Benoît Malbranque:Introduction à la méthodologie économique - Economie et mathématiques

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Benoît Malbranque:Introduction à la méthodologie économique - Economie et mathématiques


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Chapitre 4 : Économie et mathématiques

La pertinence de l’usage des mathématiques pour les travaux relevant de la science économique a été la source d’un long débat, et il est sans doute inutile de dire dans quel sens il a été tranché. Les manuels contemporains de science économique sont à ce point remplis de formules mathématiques, de courbes en cloche, d’équations et de calculs, la science économique elle-même est à ce point dominée par l’économétrie, que le spectateur extérieur peut légitimement se demander si l’ancienne « économie politique » d’Adam Smith et de Jean-Baptiste Say n’est pas entièrement devenue une branche des mathématiques.

En 1982, l’économiste Wassily Leontief étudia la littérature économique publiée dans la célèbre American Economic Review et montra que, durant la décennie, plus de 50% des publications étaient constituées de modèles mathématiques sans données empiriques. [1] Ces résultats furent confirmés par la suite par T. Morgan et A. Oswald. [2] Commentant cet état de fait, Mark Blaug expliquera que les économistes auteurs de ces publications « traitent de l’économie comme si elle était "une sorte de philosophie mathématique". Peut-être qu’une meilleure expression serait "mathématiques sociales", c’est-à-dire une branche des mathématiques qui traite des problèmes sociaux » [3] Telle est la réalité de la recherche économique contemporaine.

Jusqu’à présent, en rendant compte des contributions des grands auteurs de la méthodologie économique, une faible mention a été faite à cette question précise, mais il ne faut pas croire qu’elle était absente de leurs préoccupations. A titre d’exemple, et bien qu’il évolua à une époque où l’économie politique était encore presque exclusivement littéraire, John Stuart Mill rejeta énergiquement la volonté de faire de l’économie une science à l’image de la biologie ou de la chimie, et critiqua sévèrement « le recours fréquent aux preuves mathématiques et à celles des branches parentes de la physique. » [4]

Son avertissement n’empêcha pas les développements ultérieurs, et d’abord les travaux du français Auguste Cournot. Marchant dans les pas de ce précurseur, toute une « Ecole Mathématique », pour reprendre les mots de Ballve, commença à défendre l’emploi intensif des méthodes mathématiques en économie. [5] Durant les années 1870, tandis que Carl Menger y parvenait par d’autres moyens, les économistes Léon Walras et William Stanley Jevons développèrent le marginalisme par des voies calculatoires. Telle était déjà, disait-on, le premier succès de la méthode mathématique. Les travaux de Walras, ainsi que ceux de Pareto, popularisèrent la modélisation économique chez les économistes et posèrent les bases de ce qui est désormais connu sous le nom d’économétrie. [6]

Tout commença encore avec un français : Augustin Cournot. [7] Mathématicien de formation, Cournot essaya de donner des allures de science dure à la très littéraire « économie politique ». Il le fit notamment dans ses Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses (1838), ouvrage dans lequel il prit le soin de justifier l’emploi des mathématiques. Malgré son intention positiviste, l’ouvrage les d’Augustin Cournot n’apportera aucun soutien tangible à la transformation de l’économie politique en branche des mathématiques. Cournot admettait que beaucoup des principes économiques ne pouvaient pas être assis sur des fonctions mathématiques Il ne disait pas que les méthodes calculatoires permettraient aux économistes de trouver des vérités qu’ils n’auraient pas obtenu sans elles, mais seulement qu’il s’agissait d’une méthode plus pertinente d’exposition. Ainsi qu’il l’expliquait dans la préface de ses Principes mathématiques, « même quand l’emploi des symboles mathématiques n’est pas absolument nécessaire, il peut faciliter l’exposition, la rendre plus concise, faciliter les développements ultérieurs, et empêcher les digressions sans rapport avec le sujet. » [8]

L’économie était une science similaire à la physique et il fallait utiliser les mathématiques. Son intuition malheureuse mit près de trente ans à être reprise. Au début des années 1870, trois économistes aboutirent indépendamment les uns des autres à la constitution d’une théorie économique « marginaliste » en découvrant, ou en redécouvrant, la théorie de l’utilité marginale. [9] Pour autant, ce fut l’un des seuls points sur lesquels Léon Walras, William Stanley Jevons et Carl Menger étaient en accord. Concernant la question qui nous concerne, la rupture était des plus marquées.

Léon Walras, autre français, était le produit de son éducation. A la suite de son père, dont il reprit l’engagement socialiste et les espoirs face à la mathématisation de l’économie, il travailla à la théorie de la valeur et fit la découverte de la théorie marginaliste. Plus tard, il reconnaîtra les influences qui pesèrent sur ton travail : « Les deux seuls hommes qui ont produit des ouvrages m’ayant aidé sont Auguste Walras, mon père, et M. Cournot. » [10] Son père était en effet l’un de ces précurseurs de l’économie mathématique, encore qu’elle fût encore peu développée chez lui et ne servait à la résolution d’aucun problème théorique. Il n’était pas un enthousiaste naïf face à ces questions, bien qu’il alla jusqu’à écrire que « la théorie économique est une science mathématique. » [11]

Léon Walras continua sur cette voie et publia de nombreux écrits pour promouvoir cette thèse, et notamment une Théorie mathématique de la richesse sociale, qui reprenait quatre de ses mémoires : « Principe d’une théorie mathématique de l’échange », « Equations de l’échange », « Equations de la production », « Equations de la capitalisation et du crédit ». Dans l’introduction de ce petit ouvrage, Walras y expliquait que l’économie « a le caractère d’une science proprement dite physico-mathématique ». [12]

La méthode mathématique naissait pour lui du caractère mathématique de la science économique, tout comme chez les méthodologistes « classiques » la méthodologie déductive naissait de son caractère imparfait et fractionnaire. En tout état de cause, il est clair que, comme l’ont noté les commentateurs, Walras ne se plaçait pas dans la tradition de la méthodologie aprioriste et déductive que nous avons étudiée au premier chapitre. A la place, il défendait un modèle de raisonnement basé sur l’induction, en partant de l’observation de faits économiques. [13]

En matière de théorie, Walras s’engagea dans la recherche d’une formulation de l’équilibre général. Il est assez naturel qu’un économiste qui avait pris l’habitude de considérer la réalité économique comme un ensemble de variables quantifiables et aisément schématisables, ait aussi été conduit à chercher dans ce monde économique une régularité perpétuelle. En vérité, il est tout à fait typique de l’économiste mathématicien de souhaiter que les choses restent toujours « égales par ailleurs » et dans un état d’équilibre perpétuel.

