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Son avertissement n’empêcha pas les développements ultérieurs, et d’abord les travaux du français Auguste Cournot. Marchant dans les pas de ce précurseur, toute une « Ecole Mathématique », pour reprendre les mots de Ballve, commença à défendre l’emploi intensif des méthodes mathématiques en économie. <ref>Faustino Ballve, ''Essentials of Economics. A brief survey of Principles and Policies'', Van Nostrand, 1964, p.8</ref> Durant les années 1870, tandis que Carl Menger y parvenait par d’autres moyens, les économistes Léon Walras et William Stanley Jevons développèrent le marginalisme par des voies calculatoires. Telle était déjà, disait-on, le premier succès de la méthode mathématique. Les travaux de Walras, ainsi que ceux de Pareto, popularisèrent la modélisation économique chez les économistes et posèrent les bases de ce qui est désormais connu sous le nom d’économétrie. <ref>C’est justice de citer également les noms d’Irving Fisher et de John Bates Clark. De manière incidente, il est à noter que l’emploi de ces techniques fut d’abord le fruit de socialistes et avait pour fonction initiale la mise en place d’une planification économique optimale.</ref>
Son avertissement n’empêcha pas les développements ultérieurs, et d’abord les travaux du français Auguste Cournot. Marchant dans les pas de ce précurseur, toute une « Ecole Mathématique », pour reprendre les mots de Ballve, commença à défendre l’emploi intensif des méthodes mathématiques en économie. <ref>Faustino Ballve, ''Essentials of Economics. A brief survey of Principles and Policies'', Van Nostrand, 1964, p.8</ref> Durant les années 1870, tandis que Carl Menger y parvenait par d’autres moyens, les économistes Léon Walras et William Stanley Jevons développèrent le marginalisme par des voies calculatoires. Telle était déjà, disait-on, le premier succès de la méthode mathématique. Les travaux de Walras, ainsi que ceux de Pareto, popularisèrent la modélisation économique chez les économistes et posèrent les bases de ce qui est désormais connu sous le nom d’économétrie. <ref>C’est justice de citer également les noms d’Irving Fisher et de John Bates Clark. De manière incidente, il est à noter que l’emploi de ces techniques fut d’abord le fruit de socialistes et avait pour fonction initiale la mise en place d’une planification économique optimale.</ref>


Tout commença encore avec un français : Augustin Cournot. <ref>Bien entendu, il ne faut pas croire qu’il n’y avait pas eu d’essai dans cette voie avant Cournot. On peut notamment citer le cas de William Whewell, un logicien anglais qui essaya, dès 1829, de traduire les théories de Ricardo en langage mathématique. Cf. Reghinos Theocharis, ''Early developments in mathematical economics'', Porcupine, 1983</ref> Mathématicien de formation, Cournot essaya de donner des allures de science dure à la très littéraire « économie politique ». Il le fit notamment dans ses ''Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses'' (1838), ouvrage dans lequel il prit le soin de justifier l’emploi des mathématiques. Malgré son intention positiviste, l’ouvrage les d’Augustin Cournot n’apportera aucun soutien tangible à la transformation de l’économie politique en branche des mathématiques. Cournot admettait que beaucoup des principes économiques ne pouvaient pas être assis sur des fonctions mathématiques Il ne disait pas que les méthodes calculatoires permettraient aux économistes de trouver des vérités qu’ils n’auraient pas obtenu sans elles, mais seulement qu’il s’agissait d’une méthode plus pertinente d’exposition. Ainsi qu’il l’expliquait dans la préface de ses ''Principes mathématiques'', « même quand l’emploi des symboles mathématiques n’est pas absolument nécessaire, il peut faciliter l’exposition, la rendre plus concise, faciliter les développements ultérieurs, et empêcher les digressions sans rapport avec le sujet. » [8]   
Tout commença encore avec un français : Augustin Cournot. <ref>Bien entendu, il ne faut pas croire qu’il n’y avait pas eu d’essai dans cette voie avant Cournot. On peut notamment citer le cas de William Whewell, un logicien anglais qui essaya, dès 1829, de traduire les théories de Ricardo en langage mathématique. Cf. Reghinos Theocharis, ''Early developments in mathematical economics'', Porcupine, 1983</ref> Mathématicien de formation, Cournot essaya de donner des allures de science dure à la très littéraire « économie politique ». Il le fit notamment dans ses ''Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses'' (1838), ouvrage dans lequel il prit le soin de justifier l’emploi des mathématiques. Malgré son intention positiviste, l’ouvrage les d’Augustin Cournot n’apportera aucun soutien tangible à la transformation de l’économie politique en branche des mathématiques. Cournot admettait que beaucoup des principes économiques ne pouvaient pas être assis sur des fonctions mathématiques Il ne disait pas que les méthodes calculatoires permettraient aux économistes de trouver des vérités qu’ils n’auraient pas obtenu sans elles, mais seulement qu’il s’agissait d’une méthode plus pertinente d’exposition. Ainsi qu’il l’expliquait dans la préface de ses ''Principes mathématiques'', « même quand l’emploi des symboles mathématiques n’est pas absolument nécessaire, il peut faciliter l’exposition, la rendre plus concise, faciliter les développements ultérieurs, et empêcher les digressions sans rapport avec le sujet. » <ref>Augustin Cournot, ''Recherches sur les principes mathématiques de la science des richesses'', Hachette, 1838, p.VIII</ref> 


