au bonheur de l'espèce humaine. Rien de si odieux qui n'ait un palliatif. Le sauvage est hospitalier, le brigand est intrépide : la violence est en général exempte de perfidie ; l'arrogance, de bassesse. Mais ici rien de semblable. C'est le privilège de ce détestable trafic de dépraver également le bien et le mal, de souiller même le crime ; c'est un état de guerre que le courage n'ennoblit point ; c'est un état de paix qui ne préserve ni de la dévastation ni du massacre ; ce sont les vices des sociétés policées sans la délicatesse des moeurs qui les tempèrent ; c'est la barbarie primitive de l'homme dépourvue de toute innocence ; c'est une perversion pure et complète, parfaitement dégagée de tout sentiment honorable, et de tout avantage qu'on puisse contempler sans indignation ou confesser sans opprobre. »
« Par une bienveillante dispensation de la Providence», disait, il y a vingt-cinq ans, M. Wilberforce dans le parlement d'Angleterre, «d'ordinaire, dans l'ordre moral comme dans l'ordre physique, quelque bien surgit à côté du mal. Les ouragans purifient l'air ; l'orgueil, la vanité, la profusion contribuent souvent indirectement au bonheur de l'espèce humaine. Rien de si odieux qui n'ait un palliatif. Le sauvage est hospitalier, le brigand est intrépide : la violence est en général exempte de perfidie ; l'arrogance, de bassesse. Mais ici rien de semblable. C'est le privilège de ce détestable trafic de dépraver également le bien et le mal, de souiller même le crime ; c'est un état de guerre que le courage n'ennoblit point ; c'est un état de paix qui ne préserve ni de la dévastation ni du massacre ; ce sont les vices des sociétés policées sans la délicatesse des moeurs qui les tempèrent ; c'est la barbarie primitive de l'homme dépourvue de toute innocence ; c'est une perversion pure et complète, parfaitement dégagée de tout sentiment honorable, et de tout avantage qu'on puisse contempler sans indignation ou confesser sans opprobre. »


Enfin la traite est contraire aux intérêts des gouvernements, en ce qu'elle ne corrompt pas seulement ceux qui la font, mais ceux qui en profitent. L'espoir de remplacer par la traite les misérables esclaves dont un travail excessif et des traitements atroces abrègent les jours, empêche les colons de soigner au moins cette race malheureuse. Cet espoir les accoutume à voir d'un oeil indifférent les êtres soumis à leur joug expirer de misère ou par la souffrance, ou dans d'épouvantables supplices. Et tel est le déplorable effet de l'habitude, que plus d'un colon qui, dans ses relations sociales avec ses égaux, est un homme probe, intègre, et digne d'estime, a peut-être, sans y réfléchir, ordonné ou toléré sur son habitation plus de crimes que le coupable que la loi condamne à périr sur l'échafaud.  
Enfin la traite est contraire aux intérêts des gouvernements, en ce qu'elle ne corrompt pas seulement ceux qui la font, mais ceux qui en profitent. L'espoir de remplacer par la traite les misérables esclaves dont un travail excessif et des traitements atroces abrègent les jours, empêche les colons de soigner au moins cette race malheureuse. Cet espoir les accoutume à voir d'un oeil indifférent les êtres soumis à leur joug expirer de misère ou par la souffrance, ou dans d'épouvantables supplices. Et tel est le déplorable effet de l'habitude, que plus d'un colon qui, dans ses relations sociales avec ses égaux, est un homme probe, intègre, et digne d'estime, a peut-être, sans y réfléchir, ordonné ou toléré sur son habitation plus de crimes que le coupable que la loi condamne à périr sur l'échafaud.  
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Cette dernière réflexion, à la vérité, n'est pas seulement applicable à la traite, elle flétrit avec une force presque égale l'esclavage même. L'esclavage corrompt le maître comme l'esclave, et le bourreau comme la victime. Cependant les amis de l'humanité se résignent à ce que l'esclavage continue, pourvu que la traite soit efficacement prohibée. Mais élevons au moins une barrière qui, pour l'avenir, soit efficace et puissante ; et par une conséquence heureuse d'un premier acte de justice (car le bien s'enchaîne comme le mal), l'abolition de la traite adoucira l'esclavage que nous n'osons pas abolir. Les colons seront forcés par leur intérêt à mieux traiter leurs esclaves, à leur donner des habitations et une nourriture plus saine, à les préserver de la débauche, à favoriser entre eux les mariages, à soigner et à ménager leurs femmes dans leurs grossesses, à les assister dans l'éducation de leurs enfants, à préparer enfin, par une gradation sensible et volontaire, les nouveaux rapports qui doivent exister quelque jour, dans les colonies comme ailleurs, entre la classe qui se borne à consommer et celle qui est destinée à produire.
Cette dernière réflexion, à la vérité, n'est pas seulement applicable à la traite, elle flétrit avec une force presque égale l'esclavage même. L'esclavage corrompt le maître comme l'esclave, et le bourreau comme la victime. Cependant les amis de l'humanité se résignent à ce que l'esclavage continue, pourvu que la traite soit efficacement prohibée. Mais élevons au moins une barrière qui, pour l'avenir, soit efficace et puissante ; et par une conséquence heureuse d'un premier acte de justice (car le bien s'enchaîne comme le mal), l'abolition de la traite adoucira l'esclavage que nous n'osons pas abolir. Les colons seront forcés par leur intérêt à mieux traiter leurs esclaves, à leur donner des habitations et une nourriture plus saine, à les préserver de la débauche, à favoriser entre eux les mariages, à soigner et à ménager leurs femmes dans leurs grossesses, à les assister dans l'éducation de leurs enfants, à préparer enfin, par une gradation sensible et volontaire, les nouveaux rapports qui doivent exister quelque jour, dans les colonies comme ailleurs, entre la classe qui se borne à consommer et celle qui est destinée à produire.