Il développa ainsi une théorie volontairement irréaliste de l’obtention et du maintien de l’équilibre, dont nous dirons quelques mots plus loin. La critique de cette modélisation est évidente : l’économie est par essence instable, et lorsque l’on ne peut observer que des situations variées de déséquilibre, il est vain de vouloir théoriser l’équilibre.

Walras partageait avec William Stanley Jevons une « philosophie économique », si l’on peut dire, plus ou moins commune. Tout comme pour son comparse français, la formation intellectuelle de Jevons le prédisposait tout à fait à s’engager dans la voie qu’il a plus tard prise. D’abord formé à la chimie et aux mathématiques, son intérêt le porta plus tard sur l’économie politique. Disciple d’Augustin Cournot, il écrivit dès 1862 un article intitulé « Notice of a General Mathematical Theory of Political Economy » défendant l’usage des mathématiques en économie. En 1871, Jevons publia la Théorie de l’économie politique. Il y utilisa les mathématiques, et fournit les raisons de son choix : « Dans ce livre, j’essaie de traiter l’économie comme un calcul du plaisir et de la douleur, et j’esquisse sans quasiment tenir compte des opinions antérieures, la forme que, selon moi, la science économique doit prendre. Une longue réflexion m’a fait penser que, puisque d’un bout à l’autre elle s’occupe de quantités, elle devrait être mathématique dans la substance, sinon dans le langage. » [14]

Contrairement à ce qu’en dit Jevons, l’économie ne s’occupe pas de quantités. Même réduite à l’analyse objective de ses éléments les plus factuels, l’économie ne traite pas de quantités en tant que quantités mais en tant que résultats d’actions humaines. La matière que l’économiste doit analyser n’est pas « les prix » en tant que valeurs, mais en tant que résultats de processus de marché. Bien que les premiers puissent aisément être formulés mathématiquement, les seconds ne le peuvent pas, et il est illusoire et dangereux de vouloir à tout prix précipiter un élément à l’intérieur d’un cadre dans lequel il ne saurait rentrer. Jevons s’était laissé bercer par les illusions du siècle dans lequel il avait vécu, et c’est avec raison que le grand Alfred Marshall dira qu’au fond il aurait été préférable qu’il n’utilise pas les mathématiques. [15]

La découverte du marginalisme fut la première et l’une des plus énergiques réfutations de cette idée que l’économie avait besoin des mathématiques pour dépasser l’horizon théorique qui était le sien. Les travaux de Menger prouvèrent, s’il était nécessaire, que cette nouvelle théorie économique pouvait être obtenue et énoncée autrement que par les équations, les graphiques, et des formulations aussi obscures que « le degré d’utilité est le coefficient différentiel de u considéré comme une fonction de x ». [16]

Pourtant, malgré le succès de Menger avec une méthode entièrement littéraire, Léon Walras se félicita de cette première victoire de son « économie mathématique ». « La légitimité et l’utilité de l’usage des mathématiques en économie m’ont été principalement prouvées par ses résultats, c’est-à-dire par la clarification de théories jadis complètement obscures : par exemple, la théorie de la valeur. » [17]

Tandis que Walras et Jevons adoptèrent la méthode mathématique avec enthousiasme, l’autrichien Carl Menger s’y opposa formellement. Dans une lettre envoyée à Walras, Menger écrira ses raisons : « Nous n’étudions pas seulement les relations quantitatives mais aussi la nature ou l’essence des phénomènes économiques. Comment pouvons-nous parvenir à une connaissance de ceux-ci (c’est-à-dire la nature de la valeur, de la rente, du profit, de la division du travail, du bimétallisme, etc.) par les méthodes mathématiques ? » [18]

Il est à noter que ce rejet n’était pas le résultat d’une haine personnelle ou d’un défaut intellectuel. Comme le notera White, « l’absence de formulations mathématiques n’était en aucun cas le résultat de l’ignorance. Non seulement les étudiants du "Gymnasium" de l’ancienne Ecole Autrichienne avait reçu une formation approfondie en mathématiques, mais Menger provenait également d’une famille très portée sur les mathématiques. Entièrement au courant des techniques mathématiques, les Autrichiens les ont rejetées explicitement et pour des raisons méthodologiques. » [19]

D’ailleurs, encore à cette époque, les Autrichiens n’étaient pas les seuls à rejeter l’usage des méthodes mathématiques en économie. En France également, Walras avait à faire face à bien des contradicteurs. L’économiste Paul Leroy-Beaulieu, sans doute l’une des personnalités les plus fortes au sein de l’école libérale française de l’époque, commentera la méthode mathématique de Walras de la façon suivante : « C’est une pure chimère, une vraie duperie. Elle n’a aucun fondement scientifique ni aucune application pratique. C’est un pur jeu d’esprit, qui ressemble à la recherche des martingales à la roulette de Monaco. » [20]