L’économie était une science similaire à la physique et il fallait utiliser les mathématiques. Son intuition malheureuse mit près de trente ans à être reprise. Au début des années 1870, trois économistes aboutirent indépendamment les uns des autres à la constitution d’une théorie économique « marginaliste » en découvrant, ou en redécouvrant, la théorie de l’utilité marginale. [9] Pour autant, ce fut l’un des seuls points sur lesquels Léon Walras, William Stanley Jevons et Carl Menger étaient en accord. Concernant la question qui nous concerne, la rupture était des plus marquées.  
L’économie était une science similaire à la physique et il fallait utiliser les mathématiques. Son intuition malheureuse mit près de trente ans à être reprise. Au début des années 1870, trois économistes aboutirent indépendamment les uns des autres à la constitution d’une théorie économique « marginaliste » en découvrant, ou en redécouvrant, la théorie de l’utilité marginale. <ref>C’est en effet presque simultanément que parurent les trois ouvrages qui exposérent pour cette nouvelle théorie de la valeur : ''Grundsätze der Volkswirtschaftslehre'' par Carl Menger, ''Theory of Political Economy'' par Stanley Jevons, et ''Elements d'economie politique pure'' par Léon Walras. La meilleure exposition ultérieure de cette théorie fut l’œuvre d’un élève de Menger, Eugen Bohm-Bawerk, dans un essai intitulé « Grundziige der Theorie des wirtschaftlichen Guterwertes » (Jahrbiicher fur Nationaldkonomie und Statistik, Vol. 13, 1886)</ref> Pour autant, ce fut l’un des seuls points sur lesquels Léon Walras, William Stanley Jevons et Carl Menger étaient en accord. Concernant la question qui nous concerne, la rupture était des plus marquées.  


Léon Walras, autre français, était le produit de son éducation. A la suite de son père, dont il reprit l’engagement socialiste et les espoirs face à la mathématisation de l’économie, il travailla à la théorie de la valeur et fit la découverte de la théorie marginaliste. Plus tard, il reconnaîtra les influences qui pesèrent sur ton travail : « Les deux seuls hommes qui ont produit des ouvrages m’ayant aidé sont Auguste Walras, mon père, et M. Cournot. » [10] Son père était en effet l’un de ces précurseurs de l’économie mathématique, encore qu’elle fût encore peu développée chez lui et ne servait à la résolution d’aucun problème théorique. Il n’était pas un enthousiaste naïf face à ces questions, bien qu’il alla jusqu’à écrire que « la théorie économique est une science mathématique. » [11]
Léon Walras, autre français, était le produit de son éducation. A la suite de son père, dont il reprit l’engagement socialiste et les espoirs face à la mathématisation de l’économie, il travailla à la théorie de la valeur et fit la découverte de la théorie marginaliste. Plus tard, il reconnaîtra les influences qui pesèrent sur ton travail : « Les deux seuls hommes qui ont produit des ouvrages m’ayant aidé sont Auguste Walras, mon père, et M. Cournot. » <ref>Léon Walras, ''Correspondence of Leon Walras and Related Papers'', North-Holland Publishing Company, Vol. I, 1965, p.397</ref> Son père était en effet l’un de ces précurseurs de l’économie mathématique, encore qu’elle fût encore peu développée chez lui et ne servait à la résolution d’aucun problème théorique. Il n’était pas un enthousiaste naïf face à ces questions, bien qu’il alla jusqu’à écrire que « la théorie économique est une science mathématique. » <ref>Auguste Walras, ''De la nature de la richesse et de l’origine de la valeur'', Félix Alcan, 1831, p. 278</ref>


