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négatif; sur des points essentiels, la puissance des faits | négatif; sur des points essentiels, la puissance des faits | ||
a ruiné la théorie du laisser faire et renversé ses prévisions. | a ruiné la théorie du laisser faire et renversé ses prévisions. | ||
===Section 2. Collectivisme pur et socialisme d'Etat intégral.=== | |||
Pour les collectivistes, socialisation intégrale des moyens de production et éablissement d'un mode socialiste de production et d'échange sont des événements non pas probables, mais certains. | |||
Une doctrine qui procède par de telles affirmations justifie-t-elle ses | |||
prétentions scientifiques? Les socialistes modernes croient observer | |||
fidèlement les méthodes des sciences positives, parce qu'ils présentent | |||
ce régime de l'avenir non pas comme une conception arbitraire | |||
de l'esprit, mais comme le terme fatal d'un procès historique déterminé | |||
par des forces immanentes. Il faut donc recourir à l'observation | |||
pour apprécier si l'évolution s'accomplit effectivement en ce sens. | |||
Le collectivisme pur, par la constitution propre de son système de | |||
la valeur, forme un bloc indivisible d'une rigoureuse unité, qui ne | |||
comporte aucune survivance du mode actuel des échanges; il est | |||
impossible, nous l'avons vu, que l'avènement du collectivisme pur se fasse graduellement. Au contraire, le socialisme d'Etat, qui laisse subsister le régime actuel de la valeur marchande, pourrait s'établir par | |||
extension successive des exploitations publiques aux dépens des | |||
entreprises privées, jusqu'à la socialisation complète de la production. | |||
Si donc on entend par révolution sociale une transformation radicale | |||
et simultanée de la propriété et de la production, on dira que le collectivisme | |||
pur ne se conçoit pas sans révolution, tandis que le socialisme | |||
d'État intégral pourrait se fonder aussi bien par évolution progressive | |||
que par révolution. Révolution ou évolution, la forme | |||
même du collectivisme se trouve impliquée dans ces deux termes. Il | |||
s'agit de savoir si le collectivisme intégral, sous l'une quelconque de | |||
ses formes, trouve dans l'état social actuel des conditions déterminantes, | |||
ou au moins des circonstances favorables à sa réalisation | |||
par une voie ou par l'autre. | |||
====§1. La thèse de l'effondrement; révolution et crises.==== | |||
Envisageons d'abord l'hypothèse d'une transformation totale de | |||
l'organisation économique s'opérant d'un seul coup; comment pourrait- | |||
elle s'accomplir? Serait-ce par la force, à la suite d'une défaite | |||
nationale, d'une grève générale ou d'une émeute victorieuse donnant | |||
la dictature au prolétariat? Serait-ce d'une manière pacifique, | |||
par la voie du suffrage universel et après la conquête régulière des | |||
pouvoirs publics par le prolétariat? Actuellement, il n'y faut pas | |||
songer, en France moins peut-être qu'ailleurs; trop d'intérêts s'y | |||
opposent pour qu'une transformation radicale puisse être seulement | |||
tentée, surtout par la violence. Si l'on considère, à côté du nombre | |||
des possédants, la multitude des entreprises privées de tout genre, | |||
agricoles, industrielles, commerciales, maritimes, voiturières et | |||
autres, on conviendra qu'il s'agirait aujourd'hui de tout autre chose | |||
que de l'expropriation de quelques usurpateurs par la masse. Une | |||
expropriation globale, même avec indemnité, provoquerait des résistances | |||
passionnées dans une fraction considérable de la population. | |||
Paysans propriétaires, fermiers, petits industriels et petits commerçants, | |||
agents et employés de tout genre qui sont venus grossir | |||
les rangs des classes moyennes, sont en immense majorité hostiles à | |||
la révolution par intérêt et par tempérament. Dans la petite bourgeoisie, | |||
une opposition significative se manifeste déjà contre les lois | |||
de protection ouvrière, dès qu'elles atteignent la petite industrie et le | |||
petit commerce; que serait-ce, si la classe moyenne se sentait atteinte | |||
dans ses oeuvres vives? Chez les populations rurales, les symptômes | |||
sont les mêmes; en Suisse, où le référendum populaire assure la prépondérance | |||
à l'élément rural, les électeurs des campagnes ont usé de | |||
leurs pouvoirs pour faire échouer des réformes ouvrières comme | |||
l'assurance obligatoire contre les accidents et la maladie, et pour | |||
établir à leur profit un tarif protectionniste. Les classes rurales ne | |||
subissent plus passivement comme jadis l'impulsion des grands | |||
centres; au contraire, dans les nouvelles conditions des sociétés | |||
contemporaines, avec le suffrage universel, la facilité des déplacements, | |||
la diffusion de l'instruction, les progrès de l'esprit d'association | |||
dans les campagnes, les populations rurales sont destinées à | |||
exercer une influence croissante sur la direction politique de leur | |||
pays. Aussi paraît-il invraisemblable qu'elles se soumettent à une | |||
pression extérieure, et qu'elles se laissent entamer par l'action révolutionnaire | |||
des populations industrielles. Encore moins peut-on croire | |||
que le paysan renoncera de lui-même un jour à sa propriété et à sa | |||
culture indépendante au profit d'une collectivité; pour qui connait | |||
tant soit peu la nature du paysan, une telle hypothèse fait | |||
sourire. | |||
Parmi les salariés, les ouvriers agricoles, qui forment la majorité, | |||
ou au moins une portion considérable de la classe ouvrière, se laissent | |||
difficilement pénétrer par la doctrine socialiste, même dans les | |||
pays de grande culture capitaliste où le journalier a peu d'espoir | |||
d'acquérir une propriété indépendante; c'est encore une masse inerte, | |||
sur laquelle on ne peut compter ni pour l'attaque ni pour la défense. | |||
Les domestiques, dont le nombre s'accroît avec les progrès de | |||
l'aisance, sont attachés à l'ordre social actuel par divers motifs. Les | |||
ouvriers à domicile, pour la plupart, restent étrangers à la lutte de | |||
classes, et ne participent guère aux agitations du prolétariat de | |||
l'usine. Les auxiliaires de la petite industrie, rapprochés de leurs | |||
patrons, capables même de s'établir à leur tour, n'ont pas tous l'esprit | |||
révolutionnaire. Et même dans la grande industrie, les salariés qui | |||
parviennent à une aisance et à une sécurité relatives restent généralement | |||
en dehors du mouvement. En Angleterre et aux États-Unis, | |||
les grandes unions ouvrières prouvent par leur attitude que la puissance | |||
et la maturité de la classe ouvrière ne développent pas chez | |||
elle les tendances révolutionnaires; le fait est d'autant plus significatif | |||
que ces deux pays sont précisément les plus avancés au point | |||
de vue capitaliste, et qu'en Angleterre, où la population rurale est | |||
réduite au minimum, les ouvriers d'industrie forment la grande | |||
majorité. Les ouvriers anglais et américains n'adhèrent pas à la | |||
révolution, parce qu'ils n'y croient pas et la jugent sans lendemain. | |||
Le parti socialiste, il est vrai, fait de nouvelles et précieuses recrues | |||
parmi les « intellectuels », qui lui fournissent des cadres et lui | |||
donnent une force de rayonnement considérable. Cependant, les | |||
marxistes reprochent à ces nouveaux venus leur défaut de combativité, | |||
leur aversion pour la lutte de classes et pour la violence révolutionnaire. | |||
Au lieu de l'âpreté qui caractérise le parti de la révolution, | |||
ils n'apportent dans la lutte que les sentiments traditionnels | |||
de leur classe; à part quelques individualités marquantes, qui | |||
observent à la lettre l'intransigeance de classe et gourmandent les | |||
modérés au nom du prolétariat ouvrier, ce sont en général des réformistes, | |||
que M. Kautsky accuse d'accomplir une oeuvre de division et | |||
d'affaiblissement. | |||
Bref, si l'on élimine tous les éléments inertes, suspects ou franchement réfractaires, | |||
il ne reste, comme ferments révolutionnaires vivaces, | |||
qu'un contingent relativement restreint; aussi les purs révolutionnaires, | |||
conscients de leur faiblesse numérique et dédaigneux de la | |||
masse, renient-ils aujourd'hui le principe de la démocratie. Mais | |||
cette minorité ardente, énergique, audacieuse, qui s'accroît certainement | |||
avec l'extension du prolétariat industriel, reste néanmoins | |||
impuissante en face de l'énorme puissance de stabilité du corps | |||
social. Aucun pays peut-être n'est à l'abri d'une surprise de la | |||
force; mais, dans nos démocraties modernes, il serait puéril de | |||
compter sur le coup de main audacieux d'une minorité pour fonder | |||
quelque chose de stable et réaliser une transformation durable de | |||
l'ordre social. | |||
On se ferait illusion si l'on concluait, sur la foi de certains indices, | |||
à une diminution des forces de résistance au cours de l'évolution | |||
capitaliste. Un certain nombre de petits industriels et commerçants | |||
sont dépouillés de leur indépendance économique; mais, sur d'autres | |||
points, la classe moyenne compense largement ces pertes en s'agrégeant | |||
de nombreux salariés. Le socialisme révolutionnaire étend ses | |||
succès électoraux dans certains pays; mais, pour apprécier exactement | |||
leur signification, il faudrait faire la part des mécontentements | |||
de tout ordre qui se traduisent par un vote d'opposition; combien, | |||
parmi les électeurs des candidats socialistes, seraient partisans de | |||
l'expropriation on masse? | |||
Supposons cependant qu'une majorité sincèrement collectiviste se | |||
constitue dans un pays de suffrage universel, qu'elle occupe le Parlement | |||
et le gouvernement; pourrait-elle décréter la révolution? C'est | |||
une observation banale aujourd'hui, même chez les écrivains socialistes, | |||
qu'une révolution sociale ne se fait pas par décret comme une | |||
révolution politique; on ne transforme pas subitement par un vote | |||
le régime de la propriété, celui de la production et des échanges, tout | |||
le mécanisme intime et compliqué de la vie matérielle d'un peuple, | |||
toute la constitution économique qui enveloppe les individus et régit | |||
les moindres détails de leur existence quotidienne. Établir de toutes | |||
pièces un système de centralisation économique dans lequel l'autorité | |||
publique gouvernerait la production et la circulation tout entières, | |||
avant que le système eût fait ses preuves par une adaptation progressive, | |||
ce serait arrêter brusquement la vie de l'organisme qui en | |||
subirait l'expérience. Un tel bouleversement des rapports sociaux | |||
formés au cours des siècles est en dehors de toute réalité possible. | |||
L'idée de révolution, au sens de transformation subite des institutions | |||
fondamentales de la société économique, est antiscientifique au premier | |||
chef; elle est en opposition avec la loi de continuité qui s'observe | |||
dans l'histoire comme dans la nature; elle est contraire aux | |||
données des sciences naturelles, qui nous enseignent que la nature | |||
ne fait pas de bonds. | |||
Aussi les socialistes dirigeants ont-ils trop de science et d'expérience | |||
pour ne pas apercevoir la vanité de la tradition révolutionnaire. | |||
Ils répudient solennellement la thèse catastrophique. Il n'est | |||
plus un chef du parti socialiste qui attende le succès d'une brusque | |||
révolte du prolétariat; il n'en est aucun qui compte sur la paupérisation | |||
des masses pour provoquer la catastrophe. Loin de là, à | |||
mesure que les faits viennent démentir la théorie de la misère grandissante, | |||
on proclame que la transformation sociale doit être l'oeuvre | |||
d'un prolétariat affranchi de la misère, moins écrasé de travail, plus | |||
instruit et plus conscient. | |||
La foi révolutionnaire, la confiance qu'un ordre nouveau, indéterminé | |||
mais désirable, sortira spontanément du chaos provoqué par | |||
la grève générale, cette foi s'est cependant maintenue dans quelques | |||
pays et quelques milieux, chez certains militants des syndicats | |||
ouvriers hostiles à l'action politique régulière et partisans de l'action | |||
directe. Des écrivains subtils, et sans bienveillance pour les combinaisons | |||
parlementaires, se sont faits les organes de ces aspirations. | |||
Plus la cause populaire recueille de sympathies dans les milieux | |||
cultivés, plus ces hommes multiplient leurs efforts pour marquer les | |||
différences et accentuer les antagonismes. Intellectuels idéalistes, | |||
démocrates solidaristes, socialistes réformistes, catholiques sociaux, | |||
sont plus maltraités par eux que leurs adversaires directs, les manchestériens | |||
à l'union prechée au nom des Droits de l'Homme ou de | |||
l'Évangile, on préfère encore la formule Chacun chez soi, chacun | |||
pour soi, qui a du moins le mérite d'exclure tout rapprochement de | |||
classes. Aussi s'applique-t-on à creuser les fossés sur les points où | |||
la confusion pourrait s'établir. L'organisation professionnelle, | |||
l'intervention de l'État dans l'intérêt des travailleurs peuvent | |||
figurer, par exemple, dans les programmes démocratiques; mais | |||
l'esprit de fraternité qui les inspire est directement opposé à l'esprit | |||
matérialiste et révolutionnaire des partisans de la lutte des classes. | |||
Les interprètes de cette doctrine, bien qu'appartenant eux-mêmes, | |||
en général, à une tout autre catégorie que celle des travailleurs, | |||
manuels, réservent aux intellectuels leurs épithètes les plus dédaigneuses, | |||
et se plaisent à exciter les défiances des travailleurs en | |||
présentant tout effort qui n'a pas pour objet d'entretenir l'esprit de | |||
haine comme une tentative pour les domestiquer. Tactique naturelle | |||
à un parti qui ne peut vivre que de la ferveur révolutionnaire | |||
il lui faut accuser son caractère original et préserver son individualité. | |||
Et s'il est vrai que le mouvement progressif de la vie résulte | |||
du conflit des idées et des forces, quelle que soit la résistance de | |||
notre sens moral vis-à-vis d'une politique qui tend à attiser les haines | |||
entre les hommes, quel que soit notre jugement sur la valeur scientifique | |||
de la doctrine révolutionnaire, peut-être estimerons-nous | |||
encore utile qu'il y ait des hommes pour en conserver le dépôt. | |||
Mais en dehors de cette fraction anarchiste par sa tactique, on a | |||
su, chez les marxistes même hostiles au réformisme, accepter les | |||
récentes leçons de l'histoire et de la science. Il n'est pas question, | |||
sans doute, d'abandonner l'idée révolutionnaire; tout en condamnant | |||
l'abus qui consiste à transporter dans l'ordre social les lois de | |||
la nature physique, telles que la loi de la concurrence vitale ou la loi | |||
de continuité, on accepte volontiers le concours des sciences naturelles | |||
quand elles fournissent l'exemple de changements de forme | |||
soudains comme la naissance. Mais on constate en même temps que | |||
ces révolutions, dont la nature nous offre des exemples, sont le | |||
résultat ultime d'évolutions lentes qui se poursuivent au sein des | |||
organismes; on observe avec raison qu'elles n'interviennent normalement | |||
qu'après que les organes de l'être nouveau ont atteint un | |||
certain degré de développement. Et de même, on admet que la révolution | |||
sociale, pour aboutir, doit être précédée d'une longue élaboration qui en prépare le succès; il lui faut une concentration très avancée des organes de la production, un large développement des associations professionnelles, une forte éducation politique et économique de la classe ouvrière. Dès lors, la révolution sociale perd le sens de la transformation subite pour prendre celui d'une transformation radicale mais progressive, qui s'opère par des voies naturelles. La thèse évolutionnaire, ainsi entendue, se ramène finalement à une thèse évolutionniste. | |||
Nous pourrions donc passer immédiatement à l'étude du point de | |||
vue évolutionniste, si nous ne devions, avant de poursuivre, examiner attentivement la thèse socialiste des crises, qui est intimement liée à la thèse révolutionnaire. On affirme, en effet, que le régime capitaliste est condamné, par sa constitution même, à engendrer la | |||
surproduction générale, et l'on conclut que le régime sombrera fatalement | |||
un jour dans une crise de surproduction plus intense que les | |||
autres, qui paralysera ses organes au point de lui rendre la vie | |||
impossible; ce sera la catastrophe finale, après laquelle s'imposera le | |||
régime de la propriété collective. | |||
Pour les économistes classiques, cette idée de surproduction généralisée est un non-sens. Il peut bien y avoir, à certains moments, excès de production dans une ou plusieurs industries, par la faute des entrepreneurs qui ont mal calculé l'importance relative des besoins sociaux, ou par le fait de la nature qui donne parfois des | |||
récoltes imprévues; mais la surproduction dont souffrent certaines | |||
industries, la métallurgie et la filature par exemple, signifie nécessairement qu'il y a sous-production dans certaines autres, telles que dans l'industrie minière et les productions alimentaires. Ce sont là des ruptures d'équilibre accidentelles, qui se réparent automatiquement | |||
lorsque le jeu naturel des prix entraîne une restriction dans les | |||
industries encombrées, ou un accroissement dans celles dont la | |||
production est relativement insuffisante. | |||
De même encore, il peut y avoir surproduction des marchandises | |||
par rapport à la monnaie, lorsque la monnaie et ses succédanés n'augmentent pas assez vite pour pour maintenir l'equilibre des prix sur un marché où se porte une masse plus abondante de produits agricoles et industriels; la crise monétaire qui se manifeste alors par une baisse générale des prix n'est encore qu'une crise de surproduction partielle , très étendue sans doute, mais non pas générale, puisqu'elle correspond à une sous -production des métaux précieux. | |||
Des détraquements accidentels et momentanés sont donc possibles, nul ne le conteste; mais qu'il puisse y avoir surproduction | |||
générale portant sur tous les produits à la fois, les économistes le | |||
nient absolument. Pour eux, le cas est théoriquement impossible; | |||
il ne peut y avoir surproduction sans sous-production. On ne saurait | |||
concevoir comment la production simultanément accrue dans toutes | |||
ses branches pourrait, à un moment quelconque, dépasser d'une | |||
façon absolue la somme des besoins et des pouvoirs d'achat des | |||
individus dans la société, puisque ce sont toujours les produits qui, | |||
par l'intermédiaire de la monnaie, s'échangent contre les produits. | |||
Le surcroît de production chez les uns trouve son écoulement | |||
naturel en s'échangeant contre le surplus des autres, puisque la | |||
capacité d'achat des uns et des autres se trouve étendue par le fait | |||
qu'ils ont une plus grande quantité de produits à offrir. Un accroissement | |||
général de la production, s'il est bien équilibré dans toutes | |||
ses parties, loin d'être une cause d'engorgement, facilite les échanges | |||
par l'extension des débouchés. | |||
Cette théorie si connue des débouchés, à laquelle J.-B. Say a attaché | |||
son nom, rencontre cependant d'assez nombreux contradicteurs. | |||
La plupart des socialistes la repoussent, et restent attachés à | |||
l'idée d'un ''general glut'', d'un engorgement absolu, qui sera naturellement | |||
le terme de l'évolution capitaliste, et qui provoquera la rupture | |||
définitive de l'enveloppe pour donner naissance à l'ordre | |||
nouveau. | |||
Telle est bien, semble-t-il, la pensée d'Engels dans l'''Anti-Dühring''. | |||
Développant sa thèse des antagonismes sociaux et des contradictions | |||
économiques suivant la dialectique hégélienne, Engels expose comment | |||
la perfectibilité du machinisme moderne, poussée au plus haut | |||
degré, se transforme, sous le coup de l'anarchie sociale de la production, | |||
en une loi implacable qui force le capitaliste industriel à toujours | |||
perfectionner ses machines et à toujours accroître leur force | |||
productive, tandis que la capacité d'extension du marché est contrôlée | |||
par des lois différentes et d'un effet bien moins énergique. De | |||
là les crises, dans lesquelles la collision économique est parvenue à | |||
son apogée. Le mode de production se rebelle contre le mode | |||
d'échange; la production capitaliste est devenue incapable de diriger | |||
dorénavant les forces productives qu'elle a créées, et ces forces productives | |||
poussent elles-mêmes de plus en plus impérieusement vers | |||
la solution de l'antagonisme, vers l'abolition de leur qualité de | |||
capital et vers la récognition pratique de leur caractère réel, celui | |||
de forces productives sociales. Le point où l'appropriation des | |||
moyens de production et des produits par une classe est devenue un | |||
obstacle au développement économique, politique et intellectuel de | |||
la société, ce point est aujourd'hui atteint; " La force expansive des | |||
moyens de production fait éclater les fers que la production capitaliste | |||
leur avait mis " | |||
Cependant on ne trouve là qu'une simple affirmation. Pourquoi | |||
la capacité du marché ne s'étend-elle pas aussi vite que celle des | |||
forces productives? La question n'est pas résolue, et l'exposé d'Engels | |||
resterait incomplet, si l'on ne recourait, pour l'interpréter, à une | |||
théorie déjà développée par différents écrivains. Cette théorie, à | |||
laquelle Engels se réfère sans doute, est celle de la consommation | |||
insuffisante, d'après laquelle il y aurait désaccord constant entre la | |||
capacité d'expansion presque illimitée de la production et la capacité | |||
d'absorption du marché, qui est au contraire limitée; limitée, en | |||
effet, chez la masse des consommateurs, par la faiblesse de leurs | |||
moyens d'achat, et, chez les capitalistes, par les bornes naturelles de | |||
leurs besoins. Une partie du produit social, correspondant au revenu | |||
capitaliste non dépensé, se trouve donc en excès; et ce revenu non | |||
dépensé, mis en réserve par l'épargne, se transforme en nouveaux | |||
moyens de production qui ne font qu'aggraver pour l'avenir la | |||
surproduction | |||
C'est ainsi que Sismondi, Rodbertus, et d'autres écrivains plus | |||
récents comme MM. Dûhring, Hertzka et Hobson, ont cherché à | |||
montrer qu'il y a surproduction universelle par le fait que les travailleurs | |||
ne reçoivent pas le produit intégral de leur travail, et n'ont | |||