En outre, une autorité aussi respectée que Neville Keynes défendit une position essentiellement similaire. Dans son ouvrage de méthodologie économique, il écrira : « On peut difficilement soutenir qu’il existe des vérités économiques d’importance majeure qu’il soit impossible d’exprimer autrement que sous la forme mathématique. La théorie de l’utilité de Jevons et ses applications sont sous de nombreux rapports le résultat le plus époustouflant de l’économie mathématique, et il est difficile de lui faire entièrement justice sans l’aide des méthodes mathématiques. Pour autant, sans l’usage explicite des diagrammes et des formules algébriques, la même théorie a été obtenue de manière indépendante par Menger et par l’Ecole Autrichienne. » [21]

En écrivant ces mots, Keynes ne s’établissait pas comme le défenseur esseulé d’une position minoritaire. Au tournant du siècle, une majorité d’économistes continuaient à considérer l’économie comme une discipline essentiellement littéraire. Cette discipline s’appelait encore « Economie Politique » et était sur le point de changer de dénomination. Pour autant, celui qui introduisit et popularisa le terme « Economie » ne fut pas celui qui en fit le plus pour la diffusion de l’usage des mathématiques. Alfred Marshall, puisque c’est de lui dont il s’agit, fit certes un large usage des mathématiques, mais ce fut uniquement pour illustrer ses raisonnements et les conclusions auxquelles ceux-ci aboutissaient, et il ne semblera jamais convaincu de leur utilité pour d’autres fonctions.

Si nous avançons de quelques décennies dans l’histoire de la pensée économique, nous trouvons de toute part de larges et influents courants qui, en marge d’une certaine orthodoxie qui avait à l’égard des mathématiques une attitude faite de complaisance et d’admiration naïve, rejetèrent cette tendance avec énergie. C’est ainsi que chez John Maynard Keynes, nous trouvons également une forte suspicion, si ce n’est un profond rejet, de l’emploi des méthodes calculatoires en économie. Cette attitude se retrouve notamment dans une lettre adressée à Harrod en 1938 en référence à Henry Schultz, qui avait publié un ouvrage intitulé Theory and Measurement of Demand qui préfigurait les développements ultérieurs de l’économétrie. [22]

De l’autre côté du spectre, pour tous ceux qui n’acceptaient pas le dogme néoclassique et contestait son règne, les positions prises étaient essentiellement les mêmes. C’est ainsi que chez des antikeynésiens aussi radicaux que Mises et Hayek, nous trouvons les mêmes critiques, bien que plus fournies. Pour Hayek, les données des sciences sociales sont nécessairement subjectives, puisqu’elles concernent « non pas les relations entre les choses, mais les relations entre les hommes et les choses et les relations entre l’homme et l’homme. » [23]

Sur la méthode mathématique, Mises sera à la fois plus précis et plus vindicatif. Il commença par signaler que l’économie mathématique ne pourrait jamais être capable de décrire davantage que des états fictifs d’équilibre. [24] Ailleurs, il résumera les raisons plus fondamentales de son opposition. Ses mots sont une introduction tout à fait utile avant d’évoquer le point suivant. Il écrit : « Aujourd’hui, partout dans le monde, et d’abord aux Etats-Unis, des foules de statisticiens travaillent dans des instituts à ce que les gens croient être de la "recherche économique". Ils collectent des chiffres fournis par les Etats et diverses entreprises, les réarrangent, les réajustent, les réimpriment, calculent des moyennes et dessinent des graphiques. Ils supposent que par ces méthodes ils "mesurent" les "comportements" de l’humanité, et qu’il n’y a aucune différence qu’il soit importante de mentionner entre leurs méthodes de recherche et ceux appliquées dans les laboratoires de recherche physique, chimique et biologique. Ils regardent avec pitié et mépris ces économistes qui, ainsi qu’ils le disent, comme les botanistes de l’ "Antiquité", se basent sur "beaucoup de raisonnements spéculatifs" plutôt que sur des "expérimentations". Et ils sont pleinement convaincu du fait que de leurs efforts continus émergera un jour une connaissance complète et définitive qui permettra à l’autorité planificatrice du futur de rendre tout le monde parfaitement heureux. » [25] Ce que signale parfaitement Mises sur les avocats de l’usage des mathématiques en économie, c’est que, de manière presque systématique, leur défense de l’usage des mathématiques était la conséquence d’une croyance plus profonde, celle de la similarité entre science économique et sciences naturelles, et de la nécessité de la copie par la première des méthodes de recherches des secondes. C’est ce point qu’il nous faut voir en détail.

Mais avant ceci, une remarque liminaire. Nous avons beaucoup cité ici les auteurs de l’Ecole Autrichienne d’économie, mais les Autrichiens ne sont pas les seuls à défendre ou à avoir défendu ces idées. Au milieu du siècle dernier, un regain d’intérêt pour la méthodologie économique apporta un flot intéressant de contributions critiques par rapport à cette utilisation des mathématiques en économie. Il y eu d’abord le livre de Barbara Wooton, Lament for Economics, qui expliquait que l’économie n’était pas une science au même titre que les mathématiques ou que la biologie, et que de nombreux problèmes dans la théorie économique étaient dus à cette erreur fondamentale. Dans la même veine, on vit paraître ensuite The Failures of Economics, par Sidney Schoeffler, qui nia la présence de régularités en économie et rejeta la prétention des économistes à déceler des lois universelles. [26]

Le point central de leurs attaques n’était que rarement les mathématiques en tant que telles, puisqu’il est tout à fait possible de ne les considérer que comme un langage. Tout comme il fut d’usage d’écrire en latin ses théories philosophiques, il est désormais d’usage de présenter les théories économiques sous forme mathématique : considéré ainsi, le problème disparait, ou semble disparaître. L’erreur fondamentale n’est pas d’utiliser les mathématiques ou le latin, l’erreur fondamentale est de considérer que la science économique doit appliquer les méthodes des sciences naturelles.

Monisme et dualisme

La question posée ici a une portée bien plus considérable qu’on le suppose habituellement. D’une manière concrète, il s’agit de savoir s’il existe une différence fondamentale entre les sciences sociales et les sciences naturelles, ou si les premières peuvent être fusionnées dans les secondes. De cette interrogation essentielle sont nées deux positions : le monisme, qui considère que les deux compartiments doivent ne faire qu’un, et le dualisme, qui insiste sur leur indispensable séparation.

