Différences entre les versions de « Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Deuxième partie : Les faits. L’évolution économique - Livre III : Le développement des formes d’organisation économique à l’époque contemporaine »

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La France est un pays où l'importance de la petite et de la moyenne
La France est un pays où l'importance de la petite et de la moyenne
culture dépasse quelque peu celle de la grande culture. Or, dans
culture dépasse quelque peu celle de la grande culture. Or, dans
l'intervalle entre les deux statistiques de 1882 et de 1892, la super
l'intervalle entre les deux statistiques de 1882 et de 1892, la superficie occupée par les deux premières a décru. Les petites exploitations
(1 à 10 hectares) et les moyennes (10 à 40 hectares) ont perdu
ensemble 684000 hectares, qui ont été gagnés en partie par les constructions
et voies de communication, en partie par la grande culture
(+ 197000 hect.) et la culture parcellaire inférieure à 1 hectare
(+ 243000 hect.). Par là, les proportions antérieures ont été légèrement
modifiées. La grande culture s'étend aujourd'hui sur 45,56 p. 100
du sol cultivé, au lieu de 44,96 p. 100 en 1883; par contre, la culture
moyenne n'occupe plus que 28,99 p. 100 au lieu de 29,93 p. 100; les
autres catégories ne subissent des modifications proportionnelles que
dans une mesure insignifiante.
Ce phénomène de régression des exploitations de 1 à 40 hectares
est localisé au sud de la Loire; les auteurs de la statistique l'attribuent
principalement au phylloxéra, qui a amené l'expropriation
d'un certain nombre de petits cultivateurs incapables de reconstituer
leurs vignobles. S'il est d'ailleurs un fait remarquable, qui dénote la
force de résistance de la petite culture, c'est la manière dont les vignerons
français ont su tenir tête au fléau et reconstituer leurs vignes
dévastées.
Au reste, les exploitations classées dans la grande culture sont
elles-mêmes, en partie, de dimensions assez modestes; la grande
culture, dans la classification administrative, commence à 40 hectares.
Les très grands domaines exploités par des sociétés par actions,
dans des régions de vignobles ou de culture betteravière, sont des
exceptions à peu près négligeables. Il importe de remarquer, en outre,
que les grandes exploitations occupent surtout les plus mauvaises
parties du sol; tandis qu'elles s'étendent en superficie sur les 60 à
70 p. 100 des bois et terres incultes, elles n'occupent que 30 à 39 p. 100
des vignes, prairies et terres labourables.
Pour la Belgique, où domine la petite culture, il est bien difficile
de se rendre compte du mouvement réel des exploitations, parce que
les statistiques indiquent seulement le nombre des exploitations dans
les différentes classes, sans noter la superficie occupée par elles dans
chaque division. De 1880 à 1895, les exploitations des deux classes
inférieures (parcellaires et paysannes) ont diminué en nombre d'une
façon très sensible, si l'on s'en rapporte aux chiffres de 1880 qui sont
suspects d'erreur; au contraire, les exploitations moyennes (10 à
40 hectares) et grandes (supérieures à 40 hectares) sont devenues
plus nombreuses. Si l'on remonte jusqu'aux statistiques de 1866
et 1846, les mouvements sont trop variés pour qu'il soit possible d'y
trouver des indications sur une tendance générale vers la concentration
ou la dispersion.
Au Danemark, entre 1883 et 1895, la part des exploitations
paysannes dans la production agricole du pays a légèrement diminué
tandis que celle des grandes exploitations a légèrement augmenté.
Mais les différences sont si minimes, qu'on peut considérer l'état des
cultures dans ce pays comme stationnaire; la culture paysanne y
garde une énorme prépondérance, car les grandes exploitations ne
fournissent que 15 p. 100 du produit total de l'agriculture.