même qu'une capacité d'achat toujours décroissante. La théorie se | |||
trouve, au surplus, expressément indiquée dans certains passages | |||
d'Engels et de Karl Marx. « II arrive, dit Engels, que le surtravail | |||
des uns engendre le chômage des autres, et que la grande industrie, | |||
qui parcourt le globe en quête de nouveaux consommateurs, limite | |||
chez elle les masses au minimum de la famine, et détruit de ses | |||
propres mains son marché intérieur. » Et Marx, voulant montrer | |||
que plus la puissance productive se développe, plus elle rencontre | |||
comme obstacle la base trop étroite de la consommation, nous dit: "Quant à la puissance de consommation de la masse, elle dépend non de ce que la société peut produire et consommer, mais de la disttribution de la richesse, qui a une tendance à ramener à un | |||
minimum, variable entre des bornes plus ou moins étroites, la consommation | |||
de la grande masse; elle est limitée, en outre, par le | |||
besoin d'accumulation, d'agrandissement du capital, et d'obtention | |||
de quantités de plus en plus fortes de plus-value"; en d'autres | |||
termes, la consommation est bornée par la faiblesse du revenu de la | |||
classe salariée, et par l'épargne reproductive de la classe capitaliste. | |||
Un peu plus loin, Karl Marx dira encore « Actuellement, la cause | |||
ultime d'une crise réelle se ramène toujours à l'opposition entre la | |||
misère, la limitation du pouvoir de consommation des masses, et | |||
la tendance de la production capitaliste à multiplier les forces productives, | |||
comme si celles-ci avaient pour seule limite l'étendue | |||
absolue de la consommation dont la société est capable. » | |||
Mais Karl Marx et Engels ne pouvaient se contenter définitivement | |||
d'une explication aussi imparfaite des crises; car, s'il y avait | |||
réellement surproduction absolue par insuffisance de la consommation | |||
tenant à l'exiguïté des ressources chez les uns, à la satiété des | |||
besoins et à l'épargne chez les autres, on ne comprendrait pas comment | |||
la société capitaliste ne souffre pas d'un état de surproduction | |||
chronique, au lieu de subir de simples crises passagères; le mécanisme | |||
social, incapable de fonctionner normalement, aurait dû se | |||
briser depuis longtemps. | |||
Aussi Engels dit-il lui-même, dans un autre passage de l'''Anti-Dühring'', que si la sous-consommation des masses est une condition | |||
essentielle des crises, elle ne saurait pas plus en expliquer la présence | |||
actuelle que l'absence antérieure. Et Karl Marx, dans une partie du | |||
Capital écrite postérieurement aux passages cités plus haut, déclare | |||
nettement que l'explication des crises par insuffisance de consommateurs | |||
capables de payer est une pure tautologie; il fait remarquer, | |||
dans le même sens, que les crises surviennent précisément à la suite | |||
d'une période de prospérité pendant laquelle les salaires étaient au | |||
taux le plus élevé. | |||
La thèse de la consommation insuffisante est en effet insoutenable. | |||
Quels que soient les progrès de la production, la consommation (productive et improductive) | |||
ne lui est jamais inférieure; et s'il arrive parfois | |||
que les producteurs sont obligés, pour écouler leurs marchandises, | |||
de les vendre au-dessous du prix de revient, cette situation ne se présente que d'une façon accidentelle et temporaire, et n'est nullement | |||
la conséquence nécessaire d'un vice constitutionnel du régime économique, | |||
ayant son origine dans les inégalités de la répartition | |||
capitaliste. Il est bien évident que les salariés ne reçoivent pas en | |||
salaires, et ne peuvent dépenser pour leur consommation une valeur | |||
égale à celle des produits fournis par leur travail; mais la part du | |||
produit social que les salariés ne peuvent acheter faute de ressources | |||
suffisantes n'est jamais, pour aucune fraction, en excès sur la consommation | |||
si cette part n'est pas totalement dépensée par les capitalistes | |||
en consommations improductives, l'excédent qu'ils ont | |||
épargné se trouve employé en nouveaux moyens de production et en | |||
salaires affectés à la consommation; la totalité du produit social, | |||
consistant en objets de consommation et en moyens de production, | |||
trouve donc son emploi. L'épargne absorbée par les emprunts d'État | |||
s'emploie elle-même en constructions, matériel, etc., tandis que | |||
l'épargne affectée à l'achat de titres déjà existants dégage une égale | |||
quantité de capitaux, qui se tournent vers la production au lieu et | |||
place des capitaux nouvellement épargnés. | |||
Si, à un instant de raison, la surproduction générale par insuffisance | |||
de la consommation n'est pas théoriquement impliquée par la | |||
constitution du régime économique, elle ne l'est pas davantage dans | |||
les instants qui suivent. Peu importe l'accroissement de production | |||
qui résulte de l'épargne reproductive réalisée dans la période antérieure; | |||
peu importe même l'état stationnaire de la population: les | |||
conditions d'équilibre entre la production et la consommation sont | |||
toujours les mêmes; le produit social tout entier, comprenant à la | |||
fois une plus grande quantité d'objets pour la consommation personnelle, | |||
et une plus grande masse de moyens de production pour | |||
l'épargne reproductive, peut toujours trouver son placement par | |||
voie d'échanges réciproques. Il est possible que les producteurs ne | |||
sachent pas se conformer à ces différentes destinations du revenu | |||
social, et qu'ils provoquent une crise par surproduction relative sur | |||
certains points, accompagnée de sous-production sur d'autres. Mais | |||
s'ils observent exactement les proportions entre les objets de consommation | |||
réclamés par les consommateurs et les moyens de production | |||
réclamés par l'épargne, ils évitent même les crises de surproduction | |||
partielle. | |||
La surproduction générale n'est donc pas un mal organique inhérent | |||
au régime de la répartition. Aussi Marx tente-t-il par d'autres | |||
voies de rattacher les crises à un vice essentiel de l'organisation capitaliste. Tantôt il les attribue à l'expansibilité intermittente du système | |||
de fabrique, et à sa dépendance vis-à-vis du marché universel; mais | |||
ce n'est là qu'une constatation du phénomène au lieu d'une explication. | |||
Tantôt il leur donne pour base matérielle le renouvellement | |||
périodique, et généralement décennal des éléments du capital fixe, | |||
bien que ce renouvellement ne s'opère pas simultanément dans toutes | |||
les industries. Tantôt enfin il les rattache à la baisse continue du | |||
taux du profit: "En entraînant la baisse continue du taux du profit, | |||
le progrès de la productivité du travail donne le jour à une force | |||
antagoniste qui, à un moment donné, agit à l'encontre du développement | |||
de la productivité, et ne peut être vaincue que par des crises | |||
sans nombre." En effet, poursuit-il, la baisse du taux du profit | |||
surexcite nécessairement la concurrence et provoque un redoublement | |||
d'activité du capital, puisque chaque capitaliste s'efforce de | |||
réaliser, par le perfectionnement des procédés et la multiplication | |||
des produits, un profit exceptionnel qui compense les effets de la | |||
baisse. | |||
Toutefois il ne s'agit pas là, comme on pourrait le croire, d'une | |||
explication nouvelle des crises. Si l'accroissement de la production, | |||
accéléré par la diminution du taux du profit, est une cause de surproduction | |||
générale, c'est que la consommation s'étend moins rapidement | |||
qu'elle; et Marx, pour l'établir, expose précisément ici la | |||
thèse de la sous-consommation des masses. Il est donc permis de | |||
penser que l'ensemble de la théorie se trouve implicitement condamné | |||
par le passage du livre II cité précédemment. | |||
Toute cette question des crises, chez Karl Marx, est traitée d'une | |||
façon fragmentaire et obscure, et nulle part nous ne pouvons y saisir | |||
la trace d'un antagonisme fondamental qui doive aboutir un jour, | |||
par un excès de tension, à la rupture de la forme capitaliste. | |||
Ce n'est pas que Karl Marx ait négligé de faire ressortir la délicatesse | |||
de l'organisme. On connaît la théorie magistrale, et d'ailleurs | |||
invérifiable, qu'il expose au livre II du Capital pour donner, après | |||
Quesnay, un aperçu synthétique de la circulation des richesses, un | |||
tableau économique des échanges qui s'effectuent entre les différentes | |||
classes de producteurs et de capitalistes. Au cours de cet exposé, | |||
Marx signale avec quelque complaisance les multiples occasions dans | |||
lesquelles des crises peuvent se produire. Mais ces crises éventuelles | |||
ne seront toujours que des ruptures d'équilibre partielles, des désaccords | |||
accidentels entre la production dans certaines de ses branches, | |||
et les besoins actuels de la société soit en objets de consommation | |||
personnelle, soit en moyens de production nécessaires à l'emploi de | |||
la plus-value capitalisée. Ces ruptures, Marx nous montre bien | |||
qu'elles ont mille chances de se produire, surtout avec le mécanisme | |||
actuel du crédit; mais il ne résulte nullement de son exposé qu'elles | |||
soient inévitables, comme tenant à l'essence de l'organisation capitaliste. | |||
Marx le reconnaît d'ailleurs implicitement lui-même, par cela seul | |||
qu'il décrit, dans le schéma de la reproduction progressive, comment | |||
les échanges entre les différentes classes peuvent s'effectuer normalement | |||
pendant une durée indéfinie, sans que la capitalisation croissante | |||
d'une partie du revenu capitaliste fasse obstacle, à un moment | |||
quelconque, à l'écoulement normal de la production tout entière, | |||
si cette production est convenablement dirigée. Les crises ne seraient | |||
donc, suivant ce thème, que des surproductions partielles et accidentelles, | |||
résultant d'erreurs que les producteurs pourraient éviter. Or, | |||
J.-B. Say n'a pas dit autre chose. | |||
Nous n'avons donc aperçu nulle part, ni chez Marx, ni chez | |||
Engels, une cause inhérente à l'organisation sociale qui doive fatalement | |||
entraîner une série de crises de surproduction générale | |||
jusqu'à l'effondrement total du régime capitaliste. | |||
Malgré tout, l'école marxiste n'a pas perdu sa confiance dans la | |||
crise finale. Engels, dans une note ajoutée par lui au livre III du | |||
Capital, en 1892 ou 1893, écarte bien la thèse ancienne de Marx | |||
d'après laquelle les cycles périodiques des crises générales, à peu | |||
près décennaux jusqu'ici, seraient destinés à se raccourcir graduellement. | |||
Il reconnaît que le procès est de plus longue durée, et qu'au | |||
lieu d'être universel et uniforme, il se morcelle en périodes différentes | |||
dans les différents pays. Mais Engels ne renonce pas à la traditionnelle | |||
prophétie sur la catastrophe finale. Pour lui, chacun des éléments | |||
qui agissent à l'encontre de la reproduction des anciennes | |||
crises (élargissement du marché devenu universel, fin du monopole | |||
industriel de l'Angleterre, éparpillement des capitaux à travers le | |||
monde, trusts, droits protecteurs) porte en lui le germe d'une crise | |||
future beaucoup plus violente que toutes les autres; et plus d'un | |||
symptôme semble annoncer que nous sommes aujourd'hui dans la | |||
phase préparatoire d'un nouveau krach mondial d'une violence | |||
inouïe. | |||
Quant à M. Kautsky, auquel il faut toujours revenir pour avoir le | |||
dernier état de la doctrine, son attitude est assez ambiguë. D'un | |||
côté, il nous dit que la théorie de l'écroulement n'a pas été formulée | |||
par Marx et Engels, et que le mot est de Bernstein. Mais il déclare | |||
aussi que la surproduction générale sera le dernier terme du régime | |||
capitaliste. Après un passage où il semble reprendre à son compte | |||
les thèses vieillies de la sous-consommation des masses et de l'abaissement progressif de leur capacité d'achat, il nous dit que le | |||
mode de production capitaliste devient impossible du jour où le | |||
marché ne s'étend plus dans la même mesure que la production et | |||
où la surproduction devient chronique. Or la surproduction chronique, | |||
longtemps retardée par l'ouverture et l'extension du marché | |||
international, pèse déjà sur certaines branches de l'industrie anglaise, | |||
industrie textile, agriculture, bientôt aussi industrie métallurgique, | |||
par le fait de la concurrence des autres nations exportatrices. Surproduction | |||
chronique et stagnation générale, voilà donc l'avenir du | |||
régime capitaliste, lorsque les pays neufs sauront se suffire à eux-mêmes | |||
et cesseront de recevoir le trop-plein des nations industrielles. | |||
"On doit en venir fatalement à une telle situation, si l'évolution | |||
économique continue de progresser comme elle l'a fait jusqu'ici; car | |||
le marché extérieur comme le marché intérieur a ses limites, tandis | |||
que l'extension de la production est pratiquement illimitée. Non | |||
pas qu'une énorme crise universelle doive survenir très prochainement, | |||
ni que le mode de production capitaliste ne puisse tomber | |||
avant qu'il en soit arrivé à la période de décomposition; mais a la | |||
surproduction chronique irrémédiable représente l'extrême limite au | |||
delà de laquelle le régime capitaliste ne peut plus subsister". | |||
Il s'agit donc maintenant, comme dernière limite, non plus d'une | |||
crise aiguë et d'une catastrophe soudaine, mais d'une stagnation | |||
telle que le mode de production capitaliste devient insupportable | |||
pour la masse de la population. Cette perspective d'une surproduction | |||
chronique est fondée sur l'idée que le marché, tant intérieur | |||
qu'extérieur, a ses limites, qui vont en s'élargissant peut-être, mais | |||
jusqu'à un certain point de saturation absolue. | |||
On s'étonne de rencontrer une vue aussi courte chez un penseur | |||
comme M. Kautsky. Le marché est évidemment limité en étendue, | |||
puisque le monde est physiquement borné; mais il ne l'est certainement | |||
pas en profondeur, parce que les besoins de l'homme sont | |||
infinis, et qu'ils s'étendent et se diversifient par le progrès de la | |||
civilisation. Sur cette base psychologique, il reste vrai que les produits | |||
s'échangent d'autant plus facilement entre eux qu'ils deviennent | |||
plus abondants et plus variés. Les nations n'ont rien à perdre, | |||
sauf quelques anciens monopoles, au développement économique | |||
des pays qui leur servent de débouchés; leurs produits d'exportation | |||
s'écouleront d'autant mieux que les autres pays pourront leur fournir | |||
une contre-partie plus forte. | |||
La théorie de J.-B. Say paraît donc juste en principe. On peut | |||
seulement lui reprocher d'être pratiquement incomplète, et de ne pas | |||
tenir compte suffisamment de l'écart qui existe, par l'intervention | |||
de la monnaie et du crédit, entre les deux opérations constitutives | |||
de l'échange des marchandises. | |||
Il faut reconnaître, en effet, que si la théorie des débouchés a rencontré | |||
quelque scepticisme dans divers milieux scientifiques et | |||
dans le monde des affaires, c'est qu'elle paraît en contradiction avec | |||
certains faits d'observation courante. Il serait assurément difficile de | |||
citer des périodes de véritable surproduction générale, pendant lesquelles | |||
les produits de toute nature, agricoles et industriels, dépassant | |||
d'une façon absolue la capacité du marché, seraient restés | |||
invendus en masse. Mais on a constaté, à différentes reprises, des | |||
crises graves et généralisées pendant lesquelles une partie de la | |||
production ne trouvait pas d'écoulement à des prix rémunérateurs. | |||
Il est entendu que les crises ne peuvent avoir pour origine une surproduction | |||
générale; les seuls excès de production qui puissent | |||
entraîner des crises sont des surproductions partielles, correspondant | |||
par ailleurs à des insuffisances de production. Mais il faut convenir | |||
que ces crises se sont singulièrement aggravées et multipliées il la | |||
suite de la révolution industrielle, depuis que les producteurs, | |||
pourvus de moyens puissants et disposant de toutes les ressources | |||
du crédit moderne, ont élargi le cercle de leurs affaires et entrepris | |||
de produire pour des clients inconnus sur des marchés éloignés. On | |||
crée de nouvelles entreprises, on accumule les stocks, sans s'inquiéter | |||
si la somme des produits similaires n'excède pas les besoins relatifs | |||
de la consommation. Le marché est restreint, on le sait pertinemment, | |||
mais on se flatte d'y conquérir une place aux dépens des autres. Par | |||
la recherche individuelle du profit et sous l'empire d'une force supérieure, | |||
les producteurs provoquent donc eux-mêmes la surproduction | |||
dont ils auront à souffrir, avec l'espoir d'échapper personnellement à ses conséquences. | |||
Or ces crises de surproduction, partielles à l'origine, prennent une | |||
gravité particulière lorsqu'elles frappent des industries de première | |||
importance comme la production du blé, la métallurgie, l'industrie | |||
houillère, celle des textiles et quelques autres. Elles se répercutent | |||
alors sur de nombreuses industries connexes ou dérivées, sur les | |||
banques et le marché financier, et finalement sur les branches de | |||
production les plus indépendantes et les plus éloignées, qui se trouvent | |||
atteintes elles-mêmes, d'une façon indirecte, par la restriction | |||
des consommations qu'entraîne la réduction d'un grand nombre de | |||
revenus. Par ces incidences multipliées, la perturbation peut être | |||
telle dans les débouchés des autres industries et dans le mécanisme | |||
fragile du crédit, que l'organisme économique s'en trouve momentanément | |||
paralysé; la crise, issue d'une surproduction partielle, se | |||
transforme alors en crise générale. | |||
Même situation possible, avec une origine différente, lorsqu'à la | |||
suite de spéculations de Bourse excessives éclate une crise financière | |||
d'une intensité exceptionnelle, qui désorganise le crédit et affecte par | |||
contre-coup les diverses branches de la production. Il arrive d'ailleurs | |||
fréquemment que les deux causes se combinent, et que la crise résulte à la fois des excès de la production et de la spéculation. Mais | |||
peu importe la distinction; une crise violente, quelle qu'en soit | |||
l'origine, se manifeste sous les mêmes formes; lorsqu'elle est assez | |||
grave à son point de départ pour avoir des répercussions prolongées, | |||
la stagnation se généralise, les stocks des différentes marchandises | |||
restent en magasin, et la situation se présente sous l'apparence bien | |||
définie d'une surproduction générale. | |||
La surproduction générale, ou au moins généralisée à de nombreuses | |||
industries, apparaît donc ainsi aux périodes aiguës des | |||
grandes perturbations non jamais comme la cause, mais comme la | |||
conséquence extrême de la crise. La cause première de la crise, c'est | |||
toujours une surproduction partielle ou un excès de spéculation | |||
financière; la cause immédiate de la surproduction généralisée, c'est | |||
le détraquement général du système de la circulation et le resserrement | |||
du crédit, c'est-à-dire la crise elle-même. Bien que tous les | |||
éléments de la richesse subsistent intacts dans leur existence matérielle et que les besoins de la consommation soient toujours aussi | |||
pressants, les machines s'arrêtent, les établissements se ferment, les | |||
marchandises accumulées dans les magasins ne s'échangent plus, | |||
le lien est rompu entre producteurs et consommateurs, prêteurs et | |||
emprunteurs, employeurs et salariés; en un mot, la vie économique | |||
semble momentanément suspendue, parce que les organes de la circulation | |||
sont désaccordés. | |||
Telle parait être la liaison naturelle des causes et des effets dans | |||
le processus des grandes crises, autant du moins qu'on en peut juger | |||
dans un sujet aussi délicat et aussi obscur, où les causes premières | |||
des phénomènes visibles échappent généralement à l'observation, et | |||
ne peuvent guère être saisies que par le raisonnement. | |||
Mais, pensera-t-on, qu'importe cette dissertation théorique sur | |||
l'origine des crises? A quoi bon démontrer que les crises ne peuvent | |||
être engendrées par une surproduction absolue, s'il existe en fait des | |||
crises générales, issues d'autres causes peut-être, mais tellement | |||
graves qu'elles présentent à peu près les mêmes caractères et aboutissent | |||
en fin de compte à la surproduction générale? La société | |||
n'est-elle pas, dans tous les cas, menacée de la même catastrophe au | |||
cours d'une crise particulièrement violente? | |||
Il importe beaucoup, au contraire, d'établir que les crises ne sont | |||
pas des maladies constitutionnelles inhérentes au régime actuel de | |||
la production et de la répartition. Car s'il en était ainsi, les crises | |||
seraient non seulement inévitables, mais fatalement destinées, avec | |||
l'extension du capitalisme, à s'aggraver progressivement, peut-être | |||
même à s'établir un jour en permanence, et à corrompre tout le | |||
régime jusqu'à entraîner sa chute. Si au contraire les crises, même les | |||
plus violentes, ont pour origine exclusive des erreurs partielles de la | |||
production et de la spéculation, si elles ne se généralisent que par | |||
l'effet indirect des troubles de la circulation, elles ne constituent que | |||
des accidents, funestes sans doute, mais susceptibles peut-être de | |||
s'adoucir et de se raréfier, sinon de disparaître totalement. | |||
Or il n'est pas douteux, pour tout observateur attentif, que des | |||
facteurs nombreux interviennent dans le monde moderne pour | |||
écarter ou atténuer les causes de perturbation. M. Bernstein invoque | |||
très justement en ce sens l'accroissement universel des richesses et | |||
le perfectionnement du crédit. La production s'accroît parallèlement | |||
en tout pays et dans toutes ses branches. La production agricole, | |||
dont l'insuffisance a été jadis une cause si fréquente de surproduction | |||
industrielle, se développe en surface et en intensité; elle se | |||
régularise en même temps, grâce à l'immense extension de l'aire | |||
cultivée, assez vaste aujourd'hui pour que les variations des récoltes | |||
sur les différents points du globe se compensent à peu près. La | |||
production houillère et minérale, celle des textiles et des autres | |||