Mark Blaug et les falsificationnistes sont à classer tout naturellement parmi les défenseurs du monisme. Comme nous l’avons vu, il n’y a selon eux aucune raison pour refuser aux économistes la possibilité d’utiliser les méthodes en usage dans les sciences naturelles. Ils n’étaient pourtant pas les premiers à tendre dans cette direction.

Cette idée peut être trouvée à des degrés divers chez beaucoup d’économistes avant le dix-neuvième siècle. Selon John Locke, déjà, les relations économiques « sont similaires à des phénomènes naturels » et les lois de la nature humaine « sont comme les lois qui gouvernent le mouvement des planètes ». [27]

Chez les auteurs des siècles suivants, le monisme naquit de la même tentation. Il se développa de manière sensationnelle — et, de notre point de vue, préoccupante — à partir du dix-neuvième siècle, poussé par l’enthousiasme que suscitaient les progrès des sciences naturelles. Les défenseurs du monisme furent systématiquement des admirateurs de la physique.

Cette disposition se manifestait de façon tout à fait éclatante chez le français Léon Walras, introduit précédemment. C’était un esprit vif, et son intérêt s’était très tôt porté vers les réalisations des sciences naturelles. Sous-estimant les difficultés de cette application rigide, il chercha chez les physiciens les modèles à copier en économie politique. Il étudia notamment les travaux du physicien français Louis Poinsot, auteur des Éléments de statique (1803) qui eurent une nette et durable influence sur les travaux de Walras. « Un soir, racontera-t-il en 1853, j’ai ouvert la Statique de Poinsot, et cette théorie de l’équilibre obtenu par la réunion et la séparation de forces et d’éléments connectés me sembla si lumineuse et si pure que je lus la moitié de l’ouvrage d’un coup. Le lendemain, j’achevai l’autre moitié. » [28] En outre, l’exemple de Poinsot n’est pas un cas unique. D’une manière plus générale, Walras essaya d’utiliser les théories, les structures et la méthodologie en usage dans la science physique de son siècle. [29]

Ses efforts étaient dirigés vers cet idéal : la constitution d’une science économique à l’image des sciences naturelles. Selon ses propres mots, il avait comme objectif de contribuer à la création « d’une nouvelle science : la science des forces économiques tout comme il existe la science des forces astronomiques. Je cite l’astronomie parce qu’elle est en réalité le genre de science que, tôt ou tard, la théorie de la richesse sociale se devra de devenir. Dans les deux sciences nous trouvons des faits naturels, dans le sens où ils sont au-dessus des conventions sociales et qu’ils s’imposent à la volonté humaine ; des lois tout aussi naturelles et par conséquent nécessaires, certaines, peu nombreuses, d’une importance fondamentale, d’autres, très nombreuses, variées et complexes, d’une importance secondaire ; des faits et des lois adaptables à une application étendue et utile des calculs et des formules mathématiques. L’analogie est complète et frappante. » [30]

De nos jours, le monisme est défendu dans des termes moins tranchés et avec une indolence moins tapageuse, mais la conviction fondamentale reste la même : il est souhaitable que l’économie s’inspire des méthodes en usage dans les sciences naturelles.

Le dualisme n’eut pas un moins brillant passé, et lorsque Malthus expliquait que « la science de l’économie politique ressemble plus à la science de la morale et de la politique qu’aux mathématiques », il avançait une idée solidement incrustée dans l’esprit de la majorité de ses brillants collègues anglais. [31] Pour autant, aucun ne fut capable de défendre cette position de manière méthodologique, et leur échec en ce sens pava la voie des défenseurs du monisme. Cette tradition oubliée fut réaffirmée avec forces par le courant Autrichien, et c’est avec les écrits des membres de cette école que nous l’illustrerons.

Selon les mots de Murray Rothbard, le dualisme méthodologique est « cette idée cruciale que les êtres humains doivent être considérés et analysés d'une façon et avec une méthodologie qui diffèrent radicalement de l'étude des pierres, des planètes, des atomes et des molécules. » [32] Cette position est considérée comme une réponse à la tendance qu’ont les économistes partisans du monisme à vouloir utiliser à tout prix en économie la méthode scientifique de la biologie et des mathématiques, un souhait que le même Rothbard qualifiera de « tentative profondément non scientifique d’essayer de transférer sans aucun esprit critique la méthodologie des sciences physiques à l’étude de l’action humaine. » [33]

A première vue, il s’agit d’une notion évidente. Les êtres humains ne sont pas des pierres et ne doivent pas être analysés comme les pierres le sont. Mais les molécules et les planètes différent presque autant et sont pourtant analysées de la même manière. Alors pourquoi les faits économiques ne doivent-ils pas être étudiés selon les règles de la recherche scientifique acceptées dans les sciences naturelles ?

En vérité, ce qui empêche les questions économiques d’être traitées avec les méthodes des sciences naturelles est qu’elles ont trait à l’homme, et plus précisément, à l’action humaine. Pour citer à nouveau Rothbard, « il est de l'essence des êtres humains d'agir, d'avoir des intentions et des buts et d'essayer d’atteindre ces derniers. Les pierres, les atomes et les planètes n'ont pas de but ou de préférence : dès lors, elles ne choisissent pas entre diverses possibilités d'action. Les atomes et les planètes se meuvent ou sont mues ; elles ne peuvent pas choisir, décider de modes d'action ou changer d'idées. Les hommes et les femmes peuvent le faire et le font. Par conséquent, les atomes et les pierres peuvent être étudiés, leurs mouvements reportés sur une courbe et leurs trajectoires tracées et prédites jusque dans les moindres détails, au moins en principe. On ne peut pas le faire avec les individus : chaque jour, les gens apprennent, adoptent de nouvelles valeurs et de nouveaux buts et changent d'avis ; le comportement des gens ne peut pas être mis dans une grille et prédit comme on peut le faire pour des objets sans esprit, incapables d'apprendre et de choisir. » [34]