Au reste, quelque imparfait, quelque affligeant même que soit encore l'état actuel des choses, ne désespérons pas d'une amélioration infaillible. La prédiction de Filangieri s'accomplira ; l'abolition de la traite, bien qu'elle n'existe encore qu'en théorie, est une démonstration éclatante de la toute-puissance de la vérité. « Moins de quarante ans se sont écoulés, dit le duc de Broglie, depuis qu'un jeune ecclésiastique, inconnu, sans amis, sans fortune, a le premier dénoncé le commerce des Noirs, dans une dissertation latine adressée à l'université de Cambridge. Sept ans plus tard, tous les hommes de génie de l'Europe étaient ligués dans cette cause ; il y a déjà quinze ans qu'elle a triomphé dans les deux mondes [6]. »
Au reste, quelque imparfait, quelque affligeant même que soit encore l'état actuel des choses, ne désespérons pas d'une amélioration infaillible. La prédiction de Filangieri s'accomplira ; l'abolition de la traite, bien qu'elle n'existe encore qu'en théorie, est une démonstration éclatante de la toute-puissance de la vérité. « Moins de quarante ans se sont écoulés, dit le duc de Broglie, depuis qu'un jeune ecclésiastique, inconnu, sans amis, sans fortune, a le premier dénoncé le commerce des Noirs, dans une dissertation latine adressée à l'université de Cambridge. Sept ans plus tard, tous les hommes de génie de l'Europe étaient ligués dans cette cause ; il y a déjà quinze ans qu'elle a triomphé dans les deux mondes [6]. »




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''« Je vais exposer rapidement tous les moyens que les anciens législateurs, et surtout ceux de la Grèce et de Rome, ont imaginés pour la multiplication de l'espèce humaine. »
''« Je vais exposer rapidement tous les moyens que les anciens législateurs, et surtout ceux de la Grèce et de Rome, ont imaginés pour la multiplication de l'espèce humaine. »


                                                                     Liv. II, chap. I, p. 203.''
                                                                     Liv. II, chap. I, p. 203.''
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== Chapitre 5 Du système de M. Malthus relativement à la population ==
== Chapitre 5. Du système de M. Malthus relativement à la population ==


''«  Quelles sont les entraves qui arrêtent les progrès de la population, et quels sont les moyens qu'on doit employer pour les écarter ou les détruire. »
''«  Quelles sont les entraves qui arrêtent les progrès de la population, et quels sont les moyens qu'on doit employer pour les écarter ou les détruire. »


                                                                     Liv. II, chap. II, p. 224.''
                                                                     Liv. II, chap. II, p. 224.''
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Mais il a pensé qu'on pouvait imposer à la classe pauvre par des mesures indirectes une privation de plus que celles auxquelles sa position déshéritée la condamne, et qui sont déjà suffisamment nombreuses. Il a contribué à un principe qu'il a nommé contrainte morale une influence plus étendue que, selon moi, ce principe n'en peut avoir. Il a cru qu'on pouvait ajouter à l'action de ce principe par le retranchement des secours publics ; et plusieurs de ses idées sur ces divers sujets me paraissent manquer, sinon d'une justesse logique qu'un esprit distingué parvient facilement à établir sur le papier, mais d'une possibilité pratique incontestable, et surtout, je l'avoue à regret, elles me semblent s'éloigner un peu, contre l'intention de l'auteur sans doute, des sentiments de sympathie et de pitié, portion essentielle d'une vertu que pourtant il professe, je veux dire l'humanité.
Mais il a pensé qu'on pouvait imposer à la classe pauvre par des mesures indirectes une privation de plus que celles auxquelles sa position déshéritée la condamne, et qui sont déjà suffisamment nombreuses. Il a contribué à un principe qu'il a nommé contrainte morale une influence plus étendue que, selon moi, ce principe n'en peut avoir. Il a cru qu'on pouvait ajouter à l'action de ce principe par le retranchement des secours publics ; et plusieurs de ses idées sur ces divers sujets me paraissent manquer, sinon d'une justesse logique qu'un esprit distingué parvient facilement à établir sur le papier, mais d'une possibilité pratique incontestable, et surtout, je l'avoue à regret, elles me semblent s'éloigner un peu, contre l'intention de l'auteur sans doute, des sentiments de sympathie et de pitié, portion essentielle d'une vertu que pourtant il professe, je veux dire l'humanité.


Il y a certainement quelque chose de dur et de sévère dans les raisonnements que M. Malthus entasse pour prouver que les pauvres n'ont aucun droits à être secourus par la société. Je ne suis pas en général plus partisan que lui des secours publics qui sont communément mal administrés, mal répartis, et qui ôtent à l'homme, en le leurrant par une fausse espérance, le sentiment le plus salutaire, celui qui lui apprend que chacun ne doit compter que sur sa propre industrie, et n'attendre sa subsistance que de ses propres efforts. Mais faire prononcer du haut de la chaire évangélique, que désormais l'assistance des paroisses sera refusée aux enfants dont les parents ne pourraient les nourrir, est une déclaration par trop franche d'un état d'hostilité permanente entre ceux qui ont tout et ceux qui n'ont rien. La chose peut être, mais elle ne me paraît ni bonne ni prudente à proclamer ; et lorsqu'en parlant du malheureux qui aura cédé à l'attrait le plus impérieux, au penchant le plus irrésistible, l'auteur anglais s'écrie : « Livrons cet homme coupable à la peine prononcée par la nature ; il a agi contre la raison qui lui a été clairement manifestée ; il ne peut accuser personne, et doit s'en prendre à lui-même si l'action qu'il a commise a pour lui de fâcheuses suites : l'accès à l'assistance des paroisses doit lui être fermé ; et si la bienfaisance privée lui tend quelques secours, l'intérêt de l'humanité requiert impérieusement que ces secours ne soient pas trop abondants. Il faut qu'il sache que les lois de la nature, c'est-à-dire les lois de Dieu, l'ont condamné à vivre péniblement pour le punir de les avoir violées ; qu'il ne peut exercer contre la société aucune espèce de droit pour obtenir d'elle la moindre portion de nourriture au-delà de ce que peut en acheter son travail ; que, si lui-même et sa famille sont mis à l'abri des tourments de la faim, ils en sont redevables à la pitié de quelques âmes bienfaisantes qui ont droit par-là même à toute sa reconnaissance. » Lors, dis-je, qu'on lit de pareilles phrases on est tenté de s'écrier : 
Il y a certainement quelque chose de dur et de sévère dans les raisonnements que M. Malthus entasse pour prouver que les pauvres n'ont aucun droits à être secourus par la société. Je ne suis pas en général plus partisan que lui des secours publics qui sont communément mal administrés, mal répartis, et qui ôtent à l'homme, en le leurrant par une fausse espérance, le sentiment le plus salutaire, celui qui lui apprend que chacun ne doit compter que sur sa propre industrie, et n'attendre sa subsistance que de ses propres efforts. Mais faire prononcer du haut de la chaire évangélique, que désormais l'assistance des paroisses sera refusée aux enfants dont les parents ne pourraient les nourrir, est une déclaration par trop franche d'un état d'hostilité permanente entre ceux qui ont tout et ceux qui n'ont rien. La chose peut être, mais elle ne me paraît ni bonne ni prudente à proclamer ; et lorsqu'en parlant du malheureux qui aura cédé à l'attrait le plus impérieux, au penchant le plus irrésistible, l'auteur anglais s'écrie : « Livrons cet homme coupable à la peine prononcée par la nature ; il a agi contre la raison qui lui a été clairement manifestée ; il ne peut accuser personne, et doit s'en prendre à lui-même si l'action qu'il a commise a pour lui de fâcheuses suites : l'accès à l'assistance des paroisses doit lui être fermé ; et si la bienfaisance privée lui tend quelques secours, l'intérêt de l'humanité requiert impérieusement que ces secours ne soient pas trop abondants. Il faut qu'il sache que les lois de la nature, c'est-à-dire les lois de Dieu, l'ont condamné à vivre péniblement pour le punir de les avoir violées ; qu'il ne peut exercer contre la société aucune espèce de droit pour obtenir d'elle la moindre portion de nourriture au-delà de ce que peut en acheter son travail ; que, si lui-même et sa famille sont mis à l'abri des tourments de la faim, ils en sont redevables à la pitié de quelques âmes bienfaisantes qui ont droit par-là même à toute sa reconnaissance. » Lors, dis-je, qu'on lit de pareilles phrases on est tenté de s'écrier :  