Léon Walras continua sur cette voie et publia de nombreux écrits pour promouvoir cette thèse, et notamment une ''Théorie mathématique de la richesse sociale'', qui reprenait quatre de ses mémoires : « Principe d’une théorie mathématique de l’échange », « Equations de l’échange », « Equations de la production », « Equations de la capitalisation et du crédit ». Dans l’introduction de ce petit ouvrage, Walras y expliquait que l’économie « a le caractère d’une science proprement dite physico-mathématique ». [12]
Léon Walras continua sur cette voie et publia de nombreux écrits pour promouvoir cette thèse, et notamment une ''Théorie mathématique de la richesse sociale'', qui reprenait quatre de ses mémoires : « Principe d’une théorie mathématique de l’échange », « Equations de l’échange », « Equations de la production », « Equations de la capitalisation et du crédit ». Dans l’introduction de ce petit ouvrage, Walras y expliquait que l’économie « a le caractère d’une science proprement dite physico-mathématique ». <ref>Léon Walras, ''Théorie mathématique de la richesse sociale'', (1883), Otto Zeller, 1964, p.9 </ref>


La méthode mathématique naissait pour lui du caractère mathématique de la science économique, tout comme chez les méthodologistes « classiques » la méthodologie déductive naissait de son caractère imparfait et fractionnaire. En tout état de cause, il est clair que, comme l’ont noté les commentateurs, Walras ne se plaçait pas dans la tradition de la méthodologie aprioriste et déductive que nous avons étudiée au premier chapitre. A la place, il défendait un modèle de raisonnement basé sur l’induction, en partant de l’observation de faits économiques. [13]
La méthode mathématique naissait pour lui du caractère mathématique de la science économique, tout comme chez les méthodologistes « classiques » la méthodologie déductive naissait de son caractère imparfait et fractionnaire. En tout état de cause, il est clair que, comme l’ont noté les commentateurs, Walras ne se plaçait pas dans la tradition de la méthodologie aprioriste et déductive que nous avons étudiée au premier chapitre. A la place, il défendait un modèle de raisonnement basé sur l’induction, en partant de l’observation de faits économiques. <ref>Donald A. Walker, ''Walrasian Economics'', Cambridge University Press, 2006, p.43</ref>


En matière de théorie, Walras s’engagea dans la recherche d’une formulation de l’équilibre général. Il est assez naturel qu’un économiste qui avait pris l’habitude de considérer la réalité économique comme un ensemble de variables quantifiables et aisément schématisables, ait aussi été conduit à chercher dans ce monde économique une régularité perpétuelle. En vérité, il est tout à fait typique de l’économiste mathématicien de souhaiter que les choses restent toujours « égales par ailleurs » et dans un état d’équilibre perpétuel.  
En matière de théorie, Walras s’engagea dans la recherche d’une formulation de l’équilibre général. Il est assez naturel qu’un économiste qui avait pris l’habitude de considérer la réalité économique comme un ensemble de variables quantifiables et aisément schématisables, ait aussi été conduit à chercher dans ce monde économique une régularité perpétuelle. En vérité, il est tout à fait typique de l’économiste mathématicien de souhaiter que les choses restent toujours « égales par ailleurs » et dans un état d’équilibre perpétuel.  
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Il développa ainsi une théorie volontairement irréaliste de l’obtention et du maintien de l’équilibre, dont nous dirons quelques mots plus loin. La critique de cette modélisation est évidente : l’économie est par essence instable, et lorsque l’on ne peut observer que des situations variées de déséquilibre, il est vain de vouloir théoriser l’équilibre.
Il développa ainsi une théorie volontairement irréaliste de l’obtention et du maintien de l’équilibre, dont nous dirons quelques mots plus loin. La critique de cette modélisation est évidente : l’économie est par essence instable, et lorsque l’on ne peut observer que des situations variées de déséquilibre, il est vain de vouloir théoriser l’équilibre.