En résumé, les défenseurs du dualisme méthodologique soutiennent que l’économie est à rattacher aux sciences de l’action humaine, que l’homme agissant est leur sujet fondamental, et que cela nécessite l’utilisation d’une méthodologie particulière. Ils soutiennent que l’on ne peut pas négliger ce fait fondamental que l’homme peut agir en fonction d’objectifs et d’intentions qu’il a lui-même fixés, et qu’il agit bel et bien ainsi dans la réalité. Il n’est pas davantage possible de déduire son comportement futur de son comportement passé qu’il n’est possible de généraliser le comportement d’un groupe d’individus à partir de l’étude de celui d’une fraction d’entre eux.

Il est donc nécessaire pour l’épistémologie de signifier clairement la rupture entre ces deux modèles de sciences qui ne sauraient être fusionnées. Les sciences de l’action humaine ne possèdent pas cette régularité que l’on retrouve dans les sciences naturelles. Etudiez les motifs qui poussent un individu à épargner, à consommer tel ou tel bien, en telle quantité, ou à se porter dans telle ou telle branche d’activité, et vous verrez non seulement qu’ils sont changeants, mais surtout qu’ils ne suivent aucun schéma prédéfini. [35]

Bien entendu, cela ne signifie pas que les sciences de l’action humaine soient entièrement dépourvues de toute relation causale, ni de toute régularité. Nier la prétention des économistes à déceler des tendances d’airain dans un matériel statistique qui, par nature, en est dépourvu, et insister sur la variable « action humaine » de tout comportement économique, ne signifie pas le rejet absolu de toute observation de corrélations ou de généralisations statistiques. Cela n’implique pas un tel dogmatisme, et nulle part chez les économistes défenseurs du dualisme méthodologique peut-on trouver une position aussi abrupte. Leur position est d’insister sur la différence fondamentale entre la régularité observable dans les sciences humaines et le semblant de régularité existant dans les sciences dites de l’action humaine.

Aucune équation mathématique, aucun modèle économétrique, quels que soient leur raffinement et le soin avec lequel ils sont construits, ne peut faire apparaître des régularités inexistantes. Si ces méthodes sont employées dans les sciences naturelles, c’est que nous sommes en mesure de retirer des informations de leur usage. Si nous analysons la réaction des molécules face à tel ou tel stimulus, alors tout incite à formuler la loi générale que l’on en tire dans des termes mathématiques. En revanche, si nous étudions comment le prix d’un bien ou service varie suite à une diminution de la demande, il est dangereux de recourir à de tels procédés. Nous ne pouvons tirer d’une observation de cette « élasticité-prix » qu’un diagnostic sur la situation économique de la période considérée, mais en aucune cas une loi générale sur le comportement des prix face aux diminutions de la demande. [36]

De manière prévisible, les défenseurs du monisme ont accusé cette position de venir entraver le processus scientifique permettant aux découvertes d’être réalisées. De leur point de vue, l’argument des dualistes revenait à refuser à la science économique la possibilité de réussir à comprendre la régularité entre les phénomènes économiques. Nous sommes face à une critique qui manque particulièrement son objectif, puisque la thèse fondamentale de ces méthodologistes est qu’une telle régularité n’existe pas. En réalité, ce n’est pas par défaut méthodologique que les régularités n’ont pas su être dévoilées, et il ne faut pas accuser les économistes de ne pas se donner les moyens de les découvrir. Pour reprendre les mots de Mises, « ce qui n'existe pas ne peut pas être découvert. » [37]

Les défenseurs du monisme méthodologique n’ont jamais accepté cet état de fait, et ont systématiquement buté sur lui. Leur analyse se résume à vouloir tordre à tout prix les phénomènes économiques pour faire dépendre telle ou telle « variable » d’une série de causes consciencieusement sélectionnées. Comme le chimiste, qu’ils rêvent tous d’être et à qui ils prétendent ressembler, ils assemblent variables après variables et essayent, en vain souvent, d’en tirer une corrélation. Convaincus qu’il existe des lois immuables et des enchaînements déterminés, ils partent à la recherche de ces « variables » un peu moins variables que les autres, oubliant que la réalité économique est variable par essence, et donc insaisissable par leurs moyens. Et là encore, le problème ne vient pas d’une incapacité des économistes ou d’une complexité historique de la réalité économique. « Les économistes mathématiciens répètent que la difficulté de l'économie mathématique vient du fait qu'il y a un trop grand nombre de variables, écrira encore Mises. La vérité est qu'il n'y a que des variables et aucune constante. Et il est inutile de parler de variables quand il n'y a pas de choses invariables. » [38]

Pour régler cette difficulté, les défenseurs du monisme ont souvent fait usage de la méthode ceteris paribus. En somme, l’économiste suppose qu’à part la variable en question, toutes les choses sont « égales par ailleurs », et donc constantes. Correctement appliquée, cette méthode peut bien faciliter la compréhension des structures causales entre phénomènes économiques, mais généralisée à l’échelle d’une analyse macroéconomique ou d’un modèle économétrique ayant, justement, l’intention de « prédire », et non pas de comprendre, c’est une méthode perverse et dangereuse, provenant du désir irréaliste de certains économistes de vouloir à tout prix ressembler aux scientifiques de laboratoire. Ainsi que le notera Rothbard avec pertinence, « l’expérimentation mentale est le substitut moral de l’expérimentation de laboratoire des scientifiques des sciences naturelles. Puisque les variables pertinentes de la réalité sociale ne peuvent pas être tenues constantes, l’économiste les tient constantes dans son imagination. » [39]

Ainsi, le souhait de certains méthodologistes de faire de l’économie une science au même titre que la physique, non seulement pose de nombreux problèmes pratiques qui refusent toujours d’être surmontés, mais dénature surtout la discipline économique. En niant la particularité de l’économie, ces procédures sont donc profondément non-scientifiques, malgré leurs prétentions énergiques. A trop vouloir tordre l’économie pour lui faire emprunter le chemin de la falsification poppérienne, c’est l’économie elle-même que ces méthodologistes ont falsifié.