                     ''Je rends grâces aux dieux de n'être pas Romain,''
                     ''Je rends grâces aux dieux de n'être pas Romain,''
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On peut se délecter dans le tableau d'une société dont chaque membre s'efforcerait de parvenir au bonheur en remplissant exactement ses devoirs, où toute action sollicitée par le désir d'un plaisir immédiat, mais qui entraîne après elle une plus grande mesure de peine, serait considérée comme la violation d'une loi morale ; où un homme qui gagne de quoi nourrir deux enfants ne se mettrait jamais dans une situation qui le forcerait à en nourrir quatre ou cinq, quelles que fussent à cet égard les suggestions d'une passion aveugle ; où le temps passé en privations serait employé à des épargnes, et où en même temps l'intervalle entre l'âge de la puberté et le mariage serait un exercice perpétuel de continence et de chasteté. Mais, de bonne foi, croit-on vaincre ainsi la nature ? Et le penchant qui donne du courage aux plus timides, qui jette dans la frénésie les plus paresseux, le penchant qui a été créé le plus invincible, parce que sur lui repose la perpétuité des espèces ; ce penchant qui brave la mort, la douleur, toutes les considérations, toutes les craintes, cédera-t-il à quelques raisonnements métaphysiques, à des calculs d'une probabilité éloignée, qui peuvent ne point se réaliser, et qui auront d'autant moins de force qu'aucune loi pénale ne les appuiera de son autorité ?
On peut se délecter dans le tableau d'une société dont chaque membre s'efforcerait de parvenir au bonheur en remplissant exactement ses devoirs, où toute action sollicitée par le désir d'un plaisir immédiat, mais qui entraîne après elle une plus grande mesure de peine, serait considérée comme la violation d'une loi morale ; où un homme qui gagne de quoi nourrir deux enfants ne se mettrait jamais dans une situation qui le forcerait à en nourrir quatre ou cinq, quelles que fussent à cet égard les suggestions d'une passion aveugle ; où le temps passé en privations serait employé à des épargnes, et où en même temps l'intervalle entre l'âge de la puberté et le mariage serait un exercice perpétuel de continence et de chasteté. Mais, de bonne foi, croit-on vaincre ainsi la nature ? Et le penchant qui donne du courage aux plus timides, qui jette dans la frénésie les plus paresseux, le penchant qui a été créé le plus invincible, parce que sur lui repose la perpétuité des espèces ; ce penchant qui brave la mort, la douleur, toutes les considérations, toutes les craintes, cédera-t-il à quelques raisonnements métaphysiques, à des calculs d'une probabilité éloignée, qui peuvent ne point se réaliser, et qui auront d'autant moins de force qu'aucune loi pénale ne les appuiera de son autorité ?


Et ici le vice des arguments que nous réfutons apparaît entier. «  Le plus irrésistible et le plus universel de nos besoins, dit M. Malthus, est celui d'être nourri et d'avoir des vêtements et un domicile... Il n'est personne qui ne sente combien le désir de satisfaire de tels besoins à d'avantages lorsqu'il est bien dirigé ; mais, dans le cas contraire, on sait aussi qu'il devient une source de maux. La société s'est vue contraint de punir elle-même directement, et avec sévérité, ceux qui, pour contenter ce désir pressant, emploient des moyens illégitimes. »
Et ici le vice des arguments que nous réfutons apparaît entier. «  Le plus irrésistible et le plus universel de nos besoins, dit M. Malthus, est celui d'être nourri et d'avoir des vêtements et un domicile... Il n'est personne qui ne sente combien le désir de satisfaire de tels besoins à d'avantages lorsqu'il est bien dirigé ; mais, dans le cas contraire, on sait aussi qu'il devient une source de maux. La société s'est vue contraint de punir elle-même directement, et avec sévérité, ceux qui, pour contenter ce désir pressant, emploient des moyens illégitimes. »


L'auteur conclut de là que, puisqu'on a pu empêcher l'homme de pourvoir illégitimement à sa subsistance, on pourra de même l'empêcher de multiplier imprudemment.
L'auteur conclut de là que, puisqu'on a pu empêcher l'homme de pourvoir illégitimement à sa subsistance, on pourra de même l'empêcher de multiplier imprudemment.
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== Chapitre 6 Des écrivains qui ont exagéré le système de M. Malthus ==
== Chapitre 6. Des écrivains qui ont exagéré le système de M. Malthus ==


''«Tout ce qui tend à rendre la subsistance difficile tend à diminuer la population. »
''«Tout ce qui tend à rendre la subsistance difficile tend à diminuer la population. »