matières premières, suivent docilement la marche ascendante de | |||
l'industrie. Les métaux précieux eux-mêmes sont extraits en assez | |||
grande abondance pour que le progrès des transactions n'entraîne | |||
pas une contraction monétaire. Bref, il ne peut résulter de cet | |||
accroissement parallèle des diverses productions qu'une plus grande | |||
facilité dans les échanges nationaux et internationaux, et une diminution | |||
des risques de surproduction partielle. | |||
Une crise vient-elle néanmoins à éclater? Ses effets sont amortis | |||
par l'influence de la richesse acquise. Grâce aux épargnes antérieures, | |||
aux subsides fournis par de puissantes associations, aux crédits | |||
accordés à la consommation, la crise affecte moins gravement la capacité | |||
d'achat de ceux qu'elle atteint. Ses effets sur la consommation | |||
devenant moins restrictifs, ses répercussions sont aussi moins violentes | |||
et moins lointaines. | |||
D'autre part, les capitaux accumulés ont pris une puissance | |||
énorme. Maniés par des banquiers internationaux, les capitaux se | |||
portent de toute leur masse sur les points menacés; attirés par la | |||
hausse du taux de l'intérêt, ils viennent y maintenir l'élasticité du | |||
marché financier. Cette influence préservatrice ou modératrice du | |||
crédit par la fluidité des capitaux s'est exercée à maintes reprises | |||
dans les trente dernières années; on a vu notamment plusieurs fois, | |||
à des époques de tension, certaines Banques nationales prêter leur | |||
appui au marché intérieur ou à des banques étrangères. Aussi les | |||
crises locales par disette de crédit sont-elles aujourd'hui beaucoup | |||
plus rares; elles se trouvent arrêtées avant d'avoir pu étendre leurs | |||
effets. Le développement du crédit, qui, à certains égards, peut | |||
favoriser les crises en fournissant aux entreprises le moyen de produire | |||
à l'excès, est en revanche le préservatif le plus efficace contre | |||
les crises financières. | |||
Des circonstances nouvelles interviennent encore pour limiter les | |||
crises, au moins à l'intérieur des marchés nationaux. Les brusques | |||
irrégularités de la production industrielle trouvent un frein dans la | |||
réduction de la journée de travail et l'interdiction légale du travail | |||
de nuit. L'intégration qui s'accomplit dans certaines industries | |||
permet d'ajuster aux besoins de la production industrielle celle des | |||
matières premières et des produits demi-ouvrés; elle écarte donc, à | |||
mesure qu'elle se réalise, l'une des causes les plus actives des crises | |||
partielles de l'industrie. Les trusts et les cartels, et même, dans une | |||
certaine mesure, les coopératives de consommation qui fabriquent | |||
elles-mêmes leurs articles, savent limiter la production au niveau | |||
des besoins de la consommation intérieure, tandis que les droits | |||
protecteurs tendent à écarter les causes extérieures de surproduction. | |||
Il est vrai que ces restrictions ont un effet limité au marché national, | |||
et que les droits protecteurs peuvent avoir pour résultat d'aggraver | |||
la surproduction sur le marche international. Dans le même | |||
sens, les cartels et les trusts, multipliant les effets extérieurs de la | |||
protection, viennent jouer un rôle perturbateur en jetant au dehors | |||
le trop-plein de leur production à des prix qui couvrent peine leurs | |||
frais. Mais ces organisations peuvent devenir un jour assez puissantes | |||
dans certaines industries pour dominer le marché international, et | |||
pour régulariser l'allure de la production dans le monde. Dès aujourd'hui, | |||
les États ont le moyen de se protéger contre les prix différentiels | |||
des trusts étrangers par le jeu de leurs tarifs douaniers. | |||
Toutes ces causes agissent effectivement. Les crises brusques et | |||
aiguës, marquées par de nombreuses banqueroutes et par une perturbation | |||
générale du crédit, sont devenues beaucoup plus rares | |||
depuis 1870. Après les krachs financiers de Vienne en 1873 et de | |||
Paris en 1882, les crises les plus récentes ont eu pour origine la surproduction | |||
dans certaines industries importantes, et l'excès des spéculations | |||
financières sur les valeurs industrielles. Celles-là ont éclaté | |||
principalement dans des pays brusquement envahis par la grande | |||
production capitaliste et saisis d'une fièvre de spéculation; c'est la | |||
crise Baring, provoquée par la spéculation sur les valeurs de l'Amérique | |||
du Sud en 1890; c'est la crise australienne et américaine en 1893; | |||
c'est encore, dans une certaine mesure, la crise allemande de 1901. | |||
Mais les pays qui ont une production industrielle déjà ancienne sont | |||
moins exposés à ces excès et à ces désastres. Ceux qui possèdent un | |||
ensemble complexe de productions, ceux dont la prospérité ne | |||
dépend pas trop étroitement de leurs exportations, réalisent un état | |||
d'équilibre assez heureux qui réduit au minimum les risques de | |||
crise générale. Or, toutes les nations tendent aujourd'hui à créer ou | |||
conserver chez elles les industries les plus essentielles, et à réaliser | |||
plus ou moins complètement cet état d'équilibre. | |||
Dans les pays de civilisation économique avancée, les crises ne | |||
sont pas seulement plus localisées et plus rares, mais elles sont aussi | |||
moins contagieuses et moins aiguës. | |||
En Angleterre, on n'a pas revu depuis 1866 les paniques qui | |||
jusque-là bouleversaient périodiquement le monde des affaires. Il est | |||
vrai que les crises aiguës ont été remplacées par des alternatives | |||
d'expansion et de dépression économique; mais c'est justement | |||
ainsi que le mouvement se régularise. Les phases de contraction | |||
économique ont aussi des répercussions sociales moins pernicieuses | |||
qu'autrefois. On a observé qu'en Angleterre l'influence des crises sur | |||
le nombre des mariages, sur le paupérisme, sur la mortalité et la | |||
criminalité, si nettement visible dans les statistiques des districts | |||
industriels pendant les second et troisième quarts du XIXème siècle, | |||
était à peine sensible depuis 1880; et si les crises ont encore pour | |||
effet d'étendre le chômage, elles n'ont plus celui d'abaisser notablement | |||
les salaires | |||
L'observation, aussi bien que la théorie, vient donc infirmer la | |||
thèse de la nécessité organique des crises, et de leur aggravation | |||
fatale jusqu'à la catastrophe finale dans laquelle sombrerait le régime | |||
capitaliste. L'hypothèse révolutionnaire d'un effondrement ne s'appuie | |||
pas mieux sur le déterminisme économique que sur la présomption | |||
d'une action volontaire des hommes. | |||
====§2. La thèse évolutionniste.==== | |||
Les collectivistes se défendent aujourd'hui d'appuyer leur système | |||
sur la théorie de la catastrophe; ils sont donc eux-mêmes bien plus | |||
évolutionnistes que révolutionnaires. Dans leur doctrine de révolution, | |||
ils se montrent très attachés au déterminisme historique; mais | |||
ils sont déterministes sans être fatalistes, et admettent plus ou moins | |||
libéralement que la volonté humaine, d'ailleurs déterminée par les | |||
motifs tirés des circonstances, joue un rôle important parmi les | |||
forces qui dirigent l'évolution. Pour eux, la nécessité historique ne | |||
doit pas être identifiée avec la contrainte économique exercée par des | |||
facteurs purement objectifs; la nécessité du socialisme se fonde non | |||
pas sur des forces simplement mécaniques, mais sur l'organisation, | |||
la puissance et la maturité du prolétariat (d'ailleurs uni et discipliné | |||
par le mode de production capitaliste), et sur l'ensemble des facteurs | |||
moraux compris dans l'expression lutte de classes. La conception | |||
matérialiste de l'histoire s'élargit et s'assouplit, elle admet les idées | |||
morales parmi les agents de l'évolution, et le débat auquel donne | |||
lieu l'interprétation du matérialisme historique ne porte plus, parmi | |||
les marxistes, que sur la dépendance plus ou moins étroite des facteurs | |||
idéologiques vis-à-vis des facteurs économiques. | |||
Quels que soient ces tempéraments, l'idée d'évolution déterminée | |||
par les conditions objectives du mode de la production reste dominante | |||
dans les milieux marxistes. Nous savons ce qu'il faut penser du | |||
prétendu développement de l'antagonisme entre les forces productives | |||
et la capacité du marché. Mais ce n'est pas là, pour les collectivistes de | |||
l'école de Marx, la seule antithèse qui provoque le mouvement historique, | |||
ni même la principale. A leurs yeux, la nécessité du socialisme | |||
se fonde surtout sur la centralisation croissante des entreprises, | |||
parce que cette centralisation accentue la contradiction immanente | |||
entre le mode collectif de la production capitaliste, qui réclame la | |||
coopération de forces toujours plus nombreuses, et le mode individuel | |||
de l'appropriation des produits; elle développe les antagonismes | |||
de classes par l'extension du prolétariat, et prépare enfin la socialisation | |||
ultérieure des moyens de production. | |||
Il faut reconnaître que des faits nombreux et importants viennent | |||
à l'appui de la thèse collectiviste. Partout la concentration fait des | |||
progrès rapides, non seulement dans l'industrie manufacturière, | |||
mais dans l'industrie des transports, le commerce de détail, la | |||
banque, etc. La petite industrie à domicile paraît, il est vrai, se développer | |||
sur certains points, dans les métiers où elle n'est pas en | |||
concurrence avec la machine; mais elle n'est elle-même qu'une forme | |||
d'industrie capitaliste. Aussi observe-t-on dans tous les pays progressifs | |||
un accroissement du nombre des salariés, ou plus généralement | |||
de ceux qui se trouvent directement ou indirectement sous la | |||
dépendance du capital. Les sociétés de capitaux et surtout les coalitions | |||
de producteurs, cartels et trusts, sont la forme extrême de | |||
ce mouvement de concentration, qui place les plus grandes affaires | |||
industrielles sous la domination d'un petit nombre de financiers. Ce | |||
courant général n'atteste-t=il pas que Marx a vu juste, lorsqu'il a | |||
annoncé la diminution progressive du nombre des potentats du | |||
capital, et la facile métamorphose de la propriété capitaliste ainsi | |||
concentrée en propriété sociale? | |||
Mais les prophètes grossissent facilement par imagination certains | |||
faits remarquables du monde moderne, comme les grandes | |||
sociétés et les trusts, qui se détachent avec vigueur sur la trame du | |||
fond, sans considérer que cette trame est encore constituée par d'innombrables entreprises individuelles qui paraissent douées d'une | |||
force de résistance considérable. | |||
En agriculture principalement, aucun signe ne nous fait prévoir | |||
la disparition ni même le recul des petites exploitations; les statistisques | |||
n'indiquent à cet égard que des mouvements sans importance | |||
sérieuse, qui se produisent en sens opposés dans les différents | |||
pays; elles n'ont donc pas de signification précise, et ne viennent | |||
aucunement confirmer l'hypothèse d'une décadence de la petite culture. | |||
On sait la raison de cette stabilité en agriculture, les grandes | |||
entreprises capitalistes ne jouissent pas, comme dans l'industrie, | |||
d'une supériorité décisive sur les petites exploitations. Le développement | |||
des sociétés agricoles marque bien une tendance de l'agriculture | |||
vers les formes collectives. Mais c'est un mouvement qui, loin d'écraser | |||
ou d'absorber les faibles, fortifie au contraire les petites entreprises | |||
et assure leur existence; il agit donc directement en sens contraire | |||
de la concentration. | |||
L'évolution capitaliste de l'agriculture, si elle respecte les petites | |||
exploitations, modifie cependant d'une façon sensible la condition | |||
des personnes. Elle affecte assez gravement les ouvriers agricoles, | |||
même ceux qui sont possesseurs d'une parcelle de terre. Dépouillés | |||
de certains avantages de l'ancienne économie rurale, les ouvriers | |||
émigrent des campagnes, et viennent souvent tomber dans les couches | |||
inférieures du prolétariat industriel. Mais si par là augmente | |||
le nombre des salariés de l'industrie, celui des salariés agricoles | |||
diminue en même temps. Le prolétariat décroît dans l'agriculture, et | |||
l'importance des exploitants indépendants s'y accroît d'une façon | |||
relative et absolue. Les paysans propriétaires forment un bloc résistant que n'entame pas le mouvement contemporain. Déclarer qu'ils | |||
sont destinés à tomber en masse dans le prolétariat, c'est découvrir | |||
trop ingénument les vices de méthode d'une doctrine qui a besoin de | |||
généraliser les phénomènes de concentration et de prolétarisation | |||
pour conclure à la nécessité historique de la propriété collective. | |||
Dans la thèse transformiste du marxisme, la partie la plus faible | |||
est certainement l'axiome traditionnel d'une décadence inévitable de | |||
la propriété paysanne. Entraînés par l'attrait de la symétrie et les | |||
besoins de leur cause, les écrivains du parti ont traité les problèmes | |||
agraires par voie d'analogie, au lieu de les considérer en eux-mêmes | |||
ils ont procédé par généralisation hâtive, et transporté en agriculture le | |||
procès constaté dans l'industrie, sans s'inquiéter de la différence | |||
des phénomènes et des causes fondamentales qui l'expliquent. | |||
Karl Marx appliquait indistinctement à la production agricole et | |||
industrielle son exposé synthétique des tendances de l'accumulation | |||
capitaliste; Eccarius et les marxistes de l'Internationale en 1868, | |||
Liebknecht en 1870, Engels en 1894, attribuaient au machinisme | |||
une action révolutionnaire dans l'agriculture comme dans l'industrie, | |||
et continuaient à présenter la situation du paysan comme desespérée | |||
M. Kautsky lui-même, bien que conduit par les récentes statistiques à | |||
abandonner la proposition initiale du manifeste d'Erfûrt et son exégèse | |||
antérieure sur la banqueroute nécessaire de la propriété paysanne, a | |||
repris en 1898, dans La question agraire, le thème de l'infériorité de | |||
la petite culture; et s'il n'en tire plus, comme jadis, sa conséquence | |||
logique, du moins s'efforce-t-il encore de justifier l'idée classique de | |||
la prolétarisation du paysan propriétaire en invoquant la pulvérisation | |||
du sol, l'endettement de la propriété, et divers phénomènes | |||
réunis sous le terme équivoque d'industrialisation de l'agriculture. | |||
Il serait temps, pour le parti socialiste en quête d'une politique | |||
agraire, de renoncer a des dogmes trop simplistes et à d'anciennes | |||
illusions sur la marche conquérante de la charrue à vapeur. Comme | |||
le constatent, dans le sein même du parti, des observateurs mieux | |||
avisés, l'exploitation paysanne est bien vivante; elle s'adapte exactement | |||
aux nécessités de l'agriculture intensive, se fortifie par la coopération, | |||
et supporte sans faiblir le choc de la concurrence exotique qui | |||
ébranle bien des exploitations capitalistes. | |||
Dans le commerce de détail, la position des petits commerçants est | |||
restée ferme. Ils se multiplient dans certaines branches et se défendent | |||
dans les autres, parce qu'ils restent nécessaires pour les articles de | |||
consommation journalière. Sur l'ensemble, si les petites entreprises | |||
commerciales augmentent moins vite que les grandes, du moins | |||
ont-elles assez de vitalité pour augmenter d'une façon absolue. | |||
Par contre, la situation des artisans indépendants paraît plus | |||
ébranlée par les progrès de l'industrie capitaliste, grande industrie | |||
mécanique ou industrie à domicile salariée. Encore les métiers qui | |||
ne sont pas directement en concurrence avec la machine maintiennent- | |||
ils leurs positions parfois même ils s'étendent, lorsqu'ils sont | |||
adaptés à des besoins locaux pour lesquels le consommateur doit | |||
rester en relations directes avec le producteur. Pour cette raison, la | |||
régression de la petite industrie, au total, est extrêmement lente, même | |||
dans un pays de rapide évolution industrielle comme l'Allemagne. | |||
Quant aux cartels et aux trusts, il est incontestable qu'ils ont pris | |||
depuis quelques années un développement extraordinaire dans | |||
les grands pays industriels, avec une forme particulièrement concentrée | |||
chez celui qui tient la tête du mouvement capitaliste. Néanmoins, | |||
le phénomène est loin d'être général. La plupart des monopoles | |||
connus sont dus à la limitation naturelle des sources de la | |||
production, ou à des causes artificielles et légales. En dehors de ces | |||
cas déterminés, la supériorité des grands capitaux a pu encore engendrer | |||
l'extrême concentration, parfois même le monopole, dans certaines | |||
industries métallurgiques, chimiques ou textiles qui exigent | |||
un outillage très coûteux, une mise de fonds considérable, et qui produisent | |||
des marchandises uniformes pour un marché très étendu. | |||
Mais ces conditions sont limitées; pour la très grande majorité des | |||
industries, la lutte reste possible avec des capitaux relativement restreints. | |||
Dans la plupart des professions industrielles, les moyens | |||
et grands établissements se créent si facilement, ils occupent une | |||
place si considérable et se développent avec tant de vigueur, qu'on | |||
ne peut prévoir sérieusement aujourd'hui leur absorption dans une | |||
seule entreprise gigantesque. | |||
La dispersion individuelle, malgré les progrès de la centralisation, | |||
reste donc dominante sur une immense étendue du domaine économique. | |||
Si concentration des entreprises signifie évolution indirecte | |||
vers le collectivisme, il faut reconnaître que cette évolution est encore | |||
peu avancée. Sans doute, le mouvement de concentration est loin | |||
d'être parvenu à son terme; il est destiné, selon toute vraisemblance, | |||
à s'étendre et à s'accélérer sur beaucoup de points. Mais supposer | |||
qu'il aboutira un jour à supprimer la totalité, ou même la majeure | |||
partie des exploitations indépendantes dans l'agriculture, l'industrie | |||
et le commerce, c'est bâtir une hypothèse en l'air, en dehors des | |||
données de l'expérience; c'est oublier que, sur le champ agrandi de | |||
la production, les grandes entreprises peuvent se développer sans | |||
nécessairement restreindre la part des petites. Jamais, dans la série | |||
des métamorphoses historiques, les formes d'organisation économique | |||
ne disparaissent complètement les unes devant les autres; | |||
les anciennes conservent toujours leur raison d'être sur certains | |||
points où elles subsistent à côté des nouvelles. | |||
L'extension des exploitations administratives marque une évolution | |||
directe vers le régime de la propriété collective. A ce point de | |||
vue, nous avons noté les progrès du socialisme d'État et du socialisme | |||
communal. L'Etat moderne socialise de nombreux services; il | |||
construit et exploite des chemins de fer et des télégraphes, il gère | |||
des offices de banque et d'assurances. Les communes, de leur côté, | |||
municipalisent les services d'eau, de gaz, d'éclairage électrique et de | |||
tramways; elles construisent des habitations ouvrières, et songent | |||
à de nouvelles entreprises dans un but d'hygiène publique. Ce mouvement | |||
de socialisation étatiste et municipale, comme le mouvement | |||
de concentration capitaliste, est sans doute destiné à se poursuivre. | |||
Il est probable que l'État et les villes compléteront leur oeuvre dans | |||
les domaines où s'exerce déjà leur activité. Peut-être même se lanceront- | |||
ils dans des voies nouvelles; il n'est pas impossible, par | |||
exemple, que l'État mette un jour la main sur des forces naturelles | |||
comme les chutes d'eau, sur les gisements minéraux, sur des entreprises | |||
fortement concentrées qui détiennent un monopole menaçant | |||
pour le public. Néanmoins, une socialisation intégrale, ou embrassant | |||
la majeure partie de la production, reste en dehors des prévisions que nous sommes autorisés à tirer des faits actuels. | |||
Tant que l'État et les villes se bornent à créer des services jusque là | |||
inconnus ou négligés de l'industrie privée, tant qu'ils se contentent | |||
d'absorber de grandes entreprises monopolisées, l'opération est | |||
relativement facile; mais si les corps politiques voulaient envahir | |||
les positions occupées aujourd'hui par une multitude d'entreprises | |||
individuelles, il en irait tout autrement. Brusquer les choses, pratiquer | |||
des expropriations en masse, ce serait recourir à la révolution | |||
et tenter l'impossible; il est évident, pour tout homme réfléchi, que | |||
la socialisation ne peut précéder la concentration. Mais la concentration | |||
est lente, et elle a ses limites; attendre que les entreprises | |||
privées disparaissent par le cours naturel des événements, c'est | |||
rejeter à une époque indéfiniment éloignée la réalisation du collectivisme | |||
intégral. | |||
L'État, dans ses envahissements, ne serait pas seulement arrêté | |||
par la masse résistante des petites entreprises privées, il le serait | |||
aussi par les bornes de sa capacité administrative. Nous n'avons | |||
pas à revenir ici sur les fonctions démesurées que le socialisme intégral, | |||
sous l'une ou l'autre de ses formes, attribue aux administrations | |||
publiques; mais nous pouvons au moins rechercher dans | |||
quelle mesure le perfectionnement qui s'est opéré dans les services | |||
administratifs est favorable aux progrès de la socialisation. | |||
A ce point de vue évolutionniste, on peut accorder que l'administration | |||
publique, dans nos grands États modernes centralisés, est | |||
devenue progressivement une machine colossale d'une extrême complication, | |||
qui remplit aujourd'hui sans trop d'irrégularités les fonctions | |||
les plus vastes et les plus variées. Dans une moindre mesure, | |||
les administrations des grandes compagnies de chemins de fer, de | |||
navigation et de banque, celles des grands magasins, des fédérations | |||
coopératives de l'Angleterre, ont grandi successivement par la | |||
multiplication et l'extension de leurs services. Ces vastes systèmes, | |||
dans lesquels la division du travail se combine avec une direction | |||
très centralisée, fonctionnent automatiquement suivant des règles | |||
précises qui s'améliorent avec l'expérience. Ce sont là de véritables | |||