Des conséquences néfastes

L’usage d’une méthode inappropriée de recherche serait un défaut peu condamnable si elle ne s’accompagnait pas de nombreuses conséquences néfastes. Dans le cas de la mathématisation de la science économique, les défauts causés peuvent être regroupés sous deux principaux chapitres : la tendance à la modélisation artificielle, et la simplification abusive des « variables » économiques — dont, en premier lieu, l’homme.

L’usage des mathématiques en économie a toute une série de conséquences négatives. L’une d’entre elles est la croyance en un « équilibre général ». Un simple coup d’œil à la réalité économique suffit pour se convaincre du caractère étrange d’une telle recherche. On peut bien arguer qu’il s’agit là d’une représentation « simplifiée », mais un tel argument ne résiste pas à la critique. La donnée fondamentale du fonctionnement économique n’est pas la succession de phases d’équilibre ni même un tâtonnement en direction d’une telle phase. Une situation d’équilibre signifierait la non-évolution des méthodes de production et l’absence de tout progrès. Pour citer Ballve, « L’équilibre apporterait la stagnation économique et la mort ; le déséquilibre est la force motrice qui garde l’économie en vie et la fait avancer. » [40]

Les modèles d’équilibre sont presque toujours formulés en usant de mathématiques, mais tel n’est pas leur problème direct. En se plaçant dans des conditions « hypothétiques » et volontairement irréalistes, ils aboutissent à des résultats énergiquement contraires à l’essence de l’économie. Telle est en tout cas l’une des lignes classiques de critique à l’encontre de la théorie walrasienne de l’équilibre. [41] En somme, ils font valoir qu’il est curieux de se satisfaire d’une formulation inappropriée d’une réalité inexistante.

Même théoriquement, un tel équilibre général ne correspond en rien à la réalité et nécessite des allégations fantaisistes pour venir à nouveau y coller. Ainsi est la représentation de l’entrepreneur chez Joseph A. Schumpeter. En acceptant le modèle de l’équilibre général, ce dernier se voyait contraint de concentrer toutes les tendances « déséquilibrantes » dans ce surhomme que devenait son entrepreneur. Une telle représentation était nécessaire. Comme le notera Rothbard, c’était là pour Schumpeter la seule manière de sortir de la « prison walrasienne » dans laquelle il s’était lui-même enfermé. [42]

La construction des modèles d’équilibre nécessite aussi de faire abstraction des choix humains et de la capacité qu’ont les individus à prendre des risques, non en s’adaptant au changement, mais en changeant eux-mêmes. Ainsi que Rothbard résumera cette façon de voir l’économie, « il y a des ressources, il y a des industries, et il y a des modèles de l’impact multiplicateur de ces industries. Le rôle des individus agissant, des entrepreneurs, des innovateurs est clairement déprécié. » [43] En somme, la présentation d’une économie sous forme « équilibrée » ne peut se faire qu’en transformant ou niant ce qui fait le sujet de la science économique comme de toutes les sciences humaines : l’homme.

C’est là une autre conséquence de l’emploi des modèles mathématiques. Les phénomènes économiques sont dénaturés, déchirés, dans le seul but de les rendre aptes à être traités par des méthodes calculatoires ou insérés dans des équations différentielles. [44]

L’homme aussi est dénaturé, et transformé en une fiction d’homme, l’homo œconomicus. Dans les manuels, l’individu, pourtant sujet même de la science, n’offre que peu de similarités avec l’homme réel. Il y est robotisé, rigidifié, et ne semble vouloir obéir qu’aux impulsions économiques. Son comportement est dicté par les résultats de son analyse maximisatrice d’utilité. [45]

L’homme réel ne ressemble en rien à cette fiction. L’individu est rationnel en ce qu’il utilise sa raison et agit en vue de buts fixés, mais il est certain qu’il est capable de sélectionner des fins inatteignables et des moyens non optimaux. En outre, non seulement ses préférences ne s’ordonnent pas comme les manuels le voudraient, mais elles embrassent des domaines qu’ils ne soupçonnent même plus. La maximisation du gain économique est une fin qu’il est très rare de trouver seule, et les décisions économiques se fondent sur bien d’autres motifs. Les choix économiques ne sont pas le résultat de cette notion étriquée de « maximisation d’utilité » ni de la course au profit. Ils sont le résultat de la faculté qu’à l’homme de choisir, et ne peuvent être interprétés qu’ainsi. [46]

Nous retrouvons ici l’argument classique contre l’usage des mathématiques en économie, qui consiste à faire valoir que les décisions économiques des individus ne peuvent pas être réduites en équation, ou, d’une façon plus directe, que l’homme n’a pas sa place dans des formules mathématiques. Ces expressions ont une grande utilité dans le débat d’idées, mais les causes du rejet des mathématiques doivent être cherchées plus loin.

L’usage des mathématiques en économie, comme celui des statistiques et de l’histoire économique, nécessite l’existence d’une régularité dans les faits économiques. En l’absence d’une telle régularité, toute tentative de modélisation ou de mise en équation ne pourra pas parvenir à nous fournir autre chose qu’une représentation, certes intellectuellement plaisante, certes à l’apparence scientifique, mais cantonnée aux données du passé et incapable de fournir une information juste sur la manière avec laquelle l’économie fonctionne désormais ou fonctionnera à l’avenir.