                                                                     Liv. II, chap. II, p. 224.''
                                                                     Liv. II, chap. II, p. 224.''
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Ce n'est pas sans regret que je vois au nombre des partisans d'une prohibition, qui serait à mon avis aussi oppressive immorale, l'un de nos meilleurs économistes, un homme qui, sous beaucoup de rapports, possède et mérite l'estime de l'Europe éclairée ; un historien distingué par son érudition, ses recherches infatigables, et ses aperçus nouveaux ; un philosophe enfin, qui défend avec zèle et talent la cause de la véritable liberté : je veux parler de M. Sismonde Sismondi, auteur d'une excellente histoire des républiques italiennes, et qui a entrepris une histoire de France, fort au-dessus, dans ce qui en a été publié jusqu'à ce jour, de toutes celles qui l'ont précédée. Mais non moins actif dans le champ de l'économie politique, il a fait paraître en 1819 de nouveaux principes de cette science ; et c'est dans cet ouvrage, rempli d'ailleurs d'idées justes et ingénieuses et de vues philanthropiques, qu'il a écrit les phrases suivantes, que je cite textuellement, pour ne pas être accusé de défigurer ce que je réfute :
Ce n'est pas sans regret que je vois au nombre des partisans d'une prohibition, qui serait à mon avis aussi oppressive immorale, l'un de nos meilleurs économistes, un homme qui, sous beaucoup de rapports, possède et mérite l'estime de l'Europe éclairée ; un historien distingué par son érudition, ses recherches infatigables, et ses aperçus nouveaux ; un philosophe enfin, qui défend avec zèle et talent la cause de la véritable liberté : je veux parler de M. Sismonde Sismondi, auteur d'une excellente histoire des républiques italiennes, et qui a entrepris une histoire de France, fort au-dessus, dans ce qui en a été publié jusqu'à ce jour, de toutes celles qui l'ont précédée. Mais non moins actif dans le champ de l'économie politique, il a fait paraître en 1819 de nouveaux principes de cette science ; et c'est dans cet ouvrage, rempli d'ailleurs d'idées justes et ingénieuses et de vues philanthropiques, qu'il a écrit les phrases suivantes, que je cite textuellement, pour ne pas être accusé de défigurer ce que je réfute :


« C'est un devoir, dit-il, de ne point se marier quand on ne peut point assurer à ses enfants le moyen de vivre ; c'est un devoir non point envers soi, mais envers les autres, envers ces enfants qui ne peuvent se défendre, qui n'ont point d'autre protecteur. Le magistrat est appelé à faire respecter tous les devoirs réciproques : il n'y a point d'abus d'autorité à ce qu'il empêche le mariage de ceux qui sont le plus exposés à oublier ce devoir. Le mariage est un acte public, un acte légal ; il a été pris sous la protection des lois, justement parce qu'il est aussi sous leur inspection. Le mariage des mendiants ne devrait jamais être permis ; c'est une odieuse connivence de l'autorité au sacrifice qu'ils comptent faire de leurs enfants. ''Le mariage de tous ceux qui n'ont aucune propriété'' devrait être soumis à une inspection sévère. On aurait droit de demander des garanties pour les enfants à naître ; on pourrait exiger celle du maître qui fait travailler, requérir de lui un engagement de conserver à ses gages, pendant un certain nombre d'années, l'homme qui se marie ; combiner enfin, avec l'énergie propre à chaque canton, les moyens de faire monter le père de famille d'un degré dans l'échelle sociale, en même temps qu'on ne permettrait jamais le mariage à ceux qui demeureraient dans le dernier degré. »
« C'est un devoir, dit-il, de ne point se marier quand on ne peut point assurer à ses enfants le moyen de vivre ; c'est un devoir non point envers soi, mais envers les autres, envers ces enfants qui ne peuvent se défendre, qui n'ont point d'autre protecteur. Le magistrat est appelé à faire respecter tous les devoirs réciproques : il n'y a point d'abus d'autorité à ce qu'il empêche le mariage de ceux qui sont le plus exposés à oublier ce devoir. Le mariage est un acte public, un acte légal ; il a été pris sous la protection des lois, justement parce qu'il est aussi sous leur inspection. Le mariage des mendiants ne devrait jamais être permis ; c'est une odieuse connivence de l'autorité au sacrifice qu'ils comptent faire de leurs enfants. ''Le mariage de tous ceux qui n'ont aucune propriété'' devrait être soumis à une inspection sévère. On aurait droit de demander des garanties pour les enfants à naître ; on pourrait exiger celle du maître qui fait travailler, requérir de lui un engagement de conserver à ses gages, pendant un certain nombre d'années, l'homme qui se marie ; combiner enfin, avec l'énergie propre à chaque canton, les moyens de faire monter le père de famille d'un degré dans l'échelle sociale, en même temps qu'on ne permettrait jamais le mariage à ceux qui demeureraient dans le dernier degré. »