Walras partageait avec William Stanley Jevons une « philosophie économique », si l’on peut dire, plus ou moins commune. Tout comme pour son comparse français, la formation intellectuelle de Jevons le prédisposait tout à fait à s’engager dans la voie qu’il a plus tard prise. D’abord formé à la chimie et aux mathématiques, son intérêt le porta plus tard sur l’économie politique. Disciple d’Augustin Cournot, il écrivit dès 1862 un article intitulé « Notice of a General Mathematical Theory of Political Economy » défendant l’usage des mathématiques en économie. En 1871, Jevons publia la ''Théorie de l’économie politique''. Il y utilisa les mathématiques, et fournit les raisons de son choix : « Dans ce livre, j’essaie de traiter l’économie comme un calcul du plaisir et de la douleur, et j’esquisse sans quasiment tenir compte des opinions antérieures, la forme que, selon moi, la science économique doit prendre. Une longue réflexion m’a fait penser que, puisque d’un bout à l’autre elle s’occupe de quantités, elle devrait être mathématique dans la substance, sinon dans le langage. » [14]
Walras partageait avec William Stanley Jevons une « philosophie économique », si l’on peut dire, plus ou moins commune. Tout comme pour son comparse français, la formation intellectuelle de Jevons le prédisposait tout à fait à s’engager dans la voie qu’il a plus tard prise. D’abord formé à la chimie et aux mathématiques, son intérêt le porta plus tard sur l’économie politique. Disciple d’Augustin Cournot, il écrivit dès 1862 un article intitulé « Notice of a General Mathematical Theory of Political Economy » défendant l’usage des mathématiques en économie. En 1871, Jevons publia la ''Théorie de l’économie politique''. Il y utilisa les mathématiques, et fournit les raisons de son choix : « Dans ce livre, j’essaie de traiter l’économie comme un calcul du plaisir et de la douleur, et j’esquisse sans quasiment tenir compte des opinions antérieures, la forme que, selon moi, la science économique doit prendre. Une longue réflexion m’a fait penser que, puisque d’un bout à l’autre elle s’occupe de quantités, elle devrait être mathématique dans la substance, sinon dans le langage. » <ref>William Stanley Jevons, ''Theory of Political Economy'' ; cité dans Gérard-Marie Henry, ''Histoire de la pensée économique'', Armand Colin, 2009, p 142</ref>


Contrairement à ce qu’en dit Jevons, l’économie ne s’occupe pas de quantités. Même réduite à l’analyse objective de ses éléments les plus factuels, l’économie ne traite pas de quantités en tant que quantités mais en tant que résultats d’actions humaines. La matière que l’économiste doit analyser n’est pas « les prix » en tant que valeurs, mais en tant que résultats de processus de marché. Bien que les premiers puissent aisément être formulés mathématiquement, les seconds ne le peuvent pas, et il est illusoire et dangereux de vouloir à tout prix précipiter un élément à l’intérieur d’un cadre dans lequel il ne saurait rentrer. Jevons s’était laissé bercer par les illusions du siècle dans lequel il avait vécu, et c’est avec raison que le grand Alfred Marshall dira qu’au fond il aurait été préférable qu’il n’utilise pas les mathématiques. [15]
Contrairement à ce qu’en dit Jevons, l’économie ne s’occupe pas de quantités. Même réduite à l’analyse objective de ses éléments les plus factuels, l’économie ne traite pas de quantités en tant que quantités mais en tant que résultats d’actions humaines. La matière que l’économiste doit analyser n’est pas « les prix » en tant que valeurs, mais en tant que résultats de processus de marché. Bien que les premiers puissent aisément être formulés mathématiquement, les seconds ne le peuvent pas, et il est illusoire et dangereux de vouloir à tout prix précipiter un élément à l’intérieur d’un cadre dans lequel il ne saurait rentrer. Jevons s’était laissé bercer par les illusions du siècle dans lequel il avait vécu, et c’est avec raison que le grand Alfred Marshall dira qu’au fond il aurait été préférable qu’il n’utilise pas les mathématiques. <ref>Cité par Lionel Robbins, ''A History of Economic Thought''. The LSE Lectures, Princeton University Press, pp.262-263</ref>


La découverte du marginalisme fut la première et l’une des plus énergiques réfutations de cette idée que l’économie avait besoin des mathématiques pour dépasser l’horizon théorique qui était le sien. Les travaux de Menger prouvèrent, s’il était nécessaire, que cette nouvelle théorie économique pouvait être obtenue et énoncée autrement que par les équations, les graphiques, et des formulations aussi obscures que « le degré d’utilité est le coefficient différentiel de u considéré comme une fonction de x ». [16]
La découverte du marginalisme fut la première et l’une des plus énergiques réfutations de cette idée que l’économie avait besoin des mathématiques pour dépasser l’horizon théorique qui était le sien. Les travaux de Menger prouvèrent, s’il était nécessaire, que cette nouvelle théorie économique pouvait être obtenue et énoncée autrement que par les équations, les graphiques, et des formulations aussi obscures que « le degré d’utilité est le coefficient différentiel de u considéré comme une fonction de x ». <ref>William Stanley Jevons, ''Theory of Political Economy'' ; cité dans Gérard-Marie Henry, ''Histoire de la pensée économique'', Armand Colin, 2009, p 143</ref>