La formulation mathématique permet de définir le comportement de certaines variables, au sein de données constantes définissant un environnement. La source majeure de difficulté pour l’économiste est que cet environnement qu’il veut définir ne peut pas être exprimé en termes de constances — sans parler du nombre même de ces données, presque impossibles à compiler de manière exhaustive dans une formule. Il est donc hautement inopportun de vouloir à tout prix tordre les données économiques pour les faire entrer dans des formules calculatoires, quand il faut, au contraire, reconnaître que celles-ci ne sont pas capables de les accueillir.

Le moyen classique de parer cette difficulté est de supposer, pour les bienfaits du raisonnement, que « les choses sont égales par ailleurs ». Mais les choses, en réalité, ne sont jamais égales par ailleurs, et un modèle qui ignore l’influence de variables qui, non seulement ne sont pas des constantes, mais aussi ont fort probablement une influence sensible sur le phénomène économique considéré, un tel modèle ne mérite pas d’être qualifié de scientifique.

Les nombreuses conséquences négatives de l’emploi des mathématiques au-delà de ce que permet la nature même de la science économique sont autant de raisons de se méfier des résultats des économistes-mathématiciens. Il n’est pas rare dans l’histoire de la pensée économique que des économistes ayant accepté avec trop d’entrain le scientisme qui se promenait dans l’air de leur époque se soit illustrés par leurs erreurs théoriques. Nous reverrons plus loin l’exemple frappant de William Stanley Jevons, mais il ne fut pas un cas isolé.

Les plus ardents défenseurs du monisme et de l’emploi des mathématiques en économie le reconnaissaient d’ailleurs tout à fait ouvertement. « Il y a quelque chose que je trouve tout à fait frappant, dira par exemple Walras. C’est que les économistes qui sont des mathématiciens médiocres ont produit des théories d’une très grande valeur, tandis que les mathématiciens qui ne sont pas de très bons économistes, comme Edgeworth, Auspitz et Lieben, ont dit beaucoup de bêtises. » Les développements précédents ont fournis de nombreuses raisons pouvant expliquer cette réalité, mais ce ne sont bien sûr pas celles que Walras retiendra. Il poursuit : « De ce fait je conclus qu’il est essentiel d’établir très solidement les fondations de la théorie économique avant de bâtir des constructions mathématiques. » [47]

Pendant plus d’un siècle l’économie politique avança sans l’usage des mathématiques et il est difficile de dire qu’elle marcha d’un pas lent.

Cournot essaya de la transformer en science exacte mais se retrouva bien seul dans cette entreprise. Lorsque Walras, parmi d’autres, lutta afin de faire reconnaître l’intérêt de l’emploi des mathématiques en économie, il vit naître de nombreuses critiques. Sa réponse fut de considérer que ses adversaires se méprenaient sur la nature des mathématiques. En réalité, et comme nous l’avons vu, il fut le seul coupable, et d’un tort plus grand : il se méprenait sur la nature de sa propre science. [48]

Nous le savons, de nos jours, Walras et les autres ont convaincu la majorité des économistes, ou du moins, ils agissent comme s’ils étaient convaincus. Pour autant, les mathématiques ne sont pas plus utiles à l’économiste que le latin ne l’était pour les philosophes de certaines époques passées. Il serait déraisonnable de considérer que Descartes n’aurait pas pu produire son œuvre s’il avait utilisé une autre langue que le latin. Mais l’usage des mathématiques apporte en plus son lot de conséquences fâcheuses.

Comme nous l’avons vu, non seulement l’usage des mathématiques provoque des effets néfastes sur le contenu de la pensée économique, mais il constitue également un outil analytique inadapté. L’économétrie, en ajoutant à cela la vérification empirique des conclusions théoriques, additionne une seconde erreur à une première mauvaise conception de l’économie. [49]

Au fond, nous avons toutes les raisons d’abandonner l’enthousiasme niais des premiers promoteurs de la mathématisation de l’économie. Cela pourrait en outre nous éviter des désillusions proches de celle dont certains économistes mathématiciens firent l’expérience, à l’image de Paul Samuelson. « Quand j’avais 20 ans, raconta-t-il un jour, je m’attendais à ce que l’économétrie nous permette de réduire l’incertitude attachée à nos théories économiques. Nous serions capables de tester et de rejeter des théories fausses. Nous serions capables d’en tirer de nouvelles théories correctes. Finalement, il s’avère qu’il n’est pas possible d’arriver à des approximations proches de la vérité indiscutable et il semble objectivement que nous n’assistons pas à la constitution d’un corps de découvertes économiques convergent avec une vérité testable. » [50] Un tel état de fait n’a pas besoin d’être une mauvaise surprise. Par la juste compréhension de notre science, nous pouvons nous épargner les frais d’une telle désillusion.