Je ne m'étendrai pas sur la conséquence immédiate de ce célibat imposé de force à toute la classe pauvre ; cette conséquence serait évidemment un libertinage porté beaucoup plus loin qu'il ne l'est maintenant. L'auteur avoue cet inconvénient ; mais comme il ne le considère que sous un point  de vue partiel et étroit, il n'y attache que peu d'importance. Il existe cependant d'autres rapports, sous lesquels il eût été bon de l'envisager, et quelque réflexion aurait prouvé qu'il deviendrait très grave.
Je ne m'étendrai pas sur la conséquence immédiate de ce célibat imposé de force à toute la classe pauvre ; cette conséquence serait évidemment un libertinage porté beaucoup plus loin qu'il ne l'est maintenant. L'auteur avoue cet inconvénient ; mais comme il ne le considère que sous un point  de vue partiel et étroit, il n'y attache que peu d'importance. Il existe cependant d'autres rapports, sous lesquels il eût été bon de l'envisager, et quelque réflexion aurait prouvé qu'il deviendrait très grave.
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On pense bien qu'en m'exprimant de la sorte, je n'attaque pas les intentions d'un auteur que j'estime, et auquel m'attachent à la fois et la conformité d'opinions sur beaucoup de points et le souvenir d'une amitié ancienne et durable ; mais je crois que l'enthousiasme avec lequel il a adopté le système de M. Malthus, et le désir de rendre ce système plus applicable en pratique que ne l'avait essayé l'auteur anglais, l'ont entraîné dans des erreurs graves. Il a voulu faire par la loi ce qu'il est impossible de faire par la loi ; et comme il arrive aux meilleurs esprits trop fortement préoccupés d'une idée, ne voyant point d'efficacité dans les moyens que M. Malthus avait proposés, il a cru résoudre le problème en invoquant l'intervention à laquelle on recourt toujours en désespoir de cause, et qui, lorsqu'elle sort de sa sphère, fait habituellement plus de mal que de bien, je veux dire l'intervention directe et menaçante de l'autorité.
On pense bien qu'en m'exprimant de la sorte, je n'attaque pas les intentions d'un auteur que j'estime, et auquel m'attachent à la fois et la conformité d'opinions sur beaucoup de points et le souvenir d'une amitié ancienne et durable ; mais je crois que l'enthousiasme avec lequel il a adopté le système de M. Malthus, et le désir de rendre ce système plus applicable en pratique que ne l'avait essayé l'auteur anglais, l'ont entraîné dans des erreurs graves. Il a voulu faire par la loi ce qu'il est impossible de faire par la loi ; et comme il arrive aux meilleurs esprits trop fortement préoccupés d'une idée, ne voyant point d'efficacité dans les moyens que M. Malthus avait proposés, il a cru résoudre le problème en invoquant l'intervention à laquelle on recourt toujours en désespoir de cause, et qui, lorsqu'elle sort de sa sphère, fait habituellement plus de mal que de bien, je veux dire l'intervention directe et menaçante de l'autorité.
== Chapitre 7. D'une inconséquence de Filangieri ==
''« Au lieu d'engager ses sujets à abandonner leur patrie, elle (l'Angleterre) devrait par des règlements sages mettre obstacle à leur fréquente émigration. »
                                                                    Liv. II, chap. III, p. 57.''
Ce que nous venons de dire sur les inconvénients et les avantages de la population, nous oblige à retourner en arrière pour indiquer une étrange inconséquence de notre auteur italien. D'après le principe qu'il a reconnu lui-même, et qui est en effet d'une vérité incontestable, je veux dire le rapport nécessaire et constant qui existe entre la population et les moyens de subsistance, il est clair que l'émigration est ce qui favorise le plus la multiplication de l'espèce humaine. Partout où il y a une place vide, une naissance la remplit ; et cependant le même écrivain qui voudrait voir la population s'accroître sans bornes, exhortait l'Angleterre, quelques pages plus haut, à empêcher que ses sujets n'émigrassent. Mais il arrive sans cesse que les hommes oublient une moitié de leurs opinions, quand ils veulent faire prévaloir l'autre moitié. Ils les prennent chacune en particulier comme autant de dogmes ; et quand ils ont rassemblé tout ce qu'ils croient avoir à dire sur un sujet, ils pensent s'être acquittés de leur tache, et recommencent le même travail sur une question nouvelle, sans trop se mettre en peine ni même s'apercevoir des contradictions dans lesquelles ils peuvent tomber. Il est vrai de dire que l'inattention des lecteurs vient au secours de celle des écrivains, et qu'au milieu des distractions qui se croisent et des intérêts qui nous entraînent, chaque idée nous sert comme un amusement ou comme une arme, sans que nous n'éprouvions le besoin d'en former un ensemble, satisfaits que nous sommes d'avoir atteint le but ou pourvu à la conversation du moment.
On ne met point obstacle à l'émigration par des règlements, et le conseil que Filangieri adresse ici au gouvernement anglais décèle encore l'erreur d'un philosophe qui considère l'homme comme un agent passif entre les mains de l'autorité. Filangieri sans doute, en parlant de règlements sages, les concevait doux et modérés ; mais par cela même que les peines trop sévères seraient écartées de ces règlements, ils se verraient plus facilement enfreints. Leur infraction forcerait le pouvoir à accroître la rigueur des peines, et de la sorte, avec quelque réserve que l'autorité fut entrée dans cette route, elle serait amenée au dernier terme de la violence à la sévérité. Les seuls règlements à faire pour mettre obstacle à l'émigration, ce sont les constitutions libres, les lois équitables, les garanties solides. Assurez ces biens à un peuple, et vous pouvez être certain que ses citoyens n'émigreront pas. Refusez ces biens à un peuple, tous vos règlements n'empêcheront point qu'il ne quitte un pays où son existence sera précaire, ses droits menacés, son industrie entravée. Je le demande à tout homme de bon sens et de bonne foi ; par quelle mesure retiendra-t-on sur le sol anglais ces prolétaires affamés, auxquels les lois ne permettent pas de gagner leur subsistance et celle de leur famille ? Et si, par impossible, on parvenait à leur fermer toute issue, qu'en résulterait-il pour la prospérité de la paix publique ? En détail, des brigandages ; en masse, des séditions.
Je ne considère ici la question que sous le point de vue politique. Que n'aurais-je point à dire, si je me livrais à des considérations morales ?
La société, telle qu'elle existe, a consacré le droit de propriété, c'est-à-dire a voulu que le sol appartint sans contestation à celui qui l'occupe de temps immémorial, ou d'après une transmission dont elle a prescrit les formes ; elle a voulu de plus que les productions, fruit du travail, appartinssent, soit au producteur, soit à ceux qui, par des conventions légales, lui fournissent les matériaux et les moyens de produire.
La nécessité excuse ce qu'a fait à cet égard la société ; mais la condition néanmoins est dure et sévère. Les trois quarts de l'espèce humaine naissent déshérités ; les biens, communs à tous dans l'ordre naturel, deviennent dans l'ordre social le monopole de quelques-uns ; et ces derniers pour les conquérir ne se donnent, comme on l'a dit énergiquement, que la peine de naître.