Ailleurs, le mouvement se produit en sens contraire. En Allemagne, de 1882 à 1895, les exploitations paysannes de 3 à 20 hectares
se sont notablement étendues en nombre et en surface, passant de
12348000 à 13037000 hectares, et leur importance relative s'est
accrue aux dépens de toutes les autres catégories. Ces exploitations
tiennent une place considérable dans l'agriculture allemande;
elles occupent exactement les 2/5 du sol cultivé. Par contre, les
exploitations moyennes de 20 à 100 hectares ont perdu 38.000 hectares
(sur 9.908.000); recul qui serait insignifiant, si l'ensemble
du territoire cultivé n'avait gagné 650.000 hectares dans les chiffres
de la statistique. La culture parcellaire a également perdu quelques
milliers d'hectares, bien que le nombre de ces petites exploitations
ait notablement augmenté; le morcellement a donc fait des progrès.
Quant à la grande culture de plus de 100 hectares, elle a gagné à
peu près ce que perdait la moyenne, et cependant sa part proportionnelle
dans le sol a légèrement diminué.
Il est remarquable que dans les régions à l'est de l'Elbe (sauf le
Mecklembourg et la Prusse orientale), où dominent les grandes propriétés
féodales, la dimension des exploitations tend à se restreindre;
la grande culture a décru au profit des catégories inférieures, et la
moyenne culture elle-même au profit des exploitations paysannes.
Au contraire, dans les pays de petite culture situés à l'ouest de
l'Elbe, c'est-à-dire en Saxe, dans l'Allemagne du Sud, dans les provinces
rhénanes et en Alsace-Lorraine, le mouvement général, autant
qu'on peut le discerner à travers de multiples entrecroisements,
s'opère au détriment des exploitations parcellaires et de la petite
culture paysanne, en faveur de la moyenne culture (sauf en Alsace, Lorraine, en Bavière et Wurtemberg, où la culture paysanne est en progrès) et de là grande culture.
La Hollande, pays de petite culture, ne donne des renseignements
que sur le nombre des exploitations. Bien que cet indice soit insuffisant,
nous pouvons conclure de la statistique hollandaise que la
petite et la moyenne culture y sont en progrès, car le nombre des
exploitations de 1 à 50 hectares a augmenté, tandis que celui des
exploitations supérieures a diminué entre 1885 et 1895.
L'Angleterre, on le sait, est un pays de grande culture; les
capitaux s'y sont appliqués de bonne heure à l'agriculture, et la
grande propriété, établie à la suite d'un processus historique très
particulier, y a engendré la grande culture; celle-ci s'est donc développée
en Angleterre pour des raisons politiques, qui n'ont rien à
voir avec la supériorité des grandes entreprises dans la concurrence.
Le centre de gravité de la culture anglaise se trouve dans les exploitations
de 40 à 120 hectares, qui représentent, pour ce pays, la culture
moyenne; à côté d'elles, les exploitations d'une dimension supérieure
tiennent encore une très large place. Or, dans le court espace
de 10 ans, entre 1888 et 1895, ces dernières ont perdu 143000 hectares,
et les exploitations parcellaires, inférieures a 2 hectares, ont
également rétrogradé; tout le terrain perdu par ces deux catégories
extrêmes a été conquis par les classes intermédiaires, principalement
par les cultures de 20 à 40 hectares, qui occupent 13 p. 100 de l'ensemble
du sol cultivé au lieu de 14,6 p. 100, et par celles de 40 à
120 hectares, qui occupent 42,89 p. 1.00 au lieu de 42 p. 100; la
grande culture supérieure à 120 hectares ne prend plus que 27,37
p. 100 du sol au lieu de 28,4 p. 100
S'il est un pays qui offre pour notre étude un intérêt particulier,
à cause de la rapide circulation des hommes et des capitaux,
et de la promptitude avec laquelle le capitalisme y développe ses
formes les plus favorables à la mise en valeur des ressources naturelles,
c'est bien les États-Unis. Mais l'agriculture, aux États-Unis,
se présente dans des conditions très différentes de celles où se trouve
l'agriculture européenne, parce qu'elle s'applique en grande partie
à des terres neuves, qui sont naturellement soumises à une exploitation
extensive. Pour cette raison, les États-Unis ne peuvent être
rangés dans aucune des catégories précédentes et doivent être étudiés
à part.