merveilles d'organisation nous sommes trop accoutumés à les voir | |||
pour songer à les admirer; mais avec un peu de recul, nous pouvons | |||
nous rendre compte qu'elles eussent paru chimériques dans les | |||
siècles passés. | |||
Il faut donc se montrer très réservé dans ses affirmations sur | |||
l'avenir, et ne pas prononcer à la légère qu'une chose est impossible | |||
parce qu'elle n'existe pas encore. Mais il est encore plus vain | |||
d'affirmer sa nécessité, avec la prétention de s'appuyer sur une | |||
méthode scientifique. II est aussi trop facile de critiquer impitoyablement, | |||
comme le font volontiers les collectivistes, la gestion des | |||
entreprises par l'État capitaliste, et de s'imaginer que tous les vices | |||
de l'exploitation administrative disparaîtraient, si le pouvoir appartenait | |||
au prolétariat. | |||
Dans l'avenir, l'administration publique se perfectionnera sans | |||
doute, et deviendra capable de gérer de nouveaux services. Mais | |||
sera-t-elle jamais en état de diriger toutes les fonctions économiques | |||
d'un peuple? A cet égard, ce ne sont pas les quelques entreprises | |||
industrielles dont elle est aujourd'hui chargée, ni même les services | |||
administratifs de l'armée, qui peuvent nous fournir quelque lumière. | |||
A vrai dire, les progrès réalisés jusqu'ici dans les services de l'armée | |||
ne sont pas tels que l'on puisse présumer des administrations | |||
qu'elles réussiront un jour à approvisionner une ville de plusieurs millions d'habitants, à y gérer le service du logement, à y | |||
diriger la production industrielle et les échanges. Jusqu'à preuve du | |||
contraire fournie par l'expérience, une telle conception paraît chimérique. | |||
Le socialisme d'État, ou simplement communal, poussé | |||
jusqu'à cette extrémité, peut être proposé comme un rêve d'avenir; | |||
mais il faut renoncer à le présenter comme un système scientifique, | |||
c'est-à-dire basé sur l'observation des phénomènes d'évolution. | |||
L'État centralisateur, déjà limité par la résistance des intérêts | |||
individuels menacés et par l'impuissance de ses agents à gérer l'économie | |||
nationale tout entière, se trouverait encore arrêté par d'autres | |||
forces qui se développent au cours de l'évolution. Malgré les efforts | |||
ingénieux des constructeurs de systèmes socialistes pour ménager | |||
la liberté, toujours et inévitablement elle se trouve atteinte dans ses | |||
parties les plus essentielles par une organisation autoritaire de la | |||
production. C'est l'individu qui est soumis à la réquisition et au | |||
domicile forcé, ou qui tout au moins se trouve astreint, dans ses | |||
consommations matérielles et son activité intellectuelle, à n'user que | |||
des produits et des services autorisés par l'État. Ce sont les groupes | |||
professionnels qui sont composés et dirigés par des autorités extérieures, | |||
ou qui, s'ils élisent leurs chefs, restent néanmoins subordonnés | |||
à une autorité supérieure chargée de leur distribuer les | |||
moyens de travail et de leur assigner la nature et la quantité des produits | |||
à fournir. | |||
Or, dans le mouvement démocratique de nos sociétés, le besoin | |||
de liberté a grandi non seulement chez les individus, mais aussi | |||
chez les collectivités. Pense-t-on que les associations de toute nature | |||
qui se sont formées de nos jours, syndicats agricoles, sociétés coopératives, | |||
mutualités, syndicats ouvriers eux-mêmes, renonceraient | |||
volontiers à leur indépendance et accepteraient sans protestation la | |||
dure discipline collectiviste, le régime de centralisation bureaucratique | |||
qui est au fond de toute organisation socialiste? L'état social | |||
nouveau, caractérisé par l'épanouissement et la puissance des associations | |||
économiques, offrirait plus d'obstacles encore à la réalisation | |||
du collectivisme que l'état d'individualisme inorganique issu de | |||
la Révolution française. En vérité, l'idéal collectiviste, malgré la | |||
concentration industrielle, paraît aujourd'hui plus éloigné de la | |||
réalité, plus contraire à la direction des esprits que l'idéal sociétaire | |||
et libertaire. | |||
Si les considérations précédentes s'appliquent à toutes les formes | |||
du collectivisme intégral, au socialisme d'État comme au collectivisme pur, il en est d'autres qui concernent exclusivement la seconde | |||
de ces formes, le régime bizarre caractérisé non seulement par une | |||
organisation étatiste de la production, mais aussi par une constitution | |||
toute nouvelle de la valeur. | |||
Le collectivisme pur choque tellement l'idée d'évolution, qu'il | |||
apparaît comme un simple jeu de l'esprit. Pour lui, aucune origine | |||
n'est possible en dehors de la révolution, puisque son mode de la | |||
valeur lui interdit de conserver le moindre vestige de la production | |||
libre et de l'économie monétaire. Cette incapacité d'une adaptation | |||
progressive révèle immédiatement une antinomie fondamentale | |||
entre les bases du système et les lois de l'évolution. | |||
Effectivement, quelle que puisse être la concentration capitaliste, | |||
il y aura toujours un abîme entre le régime capitaliste et le pur collectivisme. | |||
Une société mue par des autorités publiques qui fixent | |||
les besoins, dirigent la production et la circulation, taxent le travail | |||
et les produits en unités de travail, est aux antipodes d'une société | |||
dans laquelle la production, entreprise par les individus et les associations | |||
privées à leurs risques et périls, est réglée par eux d'après | |||
les fluctuations des prix en monnaie métallique. Il y a, entre ces | |||
deux sociétés, opposition radicale; leur pivot, le principe de valeur, | |||
est entièrement différent; la réglementation autoritaire de la production | |||
sociale sans prix régulateurs n'a aucune racine dans le régime | |||
des échanges; la répartition basée sur une fixation autoritaire de | |||
toutes les valeurs, sur une balance exacte entre la valeur des travaux | |||
et celle des produits, est une combinaison absolument nouvelle | |||
qui ne se retrouve, même en germe, dans aucune société | |||
présente ou passée. | |||
Il faut, pour apercevoir des exemples de sociétés communistes, | |||
remonter aux populations primitives; encore le régime patriarcal | |||
n'offre-t-il pas, même sur une échelle minuscule, le modèle du collectivisme. | |||
Si la production y est organisée et dirigée par un chef, | |||
du moins la répartition s'y fait-elle suivant les besoins ou le rang de | |||
chacun, sans que le chef de la communauté fixe les valeurs d'après | |||
un principe destiné à régler la répartition des produits dans la proportion | |||
du travail fourni par chacun des membres de la famille. Il | |||
est même difficile de rencontrer quelque part un groupe qui ne pratique | |||
pas l'échange en quelque manière, soit dans son sein, soit avec | |||
d'autres groupes, et qui ne connaisse pas la valeur d'échange fixée | |||
par l'accord des parties, lors même que la production en vue de | |||
l'échange n'y est pas le mode dominant. Et si l'on descend le cours | |||
de l'histoire, on voit que l'évolution, loin d'amener une élimination | |||
graduelle des échanges, se poursuit, au contraire, dans le sens d'un | |||
développement progressif de la division du travail et de la production | |||
pour le marché. | |||
La société moderne, en dépit de la concentration des entreprises, | |||
reste toujours une société d'individus et de groupes autonomes pratiquant | |||
librement les échanges privés, et réglant la production en | |||
conséquence des prix. Le prix d'un produit monopolisé comme le | |||
pétrole subit lui-même l'influence de la demande librement exprimée | |||
sur le marché, et exerce à son tour une influence sur la production. | |||
Le collectivisme radical, au contraire, est exclusif de tout échange | |||
entre particuliers, de toute concurrence, de toute valeur fixée par | |||
l'offre et la demande. Il remplace le système naturel de la valeur, | |||
aussi vieux que le monde, par un système inventé de toutes pièces; | |||
c'est l'inconnu sans précédents, sans un germe quelconque dans le | |||
passé ou le présent qui l'annonce pour l'avenir. | |||
Non, le régime des échanges n'est pas en voie de disparaître par le | |||
fait de l'évolution. Ni le développement des trusts, des sociétés par | |||
actions, des sociétés coopératives et des syndicats agricoles, ni | |||
le progrès des exploitations industrielles de l'État et des villes, ne | |||
nous fait faire un pas dans le sens du pur collectivisme. Le passage | |||
du régime des échanges au collectivisme, au lieu d'être un changement | |||
graduel comme le fut le passage de la petite production autonome | |||
à la grande production capitaliste, serait une transformation | |||
d'essence et de nature, qu'on ne peut attendre du cours naturel des | |||
événements. | |||
Laissons donc de côté cette invention d'une monnaie en bons de | |||
travail, ce système de circulation aussi éloigné des faits qu'irrecevable | |||
en théorie, pour ne retenir du collectivisme que le socialisme | |||
d'État. Des développements qui précèdent, il ressort que le socialisme | |||
intégral se trouve, vis-à-vis de l'évolution contemporaine, | |||
dans une position assez analogue, quoiqu'en sens inverse, à celle de | |||
l'individualisme radical; la realité lui est en partie favorable, et en | |||
partie contraire. Elle lui est favorable par le progrès incontestable | |||
de la centralisation industrielle, commerciale et financière, et par | |||
l'extension des entreprises de l'État et des municipalités; elle lui est | |||
contraire par le développement spontané des associations indépendantes | |||
réfractaires au joug administratif, par la fermeté inébranlable | |||
de la petite culture appuyée sur les sociétés agricoles, par la survivance | |||
d'une multitude d'établissements industriels et commerciaux, | |||
dont la plupart conservent leur raison d'être à côté des grandes | |||
maisons et ne paraissent nullement condamnés à disparaître. | |||
Il est aussi vain de défigurer ou d'exagérer les faits dans un sens | |||
que de les dissimuler ou de les nier dans un autre. Les affirmations | |||
tranchantes sur les victoires inévitables du socialisme peuvent avoir | |||
une valeur de propagande; mais, à défaut d'une base expérimentale | |||
et sans l'appui de la méthode historique, elles ne peuvent passer pour | |||
inspirées par l'esprit scientifique. Le but final du socialisme intégral | |||
ne paraît pas se rapprocher, et le fameux chapitre du Capital | |||
sur la ''Tendance historique de l'accumulation capitaliste'', dans lequel | |||
Karl Marx sonne le glas de la société individualiste et annonce | |||
l'avènement du régime de la propriété collective, n'est plus considéré, | |||
par les plus fidèles disciples eux-mêmes, que comme un aperçu en | |||
raccourci d'un long processus; c'est « la description lapidaire d'une | |||
évolution qui met des siècles à s'accomplir". | |||
Le système collectiviste, lors même qu'il s'enferme prudemment | |||
dans la courte formule : socialisation des moyens de production, établissement | |||
du mode de production et d'échange socialiste, n'est donc | |||
pas le terme appréciable d'une évolution des réalités présentes; | |||
dépouillé du caractère de nécessité historique objective, il est, ni | |||
plus ni moins que les utopies des anciens socialistes, une construction | |||
systématique sur des principes a priori. En cela les socialistes modernes, sous le voile du réalisme historique, ne font que suivre | |||
la méthode de Rousseau, dont ils sont les disciples sans le dire. | |||
Comme les doctrinaires du laisser faire, ils rentrent eux-mêmes dans | |||
la catégorie des métaphysiciens qui appliquent la méthode déductive | |||
aux problèmes de la vie sociale. | |||
Ils se rattachent encore à l'auteur du ''Contrat social'' et du D''iscours sur l'origine de l'inégalité'' par leur foi dans la puissance de la volonté | |||
au service de la raison, c'est-à-dire dans la puissance de l'État au service | |||
d'un système, pour dompter les forces hostiles qui font obstacle | |||
à la réalisation d'un idéal rationnel dans les sociétés humaines. Ils | |||
croient, eux aussi, à la bonté originelle de l'homme; ils sont convaincus | |||
que le mal social vient du vice des institutions humaines, et | |||
qu'il suffirait de procéder à une organisation rationnelle de la société | |||
pour faire régner la vertu, la paix et le bonheur parmi les hommes. | |||
Car ces philosophes déterministes, ces « calvinistes sans Dieu », qui | |||
font si grand état des lois dynamiques auxquelles les sociétés ne sauraient | |||
se soustraire, nous présentent en même temps le collectivisme | |||
comme l'avènement du règne de la volonté libre, et comme le | |||
triomphe de la liberté humaine sur la nécessité. Pour eux, il appartient | |||
également à l'homme d'écarter, en ce qui le concerne, la loi de | |||
la concurrence vitale qui gouverne les espèces animales et végétales; | |||
la lutte pour l'existence individuelle doit disparaître dans un état | |||
social transformé où l'homme dominera la naturel. | |||
La philosophie de Rousseau inspire naturellement les romanciers | |||
utopistes. M. Bellamy fait parler au révérend Barton la langue de | |||
Jean-Jacques « Maintenant que les conditions de la vie sont organisées, | |||
pour la première fois, de manière à ne pas développer chez | |||
l'homme ses plus mauvais instincts, on est enfin à même de voir | |||
ce qu'est réellement la nature humaine, affranchie des influences | |||
pervertissantes. Nous assistons à cette révélation que ni les théologiens, | |||
ni les philosophes des temps anciens n'avaient voulu | |||
admettre, à savoir que la nature humaine, dans ses qualités essentielles, | |||
est bonne, que les hommes, par leurs penchants naturels, | |||
sont généreux, compatissants et aimants, animés d'élans divins vers | |||
la tendresse et le sacrifice, puisqu'ils sont l'image du Créateur et | |||
non sa caricature. » | |||
Pour Liebknecht, la société nouvelle n'aura plus besoin de | |||
casernes, de prisons, de tribunaux et de Codes, parce que le vice, le | |||
crime et la misère auront disparu. Même foi chez M. Bebel; l'alcoolisme | |||
lui-même, cette plaie des sociétés modernes, sera inconnu dans | |||
l'ordre nouveau. L'harmonie doit régner dans un milieu social où | |||
chacun se porte garant de tous et tous de chacun. | |||
M. Jaurès nous promet aussi d'admirables transformations | |||
morales. Les vaines agitations seront moins à craindre dans ce | |||
milieu qu'une sorte de réserve fière, et de désintéressement un peu | |||
hautain pour tout ce qui ressemblerait à une dignité extérieure. Le | |||
fonctionnarisme n'engendrera plus ni servilité, ni tyrannie. Le progrès sera passionnément aimé pour lui-même, et pour le surcroît de | |||
bien-être qu'il répandra sur chacun en le répandant sur tous. | |||
M. Georges Renard se rapproche encore plus de Rousseau. Même | |||
nature d'esprit, même méthode abstraite et constructive, même tendance | |||
à l'absolu, même conception de l'homme en soi et de l'unité | |||
réalisée par l'État souverain. Il pose ses problèmes sociaux à la | |||
manière de Rousseau, dans des termes semblables; il a le même idéal | |||
d'organisation politique, et se propose de préparer les matériaux | |||
pour une nouvelle déclaration des droits politiques et économiques | |||
de l'homme et du citoyen. Ses procédés sont ceux du rationalisme | |||
déductif. Il commence par poser les principes généraux, axiomes | |||
d'ordre moral et postulats énoncés au nom de la justice, tels que | |||
l'égalité des points de départ pour tous, ou la formule: A chacun | |||
suivant son travail et ses besoins. De ces concepts idéalistes, il conclut | |||
que le système régnant, en opposition avec eux, doit être aboli, | |||
et que le régime socialiste, en conformité avec eux, doit être établi; | |||
il construit donc sur ces bases la constitution politique et économique | |||
de la société nouvelle telle qu'elle lui paraît découler des prémisses | |||
posées. Son oeuvre présente le type le plus accompli de la méthode | |||
purement déductive, opérant sur des principes a priori conçus par la | |||
raison. | |||
Certes, il y a quelque chose de noble dans cette foi rationaliste | |||
qui anime Rousseau et ses successeurs. Mais il ne suffit pas qu'une | |||
doctrine flatte nos désirs pour qu'elle soit vraie et conforme aux | |||
lois do la vie. Déclarer que la critique dirigée contre les plans de | |||
société collectiviste est irrecevable, sous prétexte qu'elle prend pour | |||
base la nature actuelle de l'homme, c'est reconnaître que la société | |||
collectiviste suppose une transformation radicale de l'homme moral | |||
et intellectuel et nous jeter en pleine utopie, à échéance indéfiniment | |||
éloignée. | |||
Les socialistes paraissent très forts dans leur rôle de critiques; | |||
mais la critique n'est que le côté négatif et trop facile de leur tâche; | |||
il est singulier que tant d'esprits positifs puissent se contenter d'une | |||
phrase sans cesse répétée sur la socialisation des moyens de production | |||
et l'établissement du mode de production et d'échange socialiste, | |||
sans être assiégés par le besoin de connaître la construction qui | |||
se dissimule derrière ce cliché. Or, après leur critique passionnée de | |||
l'ordre existant, les collectivistes font preuve eux-mêmes d'une lamentable | |||
impuissance. La plupart se contentent de travailler à la destruction | |||
d'un régime vicieux, et de prédire la socialisation des moyens | |||
de production, sans essayer de décrire la structure d'un organisme | |||
reposant sur cette forme de propriété sociale; ils estiment l'explication | |||
suffisante, lorsqu'ils ont proclamé que le socialisme est une | |||
nécessité historique. Les presse-t-on d'apporter des solutions positives | |||
? S'ils se décident à parler, c'est en général pour présenter le | |||
collectivisme intégral comme le type de la société future; ils ne | |||
craignent pas d'affirmer que l'évolution nous conduit à cet immense | |||
système pourvoyeur, à cette gigantesque organisation bureaucratique | |||
privée de nerfs et de muscles, aveugle et sans équilibre. | |||
L'esprit reste confondu devant l'abîme qui sépare la thèse historique | |||
des collectivistes, si laborieusement enchaînée, de leur construction | |||
sociale de l'avenir, si artificielle et si fragile. | |||
Peut-être a-t-il fallu des promesses aussi vastes que l'expropriation | |||
totale des capitalistes et l'avènement d'une ère de bonheur universel | |||
pour soulever les masses, enflammer les enthousiasmes et répandre | |||
la foi qui inspire les dévouements aveugles. Sans doute, chez des | |||
populations impressionnables, de faible culture et d'imagination | |||
vive, un modeste programme de réformes partielles n'aurait pas | |||
recruté d'aussi nombreux et ardents défenseurs. Mais, au point de | |||
vue scientifique, le système collectiviste, comme la théorie marxiste | |||
de la valeur, est un poids mort pour une école. Et même au point de | |||
vue de la tactique du parti, il est probable que cette doctrine sera un | |||
jour une gêne et un obstacle. Il est impossible que les classes | |||
ouvrières, lorsqu'elles auront atteint sur le continent le même degré | |||
de maturité qu'en Angleterre, lorsqu'elles se donneront la peine de | |||
réfléchir à la construction collectiviste, n'en aperçoivent pas le néant. | |||
Il a fallu, pour que la doctrine se propageât parmi elles, des conditions | |||
particulières d'inexpérience et d'irresponsabilité, qui résultaient | |||
d'un état social dans lequel elles n'avaient aucune part à l'administration | |||
des intérêts politiques et économiques. Ces causes | |||
s'affaibliront progressivement, à mesure que la situation matérielle | |||
des travailleurs s'améliorera, que leur organisation se fortifiera, que | |||
leurs associations se développeront, que leur éducation se fera dans | |||
les syndicats, les coopératives, les juridictions professionnelles, les | |||
conseils du travail, les assemblées politiques, et que leur importance | |||
grandira dans la direction des affaires publiques. | |||
Tant que le parti socialiste s'est appuyé exclusivement sur les | |||
ouvriers de la grande industrie, tant qu'il est resté sans influence | |||
sur le gouvernement des peuples, il a pu, en enfant perdu, caresser | |||
des chimères, et tracer dans l'absolu des plans de société dont la | |||
réalisation paraissait assez éloignée pour qu'il se crût dispensé de | |||
les soumettre à un examen rénéchi. Aujourd'hui, la situation est | |||
tout autre. Le parti commence à envahir les corps élus, les assemblées | |||
locales et les Parlements; il pénètre dans les municipalités, il | |||
a sa part dans le gouvernement de la chose publique; il entre | |||
tous les jours en contact plus intime avec les réalités et les conditions | |||
du pouvoir; il se trouve obligé de regarder en face des éventualités | |||
jusqu'ici lointaines. Parvenu à l'âge adulte, il doit modifier | |||
profondément sa conception politique. Déjà, dans ses tentatives | |||
pour gagner à lui les classes rurales et la petite bourgeoisie, il a du | |||
atténuer singulièrement la portée de ses principes, et promettre à | |||
ces nouvelles catégories d'adeptes que l'expropriation ne les atteindrait | |||
pas. A mesure que le parti socialiste gagnera en surface et | |||
prendra plus d'autorité dans l'administration des affaires publiques, | |||
il tendra davantage, comme certains signes le font déjà pressentir, | |||
a reléguer les déclarations collectivistes au rang des vieilles | |||
formules qui continuent à figurer dans un programme par respect | |||
pour les apôtres disparus, mais qui ont perdu leur sens et leur | |||
vertu efficace; il portera tout son effort sur les réformes pratiques | |||
que comportent les divers milieux sociaux. Dans la mêlée des opinions, | |||
il restera, si l'on veut, le parti des novateurs les plus radicaux | |||
et les plus audacieux, le représentant le plus avancé des revendications | |||
populaires; mais il prendra plus clairement conscience des | |||
données scientifiques de l'évolution, et se contentera d'adapter à de | |||
nouveaux besoins le régime des échanges et de la concurrence. Le parti | |||
socialiste, s'il veut jouer un rôle sur la scène dumonde, doit dépouiller | |||
sa vieille forme révolutionnaire et devenir un parti réformiste. | |||
===Section 3. Socialisme sociétaire et coopératisme.=== | |||
Le socialisme corporatif repose sur l'hypothèse que les associations | |||
libres de producteurs sont destinées à s'emparer de toutes les | |||