Enfin la chose est ainsi. Deux compensations restent, et consolerait la classe dépouillée ; l'une est le travail, l'autre l'émigration.
Par la première, le pauvre trouve dans ses bras, dans son industrie, un équivalent à la propriété dont les détenteurs oisifs sont forcés de lui abandonner une portion, pour qu'à leur profit il fasse valoir le reste. Par la seconde, si, dans un pays, ses efforts sont inutiles, il peut chercher ailleurs un ciel plus propice et des circonstances plus favorables.
Qui le croirait ? L'autorité lui a fréquemment disputé ces deux ressources. Des lois prohibitives ont gêné son industrie au-dedans, et des décrets contre l'émigration lui ont défendu de porter cette industrie au-dehors. Avec une législation pareille, je le déclare, il n'y a aucun excès qu'on ne doive attendre, il n'y a pas de désordre qui nous puisse étonner.
Dira-t-on que nous exigeons des gouvernements une indifférence et une apathie qui blessent leurs intérêts ? Qu'ils ne sauraient se résigner à voir leur pays se dépeupler, leurs terres rester en friche, leur industrie dépérir faute de biens, toutes les fois que ce qu'ils appellent la manie de l'émigration s'empare de l'esprit d'une classe ignorante et crédule, que séduisent des écrits mensongers et de trompeuses promesses ? Nous répondrons que la manie de l'émigration ne s'emparera d'aucun peuple ni d'aucune classe, si le gouvernement, par ses vexations, par les entraves qu'il oppose au développement des facultés humaines ; en un mot, parce qu'on pourrait nommer, à plus juste titre, la manie réglementaire et législative, ne contraint pas cette classe ou ce peuple à émigrer.
Et, remarquez-le bien, la tendance à l'émigration n'est le résultat d'aucun des inconvénients physiques que la nature a réparti entre les diverses contrées de la terre. Le Lapon ne quitte point son climat glacé, et les nations exposées aux ardeurs du soleil supportent les chaleurs qui les accablent. L'habitude, les liens de la famille, les souvenirs de l'enfance, enchaînent l'homme aux lieux où il est né ; et même lorsque le besoin le chasse, ou que la jeunesse aventureuse l'entraîne au-dehors, l'esprit de retour, pour me servir d'une expression que la loi n'a consacrée que parce qu'elle l'a trouvère au fond de nos coeurs ; l'esprit de retour accompagne le voyageur dans ses pèlerinages lointains, et le ramène tôt ou tard sous le tait de ses pères, qu'il aime à léguer à ses enfants. Il n'y a d'insupportable pour l'homme que le tort qui lui vient de ses semblables ; les rigueurs de la nature sont des nécessités ; les rigueurs des gouvernements sont des injustices. On se soumet aux unes ; les autres révoltent.
En conséquence, tandis qu'on voit des peuples se résigner aux intempéries des saisons, à l'âpreté du climat, à la stérilité du sol, des montagnards porter sur leur dos la terre végétale pour fertiliser le sommet des rochers, le ciel le plus doux, les plaines les plus fertiles ne sauraient retenir les hommes qui gémissent sous une autorité oppressive. Ce ne sont ni les brouillards des Hébrides, ni la bruyère dont leurs coteaux sont couverts, qui engagent le paysan d'Ecosse à quitter son pays natal ; ses pères avaient durant des siècles respiré les brouillards et tiré parti de l'aride bruyère. Aujourd'hui l'avidité des seigneurs, avidité d'autant plus intolérable que l'excès de  la civilisation, en précipitant ces seigneurs dans les villes, ne laisse pas à la classe qui dépend d'eux dans leurs terres les dédommagements résultant jadis de la vie patriarcale de ces paysans du nord.
On a beaucoup parlé de l'orgueil national anglais ; et cet orgueil en effet a longtemps élevé, entre l'Angleterre et toutes les nations continentales des barrières qui semblaient insurmontables. Maintenant, malgré cet orgueil, la France est inondée d'Anglais devenus propriétaires ou fabricant sur le sol étranger. Des artisans, des agriculteurs, nous portent leur expériences et leurs précieuses découvertes, et la Grande-Bretagne trouve dans ses propres enfants les plus dangereux fléaux de son industrie. D'où vient ce changement ? de ce que pour les pauvres les lois prohibitives, et pour les riches les taxes énormes, sont devenues en Angleterre des fléaux dont à tout prix il veut s'affranchir ; et contre la pression continuelle de ces deux fléaux, il n'y a ni orgueil national, ni patriotisme, ni habitudes, ni souvenir d'enfance qui puissent l'emporter.
Il ne faut pas s'exagérer l'influence de l'amour de la patrie dans nos temps modernes ; j'ai reconnu plus haut le poids que ce sentiment met dans la balance, et il peut compenser jusqu'à un certain point l'ineptie ou l'injustice des gouvernements ; mais ceux-ci ne doivent pourtant se reposer sur cette force morale qu'avec défiance et discrétion. L'amour de la patrie ne saurait exister chez nous comme il existait chez les anciens. Le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des moeurs à peu près pareilles. L'expatriation, qui était une difficulté et presqu'un supplice pour les peuples de l'Antiquité, nous est devenue facile et souvent agréable. Quand Cicéron disait : « Pro quâ patriâ mori, et cui nos totos dedere in quâ nostra omnia ponere, et quasi consecrare, debebus, », la patrie contenait tout ce qu'un homme avait de plus cher : perdre sa patrie, c'était perdre ses enfants, ses amis, tous les objets de ses affections ; c'était affronter l'ignorance et la grossièreté de peuplades inconnues et semi-barbares ; c'était renoncer à toute communication intellectuelle, à toute jouissance sociale. Maintenant, environnés de nations policées et hospitalières, nous emmenons ce qui nous est cher, et nous retrouvons, à quelques nuances près, tout ce que nous n'emmenons pas. Ce que nous aimons dans la patrie, c'est la propriété de nos biens, la sûreté de nos personnes et de nos proches, la carrière de nos enfants, le développement de notre industrie, la possibilité, suivant notre position individuelle, du travail ou du repos, de la spéculation ou de la gloire ; en un mot, de mille genres de bonheur adaptés à nos intérêts ou à nos goûts,. Le mot de patrie rappelle à notre pensée plutôt la réunion de ces biens que l'idée géographique de tel ou de tel pays en particulier ; lorsqu'on nous les a enlevés chez nous, nous allons les chercher au-dehors, et les gouvernements n'ont ni le droit ni le pouvoir de nous contester cette faculté.
== Chapitre 8. De la division des propriétés ==
''« Le petit nombre des propriétaires et le nombre infini de non-propriétaires doit nécessairement produire l'effet de rendre la subsistance plus difficile, et par conséquent de diminuer la population. »
                                                                        Liv. II, chap. III, p. 226.''
Un ami de l'humanité ne pouvait pas ne pas être frappé des inconvénients énormes de la concentration des propriétés. Aussi longtemps que Filangieri ne s'occupe qu'a démontrer ces inconvénients, ce qu'il dit n'est pas très neuf, mais est fort raisonnable.