Dans leur état actuel, les États-Unis sont loin d'être le pays des
fermes géantes que l'on se représente volontiers. Les petites exploitations
ne dépassant pas 70 hectares, celles qui peuvent être mises
en valeur par une famille de cultivateurs indépendants, se chiffrent
par millions (exactement 4 721 738) et occupent 40,4 p. 100 du territoire;
elles ont souvent pour origine une concession en homestead
de 80 ou 160 acres. Les exploitations relativement moyennes, de 70
à 200 hectares, occupent 27,7 p. 100, et les grandes exploitations,
31,9 p. 100 du sol approprié. Mais si l'on écarte les deux grandes
divisions géographiques du Sud-Centre et de l'Ouest, où dominent
les ''Ranches'', les cultures inférieures à 70 hectares couvrent à peu
près la moitié du sol (48,4 p. 100), tandis que les grands domaines
n'en occupent plus que 16,3 p. 100.
Cette répartition tend-elle à se modifier au détriment de la petite
culture? On peut affirmer que non. Depuis 1850, le nombre des
exploitations, passant de 1 449 073 à 5 739 657, s'est accru plus rapidement
que la population rurale; en comptant dans cette population
les habitants des campagnes et ceux des petites villes inférieures à
8000 âmes, on trouve aujourd'hui une ferme pour 8,9 personnes,
au lieu d'une ferme pour 14 personnes en 1880. Le nombre des
exploitations s'est aussi accru plus vite que le territoire cultivé; de
sorte que la contenance moyenne par exploitation, qui était de
202,6 acres en 1850 (81 hectares), est descendue à 146,6 acres
en 1900 (58,6 hectares).
Il est vrai que cette contenance moyenne, après s'être abaissée
jusqu'à 133,7 acres en 1880 (53,4 hectares), s'est relevée depuis lors;
en particulier, les très grands domaines de plus de 400 hectares, qui
n'étaient que 38578 en 1880, sont au nombre de 47276 en 1900. On
serait donc tenté, d'après ces chiffres, de conclure à un mouvement
de concentration des exploitations agricoles depuis 1880. Mais ce
n'est là qu'une apparence, résultant d'un phénomène propre à un
pays neuf de colonisation rapide. L'accroissement dans la dimension
moyenne des exploitations est dû exclusivement, à l'occupation, sur
des surfaces considérables dans ces dernières années, de terres non
améliorées, utilisées principalement pour l'élevage. La création de
ranches immenses dans des régions neuves semi-arides a pris de
telles proportions, surtout entre 1890 et 1900 (augmentation de
60 p. 100 dans la superficie des terres non améliorées), qu'elle a dissimulé
dans les moyennes le mouvement naturel de morcellement qui
se poursuit ailleurs, et renversé les chiffres dans le sens d'un accroissement
de surface par exploitation.
En étudiant par régions les chiffres du Census de 1900, nous constatons
que les États et territoires où la dimension moyenne des
fermes a le plus augmenté depuis 1890 sont aussi ceux ou l'extension
des terres non améliorées a été la plus forte; ils sont tous situés
dans la vaste région du Centre Ouest qui s'étend du nord au sud des
États-Unis le long des Montagnes Rocheuses, région sèche où la
colonisation gagne du terrain par l'extension des ranches d'élevage,
par une culture très extensive ou même par appropriation sans culture
(Montana,Dakota N. et S., Wyoming, Utah, Nebraska, Colorado,,
Rsnsas, New Mexico, Oklahoma, Texas). C'est là que les grandes
exploitations de plus de 400 hectares se sont multipliées dans les
vingt dernières années, accusant un accroissement de 20707, quand
leur accroissement total pour les États-Unis, pendant la même période,
n'est que de 18 698.