fonctions économiques de la société, en évinçant les entreprises | |||
capitalistes, même les plus puissantes, par le jeu de la concurrence | |||
ou par l'action des pouvoirs publics. | |||
L'hypothèse d'une évolution naturelle des sociétés modernes vers | |||
l'ordre sociétaire est évidemment condamnée par l'expérience. Le | |||
développement des associations est sans doute très remarquable à | |||
notre époque; mais, parmi les associations si diverses qui se sont | |||
répandues dans le monde civilisé, les seules qui puissent avoir une | |||
signification favorable au socialisme sociétaire sont les associations | |||
de producteurs. Or, celles qui existent actuellement n'ont aucune | |||
valeur démonstrative à cet égard. | |||
Invoquera-t-on le magnifique épanouissement de la coopération | |||
rurale? Mais les coopératives agricoles n'ont jamais pour objet la | |||
culture en commun du sol; ce sont toujours des associations de | |||
cultivateurs indépendants, qui limitent l'action collective à la préparation | |||
industrielle des produits agricoles, à l'achat ou à la vente, | |||
au crédit, à l'assurance. Il ne s'agit donc pas là d'une extension des | |||
entreprises collectives de production agricole aux dépens des entreprises | |||
individuelles; la coopération rurale n'a rien de commun avec | |||
le socialisme sociétaire. | |||
Les sociétés coopératives industrielles de production, au contraire, | |||
en contiennent le germe. Non sans doute qu'elles en représentent | |||
le type pur; l'individualisme y règne encore par les droits particuliers | |||
que les sociétaires conservent sur leurs apports, et par l'esprit | |||
d'exclusivisme qui écarte les auxiliaires de la participation aux | |||
bénéfices. Néanmoins, les sociétés de production sont assez rapprochées | |||
de la conception socialiste pour donner à une société où elles | |||
domineraient la structure qui convient au socialisme sociétaire. | |||
Mais, justement, l'histoire de la coopération de production, dans le | |||
demi-siècle qui s'est écoulé depuis son origine, montre combien cette | |||
forme coopérative s'adapte difficilement au milieu social. Les sociétés | |||
de production végètent un peu partout; l'appui de l'État, les subventions | |||
budgétaires, ne parviennent pas à les galvaniser; confinées, | |||
sauf de très rares exceptions, dans la petite industrie, elles | |||
progressent à peine, et se montrent tout à fait impuissantes à éliminer | |||
les entreprises capitalistes. Il est de toute évidence qu'on ne | |||
peut compter sur elles pour conquérir le monde capitaliste et transformer | |||
la société par la seule force de leur supériorité dans la concurrence. | |||
Le socialisme corporatif, n'ayant aucune chance de se réaliser par | |||
la voie de l'évolution, ne pourrait donc triompher que par une révolution. | |||
Il faudrait qu'à la suite d'une vaste expropriation, l'État | |||
remît l'outillage complet de la production et de la circulation à des | |||
associations coopératives, la Mine aux mineurs, la Terre aux paysans | |||
associés, l'Usine aux ouvriers, la Voie ferrée aux employés, etc.; il | |||
faudrait aussi, pour prévenir le retour à l'ancien état de choses, que | |||
la loi interdît toute propriété individuelle sur les moyens de production | |||
ou sur les principaux d'entre eux. La violence à l'origine, la | |||
contrainte prolongée par la suite, sont les conditions de succès d'une | |||
forme socialiste qui prétend puiser dans l'esprit de liberté sa force | |||
vitale et sa légitimité. | |||
Aussi n'est-il pas besoin d'insister sur l'invraisemblance d'un | |||
pareil bouleversement, impraticable au profit d'associations libres | |||
comme il le serait au profit de l'Etat ou des communes. En supposant | |||
même les faits accomplis, le socialisme sociétaire ne serait | |||
pas durable, s'il avait une origine aussi contraire à son essence. | |||
Un régime corporatif issu d'une révolution serait une création artificielle, | |||
sans force interne de développement, sans résistance contre | |||
les ferments de dissolution qui se développeraient en lui. Tandis | |||
que les associations prospères tendraient à se fermer pour garder le | |||
profit de leurs exploitations, les groupes fidèles au principe du libre | |||
accès végéteraient ou succomberaient, par défaut de discipline et | |||
d'activité chez leurs membres, par indifférence ou incapacité chez | |||
leurs chefs. En dehors des corporations, il faudrait lutter sans cesse | |||
contre les retours offensifs du capitalisme, contre le commerce, la | |||
banque et la spéculation, dont la puissance absorbante ne pourrait | |||
être domptée que par une série de coups de force et une inlassable persévérance | |||
révolutionnaire. Dans cette atmosphère de contrainte, | |||
le régime corporatif se flétrirait aussi vite que l'individualisme. | |||
De tous les systèmes de socialisme sociétaire, le coopératisme est | |||
le seul qui puisse écarter les conséquences individualistes de la propriété | |||
corporative, en maintenant l'accès des associations librement | |||
ouvert; c'est aussi le seul qui puisse prétendre à un caractère pratique | |||
et se réclamer de l'expérience. Son régime de sociétés de consommation | |||
fédérées, possédant et gérant à leur profit des entreprises | |||
de production, est pratiqué avec succès en Angleterre; les ''Wholesales'' anglaise et écossaise dont nous connaissons le nerveilleux développement, sont un objet d'envie pour la coopération européenne et un | |||
modèle qu'elle se propose d'imiter. | |||
Ce sont là des faits, et non plus de simples créations de l'esprit; le | |||
coopératisme est réellement représenté par de vastes et puissantes | |||
fédérations, qui s'accroissent d'une façon continue dans leur pays | |||
natal. Cette fleur de la coopération, naturellement éclose d'une | |||
plante vivace, couronnera sans doute un jour les organismes coopératifs | |||
du continent à évolution plus lente, mais régulière et sûre. | |||
Ceci dit, est-il permis de croire, avec quelques apôtres de la coopération, | |||
que le principe fédéraliste des coopératives anglaises est | |||
destiné à transformer progressivement et pacifiquement la société | |||
capitaliste? Marchons-nous à une sorte de fédéralisme économique, | |||
dans lequel les services de production et de circulation convenant à | |||
des besoins locaux seraient gérés par de libres associations de consommateurs, | |||
tandis que les services destinés à satisfaire des besoins | |||
plus étendus seraient entre les mains des fédérations coopératives? La | |||
question est posée, un peu prématurément peut-être; il faut tâcher | |||
d'y répondre, en utilisant les quelques données d'une expérience | |||
encore bien courte. | |||
Il serait audacieux de se prononcer aujourd'hui sur l'avenir lointain de la coopération; dans les vingt dernières années, les sociétés | |||
de consommation anglaises ont plus que triplé leur effectif, et | |||
presque quadruplé leur chiffre d'affaires; et certes, elles ne sont | |||
pas arrivées au terme de leur développement. Mais il serait naïf | |||
aussi de se dissimuler et les penseurs du coopératisme ne se les | |||
dissimulent certainement pas les colossales difficultés que la | |||
coopération rencontrera dans ses tentatives pour faire la conquête | |||
pacifique de la production capitaliste. | |||
Les chiffres concernant la coopération dans le monde sont imposants | |||
par leur masse, et déjà propres à inspirer confiance; mais il ne | |||
faut pas non plus, sous l'impression d'un chiffre global, s'exagérer la | |||
place que la coopération occupe actuellement dans chaque pays. La | |||
réalité, c'est que les progrès des sociétés de consommation, bien que | |||
continus, sont assez lents partout ailleurs qu'en Angleterre; c'est que | |||
ces sociétés sont presque inconnues dans un grand pays progressif | |||
comme les États-Unis; c'est enfin que le rôle des coopératives en | |||
face du capitalisme est encore exceptionnel. Sur le continent, la | |||
coopération de consommation est plutôt dans l'avenir que dans le | |||
présent. | |||
Il ne faut pas oublier qu'en Angleterre même, le capital des sociétés | |||
de consommation ne représente encore qu'une minime fraction, la | |||
500ème partie peut-être, du capital national. Jusqu'ici, l'action des | |||
coopératives anglaises est restée nulle, ou à peu près, en agriculture, dans l'industrie minière, dans celle des transports, et dans beaucoup | |||
d'autres branches de la grande industrie. L'oeuvre déjà accomplie | |||
dans le domaine de la production, si importante soit-elle, est presque | |||
insignifiante devant celle qui reste à accomplir. Acquérir et exploiter | |||
la plus grande partie du territoire agricole, créer des établissements | |||
industriels capables de lutter victorieusement contre les plus puissantes | |||
entreprises capitalistes, remplacer l'exploitation capitaliste | |||
des grands moyens de transport, chemins de fer et navigation maritime, | |||
par l'exploitation coopérative, telle est la tâche immense qui | |||
s'offre aux efforts des coopérateurs, s'ils veulent réaliser leur rêve de | |||
transformation sociale. | |||
Actuellement, les sociétés de consommation anglaises ont un | |||
capital de 800 millions de francs, qui s'accroît régulièrement tous les | |||
ans et leur permet d'étendre leurs entreprises. Mais ce capital n'est | |||
pas un fonds de réserve colleotif libre de toute charge; il est fourni tout | |||
entier par des membres actionnaires et dépositaires, qui en perçoivent | |||
l'intérêt. Une partie des revenus capitalistes, l'intérêt, la rente | |||
du sol comprise dans l'intérêt du capital consacré à l'acquisition des | |||
terrains, continuent donc à peser sur les sociétés coopératives, qui | |||
ne peuvent distribuer aux consommateurs que l'excédent des profits | |||
qu'elles réalisent dans la production et dans les achats. | |||
Les sociétés de consommation ne pourraient changer la face du | |||
monde par l'abolition des revenus capitalistes que si elles possédaient | |||
de vastes propriétés territoriales et d'énormes capitaux, entièrement | |||
libérés par amortissement de toute charge d'intérêt vis-à-vis des | |||
bailleurs de fonds et des actionnaires eux-mêmes; alors seulement, | |||
elles pourraient distribuer aux consommateurs associés les revenus | |||
du sol et des capitaux, et exercer une attraction suffisante pour | |||
priver de clientèle et de main-d'oeuvre les entreprises capitalistes. | |||
Pour constituer ce fonds commun de jouissance collective, il faudrait | |||
accumuler une masse considérable de capitaux en les prélevant sur | |||
les bénéfices; de nombreuses générations de coopérateurs devraient | |||
s'imposer ce sacrifice continu, renoncer à la plus grande partie des | |||
dividendes semestriels, aux fonds de retraites, à tous les avantages | |||
pécuniaires de la coopération, pour que les générations futures jouissent | |||
un jour des bienfaits de l'affranchissement. Mais de tels sacrifices | |||
décourageraient les coopérateurs: les coopératives se trouvent | |||
ainsi enfermées à leur début dans une sorte de cercle vicieux. En | |||
fait, le fonds de réserve des sociétés de consommation anglaises, | |||
constitué au moyen de prélèvements sur les bénéfices, s'élève à la | |||
modeste somme de 50 millions. Les coopératives modernes conservent | |||
donc au capital son salaire; il est vrai qu'il n'est pas indifférent | |||
de le réduire au rôle de salarié. | |||
Mme Sidney Webb, dans son beau livre sur le ''Mouvement coopératif | |||
en Grande-Bretagne'', fait remarquer que le mouvement n'atteint pas | |||
ceux qui sont placés trop haut ou trop bas dans l'échelle sociale ni ceux | |||
qui vivent dans le luxe, ni ceux qui vivent dans la misère sous | |||
la servitude du crédit; les quatre cinquièmes de la classe ouvrière y | |||
sont encore étrangers. D'autre part, les sociétés coopératives ne | |||
restent fidèles à leur principe démocratique qu'à la condition de ne | |||
vendre qu'à leurs membres et de ne pas réaliser de profits sur des | |||
étrangers; sinon, elles cèdent à la tentation de se transformer en | |||
exploitations capitalistes, et de fermer leurs portes pour garder | |||
leurs profits. Si, pour cette raison ou pour d'autres, les associations | |||
doivent laisser en dehors de leur action les entreprises qu'elles ne | |||
pourraient, exploiter pour l'usage exclusif de leurs membres, chemins | |||
de fer, navigation maritime, mines, cultures spéciales, grande | |||
industrie textile, métallurgique et autres, entreprises d'eau et de gaz, | |||
commerce d'exportation, etc., comment peut-on attendre une rénovation | |||
sociale d'un instrument aussi limité? | |||
Aussi Mme Webb pense-t-elle que la démocratie industrielle ne | |||
pourrait être complète sans certaines mesures socialistes de contrainte | |||
telles que taxations multiples sur la richesse acquise, et expropriation | |||
- qui ne serait pas nécessairement sans indemnité – de toutes | |||
les portions de la richesse publique qui conviennent à l'administration | |||
publique. M. Andler fait de même appel à l'État pour vaincre la | |||
résistance de certains monopoles, et pour hâter l'appropriation corporative | |||
par des mesures restreignant l'étendue et la durée des dividendes | |||
dans les sociétés de capitaux. Il est difficile au coopératisme, | |||
quand il se propose de transformer la société, de se résigner à la | |||
lenteur du mouvement naturel des faits. Mais si la coopération, pour | |||
s'étendre, faisait appel à la contrainte, ne perdrait-elle pas sa vertu | |||
propre et sa puissance interne, qui est dans la liberté? Ne soulèverait- | |||
elle pas contre elle les mêmes résistances que le socialisme | |||
d'État cherchant à se réaliser par la force? Les voies révolutionnaires | |||
ne semblent pas convenir à la coopération. | |||
La société moderne est un milieu complexe composé d'éléments | |||
extrêmement variés et souvent antagonistes, qui cherchent tous à | |||
vivre et à se fortifier : grands établissements capitalistes, petites | |||
entreprises agricoles, industrielles et commerciales, sociétés de consommation, | |||
associations rurales, syndicats professionnels, entreprises | |||
industrielles de l'État et des communes, etc. Si l'un de ces | |||
éléments avait la prétention de se soumettre les autres et de les | |||
absorber, il se heurterait à toutes les forces d'opposition des existences | |||
menacées. Aucun système radical, ni l'individualisme absolu, | |||
ni le collectivisme intégral, ni le coopératisme généralisé, ne paraît | |||
en mesure d'imposer sa solution simpliste à un organisme aussi | |||
complexe que celui des sociétés contemporaines. | |||
==Chapitre 18. Le sens de l'évolution et la politique sociale.== | |||
Extension du capitalisme et organisation des forces collectives, tels | |||
sont les deux grands faits qui donnent au mouvement économique | |||
contemporain son caractère propre. Le capitalisme, sous des formes | |||
concentrées qui multiplient sa puissance, et par des procédés de crédit | |||
perfectionnés qui l'étendent d'une façon moins apparente, domine la | |||
plus grande partie de la production et de la circulation; il atteint son | |||
maximum d'énergie dans les sociétés par actions, les cartels et les | |||
trusts. Il rencontre cependant des entraves et des limites dans certaines | |||
autres formes collectives, sociétés coopératives urbaines et | |||
rurales, syndicats ouvriers, État et municipalités, dont l'importance | |||
économique grandit rapidement depuis une trentaine d'années. On | |||
trouve donc à la fois, dans nos sociétés modernes, les éléments d'une | |||
puissante aristocratie industrielle et financière, et ceux d'une large | |||
démocratie rurale, industrielle et commerciale, dont les forces se | |||
tiennent en équilibre sous le contrôle de l'État régulateur. | |||
Dans l'avenir, tel qu'on peut l'entrevoir en prolongeant par la | |||
pensée le développement des organes qui paraissent les plus vivaces | |||
et les plus progressifs, l'association jouera un rôle plus important | |||
encore qu'aujourd'hui. Sociétés et coalitions capitalistes, syndicats | |||
de petits producteurs agricoles et industriels, sociétés coopératives | |||
diverses, fédérations coopératives gérant des entreprises de production, | |||
exploitations de l'État et des municipalités, associations patronales | |||
et unions ouvrières, seront les éléments essentiels de la constitution | |||
economique. | |||
Car l'association appelle l'association. Un cartel de producteurs | |||
provoque la formation d'un cartel de défense; la pression d'un syndicat ouvrier détermine les patrons à se syndiquer, ou inversément; | |||
le syndicat agricole donne naissance à la caisse rurale et à la caisse | |||
d'assurances mutuelles, la banque coopérative à la société de consommation, | |||
etc. Dans chaque groupe, les associations élémentaires se | |||
rapprochent, dès qu'elles sont assez nombreuses et assez fortes pour former | |||
entre elles des fédérations. Des rapports s'établissent entre groupes | |||
et fédérations de nature différente; des relations contractuelles | |||
complexes unissent les différentes branches de la coopération | |||
urbaine et rurale, et rattachent les coopératives urbaines aux syndicats | |||
ouvriers; des contrats se forment entre les sociétés capitalistes | |||
et les autres associations, entre les unions patronales et ouvrières, et | |||
ainsi de suite. Les sociétés civilisées paraissent donc appelées à | |||
prendre des formes d'organisation plus régulières, dans lesquelles | |||
les éléments sociaux si longtemps dispersés seront plus solidaires et | |||
mieux coordonnés. | |||
Il est inévitable, enfin, que les mêmes liens de coordination et de solidarité | |||
se développent entre les nations avec les progrès de la | |||
colonisation et des transports. Dès aujourd'hui, les coalitions de producteurs | |||
et les fédérations ouvrières tendent à se former par-dessus les | |||
frontières. Les conventions diplomatiques, déjà si fréquentes | |||
en matière de douanes, de navigation, de primes à l'exportation, de | |||
poids et mesures, de chemins de fer, de postes et télégraphes, de mesures | |||
sanitaires, d'émigration, d'assistance, d'extradition, etc. | |||
s'appliqueront à bien d'autres objets qui, comme la protection | |||
légale des travailleurs, les trusts et les assurances, présentent un | |||
intérêt international; déjà les mesures de protection ouvrière sont | |||
entrées dans le domaine des accords diplomatiques, à la suite du | |||
traité de travail franco-italien et de la Conférence de Berne. Et | |||
tandis que les règles internationales se multiplient, les législations | |||
nationales elles-mêmes tendent à s'unifier. La connexité des intérêts | |||
économiques établira sans doute dans le monde l'unité de civilisation | |||
que la communauté des croyances religieuses avait su réaliser dans | |||
l'Europe du moyen âge. | |||
===§ 1. L'idée démocratique, son rôle dans l'évolution.=== | |||
Le mouvement général de concentration et de fédération est un | |||
grand courant historique qu'aucune puissance humaine ne saurait | |||
arrêter ou détourner. En vain cherche-t-on, dans certains pays à fortifier la petite industrie en restaurant la corporation de métiers | |||
obligatoire; en vain s'efforce-t-on, par des mesures législatives, | |||
d'empêcher l'agrandissement des entreprises, la formation des cartels | |||
et des trusts, la croissance des grands magasins et des coopératives; | |||
la concentration se poursuit, à peine retardée par des lois | |||
facilement éludées. En vain les théoriciens déploient-ils toutes les | |||
ressources de leur dialectique pour démontrer la malfaisance des | |||
lois réglementant le travail, et l'impuissance des syndicats ouvriers | |||
à défendre le salaire contre le jeu naturel des prix; parlements et | |||
unions ouvrières accentuent leur politique, et fixent successivement | |||
les règles qui assurent au travailleur une existence normale. La | |||
résistance aux lois du mouvement économique n'est guère moins | |||
inefficace et moins nuisible que la lutte contre le machinisme; il | |||
faut savoir s'incliner devant le déterminisme des grandes évolutions | |||
historiques, et y conformer ses actes au lieu de s'épuiser en | |||
résistances stériles. | |||
Est-ce aveu d'impuissance, et fatalisme philosophique conduisant à l'inaction? Nul ne se résignerait à l'abdication de la volonté | |||
humaine, et les penseurs les plus déterministes se défendent eux-mêmes | |||
d'être fatalistes. Les lois naturelles de l'évolution n'ont pas | |||
un tel caractère de rigueur qu'elles ne laissent aucune place au droit | |||
consensuel; l'action volontaire et consciente de l'homme reste efficace, | |||
à la condition de ne pas s'exercer à contre-sens. Les nécessités | |||
historiques, disent avec raison les socialistes contemporains, ne | |||
résultent pas de forces purement mécaniques; elles ne sont pas | |||
faites seulement de contraintes économiques reposant sur les bases | |||
techniques de la production. Parmi les facteurs qui déterminent | |||
l'évolution, les idées, les notions traditionnelles contenues dans le | |||
droit, la coutume et les moeurs, les conceptions morales élaborées | |||
par la conscience, jouent un rôle considérable, dont l'importance | |||
paraît grandir avec la civilisation. Il est permis à l'homme de concevoir un idéal; et cet idéal, quand il se propage dans les intelligences, | |||
devient une source d'énergie et tend de lui-même à se réaliser. Nul | |||
ne conteste aujourd'hui cette interprétation tempérée du déterminisme | |||
historique. | |||
L'idéal des hommes de ce temps ne peut plus être, comme celui | |||
des anciens utopistes, la conception arbitraire et inconditionnée | |||
d'une intelligence, si haute soit-elle; pour des esprits formés à la | |||
méthode des sciences expérimentales, il ne peut être conçu que | |||
comme une résultante du développement historique; il s'élabore lentement | |||
au sein de l'humanité, et se transforme au cours des âges pour s'adapter aux differents états sociaux. Si l'idéal des républiques de l'Antiquité a été la puissance de la cité par la parfaite homogénéité de ses membres sur la base de l'esclavage, celui qui se forme progressivment chez les peuples modernes se distingue par son caractère démocratique. Il ne réside pas dans un principe absolu, trop éloigné de la réalité pour être le but des activités pratiques; mais il consiste au moins dans une idée de justice à réaliser par le développement moral et matériel du plus grand nombre. | |||
Un sentiment s'est propagé, non seulement chez les classes populaires, | |||