La concentration des propriétés produit deux effets, le défaut de subsistance et la diminution de la population. A ces conséquences immédiates, d'autres moins directes et plus lentes leurs viennent nécessairement se joindre : la culture dépérit, non seulement à défaut de bras, mais encore par le découragement et le dégoût de mercenaires misérables ; de vastes domaines sont laissés en friche par la nonchalance du riche, ou employés par son orgueil à accroître un luxe inutile ; le nombre de prolétaires est doublé ; enfin la société renferme une cause de fermentation et de désordre qui devrait alarmer les amis du pouvoir, et pourtant ce sont eux qui s'affligent quand les propriétés se divisent, tant leur intérêt particulier l'emporte sur leur attachement aux principes qu'ils professent. Ces principes leur sont bons comme une arme offensive ; mais ils les abjurent dès qu'il est question de les appliquer.
N'est-il pas évident toutefois que plus le nombre de ceux qui ont intérêt à soutenir un gouvernement est grand, plus le gouvernement est défendu avec zèle ? Lors donc qu'on répète que les prolétaires sont amis de l'ordre, n'en doit-on pas conclure que pour conserver l'ordre il faut augmenter le nombre de ses amis ? De plus, il est facile de démontrer que, même individuellement, le petit propriétaire est plus intéressé que le grand à prévenir le désordre.
En effet, tel événement qui dérange à peine le riche détruit complètement l'existence du pauvre. Cherchez dans l'histoire les époques qui suivent les calamités publiques, les invasions et les guerres civiles, vous verrez le petit propriétaire réussir à peine par plusieurs années d'un travail opiniâtre à rassembler quelques débris, et à se créer une existence tolérable ; tandis que le riche gêné un instant pendant quelques jours, ou quelque mois, n'a pas vu troubler son existence, mais seulement vu interrompre quelques-unes de ses jouissances. Une chaumière incendiée, un champ dévasté, la perte de quelques animaux domestiques, ou de quelques meubles grossiers, réduisent l'un à la mendicité ; la dévastation d'un château magnifique, la perte d'une riche et abondante récolte, ne diminuent même pas l'opulence de l'autre.
Or, comment penser que les risques soient égaux entre ces hommes, ou, ce qui est plus absurde, que l'un hasardera tout son avoir pour un bouleversement dont les chances ne peuvent jamais tourner à son profit ; tandis que l'autre ne risquera pas même une faible partie de sa fortune pour un changement dont sa position sociale lui permet de tout espérer ?
Et si l'on objecte que l'homme se fait illusion sur ses espérances et ses dangers, nous répondrons par un seul mot à cette objection ; elle peut s'appliquer aux calculs et aux projets de l'un comme aux passions de l'autre ; elle vient même à l'appui de nos réflexions, car il existe un instinct sûr qui conduit l'homme dans tout ce qui touche à son intérêt immédiat. Cet instinct guide toujours le petit propriétaire exposé à la misère par une seule imprudence ; tandis que le riche plus adonné en tout genre aux idées spéculatives, cherchant souvent ses intérêts plus loin de lui, est aussi souvent exposé à s'égarer sur ce qui en est l'objet.
Quelquefois, il est vrai, les instruments des révolutions se trouvent dans les rangs de la petite propriété ; mais les chefs des factions sortent toujours de ceux de la grande.
Détruisez les chefs, le désordre par cela seul devient impossible, les instruments sont mis hors d'état d'agir. Conservez les chefs, vous ne détruirez par pour cela les instruments, vous ne les détruirez même jamais ; car si les factieux peuvent en trouver parmi les petits propriétaires, à plus forte raison les prolétaires seront-ils propres à cet emploi, ayant moins de chances de perte, un intérêt plus immédiat à agir, un espoir égal dans le succès.
En effet, on propose un étrange moyen de diminuer la force de ceux à qui un bouleversement peut être utile en voulant en augmenter le nombre : on veut diminuer celui de leurs adversaires, et accumuler dans la main de ceux-ci les objets que l'on suppose devoir tenter la cupidité.
Une autre raison plus forte peut-être vient encore appuyer celles que nous avons développées en faveur de la division des propriétés.
L'industrie fait chaque jour des progrès immenses, élève de nouvelles fortunes, et place de nouveaux riches à côté de ceux que la propriété a créés. Ils brillent du même éclat, la même clientèle les entoure, ou plutôt, comme ils ont besoin de plus de bras pour commencer et perpétuer leur fortune que le propriétaire foncier, une clientèle bien plus nombreuse que la sienne se presse chaque jour autour d'eux.
Aujourd'hui que les signes d'échange sont la richesse des individus, ceux qui vivent des travaux manuels doivent préférer l'industrie aux travaux champêtres, puisqu'une plus grande aisance en est le fruit. D'ailleurs, il y une sorte d'égalité, ou plutôt une sorte d'homogénéité, entre le riche industriel et le simple manoeuvre qui n'existe pas entre le propriétaire et les mercenaires qu'il emploie : de là resulte une différence qui tourne encore au profit du premier.
L'ouvrier voit dans la fortune de son chef le résultat du travail et de l'industrie ; il espère par le même chemin arriver au même but : aussi, il est prêt à défendre une position sociale qui peut être la sienne un jour. Mais le mercenaire, condamné pour toujours à des travaux qui enrichissent un autre homme, sans pouvoir jamais changer sa position, apercçoit bien davantage la barrière qui les sépare du propriétaire. Est-il probable qu'il fasse de grands efforts pour la défendre ? Le riche propriétaire n'est-il pas beaucoup plus exposé que le riche industriel ?
L'armée de l'industrie s'accroît chaque jour ; quelques-unes des fortunes qu'elle crée egalent celles des plus grands propriétaires. Des classes intermédiaires plus ou moins opulentes, toutes dans l'aisance, viennent prendre place entre les riches et les simples ouvriers ; une chaîne se prolonge sans interruption depuis le plus pauvre journalier jusqu'au manufacturier millionnaire, et ses chaînons inégaux se lient par l'intérêt du jour, le souvenir de la veille, l'espoir du lendemain ; corps puissant, l'industrie étend sur tout ses vastes ramifications ; corps homogène, toutes ses parties se soutiennent et s'entraident, parce que toutes, dans des classes différentes, ont quelque chose à défendre, et que la fortune du plus modeste marchand ne serait pas hors de danger, si l'on ebranlait celle de l'opulent banquier, acquise par les mêmes moyens. Ainsi l'intérêt de la masse, seul garant de celui du riche, vient de lui-même chez les industriels l'étayer et le garantir.
Comment donc, dans un siècle où l'industrie a conquis une telle influence, la propriété foncière pourrait-elle conserver la sienne concentrée en peu de mains ?
Toute l'influence de cette propriété, aussi longtemps que ses détenteurs seront en petit nombre, se bornera nécessairement à balancer celle de la haute industrie, avec cette différence néanmoins, toute en faveur de cette dernière, que la nombreuse clientèle appelée à la protéger n'existera point pour sa rivale.
Il n'y a qu'un moyen de conserver encore de l'influence à la propriété foncière, c'est de la diviser, et de créer un grand nombre de petits propriétaires qui s'interposent entre le prolétaire et l'homme opulent. Alors l'on peut établir quelques rapports entre le pauvre et le riche; donner à celui-ci l'intérêt, et par conséquent le désir de défendre l'autre, et balancer efficacement l'influence de la classe moyenne des industriels.
L'industrie aura toujours, il est vrai, cet avantage, que le dernier mercenaire voit dans ses moyens d'avancement ceux qui ont élevé son chef ; tandis que la propriété foncière pose une barrière matérielle entre le possesseur et celui qui ne l'étant pas cultive pour les autres, et crée chaque jour une source de richesses dont il ne doit pas profiter.