Au contraire, la dimension des exploitations s'est restreinte partout
où les progrès de la culture se sont effectués beaucoup moins
par occupation de terres non améliorées que par amélioration des
terres déjà occupées; dans toutes les régions où la colonisation ne s'est
pas étendue brusquement, l'effet normal de la civilisation sur
la dimension des fermes, l'effet de resserrement ordinaire, s'est manifesté
dans les chiffres de la statistique. Ainsi il y a diminution, ou
augmentation peu importante de la superficie moyenne des fermes,
dans l'immense territoire plus anciennement colonisé qui s'étend
du nord au sud, et qui comprend toute la partie Centre-Est et Sud-
Est des États-Unis. Dans les États du Sud-Atlantique, où domine la
culture du coton, les exploitations se morcellent suivant une progression
ininterrompue depuis 1830, pour s'ajuster à la mesure des
familles de cultivateurs qui les font valoir par leur propre travail.
Même dans les États du Nord-Centre qui fournissent la plus grande
production de blé, la dimension des fermes diminue à mesure que
la colonisation est plus ancienne, et les fermes géantes se désagrègent.
II est vrai que dans la région Nord-Atlantique, la plus riche, la plus
peuplée, la plus anciennement colonisée, les mouvements ne se
présentent pas partout dans le sens d'une diminution de la contenance
des fermes; dans quelques États de cette région (Mas.,
N. York, N. Jersey, Penns., Connec.), la tendance à l'augmentation
l'emporte légèrement, à cause du développement des exploitations laitières.
Mais on y relève aussi une tendance inverse au morcellement,
surtout à cause de l'extension prise par la culture maraîchère, et
cette tendance est la plus forte dans les autres États de la région
En résumé, aux États-Unis, les progrès de la culture capitaliste,
c'est-à-dire de la culture intensive réclamant des capitaux, poussent
à la division des exploitations, sauf dans le cas tout spécial des
fermes à lait. Les très grandes exploitations ne se développent que
dans les régions tout nouvellement colonisées; ailleurs, à mesure
que s'accroissent la population et la richesse, à mesure que l'irrigation
s'améliore, il devient plus avantageux de faire de la culture
intensive, restituante et diversifiée que de l'élevage ou de la culture
extensive consacrée à une seule céréale; car l'agriculture uniforme
et sans engrais, telle qu'on la pratique dans les fermes géantes, épuise
la terre et laisse finalement un moindre produit net. Les grandes
exploitations tendent donc à se morceler aux États-Unis, comme en
Australie et en Nouvelle-Zélande.
La conclusion qui ressort avec évidence de ces multiples observations
comparées, c'est qu'il est impossible de baser sur elles une loi
générale de concentration dans l'agriculture; les mouvements sont
trop peu importants, ils se produisent dans des directions trop différentes
pour qu'il soit permis de les invoquer dans un sens ou dans
l'autre. Les petites et moyennes exploitations agricoles se maintiennent,
sans même présenter, comme beaucoup de métiers industriels,
des indices de décadence qui fassent naître des doutes sur leur faculté
de résistance; dans certains pays, ces exploitations s'étendent même
aux dépens de la grande culture. Comment donc expliquer une différence
aussi tranchée avec le commerce et l'industrie?
On peut dire, non sans raison, que les exploitations rurales ne
peuvent s'agrandir avec la même facilité que les entreprises industrielles
et commerciales. Il n'est pas possible de créer de toutes pièces
une vaste exploitation agricole comme on crée une grande usine
ou un grand magasin; la grande culture ne peut se substituer à la
petite que par des agrandissements territoriaux, par des usurpations
sur un sol déjà occupé et exploité en petits lots; or des obstacles de
tout genre, tenant à la nature des lieux, à l'espèce des cultures, à
l'état historique de la propriété et aux difficultés des transmissions,
entravent à la fois les modifications de l'exploitation agricole et celles
de la propriété, qui ont entre elles des liens étroits.
Toutefois ces difficultés, capables de retarder le mouvement de
concentration, ne seraient pas assez fortes pour l'arrêter indéfiniment,
si la grande culture était décidément plus lucrative que la petite.
Nous sommes donc ramenés finalement, dans notre recherche des
causes, à la question très ancienne, mais toujours débattue, de la
grande et de la petite culture : l'une d'elles est-elle économiquement
supérieure à l'autre?
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