Pourtant, malgré le succès de Menger avec une méthode entièrement littéraire, Léon Walras se félicita de cette première victoire de son « économie mathématique ». « La légitimité et l’utilité de l’usage des mathématiques en économie m’ont été principalement prouvées par ses résultats, c’est-à-dire par la clarification de théories jadis complètement obscures : par exemple, la théorie de la valeur. » [17]
Pourtant, malgré le succès de Menger avec une méthode entièrement littéraire, Léon Walras se félicita de cette première victoire de son « économie mathématique ». « La légitimité et l’utilité de l’usage des mathématiques en économie m’ont été principalement prouvées par ses résultats, c’est-à-dire par la clarification de théories jadis complètement obscures : par exemple, la théorie de la valeur. » ref>Léon Walras, ''Correspondence of Leon Walras and Related Papers'', North-Holland Publishing Company, Vol. I, 1965, p.742</ref>


Tandis que Walras et Jevons adoptèrent la méthode mathématique avec enthousiasme, l’autrichien Carl Menger s’y opposa formellement. Dans une lettre envoyée à Walras, Menger écrira ses raisons : « Nous n’étudions pas seulement les relations quantitatives mais aussi la nature ou l’essence des phénomènes économiques. Comment pouvons-nous parvenir à une connaissance de ceux-ci (c’est-à-dire la nature de la valeur, de la rente, du profit, de la division du travail, du bimétallisme, etc.) par les méthodes mathématiques ? » [18]
Tandis que Walras et Jevons adoptèrent la méthode mathématique avec enthousiasme, l’autrichien Carl Menger s’y opposa formellement. Dans une lettre envoyée à Walras, Menger écrira ses raisons : « Nous n’étudions pas seulement les relations quantitatives mais aussi la nature ou l’essence des phénomènes économiques. Comment pouvons-nous parvenir à une connaissance de ceux-ci (c’est-à-dire la nature de la valeur, de la rente, du profit, de la division du travail, du bimétallisme, etc.) par les méthodes mathématiques ? » <ref>T. W. Hutchison, « Some Themes from Investigations into Method » in Hicks & Weber (éds.), ''Carl Menger and the Austrian School of Economics'', Oxford Clarenton Press, 1974, p. 17</ref>


Il est à noter que ce rejet n’était pas le résultat d’une haine personnelle ou d’un défaut intellectuel. Comme le notera White, « l’absence de formulations mathématiques n’était en aucun cas le résultat de l’ignorance. Non seulement les étudiants du "Gymnasium" de l’ancienne Ecole Autrichienne avait reçu une formation approfondie en mathématiques, mais Menger provenait également d’une famille très portée sur les mathématiques. Entièrement au courant des techniques mathématiques, les Autrichiens les ont rejetées explicitement et pour des raisons méthodologiques. » [19]
Il est à noter que ce rejet n’était pas le résultat d’une haine personnelle ou d’un défaut intellectuel. Comme le notera White, « l’absence de formulations mathématiques n’était en aucun cas le résultat de l’ignorance. Non seulement les étudiants du "Gymnasium" de l’ancienne Ecole Autrichienne avait reçu une formation approfondie en mathématiques, mais Menger provenait également d’une famille très portée sur les mathématiques. Entièrement au courant des techniques mathématiques, les Autrichiens les ont rejetées explicitement et pour des raisons méthodologiques. » <ref>Lawrence White, ''The Methodology of the Austrian School Economists'', Ludwig von Mises Institue, 2003, p.8</ref>


D’ailleurs, encore à cette époque, les Autrichiens n’étaient pas les seuls à rejeter l’usage des méthodes mathématiques en économie. En France également, Walras avait à faire face à bien des contradicteurs. L’économiste Paul Leroy-Beaulieu, sans doute l’une des personnalités les plus fortes au sein de l’école libérale française de l’époque, commentera la méthode mathématique de Walras de la façon suivante : « C’est une pure chimère, une vraie duperie. Elle n’a aucun fondement scientifique ni aucune application pratique. C’est un pur jeu d’esprit, qui ressemble à la recherche des martingales à la roulette de Monaco. » [20]
D’ailleurs, encore à cette époque, les Autrichiens n’étaient pas les seuls à rejeter l’usage des méthodes mathématiques en économie. En France également, Walras avait à faire face à bien des contradicteurs. L’économiste Paul Leroy-Beaulieu, sans doute l’une des personnalités les plus fortes au sein de l’école libérale française de l’époque, commentera la méthode mathématique de Walras de la façon suivante : « C’est une pure chimère, une vraie duperie. Elle n’a aucun fondement scientifique ni aucune application pratique. C’est un pur jeu d’esprit, qui ressemble à la recherche des martingales à la roulette de Monaco. » <ref>Paul Leroy-Beaulieu, ''Traité théorique et pratique d’économie politique'', Paris, 1896, t. I, ch. iv.</ref>