Mais cet avantage de l'industrie sur la propriété disparaît quand celle-ci est très divisée. Les petits propriétaires sortent de la classe des  prolétaires, et vivant familièrement avec eux, ceux-ci aperçoivent moins une différence qui doit les frapper à chaque instant, lorsque leurs chefs appartiennent à une autre classe, parlent un autre langage, n'ont avec eux aucun rapport, ni aucune cause naturelle de rapprochement.
Lorsque le pauvre même peut acquérir un champ, il n'existe plus de classe; tout prolétaire espère par ses travaux arriver au même point, et la richesse devient dans la propriété comme dans l'industrie une question de travail et d'assiduité. Dans l'autre hypothèse, la propriété foncière est une barrière qu'on ne peut franchir.
Presque tous les gouvernements semblent avoir ignoré ces vérités ; car ils ont cherché à maintenir la propriété dans un petit nombre de familles. Ces efforts bizarres et malentendus ont toujours tourné contre l'autorité elle-même, cela devait être ; le but était dangereux, et les moyens employés pour l'atteindre, les substitutions, le droit d'aînesse, en aggravaient les inconvénients.
Par les substitutions, vous empêchez l'un de vendre ce qui lui est inutile, vous ôtez à l'autre la faculté d'acheter ce dont il tirerait avantage, vous diminuez le produit réel de la propriété en la reléguant dans les mains d'un propriétaire qui ne sait pas la faire valoir, et vous défendez à celui qui saurait l'employer utilement d'acquérir ce qui est stérile dans les mains d'un autre.
Le droit d'aînesse a des suites bien plus désastreuses : il relâche les liens des familles, introduit la division dans leur sein, affaiblit chez les enfants les sentiments naturels ; et en établissant entre les frères la jalousie d'un côté, la méfiance de l'autre, la haine de toutes parts, il détruit les plus douces affections de l'âme, la tendresse réciproque des frères, et la piété filiale.
Prenons pour exemple l'Angleterre, où le droit d'aînesse règne dans toute sa force. L'indifférence des enfants pour leurs parents, la haine des cadets contre les ainés, sont des choses tellement reconnues, qu'elles ne choquent plus même sur le théâtre. L'opinion libre de toute passion ne souffrirait jamais certaines plaisanteries habituelles à ce théâtre ; elle ne tolérerait ni qu'on lui montrât des cadets désirant la mort de leurs aînés, si surtout des fils s'entre-félicitant gaiement sur celle de leur père.
C'est un destin commun à toutes les lois qui établissent un privilège en faveur de quelques-uns, de voir l'opinion contrarier leur voeu, et par une réaction de tous les instants rendre en haine ou en mépris à la classe privilégiée le tort fait en sa faveur aux autres classes.
La tendance de notre siècle à la division des propriétés est tellement forte, que nos raisonnements, qui seront peut-être accusés aujourd'hui de n'être que des paradoxes, paraîtront dans dix ans des lieux communs qu'il sera inutile de prouver ; et si l'on doutait de la vérité de notre assertion, nous citerions une brochure qui indique combien ces idées sont déjà répandues en Prusse.
« Le 14 septembre 1811, M. de Hardenberg soumit au roi de Prusse un projet de loi pour le rachat des corvées. Les paysans, astreints en certains cas à rendre aux nobles la moitie, et dans d'autres cas le tiers des terres qu'ils avaient possédées à cette condition, devinrent les propriétaires réels et indépendants du reste.
«  Ainsi fût créée dans la monarchie prussienne la classe la plus respectable et la plus indispensable à la prospérité d'un pays, celles des cultivateurs, qui fertilisent un héritage affranchi de toute servitude, et ne relèvent que du trône et de la loi. Jusqu'alors il existait bien dans les provinces orientales quelques paysans propriétaires ; mais ils étaient en très petit nombre, et la majorité de la classe agricole appartenait à des terres seigneuriales, et faisait partie de la propriété du seigneur.
«  Les nobles gagnaient à la législation nouvelle ; car elle ajoutait à la valeur vénale, et au produit annuel de leurs propriétés. Aussitôt que la terre devient libre, et que l'agriculture est dégagée de toutes les entraves, la conséquence nécessaire de ce double affranchissement est l'augmentation de la population et de l'aisance. L'effet de cette augmentation est la hausse de la valeur des terres et par conséquent une plus grande richesse pour ceux qui possèdent les propriétés les plus considérables.
«  Les bourgeois et les paysans y gagnaient plus encore que la noblesse. Par la nouvelle législation, ces deux classes seront, dans le cours d'un siècle, les propriétaires du sol dans la Prusse comme elles le sont sur les bords du Rhin. Partout où il y a des acheteurs il y a des vendeurs ; mais les meilleurs acheteurs sont incontestablement ceux qui peuvent donner le plus pour un objet, ceux par conséquent pour qui cet objet a le plus de valeur et rapporte davantage. Or, c'est pour le paysan que l'agriculture est surtout productive, pour le paysan qui visite son champ le premier le matin, et qui le quitte le dernier le soir. La sueur du cultivateur est le meilleur engrais des terres. Il est dans la nature de l'homme d'aimer la propriété , et aussitôt que l'on le permet à la classe agricole d'acquérir elle en trouve les moyens de reste. Cette classe se marie de bonne heure, parce qu'elle n'a pas d'inquiétude sur sa subsistance ; elle sait que son travail est sa richesse et que ses bras sont ses capitaux. Le berceau ne tarde pas à se placer près du lit conjugal, et la population augmente dans un tel pays presque aussi vite que sur le sol encore vierge de l'Amérique septentrionale. Ses cultivateurs achète arpents par arpents ; d'abord fermiers, et ensuite propriétaires, ils supplantent bientôt cette race d'agriculteurs, héritière et imitatrice de la féodalité et de la noblesse ; et qui a un précepteur pour ses enfants, une femme de chambre pour sa femme, un cocher pour ses chevaux, un chasseur pour ses chiens, un maître-valet pour ses ouvriers, et une femme de chambre pour ses servantes. Chez le vrai paysan, le maître et la maîtresse de la maison remplissent toutes ces fonctions en une seule et même personne.
«  Il est indifférent à l'Etat de savoir entre quelles mains la terre se trouve, pourvu qu'elle soit confiée à des mains actives et laborieuses ; que ces mains laborieuses aient pour ancêtres des privilèges est une chose de peu d'importance. La propriété et la liberté, voilà ce qu'il faut. Partout où ces deux choses existent, l'homme est actif et l'agriculture florissante, comme le prouvent les marais de la Hollande. Là où ces choses n'existent pas, l'agriculture tombe, et avec elle la population, comme le démontre l'Espagne, où les quatre cinquièmes du territoire étant entre les mains du clergé et de la noblesse, une population de vingt millions a été réduite à dix. La Prusse, qui a dans ce moment onze millions d'habitants, doit en avoir seize dans l'an 1850, par le seul effet de la nouvelle législation sur l'agriculture et de la division des propriétés. »
Tandis qu'un auteur prussien démontrait ces vérités au fond de l'Allemagne, tous les bons esprits les reconnaissaient en France.


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