mais parmi les penseurs et dans une partie des autres | |||
classes de la société, dont la pensée subit de nos jours un sourd | |||
travail de transformation; ce sentiment, c'est que, malgré des progrès incontestables, les travailleurs manuels n'ont reçu jusqu'ici | |||
qu'une part tout à fait insuffisante des acquisitions matérielles et | |||
intellectuelles de notre siècle; c'est qu'en dépit des merveilleuses inventions qui ont mis les forces de la nature au service de l'homme, le labeur n'a pas été allégé, ni le salaire augmenté dans la mesure où s'est accrue la productivité du travail humain. Par un phénomène singulier, qui s'est déjà rencontré à d'autres époques de l'histoire, ce n'est pas la paupérisation croissante des masses, c'est au contraire l'amélioration de leur condition matérielle, le progrès de leur éducation morale et intellectuelle, et, d'une facon générale, l'Etat démocratique des sociétés modernes, qui ont provoqué cet éveil des | |||
consciences dans les différentes couches sociales: aspiration souvent | |||
confuse, mais aspiration pressante vers un état meilleur, dans lequel il y aura plus de sécurité, de bien-être et de culture pour l'ensemble des hommes. | |||
L'opinion publique, jadis indifférente, s'intéresse tous les jours | |||
davantage aux conflits du capital et du travail, et les salariés en grève se tournent fréquemment vers elle pour la gagner à leur cause. La presse, l'école, les assemblées politiques font une place toujours plus large aux questions sociales qui semblent désormais dominer toutes les autres. L'économie politique n'est plus la science abstraite d'autrefois, absorbée dans la contemplation de lois naturelles immuables, et dans la recherche exclusive des procédés qui procurent la plus grande production et le plus grand profit; de nos jours elle se préoccupe surtout des problèmes de la répartition, et si elle continue à s'intéresser aux problèmes de la production, c'est principalement à cause de leur influence sur la situation materielle du plus grand nombre. Un souffle plus large d'humanité pénètre les âmes. Des souffrances auxquelles on se résignait jadis comme à un mal inévitable paraissent intolérables aux hommes de notre temps; le paupérisme | |||
et les vices qu'il engendre, les logements insalubres et le | |||
travail épuisant, l'insuffisance des salaires dans les industries à | |||
domicile restées sous l'empire de la loi d'airain la plus rigoureuse, | |||
toutes ces misères apparaissent comme des plaies honteuses qu'il | |||
faut guérir à tout prix, et nul ne songe à répéter aujourd'hui, avec | |||
le philosophe du libéralisme, que « la pauvreté des incapables, la | |||
détresse des imprudents, le dénûment des paresseux, cet écrasement | |||
des faibles par les forts qui laisse un si grand nombre dans les basfonds | |||
et la misère, sont les décrets d'une bienfaisance immense et | |||
prévoyante". | |||
Les questions sociales ne s'imposent pas seulement à l'attention | |||
de tous par leur caractère moral; ceux-là même qui se tiennent | |||
volontiers au-dessus des considérations de sentiment ne peuvent | |||
rester indifférents à ce fait, que le vice et la misère entretiennent | |||
dans les centres de civilisation un foyer de contagion physique et | |||
morale et un danger permanent pour la paix publique. A défaut de | |||
fraternité, !a crainte des incidences serait suffisante pour secouer | |||
les natures les plus inertes, et leur inspirer quelque doute sur la | |||
philosophie optimiste de la misère. | |||
Une connaissance plus exacte des lois de relation concourt donc | |||
avec les plus purs sentiments de pitié et d'amour pour déterminer | |||
les générations nouvelles à travailler au relèvement des faibles; non | |||
plus tant par les ressources multipliées de la charité individuelle, | |||
que par des réformes d'une portée générale tendant à combattre le | |||
mal dans ses causes. | |||
C'est l'indice d'un progrès moral certain que cet affinement de la | |||
conscience publique et ce souci croissant des questions sociales. Le | |||
sens de la communauté, « l'esprit de la ruche », le sentiment que | |||
l'individu appartient a une communauté vis-à-vis de laquelle il a des | |||
devoirs plus larges que celui de fournir sa contribution à la défense | |||
commune, ce sens, si vivant dans les sociétés antiques et si longtemps | |||
assoupi dans les sociétés modernes, commence à se réveiller. | |||
On s'aperçoit que l'individu n'est pas le centre autonome qu'il | |||
s'imagine volontiers dans son égoïsme et son orgueil; son bien-être, | |||
sa science, ses jouissances intellectuelles et matérielles, la forme | |||
même de sa pensée, il les doit à la civilisation qui l'entoure, à la | |||
longue série des générations qui l'ont précédé, aux institutions | |||
sociales qui lui assurent ses possessions, au travail de ses prédécesseurs | |||
et de ses contemporains. Quant à lui, il n'a concouru que pour | |||
une part infinitésimale à l'oeuvre de civilisation dont il jouit; qu'il | |||
ne se croie donc pas quitte de toute obligation, lorsqu'il se borne à | |||
exécuter ses contrats en payant strictement les services qui lui sont | |||
rendus. | |||
Il faut se pénétrer de ces sentiments, pour supporter sans peine | |||
les inévitables sacrifices qu'entraîne toute politique de réforme sociale. | |||
A celui qu'opprime la pensée de la misère, les limitations, les mesures | |||
de contrôle, les contraintes fiscales paraissent légères, si elles ont | |||
pour objet de procurer à tous un minimum d'existence et de sécurité. | |||
Celui-là accepte volontiers sa part des obligations et des charges de | |||
la prévoyance sociale, qui les considère comme des mesures de salut | |||
pour la masse des hommes; le tribut imposé aux plus favorisés lui | |||
apparaît non pas comme un prélèvement injuste qui affaiblit la | |||
société, mais comme un moyen de préserver les individus d'une | |||
injuste déchéance qui brise les énergies et corrompt une partie de | |||
l'organisme social. | |||
Il y a donc un idéal, celui du développement de la personnalité | |||
pour tous, qui a grandi dans la conscience populaire en même temps | |||
que la science et la démocratie; idéal en complète harmonie avec | |||
l'une et avec l'autre, puisque la solidarité est une notion à la fois | |||
scientifique et démocratique; idéal intimement lié à l'ensemble du | |||
procès social, et par conséquent conforme aux lois du développement | |||
historique. | |||
Mais il ne suffit pas de soumettre à l'épreuve de la méthode historique | |||
cette conception générale d'un idéal démocratique. La vision | |||
reste naturellement très vague et sans signification précise, si elle | |||
n'est pas accompagnée d'un programme d'organisation dont les | |||
lignes doivent être au contraire nettement dessinées. Or, c'est dans | |||
cette tâche, la plus importante et la plus difficile, qu'il est surtout | |||
nécessaire de rester attaché à la méthode d'observation. Le philosophe | |||
ou l'homme d'État réaliste, même lorsqu'il s'inspire des considérations | |||
morales qui dominent la pensée moderne, limite son programme | |||
aux réformes possibles, et écarte de sa politique tout objectif | |||
purement idéaliste qui serait dépourvu de portée pratique. | |||
C'est sur ce point essentiel que se marque la différence des méthodes. | |||
Le réaliste ne dira pas, comme le philosophe enfermé dans son rêve | |||
intérieur : l'inégalité étant un mal, il faut supprimer les titres de | |||
propriété qui la consacrent. Ces applications ingénues de la méthode | |||
déductive opérant sur des postulats d'ordre moral lui apparaissent | |||
comme des anachronismes, dans le siècle des connaissances positives | |||
et de l'esprit critique. Il n'attaquera pas une institution, s'il | |||
n'aperçoit pas autre part que dans ses désirs les indices des formes | |||
nouvelles qui doivent remplacer les anciennes. Au lieu d'exposer | |||
complaisamment un système social sur des bases purement idéologiques, | |||
il vérifiera si le système est viable et si les germes s'en développent | |||
dans la société. Il fera taire ses impatiences, et tiendra | |||
compte des traditions, des intérêts, voire même des préjugés enracinés | |||
dans un milieu, parce que ce sont des forces que la politique | |||
sociale ne peut ignorer ni négliger. Il s'apercevra très vite qu'une | |||
réforme, même partielle et de modeste apparence comme la limitation | |||
légale de la journée de travail, ne peut s'introduire sans une longue | |||
préparation et d'infinis ménagements; il jugera ainsi par expérience de | |||
la valeur des grands projets qui tendent à transformer la société | |||
de fond en comble. | |||
Nul doute que le droit à l'existence ne soit un des postulats les plus | |||
impérieux de la justice sociale. Aussi les écrits socialistes les plus | |||
récents proclament-ils le droit à l'existence comme le principe essentiel | |||
du socialisme « à base juridique »; encore enveloppée sous cette | |||
forme doctorale, la grande et pure idée de justice rayonne de nouveau | |||
dans la pensée socialiste, si longtemps opprimée par le matérialisme | |||
marxiste. Mais à quel terme aboutissent, les constructions savantes | |||
et les développements logiques du nouvel idéalisme « juridique ? A | |||
un système communiste dans lequel chaque commune se transforme | |||
en maison de force; c'est là, paraît-il, l'idéal des temps nouveaux. | |||
Le possibiliste, aussi pénétré que quiconque de la nécessité du droit | |||
à l'existence, cherchera de son côté à le garantir; mais il restera dans | |||
les cadres de la société présente; ses moyens pratiques seront, par exemple, | |||
l'assurance obligatoire contre les risques de la vie ouvrière, | |||
la protection légale des travailleurs contre les excès du régime | |||
industriel, la généralisation de l'assistance pour les incapables. | |||
Telle est la différence des procédés. Le logicien construit pour le bonheur | |||
de l'humanité une cité lointaine. Le réformiste cherche à | |||
combattre immédiatement le mal social par les moyens les plus efficaces. | |||
Au lieu de se cantonner dans un idéalisme stérile de couvent. | |||
ou d'internat, il ouvre son esprit au monde extérieur et se mêle à la | |||
vie, moins soucieux de faire grand que de faire vivant, exposant son | |||
rêve au contact de la réalité, sans cesser d'entretenir au fond de son | |||
âme le culte de l'idéal et la foi invincible dans le progrès. | |||
Pourquoi, en effet, désespérerait-on de l'avenir, alors que le passé | |||
nous offre déjà tant d'exemples de progrès accomplis dans la situation des classes laborieuses depuis l'introduction du machinisme et | |||
les premiers âges de la grande production? Que l'on se reporte à cette | |||
sombre époque de chômage et de misère, que l'on repasse les enquêtes | |||
qui ont révélé, en France comme en Angleterre, tant de faits lamentables | |||
sur l'exploitation éhontée de la femme et de l'enfant dans les | |||
premières fabriques; on reconnaîtra de bonne foi que, si le mal n'a | |||
pas disparu, il a été du moins largement atténué, et que les efforts | |||
faits pour redresser un état social altéré par des éléments nouveaux | |||
d'une puissance inconnue ne sont pas demeurés stériles. Ces efforts, | |||
il convient de les analyser, pour apprécier ce que l'on peut en | |||
attendre encore dans l'avenir. | |||
===§ 2. Le progrès des classes ouvrières; institutions patronales,organisations ouvrières, action législative.=== | |||
Trois facteurs interviennent aujourd'hui pour améliorer les conditions | |||
de la vie ouvrière : les patrons et autres personnes agissant | |||
par esprit de bienfaisance ou de solidarité, les diverses organisations | |||
ouvrières, et les pouvoirs publics. De ces trois forces, qui opèrent | |||
par des voies différentes, considérons d'abord l'action patronale. | |||
Tandis que les démocrates chrétiens, partant du principe que tout | |||
homme a droit à la vie, se montrent aussi audacieux dans leurs programmes | |||
et dans leurs actes que les solidaristes et les réformistes | |||
de la socialdémocratie, aussi favorables à la puissance des associations | |||
ouvrières, à l'institution de conseils professionnels investis d'un | |||
mandat public, à la protection légale des travailleurs et aux assurances | |||
ouvrières obligatoires, d'autres catholiques, également préoccupés | |||
des questions sociales, restent attachés à l'individualisme par | |||
esprit de tradition. Dans les milieux conservateurs, on ne compte, | |||
pour élever la situation des classes ouvrières, ni sur l'État, que l'on | |||
considère comme un mécanisme brutal aux mains d'un parti, ni | |||
même sur les syndicats ouvriers, que l'on accuse d'être actuellement | |||
des instruments de guerre sociale et de tyrannie vis-à-vis des travailleurs | |||
eux-mêmes; on ne compte que sur la libre initiative des | |||
patrons et des hommes d'oeuvres agissant sous l'inspiration du sentiment | |||
religieux ou par esprit de philanthropie. On estime donc que | |||
ce sont les institutions sorties de cette initiative, caisses de secours | |||
et de retraites, crèches, économats, logements à bon marché, oeuvres | |||
d'épargne et d'assistance, qui peuvent le mieux, par leur inuuence | |||
morale ou matérielle, faire régner la paix sociale ou au moins | |||
atténuer les antagonismes de classes. | |||
Effectivement, de grands efforts ont été faits dans ce sens ; la bienfaisance privée a multiplié ses établissements, et certaines entreprises | |||
industrielles ont créé des oeuvres considérables en faveur de leurs | |||
ouvriers. Toutefois, si l'on considère le véritable but à atteindre, le | |||
relèvement des classes ouvrières au point de vue de leur bien-être, de | |||
leur culture et de leur dignité, il est difficile de ne pas avoir le sentiment | |||
que ces moyens sont insuffisants, et que parfois même les | |||
efforts sont dirigés à faux. | |||
Les oeuvres privées, en dehors des institutions patronales, sont | |||
pour la plupart des oeuvres d'assistance, qui ont certes leur grand | |||
mérite et leur utilité comme palliatifs de la misère, mais qui ne fournissent | |||
pas une solution aux questions ouvrières proprement dites. | |||
Quant à celles qui ont un caractère plus large, comme les sociétés | |||
anonymes pour les habitations ouvrières, les sociétés antialcooliques | |||
et quelques autres, elles ont un champ d'action généralement | |||
restreint. | |||
De leur côté, les institutions patronales ne sont et ne peuvent être | |||
qu'une exception. L'attention publique se fixe sur celles qui sont | |||
fondées par les grandes compagnies de chemins de fer et de mines, | |||
par quelques autres établissements importants et quelques patrons | |||
généreux; mais, dans la masse des entreprises industrielles, agricoles | |||
et commerciales, ces oeuvres disséminées restent une quantité relativement | |||
insignifiante. Les lois impitoyables de la concurrence ne permettent | |||
pas à la plupart des patrons, même aux meilleurs et aux | |||
plus humains, d'entretenir des oeuvres coûteuses au profit de leur | |||
personnel. | |||
Cette insuffisance n'est pas la seule. Tout en rendant hommage | |||
aux intentions de ceux qui pratiquent le patronage par esprit de | |||
de devoir, on peut reconnaître que jamais un secours tombé d'en | |||
haut, à titre de charité ou de patronage, n'aura une véritable vertu | |||
éducatrice; jamais les ouvriers ne s'attacheront à d'autres oeuvres | |||
qu'à celles qu'ils auront créées eux-mêmes; celles-là seules feront leur | |||
orgueil, inspireront les dévouements, éveilleront en eux les plus | |||
hauts sentiments de la nature humaine. | |||
En maintes circonstances où les industriels se sont imposé de | |||
lourds sacrifices, les résultats, il faut bien le dire, n'ont pas été | |||
encourageants. Sans nier que les institutions patronales aient contribué, | |||
dans certaines régions où les populations ouvrières ont gardé | |||
d'anciennes moeurs, à maintenir des relations pacifiques et de nature | |||
patriarcale entre employeurs et employés, il semble au contraire que | |||
chez des populations plus avancées, plus émancipées, le patronat, | |||
malgré ses sacrifices pécuniaires, n'a su récolter que la défiance ou | |||
la haine. | |||
C'est que l'oeuvre patronale implique toujours plus ou moins une | |||
idée de protection et de tutelle; tutelle insupportable, lors même | |||
qu'elle est discrète, pour des ouvriers jaloux de leur indépendance et | |||
naturellement ombrageux. Qu'est-ce donc, lorsque la tutelle s'exerce | |||
pesamment, sous forme de pression politique ou religieuse, avec des | |||
procédés intolérables d'inquisition et de domination? C'est alors la | |||
soumission hypocrite chez les uns, la colère et l'hostilité sourde chez | |||
les autres, jusqu'à ce qu'un jour la révolte éclate, furieuse, imprévue, | |||
inexplicable pour tous ceux qui, les yeux fixés sur la façade, ne | |||
savent attribuer l'effondrement de tant d'efforts qu'à la prédication | |||
des meneurs contre le bon patron, sans remonter aux causes réelles | |||
qui ont lentement préparé les esprits à se soulever au premier souffle | |||
d'une parole ardente. | |||
On peut s'affliger de la ruine des anciennes moeurs; mais c'est un | |||
fait sur lequel il faut désormais régler sa conduite, un fait de même | |||
nature que la disparition de la famille patriarcale, la chute de l'influence | |||
politique de l'aristocratie et de ses pouvoirs d'administration | |||
locale, et, d'une manière générale, la décadence du principe d'autorité | |||
dans la famille et la société. Au même titre, la conception patriarcale | |||
du patronat bienveillant et protecteur tend de plus en plus à | |||
s'enfoncer dans le passé; le mouvement du monde moderne, avec les | |||
sentiments nouveaux qu'il engendre dans la classe ouvrière, nous en | |||
éloigne tous les jours davantage. | |||
Aussi voit-on les oeuvres patronales reculer progressivement | |||
devant les institutions créées par les associations ouvrières et devant | |||
l'action législative; les économats font place aux coopératives, les | |||
habitations ouvrières sont édifiées par des sociétés coopératives de | |||
construction, le service des secours et des retraites passe aux | |||
mains des mutualités et de l'État, la réglementation du travail est | |||
l'oeuvre de la loi, les règlements d'ateliers sont contrôlés par l'État, | |||
le placement est entrepris par les syndicats, les Bourses du travail et | |||
les offices municipaux, etc. | |||
Devant ce phénomène prolongé, universel, inéluctable, convient-il | |||
de se consumer en regrets et de répéter constamment les mêmes formules, | |||
en se lamentant sur la décadence, l'esprit du mal et le | |||
malheur des temps? Ce découragement sied-il à des hommes d'action, qui veulent remplir leur devoir social et n'hésitent que sur la | |||
voie à suivre? Non, il faut en prendre son parti, et agir différemment | |||
suivant les circonstances. Vis-a-vis d'une population ouvrière | |||
dont les idées et les sentiments ont conservé leur nature primitive, | |||
des oeuvres inspirées par le « paternalisme » peuvent être bienfaisantes; | |||
encore la politique la plus sage et la plus prévoyante est-elle | |||
de former des hommes, et d'encourager la pratique des institutions | |||
libres, coopératives et mutualités. Mais dans des milieux moralement | |||
transformés, il faut renouveler soi-même une conception vieillie | |||
du rôle patronal. | |||
Ce n'est pas que le patron, comprenant les nécessités de son | |||
temps, doive se borner, dans ses rapports avec ses ouvriers, au rôle | |||
purement commercial d'acheteur de la main-d'oeuvre. Bien loin de | |||
là, le patron moderne peut parfaitement se concilier l'estime de ses | |||
ouvriers, et même davantage, si, tout en maintenant la discipline à | |||
l'atelier discipline qui s'imposerait aussi bien dans l'atelier coopératif | |||
ou collectiviste que dans l'atelier capitaliste, si donc il traite | |||
ses ouvriers non pas en inférieurs et en protégés, mais en hommes | |||
ayant des droits égaux aux siens. Il s'agit de reconnaître aux | |||
ouvriers leurs droits d'hommes libres, non seulement dans la pratique | |||
de leur vie privée, dans le domaine de leur conscience et dans | |||
l'exercice de leurs droits politiques, mais même à l'atelier, en tant | |||
qu'ils se présentent pour conclure le contrat de travail et pour en | |||
faire observer les clauses. | |||
Quelle sera donc, pour préciser, la conduite que tiendra le patron | |||
moderne, s'il veut sincèrement remplir son devoir social vis-à-vis de | |||
ses ouvriers? Avant toute chose, il leur donnera un juste salaire, | |||
au moins conforme au taux courant du métier dans la région, et | |||
suffisant à l'entretien de la vie d'après les habitudes du milieu; de | |||
même, il leur garantira des conditions de travail normales, une | |||
durée de travail ne dépassant pas la durée en usage, et contrôlera | |||
soigneusement l'hygiène et la sécurité dans son établissement. Il | |||
reconnaîtra franchement, sincèrement et sans arrière-pensée le syndicat | |||
ouvrier, n'exclura personne de ses ateliers pour affiliation au | |||
syndicat ou participation active à la gestion syndicale, et n'encouragera | |||
jamais la délation ou la félonie. S'il a devant lui une association | |||
ouvrière sérieuse, il négociera les clauses du contrat de travail | |||
avec ses représentants, dans un esprit de large conciliation et de | |||
loyauté. Il respectera chez ses ouvriers le sentiment très intense de | |||
leur indépendance, et saura les traiter avec ces égards auxquels l'ouvrier, | |||
l'ouvrier français surtout, est si particulièrement sensible. | |||
Tout cela n'est en somme que l'observation de la légalité et de la | |||
simple équité. | |||
Veut-il faire plus, a-t-il le désir et les moyens d'être un patron | |||
modèle? Il perfectionnera l'hygiène des ateliers suivant les derniers | |||
progrès de la science et de la technique industrielle; il se préoccupera | |||
du bien-être des travailleurs en atténuant le bruit, la trépidation, | |||
la poussière, la chaleur ou rhumidité, en répandant la lumière, | |||
en installant des vestiaires, fourneaux et salles de bains. Il aura | |||
même quelque souci de l'esthétique, et ne se croira pas ridicule s'il | |||
bannit tout ce qui fait la laideur, la tristesse et la vulgarité des | |||
choses, s'il recherche tout ce qui peut réconforter l'esprit et bannir | |||
l'impression d'une corvée rebutante. | |||
Croit-il enfin que des institutions en faveur des ouvriers peuvent | |||
rendre de réels services ? Il consacrera sans réserve son activité aux | |||