En outre, une autorité aussi respectée que Neville Keynes défendit une position essentiellement similaire. Dans son ouvrage de méthodologie économique, il écrira : « On peut difficilement soutenir qu’il existe des vérités économiques d’importance majeure qu’il soit impossible d’exprimer autrement que sous la forme mathématique. La théorie de l’utilité de Jevons et ses applications sont sous de nombreux rapports le résultat le plus époustouflant de l’économie mathématique, et il est difficile de lui faire entièrement justice sans l’aide des méthodes mathématiques. Pour autant, sans l’usage explicite des diagrammes et des formules algébriques, la même théorie a été obtenue de manière indépendante par Menger et par l’Ecole Autrichienne. » [21]
En outre, une autorité aussi respectée que Neville Keynes défendit une position essentiellement similaire. Dans son ouvrage de méthodologie économique, il écrira : « On peut difficilement soutenir qu’il existe des vérités économiques d’importance majeure qu’il soit impossible d’exprimer autrement que sous la forme mathématique. La théorie de l’utilité de Jevons et ses applications sont sous de nombreux rapports le résultat le plus époustouflant de l’économie mathématique, et il est difficile de lui faire entièrement justice sans l’aide des méthodes mathématiques. Pour autant, sans l’usage explicite des diagrammes et des formules algébriques, la même théorie a été obtenue de manière indépendante par Menger et par l’Ecole Autrichienne. » <ref>John Neville Keynes, ''Scope and Method of Political Economy'', Batoche Books, 1999, p.120</ref>


En écrivant ces mots, Keynes ne s’établissait pas comme le défenseur esseulé d’une position minoritaire. Au tournant du siècle, une majorité d’économistes continuaient à considérer l’économie comme une discipline essentiellement littéraire. Cette discipline s’appelait encore « Economie Politique » et était sur le point de changer de dénomination. Pour autant, celui qui introduisit et popularisa le terme « Economie » ne fut pas celui qui en fit le plus pour la diffusion de l’usage des mathématiques. Alfred Marshall, puisque c’est de lui dont il s’agit, fit certes un large usage des mathématiques, mais ce fut uniquement pour illustrer ses raisonnements et  les conclusions auxquelles ceux-ci aboutissaient, et il ne semblera jamais convaincu de leur utilité pour d’autres fonctions.
En écrivant ces mots, Keynes ne s’établissait pas comme le défenseur esseulé d’une position minoritaire. Au tournant du siècle, une majorité d’économistes continuaient à considérer l’économie comme une discipline essentiellement littéraire. Cette discipline s’appelait encore « Economie Politique » et était sur le point de changer de dénomination. Pour autant, celui qui introduisit et popularisa le terme « Economie » ne fut pas celui qui en fit le plus pour la diffusion de l’usage des mathématiques. Alfred Marshall, puisque c’est de lui dont il s’agit, fit certes un large usage des mathématiques, mais ce fut uniquement pour illustrer ses raisonnements et  les conclusions auxquelles ceux-ci aboutissaient, et il ne semblera jamais convaincu de leur utilité pour d’autres fonctions.


Si nous avançons de quelques décennies dans l’histoire de la pensée économique, nous trouvons de toute part de larges et influents courants qui, en marge d’une certaine orthodoxie qui avait à l’égard des mathématiques une attitude faite de complaisance et d’admiration naïve, rejetèrent cette tendance avec énergie. C’est ainsi que chez John Maynard Keynes, nous trouvons également une forte suspicion, si ce n’est un profond rejet, de l’emploi des méthodes calculatoires en économie. Cette attitude se retrouve notamment dans une lettre adressée à Harrod en 1938 en référence à Henry Schultz, qui avait publié un ouvrage intitulé ''Theory and Measurement of Demand'' qui préfigurait les développements ultérieurs de l’économétrie. [22]
Si nous avançons de quelques décennies dans l’histoire de la pensée économique, nous trouvons de toute part de larges et influents courants qui, en marge d’une certaine orthodoxie qui avait à l’égard des mathématiques une attitude faite de complaisance et d’admiration naïve, rejetèrent cette tendance avec énergie. C’est ainsi que chez John Maynard Keynes, nous trouvons également une forte suspicion, si ce n’est un profond rejet, de l’emploi des méthodes calculatoires en économie. Cette attitude se retrouve notamment dans une lettre adressée à Harrod en 1938 en référence à Henry Schultz, qui avait publié un ouvrage intitulé ''Theory and Measurement of Demand'' qui préfigurait les développements ultérieurs de l’économétrie. <ref>Mark Blaug, ''The Methodology of Economics'', Cambridge University Press, 1993, p.79</ref>