NOTES

  1. Mark Blaug, The Methodology of Economics, Cambridge University Press, 1993, p.XXI
  2. T. Morgan, « Theory versus Empiricism in Academic Economics: Update and Comparison », Journal of Economic Perspectives, 2 (1), 1988, pp.159-64 ; A. J. Oswald, « Progress and microeconomic data », Economic Journal, 101, 1991, pp.75-80.
  3. Mark Blaug, The Methodology of Economics, Cambridge University Press, 1993, p. XXII
  4. John Stuart Mill, Autobiographie, 1873, p.192
  5. Faustino Ballve, Essentials of Economics. A brief survey of Principles and Policies, Van Nostrand, 1964, p.8
  6. C’est justice de citer également les noms d’Irving Fisher et de John Bates Clark. De manière incidente, il est à noter que l’emploi de ces techniques fut d’abord le fruit de socialistes et avait pour fonction initiale la mise en place d’une planification économique optimale.
  7. Bien entendu, il ne faut pas croire qu’il n’y avait pas eu d’essai dans cette voie avant Cournot. On peut notamment citer le cas de William Whewell, un logicien anglais qui essaya, dès 1829, de traduire les théories de Ricardo en langage mathématique. Cf. Reghinos Theocharis, Early developments in mathematical economics, Porcupine, 1983
  8. Augustin Cournot, Recherches sur les principes mathématiques de la science des richesses, Hachette, 1838, p.VIII
  9. C’est en effet presque simultanément que parurent les trois ouvrages qui exposérent pour cette nouvelle théorie de la valeur : Grundsätze der Volkswirtschaftslehre par Carl Menger, Theory of Political Economy par Stanley Jevons, et Elements d'economie politique pure par Léon Walras. La meilleure exposition ultérieure de cette théorie fut l’œuvre d’un élève de Menger, Eugen Bohm-Bawerk, dans un essai intitulé « Grundziige der Theorie des wirtschaftlichen Guterwertes » (Jahrbiicher fur Nationaldkonomie und Statistik, Vol. 13, 1886)
  10. Léon Walras, Correspondence of Leon Walras and Related Papers, North-Holland Publishing Company, Vol. I, 1965, p.397
  11. Auguste Walras, De la nature de la richesse et de l’origine de la valeur, Félix Alcan, 1831, p. 278
  12. Léon Walras, Théorie mathématique de la richesse sociale, (1883), Otto Zeller, 1964, p.9
  13. Donald A. Walker, Walrasian Economics, Cambridge University Press, 2006, p.43
  14. William Stanley Jevons, Theory of Political Economy ; cité dans Gérard-Marie Henry, Histoire de la pensée économique, Armand Colin, 2009, p 142
  15. Cité par Lionel Robbins, A History of Economic Thought. The LSE Lectures, Princeton University Press, pp.262-263
  16. William Stanley Jevons, Theory of Political Economy ; cité dans Gérard-Marie Henry, Histoire de la pensée économique, Armand Colin, 2009, p 143
  17. Léon Walras, Correspondence of Leon Walras and Related Papers, North-Holland Publishing Company, Vol. I, 1965, p.742
  18. T. W. Hutchison, « Some Themes from Investigations into Method » in Hicks & Weber (éds.), Carl Menger and the Austrian School of Economics, Oxford Clarenton Press, 1974, p. 17
  19. Lawrence White, The Methodology of the Austrian School Economists, Ludwig von Mises Institue, 2003, p.8
  20. Paul Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, Paris, 1896, t. I, ch. iv.
  21. John Neville Keynes, Scope and Method of Political Economy, Batoche Books, 1999, p.120
  22. Mark Blaug, The Methodology of Economics, Cambridge University Press, 1993, p.79
  23. Cité par Lawrence White, The Methodology of the Austrian School Economists, Ludwig von Mises Institue, 2003, p.19
  24. Cité par Lawrence White, The Methodology of the Austrian School Economists, Ludwig von Mises Institue, 2003, p.18x
  25. Ludwig von Mises, The Historical Setting of the Austrian School of Economics, Ludwig von Mises Institute, 2003, p.7
  26. S. Schoeffler, The Failures of Economics: A Diagnostic Study, Harvard University Press, 1955, pp. 46
  27. Deborah A. Redman, The Rise of Political Economy as a Science, MIT Press, 1997, p.69
  28. Léon Walras, Correspondence of Leon Walras and Related Papers, North-Holland Publishing Company, Vol. III, 1965, pp.148
  29. Donald A. Walker, Walrasian Economics, Cambridge University Press, 2006, p.58
  30. Léon Walras, Correspondence of Leon Walras and Related Papers, North-Holland Publishing Company, Vol. I, 1965, pp.119-120
  31. Thomas Malthus, Principles of Political Economy, deuxième édition (1836), Augustus M. Kelley, 1986 p.1
  32. Murray Rothbard, préface à Ludwig von Mises, Théorie et histoire, Institut Coppet, 2011, p.6
  33. Murray Rothbard, The Mantle of Science, 1960, 58, cité dans David Gordon, The Essential Rothbard, Ludwig von Mises Institute, 2007, p.30
  34. Murray Rothbard, préface à Ludwig von Mises, Théorie et histoire, Institut Coppet, 2011, p.6
  35. Ludwig von Mises, Théorie et histoire, Institut Coppet, 2011, p.12
  36. Gene Callahan, Economics for Real People. An Introduction to the Austrian School, Ludwig von Mises Institute, 2004, p.326
  37. Ludwig von Mises, Théorie et histoire, Institut Coppet, 2011, p.15
  38. Ibid., p.17
  39. Murray Rothbard, Individualism and the Philosophy of the Social Sciences, Cato Paper No. 4, p. 38
  40. Faustino Ballve, Essentials of Economics. A brief survey of Principles and Policies, Van Nostrand, 1964, p.95-96
  41. Cf. Arnaud Diemer & Jérôme Lallement, « De Auguste à Léon Walras : retour sur les origines du marché et de la concurrence walrassiennes », IVe Colloque de l’Association Internationale Walras, Nice, 2004, p.23–24.
  42. David Gordon, The Essential Rothbard, Ludwig von Mises Institute, 2007, p.35
  43. Ibid., p.82
  44. George Reisman, Capitalism. A Treatise on Economics, Jameson Books, 1990, p.8
  45. Gene Callahan, Economics for Real People. An Introduction to the Austrian School, Ludwig von Mises Institute, 2004, p.11
  46. Faustino Ballve, Essentials of Economics. A brief survey of Principles and Policies, Van Nostrand, 1964, p.97
  47. Léon Walras, Correspondence of Leon Walras and Related Papers, North-Holland Publishing Company, Vol. II, 1965, p.404
  48. Jan van Daal & Albert Jolink, The Equilibrum Economics of Leon Walras, Routledge, 2006, p.3
  49. Murray Rothbard, Man, Economy and State. A Treatise on Economic Principles (Scholar’s edition), Ludwig von Mises Institute, 2009, p.LIV
  50. Paul Samuelson, « My Life Philosophy: Policy Credos and Working Ways », in Michael Szenberg (éd.), Eminent Economists: Their Life Philosophies, Cambridge University Press, 1993, p. 243
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