oeuvres destinées à l'enfance. Quant aux institutions qui concernent | |||
les adultes, il en laissera l'initiative et la direction aux ouvriers | |||
eux-mêmes, sachant par expérience que ceux-ci n'y prendront intérêt | |||
qu'à la condition d'en faire leur chose. Il se bornera donc à favoriser | |||
de la façon la plus discrète celles qui peuvent développer chez les | |||
ouvriers l'habitude des gestions économiques, et fortifier en eux le | |||
sentiment de la dignité personnelle. Rôle délicat, qui exige non seulement | |||
beaucoup de tact, mais surtout un grand désintéressement, | |||
l'absence de toute pensée d'orgueil et de domination, de toute idée | |||
d'un droit acquis à la reconnaissance des hommes. « Prêtez sans | |||
rien espérer »; c'est encore la voie la plus sûre pour gagner les | |||
coeurs. | |||
L'action ouvrière est un facteur de progrès autrement énergique | |||
que l'assistance patronale. Le mouvement d'organisation ouvrière, | |||
qui est d'origine toute récente, nous frappe moins encore par ses | |||
résultats actuels que par sa rapidité dans les dernières années. A ce | |||
signe, il parait susceptible de se propager en tout sens, et de modifier | |||
profondément l'état des relations sociales. | |||
Nous nous sommes expliqués déjà sur l'avenir de la coopération; | |||
selon toute vraisemblance, la coopération de production restera toujours | |||
cantonnée dans un domaine assez restreint, sans sortir jamais | |||
franchement du type capitaliste, tandis que la coopération de consommation | |||
est appelée à des destinées plus vastes, dans le domaine | |||
de la production comme dans celui de la circulation. Il est permis, | |||
sans être utopiste, d'entrevoir une société dans laquelle de vastes | |||
groupements coopératifs se procureront dans leurs propres fabriques | |||
les produits industriels nécessaires à la consommation de leurs | |||
membres, et passeront des marchés pour la fourniture des produits | |||
agricoles avec de grandes fédérations coopératives de vente réunissant | |||
la masse des agriculteurs. | |||
Les syndicats ouvriers ont aussi l'avenir devant eux. Si le mouvement | |||
syndical en France paraît aujourd'hui stérilisé par l'esprit | |||
révolutionnaire, on voit ailleurs les syndicats s'inspirer de | |||
l'exemple des unions anglaises. Aucun indice n'est plus fécond, à | |||
cet égard, que leur tendance à élever le taux des cotisations dans | |||
le but de distribuer régulièrement des secours de chômage, et de | |||
maladie. Par cette pratique, ils sauront attirer et retenir une masse | |||
toujours plus considérable de la population ouvrière. Puissants par | |||
le nombre de leurs adhérents et l'étendue de leurs ressources financières, | |||
ils pourront établir d'une façon générale le régime du contrat | |||
collectif, et faire respecter de tous les membres de la profession les | |||
tarifs et conditions librement débattus avec les syndicats patronaux. | |||
Ils seront, avec les bureaux municipaux, les seuls offices de placement, | |||
et veilleront dans ce service à l'observation des conditions | |||
syndicales. Ils pourront faire des marchés à forfait avec les entrepreneurs | |||
pour l'exécution de certains travaux et la fourniture de la | |||
main-d'oeuvre. Ils contrôleront d'une façon efficace l'application des | |||
lois sur la réglementation du travail, figureront dans les conseils | |||
professionnels et participeront à la gestion des caisses publiques | |||
d'assurances. Lorsque les associations ouvrières seront parvenues à | |||
cet état de force et de maturité, et qu'elles trouveront en face d'elles | |||
des organisations patronales également fortes, il est à penser qu'un | |||
état de paix relative s'établira, dans le monde de l'industrie, par | |||
l'équilibre des forces collectives organisées. | |||
Mais le Self-Help a des effets limités, et l'action de la loi est indispensable | |||
dans bien des cas où celle de l'association libre est insuffisante. | |||
La contrainte légale, bien qu'elle n'ait certainement pas la | |||
vertu efficace du bien réalisé volontairement, a paru nécessaire dans | |||
tous les pays industriels pour protéger les salariés contre certains | |||
abus. Malgré la croissance des associations ouvrières, on peut prévoir | |||
que la législation protectrice des travailleurs progressera | |||
encore, qu'elle multipliera ses exigences et les étendra à de nouvelles | |||
catégories d'intéressés. Au reste, ces lois de protection ne sont peutêtre | |||
que des béquilles provisoires, dont on saura se passer le jour où | |||
les réformes bienfaisantes qu'elles auront introduites seront entrées | |||
définitivement dans les moeurs. Quant aux assurances ouvrières, | |||
elles se généraliseront infailliblement; leur extension ne trouve | |||
aujourd'hui de sérieux obstacle que dans le défaut d'élasticité des | |||
budgets publics; mais le mouvement d'opinion qui se produit en | |||
faveur des retraites ouvrières prendra un jour assez de force pour | |||
faire accepter les charges de la réforme, peut-être même pour contraindre | |||
les gouvernements à réduire leurs énormes dépenses militaires. | |||
La protection légale est surtout nécessaire à l'égard de ceux que leur | |||
faiblesse naturelle, leur ignorance, leur dispersion, leur état de misère | |||
rendent incapables de se défendre eux-mêmes enfants, femmes, | |||
travailleurs à domicile. Les Parlements ont le devoir de songer a | |||
ceux-là mêmes qui ne disposent pas de la puissance électorale. Le | |||
problème est particulièrement délicat pour les ouvriers à domicile, à | |||
cause des difficultés de l'inspection dans les très petits ateliers et du | |||
respect dû au domicile familial. Toutefois, il est difficile de penser | |||
que l'opinion publique, mieux éclairée sur les conditions du travail | |||
en chambre, supportera indéfiniment les abus désignés sous le nom | |||
de ''Sweating system'', et les dangers qui en résultent pour la santé | |||
publique. Soit que l'on prescrive des mesures destinées à faciliter le | |||
contrôle, soit que l'on impose aux employeurs et aux propriétaires | |||
des locaux de travail la responsabilité des prescriptions sur l'hygiène, | |||
l'âge d'admission et la durée du travail, soit que l'on encourage la | |||
coopération parmi les ouvriers à domicile, soit que l'on recoure à | |||
d'autres mesures plus radicales telles que le minimum de salaire, | |||
sur lesquelles l'expérience n'a pas encore permis de se prononcer | |||
définitivement, il paraît probable que l'autorité publique jugera à | |||
propos d'intervenir un jour pour protéger les ouvriers à domicile | |||
contre l'exploitation dont ils sont victimes, en confiant à des organes | |||
professionnels le soin d'adapter les réglementations à la variété des, | |||
situations particulières. | |||
A l'égard des ouvriers capables d'organisation, l'intervention | |||
législative devient moins nécessaire à mesure que les associations | |||
prennent plus de force. Néanmoins, en Angleterre même, la méthode | |||
législative est encore préférée et pratiquée, toutes les fois qu'il paraît | |||
utile d'établir une règle uniforme qui ne soit pas à la merci des fluctuations | |||
de l'offre et de la demande. | |||
Indépendamment de la réglementation du travail et des assurances | |||
sociales, le législateur peut encore contribuer à l'élévation de | |||
la classe ouvrière en favorisant le développement syndical. | |||
Le syndicat obligatoire, il est vrai, rencontre beaucoup d'adversaires, | |||
qui lui reprochent avec raison de rassembler par contrainte | |||
les éléments les plus disparates ou les plus hostiles, et de noyer les | |||
individualités énergiques dans la masse des faibles et des indifférents. | |||
Mais la critique ne porte pas contre une organisation légale | |||
des professions qui laisserait intact le droit de former des groupements | |||
libres au sein de chaque profession. | |||
Certaines réserves s'imposent aussi en matière d'arbitrage obligatoire. | |||
Bien que l'institution paraisse fonctionner d'une façon | |||
satisfaisante en Nouvelle-Zélande et en Australie, l'expérience n'a | |||
encore qu'une valeur toute relative. Non qu'il faille rejeter a priori | |||
tout enseignement qui nous vient des antipodes; quoique la grande | |||
industrie ne soit pas développée en Australie, les rapports du capital | |||
et du travail y présentent à peu près les mêmes caractères que dans | |||
les autres pays de race blanche. Mais les décisions des cours arbitrales | |||
ont été jusqu'ici favorables aux ouvriers; elles ont établi dans | |||
diverses professions, notamment dans celles où s'exerce le sweating | |||
system, un minimum de salaires que les travailleurs auraient été | |||
incapables d'obtenir par eux-mêmes; il n'était pas très difficile d'en | |||
assurer l'observation de la part des employeurs. Si des circonstances | |||
criti obligeaient un jour les tribunaux d'arbitrage a réduire les | |||
salaires sur la demande des patrons, il est douteux que leurs sentences | |||
pussent être exécutées aussi facilement. | |||
C'est là l'écueil de tout système d'arbitrage obligatoire. La classe | |||
ouvrière est-elle dépourvue d'organisation sérieuse? Les décisions | |||
arbitrales défavorables aux prétentions des travailleurs sont privées | |||
de toute sanction efficace. Les associations ouvrières sont-elles au | |||
contraire fortement organisées, remplissent-elles les conditions d'une | |||
responsabilité effective? L'arbitrage obligatoire devient pour ainsi | |||
dire inutile, parce que des associations patronales et ouvrières solidement | |||
constituées savent pratiquer le régime du contrat collectif; | |||
elles respectent d'elles-mêmes les conventions arrêtées, ou les décisions | |||
d'arbitres volontairement désignés. | |||
Au reste, on observe partout une vive répugnance des ouvriers et | |||
des patrons à se lier les mains vis-à-vis d'un arbitre, même librement | |||
choisi; aucune des deux parties n'est disposée à se déssaisir, au | |||
profit d'un tiers, du droit d'arrêter les termes du contrat qui doit | |||
l'obliger pour l'avenir. L'arbitrage obligatoire paraîtrait donc aussi | |||
tyrannique aux uns qu'aux autres. De toute manière, il serait sans | |||
force éducative, et ne pourrait convenir, comme le libre contrat | |||
collectif, à une classe ouvrière pleinement émancipée. | |||
Ce n'est donc pas, en général, par l'arbitrage obligatoire que | |||
l'État peut fournir un appui efficace aux salariés. Mais une législation | |||
qui permet aux unions patronales et ouvrières de se constituer | |||
librement, d'acquérir un patrimoine, d'organiser des oeuvres et services | |||
multiples, de conclure entre elles des contrats collectifs susceptiples | |||
d'une exécution judiciaire ; une législation qui trace équitablement | |||
aux unions ouvrières la limite de leurs droits et de leurs | |||
responsabilités, qui met leur patrimoine à l'abri de l'arbitraire malveillant | |||
des tribunaux, et qui les autorise à user des moyens sans | |||
lesquels elles ne peuvent faire observer les règles communes du | |||
métier, tout en les rendant responsables des dommages qu'elles | |||
causent par des actes illégaux; une législation qui organise les | |||
diverses professions en les dotant de conseils élus par les syndicats | |||
patronaux et ouvriers, et qui investit ces conseils de certains pouvoirs | |||
concernant les assurances ouvrières, la réglementation du | |||
travail, la conciliation et l'arbitrage, etc.; une pareille législation | |||
est en harmonie avec l'évolution naturelle; c'est un instrument | |||
souple qui favorise le mouvement de concentration et d'organisation | |||
collective sans le violenter. | |||
===§ 3. L'avenir du salariat.=== | |||
Telles sont les voies par lesquelles le prolétariat peut s'élever progressivement. | |||
Il faut qu'il réalise ses conquêtes successives par | |||
l'effort de sa volonté réfléchie, avec l'appui des pouvoirs publics, et | |||
qu'il poursuive sans cesse son éducation économique et intellectuelle | |||
pour avoir le moyen et le droit d'atteindre des destinées plus | |||
hautes. | |||
Dans ces destinées du prolétariat, les révolutionnaires n'aperçoivent | |||
qu'un but suprême à atteindre, l'abolition du salariat. Mais | |||
quelle distance entre leur rêve et la réalité! Le régime vers lequel | |||
nous porte le mouvement historique, loin d'exclure le salariat, | |||
suppose au contraire son extension. Ce n'est pas seulement le capitalisme | |||
qui, par la concentration des entreprises, accroît le nombre | |||
des salariés; le développement de la coopération, du socialisme | |||
d'État et du socialisme municipal produit exactement le même effet, | |||
puisque les personnes au service des sociétés de consommation et | |||
des exploitations publiques n'ont d'autre qualité que celle de salariés. | |||
En réalité, le socialisme d'État, s'il devenait intégral, généraliserait | |||
le salariat au point d'en faire le régime universel. | |||
Les institutions mêmes qui semblaient devoir limiter ou tempérer | |||
le salariat n'ont pas justifié les espérances qu'elles avaient fait naître | |||
à leurs débuts; la coopération de production est restée stationnaire, | |||
et la participation aux bénéfices a fait moins de progrès encore. La | |||
participation contractuelle, la seule qui n'ait pas le caractère d'une | |||
gratification à titre de bienfaisance, rencontre des obstacles aussi | |||
bien du côté des ouvriers que des patrons. Sans influence sérieuse | |||
sur la production dans les établissements à personnel nombreux, elle | |||
met le chef d'entreprise dans l'obligation de livrer le secret de ses | |||
affaires; et si, d'autre part, elle entraîne une réduction du salaire | |||
forfaitaire au-dessous du taux courant, elle soumet le salarié à des, | |||
risques qu'il n'est généralement pas disposé à subir. Aussi la participation | |||
aux bénéfices est-elle restée une très rare exception; le | |||
nombre des maisons qui l'ont introduite, évalué à 230 ou 300 pour | |||
le monde entier en 1889, semble avoir diminué depuis cette époque. | |||
Le salariat pur et simple ne recule donc ni devant la coopération de | |||
production, ni devant la participation aux bénéfices. Il s'étend à des | |||
couches plus nombreuses, à mesure que les exploitations s'agrandissent | |||
et que les populations agricoles se détachent de la terre. | |||
Mais le salariat n'implique par lui-même ni subordination personnelle, | |||
ni infériorité sociale. Encore une fois, la qualité de prolétaire | |||
n'est pas attachée au fait de louer ses services à temps pour une | |||
rétribution en argent; elle résulte de l'insuffisance du salaire, de | |||
l'instabilité de la position, et de la dépendance dans laquelle le | |||
salarié se trouve placé, par le fait de ces circonstances, vis-à-vis de | |||
ceux qui disposent des emplois. La condition d'un comptable, d'un | |||
ouvrier spécialiste, d'un ingénieur, d'un fonctionnaire, d'un salarié | |||
quelconque stable et bien payé, n'est pas moins avantageuse ni | |||
moins réellement indépendante que celle d'un entrepreneur de la | |||
même catégorie sociale. Or le salariat peut devenir, pour la plupart | |||
des travailleurs manuels, un état aussi satisfaisant; il n'existe | |||
aucune raison a priori de penser le contraire, et les progrès déjà | |||
accomplis sous nos yeux autorisent toutes les espérances. Pour que | |||
le salariat cesse d'engendrer le prolétariat, il faut et il suffit qu'il | |||
subisse certaines modifications, profondes il est vrai, et difficiles à | |||
réaliser, mais dont aucune ne parait au-dessus des forces humaines, | |||
ni en dehors des conditions normales de l'évolution économique. | |||
Avant tout, le salaire doit être plus élevé. Sur le continent européen, | |||
le salaire de la plupart des travailleurs manuels est insuffisant; | |||
lors même qu'il est affecté tout entier aux besoins essentiels de | |||
la vie, il est trop faible encore pour procurer le bien-être, pour couvrir | |||
les charges de famille et les risques d'incapacité de travail. Le | |||
salaire des ouvriers agricoles est resté particulièrement bas, et celui | |||
des travailleurs à domicile est misérable. | |||
Néanmoins, des progrès appréciables ont été déjà réalisés. Dans | |||
tous les pays civilisés, le taux général des salaires a haussé pendant | |||
la seconde moitié du XIXème siècle, tandis que le prix des choses nécessaires | |||
à l'existence s'est élevé moins vite, ou même a diminué à partir | |||
de 1880. D'après les études statistiques de M. Bowley, la hausse des | |||
salaires en argent, depuis 1850, a été plus forte en France et aux | |||
États-Unis qu'en Angleterre. Mais, depuis cette époque, le coût de la | |||
vie a augmenté d'environ 20 p. 100 en France; il est resté à peu près | |||
stationnaire aux États-Unis; il a beaucoup diminué en Angleterre. | |||
Aussi M. Bowley, tenant compte des variations du pouvoir de l'argent, | |||
estime-t-il que le salaire réel, dans ces trois pays, a haussé, pendant | |||
cette période, dans une même proportion de 80 à 90 p. 100. Si le taux | |||
des salaires reste assez inégal chez les différents peuples, le mouvement de hausse proportionnelle n'est cependant pas sensiblement | |||
différent; il se constate aussi en Belgique, en Allemagne, en Italie, | |||
dans tous les pays prospères, et particulièrement chez les peuples | |||
qui accomplissent leur transformation économique. | |||
La cause générale de ce phénomène est évidemment l'accroissement | |||
de la productivité du travail par le fait des progrès techniques. | |||
S'il était nécessaire de confirmer ce point de vue, on montrerait facilement | |||
que le taux des salaires est d'autant plus élevé dans un pays | |||
que les instruments de la production y sont plus perfectionnés; on | |||
pourrait d'ailleurs aussi bien démontrer que l'élévation des salaires | |||
provoque à son tour les perfectionnements du machinisme. De l'accroissement | |||
de la production, les classes ouvrières tirent un double | |||
avantage une hausse de leur salaire en argent, et une diminution | |||
du coût de l'existence. Ces deux tendances ne sont nullement contradictoires | |||
si les entrepreneurs parviennent, par des améliorations | |||
techniques, à multiplier les produits en réduisant le coût de l'unité, | |||
il leur est possible d'accorder des augmentations de salaires tout en | |||
diminuant le prix de la marchandise. C'est donc à la fois par la | |||
hausse du salaire et par l'abaissement du prix de la vie que les travailleurs | |||
peuvent avoir leur part du progrès matériel. Et, en fait, | |||
c'est bien ainsi que les choses se sont passées; grâce à une augmentation | |||
régulière du salaire depuis 50 ans, grâce à une diminution | |||
générale des prix depuis 30 ans, le bien-être s'est accru dans les | |||
classes ouvrières, sans d'ailleurs que cet accroissement ait été proportionnel | |||
à celui de la production. | |||
L'accroissement de la production par le progrès scientifique, qui a | |||
rendu possible la hausse générale des salaires au XIXème siècle, ne | |||
suffit cependant pas à l'expliquer. S'il existait, en effet, une loi | |||
naturelle limitant le salaire au minimum strictement indispensable | |||
à l'entretien de la vie physiologique, si le salaire, en d'autres termes, | |||
n'offrait quelque résistance que par la mortalité de la population | |||
ouvrière, l'accroissement de la production, en réduisant le prix des | |||
choses nécessaires à la vie, n'aurait eu d'autre effet pour les travailleurs | |||
que d'abaisser leur salaire en argent. Il est vrai que les théoriciens | |||
de la loi d'airain ne lui ont jamais donné cette rigueur, et | |||
qu'ils ont toujours admis l'influence des habitudes du milieu sur la | |||
détermination du salaire minimum; mais leur formule est alors si | |||
contingente, elle fait une place si importante à l'action effective des | |||
exigences de la classe ouvrière, qu'elle perd toute signification rigoureuse et tout caractère de contrainte; le cercle d'airain se desserre -comme un ruban élastique. | |||
Là se trouve, en effet, la vérité. Si le salaire s'est élevé en même | |||
temps que la productivité du travail, c'est qu'il possède une force de | |||
résistance et d'expansion qui ne dépend pas seulement de la diminution | |||
de la population ouvrière; c'est qu'il puise cette force dans la | |||
volonté des travailleurs coalisés. En l'absence d'une solide organisation | |||
ouvrière, le salaire est bien la partie la plus compressible des | |||
frais de production, celle que la concurrence peut abaisser jusqu'au | |||
point où la misère réduit effectivement l'offre de la main-d'oeuvre; | |||
mais, par l'effort combiné des travailleurs, le salaire peut devenir au | |||
contraire un élément extensible des frais, et même un élément irréductible | |||
résistant à une baisse du prix du produit. | |||
Beaucoup d'économistes traitent d'hérésie la prétention émise par les unions ouvrières anglaises, de maintenir en tout état de cause un certain minimum de salaire correspondant à l'étalon de vie habituel; cette théorie du ''living wage'', d'après laquelle l'industrie doit en toute circonstance, nourrir ses hommes et assurer à ceux qu'elle emploie un minimum d'existence, leur parait se heurter à des lois | |||
naturelles inéluctables. Pour eux, les volontés humaines les mieux | |||
trempées, les plus unies, les plus tendues par l'excès du désespoir, | |||
doivent se briser devant la loi implacable qui soumet les salaires aux | |||
variations des prix du produit. | |||
Mais cette vue théorique, inspirée, il est vrai, par l'observation de | |||
certains faits concluants en apparence, ne représente cependant | |||
qu'un côté du problème complexe de la valeur. En formulant avec | |||
cette précision la subordination du salaire, on oublie que si le prix de vente exerce une influence incontestable sur le prix de revient, | |||
celui-ci, à son tour, agit par ses variations sur le prix du produit; | |||
dans le conflit perpétuel des éléments en concurrence, la force décide | |||
de la victoire. | |||
Parmi les frais de production, il en est qui, à raison des circonstances, | |||
n'ont aucune force interne de résistance, et qui suivent docilement | |||
les mouvements des prix du produit; c'est le cas, généralement, | |||
pour le fermage aux époques de renouvellement du bail, pour | |||
l'intérêt du capital immobilisé, et même, dans une certaine mesure, | |||
pour le prix de la matière première quand elle n'a qu'un seul débouché. | |||
D'autres, au contraire, sont irréductibles soit qu'ils puisent leur | |||
force dans la loi, comme les impôts; soit qu'ils trouvent des points | |||