De l’autre côté du spectre, pour tous ceux qui n’acceptaient pas le dogme néoclassique et contestait son règne, les positions prises étaient essentiellement les mêmes. C’est ainsi que chez des antikeynésiens aussi radicaux que Mises et Hayek, nous trouvons les mêmes critiques, bien que plus fournies. Pour Hayek, les données des sciences sociales sont nécessairement subjectives, puisqu’elles concernent « non pas les relations entre les choses, mais les relations entre les hommes et les choses et les relations entre l’homme et l’homme. » [23]
De l’autre côté du spectre, pour tous ceux qui n’acceptaient pas le dogme néoclassique et contestait son règne, les positions prises étaient essentiellement les mêmes. C’est ainsi que chez des antikeynésiens aussi radicaux que Mises et Hayek, nous trouvons les mêmes critiques, bien que plus fournies. Pour Hayek, les données des sciences sociales sont nécessairement subjectives, puisqu’elles concernent « non pas les relations entre les choses, mais les relations entre les hommes et les choses et les relations entre l’homme et l’homme. » <ref>Cité par Lawrence White, ''The Methodology of the Austrian School Economists'', Ludwig von Mises Institue, 2003, p.19</ref>


Sur la méthode mathématique, Mises sera à la fois plus précis et plus vindicatif. Il commença par signaler que l’économie mathématique ne pourrait jamais être capable de décrire davantage que des états fictifs d’équilibre. [24] Ailleurs, il résumera les raisons plus fondamentales de son opposition. Ses mots sont une introduction tout à fait utile avant d’évoquer le point suivant. Il écrit : « Aujourd’hui, partout dans le monde, et d’abord aux Etats-Unis, des foules de statisticiens travaillent dans des instituts à ce que les gens croient être de la "recherche économique". Ils collectent des chiffres fournis par les Etats et diverses entreprises, les réarrangent, les réajustent, les réimpriment, calculent des moyennes et dessinent des graphiques. Ils supposent que par ces méthodes ils "mesurent" les "comportements" de l’humanité, et qu’il n’y a aucune différence qu’il soit importante de mentionner entre leurs méthodes de recherche et ceux appliquées dans les laboratoires de recherche physique, chimique et biologique. Ils regardent avec pitié et mépris ces économistes qui, ainsi qu’ils le disent, comme les botanistes de l’ "Antiquité", se basent sur "beaucoup de raisonnements spéculatifs" plutôt que sur des "expérimentations". Et ils sont pleinement convaincu du fait que de leurs efforts continus émergera un jour une connaissance complète et définitive qui permettra à l’autorité planificatrice du futur de rendre tout le monde parfaitement heureux. » [25] Ce que signale parfaitement Mises sur les avocats de l’usage des mathématiques en économie, c’est que, de manière presque systématique, leur défense de l’usage des mathématiques était la conséquence d’une croyance plus profonde, celle de la similarité entre science économique et sciences naturelles, et de la nécessité de la copie par la première des méthodes de recherches des secondes. C’est ce point qu’il nous faut voir en détail.  
Sur la méthode mathématique, Mises sera à la fois plus précis et plus vindicatif. Il commença par signaler que l’économie mathématique ne pourrait jamais être capable de décrire davantage que des états fictifs d’équilibre. [24] Ailleurs, il résumera les raisons plus fondamentales de son opposition. Ses mots sont une introduction tout à fait utile avant d’évoquer le point suivant. Il écrit : « Aujourd’hui, partout dans le monde, et d’abord aux Etats-Unis, des foules de statisticiens travaillent dans des instituts à ce que les gens croient être de la "recherche économique". Ils collectent des chiffres fournis par les Etats et diverses entreprises, les réarrangent, les réajustent, les réimpriment, calculent des moyennes et dessinent des graphiques. Ils supposent que par ces méthodes ils "mesurent" les "comportements" de l’humanité, et qu’il n’y a aucune différence qu’il soit importante de mentionner entre leurs méthodes de recherche et ceux appliquées dans les laboratoires de recherche physique, chimique et biologique. Ils regardent avec pitié et mépris ces économistes qui, ainsi qu’ils le disent, comme les botanistes de l’ "Antiquité", se basent sur "beaucoup de raisonnements spéculatifs" plutôt que sur des "expérimentations". Et ils sont pleinement convaincu du fait que de leurs efforts continus émergera un jour une connaissance complète et définitive qui permettra à l’autorité planificatrice du futur de rendre tout le monde parfaitement heureux. » [25] Ce que signale parfaitement Mises sur les avocats de l’usage des mathématiques en économie, c’est que, de manière presque systématique, leur défense de l’usage des mathématiques était la conséquence d’une croyance plus profonde, celle de la similarité entre science économique et sciences naturelles, et de la nécessité de la copie par la première des méthodes de recherches des secondes. C’est ce point qu’il nous faut voir en détail.  
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8. Augustin Cournot, ''Recherches sur les principes mathématiques de la science des richesses'', Hachette, 1838, p.VIII
24. Cité par Lawrence White, ''The Methodology of the Austrian School Economists'', Ludwig von Mises Institue, 2003, p.18x
 
9. C’est en effet presque simultanément que parurent les trois ouvrages qui exposérent pour cette nouvelle théorie de la valeur : ''Grundsätze der Volkswirtschaftslehre'' par Carl Menger, ''Theory of Political Economy'' par Stanley Jevons, et ''Elements d'economie politique pure'' par Léon Walras. La meilleure exposition ultérieure de cette théorie fut l’œuvre d’un élève de Menger, Eugen Bohm-Bawerk, dans un essai intitulé « Grundziige der Theorie des wirtschaftlichen Guterwertes » (Jahrbiicher fur Nationaldkonomie und Statistik, Vol. 13, 1886)
 
10. Léon Walras, ''Correspondence of Leon Walras and Related Papers'', North-Holland Publishing Company, Vol. I, 1965, p.397
 
11. Auguste Walras, ''De la nature de la richesse et de l’origine de la valeur'', Félix Alcan, 1831, p. 278
 
12. Léon Walras, ''Théorie mathématique de la richesse sociale'', (1883), Otto Zeller, 1964, p.9
 
13. Donald A. Walker, ''Walrasian Economics'', Cambridge University Press, 2006, p.43
 
14. William Stanley Jevons, ''Theory of Political Economy'' ; cité dans Gérard-Marie Henry, ''Histoire de la pensée économique'', Armand Colin, 2009, p 142
 
15. Cité par Lionel Robbins, ''A History of Economic Thought''. The LSE Lectures, Princeton University Press, pp.262-263
 
16. William Stanley Jevons, ''Theory of Political Economy'' ; cité dans Gérard-Marie Henry, ''Histoire de la pensée économique'', Armand Colin, 2009, p 143
 
17.  Léon Walras, ''Correspondence of Leon Walras and Related Papers'', North-Holland Publishing Company, Vol. I, 1965, p.742
 
18. T. W. Hutchison, « Some Themes from Investigations into Method » in Hicks & Weber (éds.), ''Carl Menger and the Austrian School of Economics'', Oxford Clarenton Press, 1974, p. 17
 
19. Lawrence White, ''The Methodology of the Austrian School Economists'', Ludwig von Mises Institue, 2003, p.8
 
20. Paul Leroy-Beaulieu, ''Traité théorique et pratique d’économie politique'', Paris, 1896, t. I, ch. iv.
 
21. John Neville Keynes, ''Scope and Method of Political Economy'', Batoche Books, 1999, p.120
 
22. Mark Blaug, ''The Methodology of Economics'', Cambridge University Press, 1993, p.79
 
23. Cite par Lawrence White, ''The Methodology of the Austrian School Economists'', Ludwig von Mises Institue, 2003, p.19
 
24. Cite par Lawrence White, ''The Methodology of the Austrian School Economists'', Ludwig von Mises Institue, 2003, p.18x


25. Ludwig von Mises, ''The Historical Setting of the Austrian School of Economics'', Ludwig von Mises Institute, 2003, p.7
25. Ludwig von Mises, ''The Historical Setting of the Austrian School of Economics'', Ludwig von Mises Institute, 2003, p.7
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