d'appui extérieurs et des débouchés en dehors de l'industrie en souffrance, | |||
comme les frais d'assurances, les taxes de transport, les loyers des magasins de vente au détail et l'intérêt des capitaux circulants. | |||
Ces frais sont intangibles, et l'industrie qui ne peut les payer est | |||
impuissante à les réduire; elle doit restreindre elle-même sa production, | |||
jusqu'à ce que les prix soient remontés au niveau nécessaire | |||
pour les couvrir; ces sortes de frais, au lieu d'être déterminés par le | |||
prix de vente, contribuent au contraire à le déterminer. | |||
Or, les éléments du coût de production qui possèdent ce privilège | |||
ne forment pas une catégorie invariable et fermée; tel élément, qui | |||
s'impose à un taux irréductible dans certains cas, cesse sa résistance | |||
dans d'autres, et inversement; c'est une question de force subordonnée | |||
aux circonstances. Les salaires peuvent eux-mêmes, par la | |||
puissance de la loi ou des organisations ouvrières, avoir une force | |||
suffisante pour s'imposer à un taux minimum comme le loyer de | |||
l'argent ou les impôts, et pour forcer la production à se restreindre | |||
lorsque les prix sont trop bas. Si les unions ouvrières sont capables | |||
de soutenir leurs chômeurs et d'exercer leur influence sur l'ensemble | |||
des ouvriers de la profession, elles préféreront cette politique de | |||
résistance à celle des concessions illimitées; elles aimeront mieux | |||
aggraver le chômage par leur fermeté, et appauvrir en conséquence | |||
leurs caisses de secours, que de consentir à des abaissements qui pourraient | |||
se consolider comme dans les industries à domicile. En Angleterre, | |||
depuis la constitution de trade-unions puissantes, les salaires, | |||
au lieu de tomber comme jadis, se maintiennent relativement | |||
stables dans les périodes de dépression industrielle, sans que le | |||
chômage soit devenu plus intense dans les mêmes périodes | |||
Il n'y a donc aucune raison théorique pour considérer les salaires | |||
comme destinés fatalement à subir le contre-coup des plus extrêmes | |||
fluctuations des prix. Et de fait, dans le dernier demi-siècle qui | |||
s'est écoulé, si les salaires ont été réduits pendant les périodes de | |||
crise, la baisse ne leur a pas fait perdre tout le terrain gagné; les | |||
reculs momentanés n'ont été que des oscillations dans un mouvement | |||
général de hausse. | |||
Ce mouvement est destiné à se prolonger et à grandir encore, | |||
parce que ses causes agiront dans l'avenir avec une force grandissante. | |||
Les découvertes de la science et la diffusion des connaissances | |||
techniques ne cesseront d'accroître la productivité du travail dans | |||
l'agriculture et dans l'industrie; les conditions resteront donc favorables | |||
à la hausse générale des salaires, sauf dans quelques industries | |||
où la main-d'oeuvre pourra se trouver momentanément atteinte | |||
par de brusques transformations du machinisme. En outre, les | |||
associations ouvrières, selon toute vraisemblance, se fortifieront par | |||
l'accroissement de leurs membres et de leurs ressources, par le perfectionnement | |||
de leurs méthodes et la centralisation de leur direction. | |||
Les salariés seront donc mieux armés dans l'avenir que par le | |||
passé; ils sauront mieux profiter de l'essor de la production pour | |||
élargir leur part dans la richesse sociale. | |||
Mais, ici encore, le théoricien pessimiste intervient pour jeter sa | |||
note découragée. Qu'importe la hausse générale des salaires? Quelle | |||
amélioration peut-elle procurer aux classes ouvrières, si elle doit | |||
entraîner, par l'augmentation des prix de revient, une hausse générale | |||
des prix et un accroissement équivalent des charges de la vie | |||
pour les travailleurs? | |||
Rien de tel cependant, ni en théorie ni en fait. En admettant | |||
même que la hausse des salaires se répercute exactement sur les prix | |||
des marchandises, il ne peut pas arriver que les prix haussent dans | |||
la même proportion que les salaires; car les prix ne se composent | |||
pas seulement des salaires; ils renferment d'autres éléments constitutifs, | |||
l'intérêt, le revenu foncier, le profit, qui ont plutôt une tendance | |||
à baisser. Si, par exemple, le prix d'une marchandise contient | |||
3 francs de salaires et 3 francs de revenus capitalistes, et si le salaire | |||
vient à doubler, le prix ne doublera pas, mais passera de 6 à 9 francs. | |||
Or, il n'est pas indifférent à l'ouvrier de recevoir 6 francs au lieu | |||
de 3, alors même que le produit devrait coûter désormais 9 francs | |||
au lieu de 6; sa part proportionnelle dans le produit s'élève de la | |||
moitié aux deux tiers. Tandis que la hausse générale des salaires profite exclusivement à la classe ouvrière, la hausse des prix qui peut | |||
en résulter ne pèse pas sur elle seule, et ne l'atteint en aucune façon | |||
quand il s'agit d'objets qui n'entrent pas dans sa consommation | |||
ordinaire. | |||
Cette dissertation, théorique est d'ailleurs dénuée d'intérêt, parce | |||
qu'elle suppose, à côté du salaire croissant, des frais qui restent | |||
invariables. Or, en fait, les progrès de la production et des transports | |||
ont tellement réduit les frais, même pour les produits agricoles, que | |||
dans tous les États qui n'ont pas à supporter des charges exceptionnelles, | |||
le coût de l'existence a plutôt diminué depuis trente ans, | |||
malgré la hausse générale des salaires. A part le logement dans les grandes villes, la viande, le lait et quelques produits moins importants, | |||
tous les objets de consommation populaire, tous les articles | |||
fabriqués de qualité commune sont aujourd'hui moins chers qu'en | |||
1870, et le seront moins encore dans l'avenir. | |||
Pour que le salariat perde son caractère oppressif, il ne suffit pas | |||
que le travail soit mieux rétribué; il faut aussi qu'il soit moins | |||
pénible, moins absorbant et moins dangereux. A cet égard encore, | |||
les améliorations réalisées depuis une cinquantaine d'années nous | |||
font présager celles qui seront obtenues à l'avenir. | |||
Dans la grande industrie, les journées de 13 à 15 heures ont fait | |||
place aux journées de 10 heures, et même à des durées plus courtes | |||
en Angleterre et en Australie, grâce aux exigences des lois de fabrique | |||
et des unions ouvrières. L'hygiène industrielle a été notablement | |||
améliorée, sur l'initiative des chefs d'industrie ou par l'effet des | |||
prescriptions légales. Or la loi, les associations ouvrières, l'action | |||
patronale elle-même, sont des forces qui continueront à agir dans le | |||
même sens avec une énergie croissante. | |||
Il faut encore, pour que le contrat de travail ne conserve aucune | |||
trace des anciens rapports de sujétion, que les termes en soient parfaitement | |||
définis, et que le mode, la qualité et la durée des prestations | |||
à fournir par lé travailleur soient nettement déterminés. A | |||
cette condition, le salarié n'est plus un serviteur à la discrétion de | |||
celui qui loue ses services; c'est un homme libre, qui a vendu une | |||
quantité de travail bien délimitée. Le contrat de travail tend certainement | |||
à prendre ce caractère de précision dans les pays où il est | |||
conclu par les associations ouvrières le contrat collectif fait perdre | |||
au louage de services son caractère irritant, surtout lorsqu'il est | |||
conclu par des groupes de travailleurs qui s'engagent à exécuter certains | |||
ouvrages pour un prix déterminé. | |||
Reste enfin, pour les salariés, à conquérir le bien le plus précieux | |||
et le plus essentiel, la sécurité de l'avenir. A cet égard, la loi leur | |||
est déjà venue en aide, en posant de nouveaux principes sur la | |||
responsabilité des accidents de travail et, dans certains pays, en | |||
instituant l'assurance obligatoire pour la maladie, l'invalidité et la | |||
vieillesse; en matière d'assurances ouvrières, la législation a été particulièrement | |||
féconde dans ces dernières années; elle le sera plus | |||
encore à l'avenir. Il faut observer aussi que le salaire, s'il devient | |||
plus élevé, permettra mieux l'épargne au travailleur, et le garantira | |||
davantage contre les risques auxquels il reste exposé. | |||
Mais il n'y a de véritable sécurité pour l'ouvrier que s'il peut | |||
compter sur la stabilité de son emploi. Nous rencontrons ici l'obstacle | |||
qui s'oppose incessamment aux efforts de la classe ouvrière, le mal | |||
dont elle souffre le plus dans notre organisation économique: le | |||
chômage. Nul problème plus douloureux et plus pressant, nul non | |||
plus qui échappe davantage à la volonté humaine; devant ce | |||
vice inhérent au régime de la concurrence, il semble jusqu'ici que | |||
la civilisation moderne reste impuissante. Et pourtant, sur ce | |||
point même, divers symptômes permettent d'espérer un état | |||
meilleur. | |||
Les crises générales, qui provoquent les chômages en masse les | |||
plus difficiles à secourir, semblent devoir s'atténuer. Quant aux chômages | |||
partiels, qui paraissent inévitables, ils peuvent cependant | |||
devenir moins intenses et moins fréquents. Le service du placement | |||
se perfectionne dans les offices municipaux et les Bourses du travail, | |||
qui se fédèrent pour organiser un service de renseignements centralisé, | |||
tandis que les syndicats facilitent les déplacements par des | |||
secours de route. D'autre part, les coalitions de producteurs, les associations | |||
ouvrières et les lois limitant la durée du travail agissent | |||
simultanément pour régulariser l'allure de la production, même dans | |||
les industries soumises aux variations de la mode. En temps normal | |||
et vis-à-vis d'un nombre restreint de chômeurs, des unions ouvrières | |||
fortement constituées comme en Angleterre sont capables de fournir | |||
des secours importants. Nous pouvons espérer que le remède se trouvera | |||
un jour dans une organisation généralisée de l'assurance ou de | |||
l'assistance contre le chômage, entreprise par les syndicats ouvriers | |||
avec l'aide des pouvoirs publics, ou par des corporations professionnelles | |||
de patrons et d'ouvriers, légalement organisées et rendues responsables | |||
des irrégularités de l'industrie vis-à-vis du personnel | |||
salarié de la profession. Quant à la masse flottante des incapables, | |||
des faibles et des infirmes qui sont en chômage chronique, elle reste | |||
nécessairement en dehors des organisations professionnelles et ne | |||
relève que de l'assistance mais ce n'est pas elle qui pèse sur le salaire | |||
des ouvriers valides et laborieux. | |||
Le chômage et le ''sweaty system'' dans les industries à domicile, | |||
voilà les deux grandes plaies des sociétés modernes. Sont-ce les | |||
seules? La situation des travailleurs, loin de s'améliorer, ne tend-elle | |||
pas encore à empirer par l'émigration des ouvriers agricoles et | |||
des très petits propriétaires ruraux vers les villes et les centres | |||
industriels? On ne peut nier que ce soit là un symptôme de malaise | |||
pour le prolétariat agricole. Toutefois, il ne faudrait pas l'interpréter | |||
sous des couleurs trop sombres. Si les travailleurs agricoles émigrent | |||
vers les villes, c'est sans doute qu'ils y trouvent des salaires plus | |||
élevés, et, à tout prendre, des conditions meilleures, non seulement | |||
dans l'industrie, mais aussi dans les petits emplois des chemins de | |||
fer, des administrations et du commerce. Par le fait de cette émigration, | |||
les ouvriers qui restent attachés à l'agriculture se trouvent | |||
eux-mêmes dans une situation plus favorable. Le mouvement peut | |||
se prolonger, mais non pas indéfiniment; il correspond à un état | |||
transitoire de la transformation économique d'un pays; il marque | |||
l'étape douloureuse par laquelle doit passer le prolétariat pour s'agglomérer | |||
en masses puissantes et s'affranchir des servitudes économiques | |||
qui pèsent encore sur lui. | |||
Le salariat peut donc devenir un état dans lequel le travailleur et | |||
l'employé trouveront plus de bien-être, d'indépendance et de sécurité. | |||
Bien que ces vues d'avenir se basent sur l'expérience de certains | |||
résultats déjà obtenus dans les pays les plus avancés, peut-être | |||
paraîtront-elles empreintes d'un optimisme excessif. Mais il ne faut | |||
pas oublier qu'une certaine dose d'optimisme est nécessaire dans les | |||
choses humaines, parce que l'optimisme est par lui-même une force | |||
qui tend à réaliser ses fins. On ne veut pas dire que l'élévation des | |||
classes ouvrières s'accomplira mécaniquement; elle ne se fera pas | |||
sans efforts et sans luttes; il y faut l'action persévérante des salariés | |||
étroitement unis dans leur volonté de s'émanciper eux-mêmes; il y | |||
faut aussi le concours de la puissance publique et de tous les hommes | |||
de bonne volonté. Mais cette tâche n'est pas impossible; l'oeuvre du | |||
relèvement des travailleurs ne rencontre pas d'obstacle infranchissable | |||
dans les lois naturelles du monde économique, et se trouve au | |||
contraire en harmonie avec l'ensemble du procès historique des | |||
sociétés modernes. | |||
Ce but, on l'atteindra d'autant mieux que les hommes sauront | |||
renoncer à leurs préjugés de classe, et cesseront de se représenter | |||
les hommes d'une autre classe sous les traits les plus corrompus. La | |||
classe ouvrière n'est pas la seule portion saine de là société; mais | |||
elle renferme les plus précieuses qualités de dévouement, de générosité | |||
et de solidarité; elle possède une abondante réserve de forces | |||
neuves, une élite d'hommes remarquables par leur caractère et leurs | |||
aptitudes administratives, qui se révèlent plus nombreux à mesure | |||
que les fonctions électives leur donnent l'occasion de mettre ces | |||
qualités en valeur dans les associations ouvrières et les administrations | |||
publiques. Ces hommes sont les organisateurs et les éducateurs | |||
naturels de leur classe; c'est à eux qu'il appartient, par un usage | |||
viril de leur autorité morale, d'enseigner à la classe ouvrière la pratique | |||
de ses devoirs sociaux, la contrainte sur soi-même, la persévérance | |||
dans l'accomplissement des obligations syndicales, la loyauté | |||
dans les rapports avec les employeurs, le respect des engagements | |||
librement contractés. | |||
De même encore, on peut dire que les travailleurs manuels ne constituent | |||
pas la nation tout entière, et que les problèmes qui les concernent | |||
ne sont pas les seuls intéressants pour la communauté nationale | |||
fussent-ils la masse, les salariés ne sauraient s'isoler des autres | |||
classes ni dédaigner l'opinion publique, dont la faveur n'est pas | |||
indifférente au succès de leurs revendications. Mais les questions | |||
ouvrières sont aussi les plus urgentes de l'heure présente, et nul | |||
homme de coeur, nul homme doué de quelque sens politique ne peut | |||
s'en désintéresser. S'il est vrai que l'état d'abaissement des prolétaires | |||
est pour une nation un état de barbarie, s'il est vrai que l'esprit révolutionnaire | |||
est une menace constante pour la civilisation, il n'est | |||
rien de plus essentiel pour la société moderne que le progrès des | |||
classes ouvrières; au point de vue même des intérêts matériels, il | |||
n'est rien de plus nécessaire, puisque toutes les conditions de l'accroissement | |||
des richesses, perfectionnement du machinisme, intensité | |||
et habileté du travail humain, sont étroitement liées à l'élévation | |||
des salaires et au bien-être des travailleurs. | |||
C'est dire que les entrepreneurs eux-mêmes, considérés en général, | |||
sont intéressés à ce progrès. Dans une population ouvrière préservée | |||
du surmenage, de la misère et de l'alcoolisme, les chefs d'établissement | |||
trouvent des travailleurs plus habiles et plus vigoureux, capables | |||
de conduire des machines délicates et d'atteindre le maximum | |||
de production. S'ils peuvent traiter avec des associations assez fortes | |||
pour assurer l'observation des contrats, ils entretiennent avec leurs | |||
ouvriers des rapports plus réguliers et plus sûrs; ils obtiennent la | |||
fixité des salaires, et se mettent à l'abri des grèves pendant la durée | |||
prévue par le contrat collectif. Si des dispositions légales et contractuelles, | |||
rigoureusement appliquées dans l'ensemble de l'industrie, | |||
limitent la journée de travail, interdisent le travail de nuit et prescrivent | |||
des jours de repos, ils y trouvent une protection contre | |||
l'expansion soudaine et momentanée de la production, et sont moins | |||
exposés aux crises de surproduction. Pourquoi donc redouteraientils | |||
l'accroissement de la puissance des travailleurs, s'il doit en résulter | |||
un état d'équilibre organisé où il y aura, pour eux comme pour les | |||
salariés, plus d'ordre et de sécurité? | |||
Il est vrai que le coût de production s'élève, toutes les fois que | |||
la loi ou les associations ouvrières introduisent une amélioration | |||
en faveur des salariés. Mais de même qu'en définitive un entrepreneur | |||
ne profite pas d'une baisse des salaires, parce que ses concurrents bénéficient de réductions semblables, de même il ne souffre pas d'un relèvement des salaires ou d'une diminution de la journée de | |||
travail, quand la règle est établie par la loi ou par de puissantes | |||
organisations syndicales qui peuvent l'imposer à tous; les conditions | |||
de la concurrence se trouvent alors égalisées, et les prix doivent se | |||
conformer au mouvement des frais. Si l'observation de la règle commune | |||
est rigoureusement contrôlée, soit par des inspecteurs du | |||
travail, soit par des syndicats patronaux et ouvriers suivant les | |||
cas, la concurrence déloyale des côtoyeurs qui font travailler ou | |||
acceptent de travailler à des conditions inférieures se trouve écartée. | |||
Il n'y a, pour souffrir de la situation, que les entreprises parasites, | |||
celles qui ne parviennent à subsister que par l'exploitation abusive | |||
des forces de travail; celles-là sont condamnées à succomber; c'est | |||
un mal social qui disparaît. | |||
Mais que deviennent les industries nationales, si elles ont il supporter | |||
des frais qui leur rendent la lutte impossible vis-à-vis de la | |||
concurrence étrangère? L'objection se retrouve à toute époque et | |||
en tout pays, contre toute réforme proposée en faveur de la classe | |||
ouvrière; elle est certainement grave, si l'on considère les intérêts | |||
immédiats des industries exposées à la concurrence étrangère. Mais | |||
toutes les industries d'un pays ne sont pas dans ce cas; l'industrie | |||
du bâtiment, les petites industries de l'alimentation et le commerce | |||
de détail, par exemple, n'ont rien à redouter de ce côté. D'autres | |||
branches de la production n'ont à subir la concurrence des produits | |||
étrangers que sur le marché intérieur; à celles-là, il est possible | |||
d'accorder une protection contre les pays retardataires qui menaceraient | |||
par leur concurrence les conquêtes de la classe ouvrière. | |||
L'objection ne prend toute sa force qu'à l'égard des industries d'exportation. | |||
Toutefois, l'expérience nous montre que les pays où la | |||
situation des travailleurs est la plus haute sont aussi les premiers | |||
dans la lutte industrielle; le travail y est plus productif, à cause de la | |||
vigueur des ouvriers et du développement du machinisme, de sorte | |||
que, malgré des salaires plus forts et des journées plus courtes, le | |||
coût de la main-d'oeuvre y est moins élevé qu'ailleurs. | |||
Cette observation n'a d'ailleurs qu'une valeur relative. Les hauts | |||
salaires et les courtes journées n'exercent leur effet sur la productivité | |||
du travail qu'à longue échéance, par la formation de nouvelles | |||
couches de travailleurs soumis à une meilleure hygiène et à une | |||
meilleure éducation professionnelle; il peut donc arriver qu'une | |||
hausse des salaires ou une réduction du temps de travail s'opérant | |||
d'une façon trop brusque dans un pays rompe momentanément l'équilibre au détriment de certaines industries nationales. D'un | |||
autre côté, l'avantage attaché à l'emploi d'ouvriers bien payés, | |||
incontestable dans les industries mécaniques où la perfection du | |||
machinisme assure la prééminence, cesse d'exister dans les industries a, | |||
domicile; là, les prix les plus bas, qui permettent de triompher sur les | |||
marchés extérieurs, ne peuvent être obtenus que par les pires excès | |||
d'exploitation à l'égard des travailleurs. Reste à savoir si une nation | |||
est réellement intéressée, même au point de vue purement utilitaire, | |||
à conserver des industries qui exportent le sang et la vie des hommes. | |||
Un jour viendra sans doute où les États se lasseront de cette lutte homicide, | |||
comme ils se lassent déjà des primes à l'exportation. | |||
Soit par la force de l'exemple, soit par des conventions diplomatiques, | |||
soit même par des accords entre syndicats de producteurs | |||
ou entre associations ouvrières, les limitations du travail se généraliseront, | |||
en même temps que les salaires poursuivront leur mouvement | |||
de hausse parallèle dans les différents pays industriels. La concurrence | |||
étrangère n'est pas, en définitive, un obstacle a l'ascension | |||
des classes ouvrières, parce que les mêmes causes agissent dans les | |||
pays en concurrence pour déterminer une progression simultanée. | |||
Lorsque le salariat aura subi ces transformations, l'opposition | |||
d'intérêts entre employeurs et salariés subsistera encore, comme elle | |||
existe entre producteurs et négociants, entre commerçants et consommateurs, | |||
entre tous ceux qui ont à débattre les clauses d'un | |||
marché; mais la lutte de classes, l'antagonisme haineux et violent, | |||
perdra sa raison d'être et cessera naturellement. La lutte de classes, | |||
est une révolte de la classe ouvrière contre un certain état de dépendance | |||
économique. Mais si l'on admet par présomption qu'un salaire | |||
plus élevé donnera un jour l'aisance aux travailleurs, qu'une journée | |||
de travail plus courte leur permettra d'atteindre un plus haut degré | |||
de culture, que des contrats soigneusement faits limiteront exactement | |||
la somme d'efforts à fournir pour un prix déterminé, les travailleurs | |||
se trouveront alors, comme vendeurs de travail, dans les mêmes conditions | |||
d'indépendance et d'égalité que des vendeurs de matières ou | |||
de machines. Il existera naturellement entre eux et les acheteurs une | |||
opposition d'intérêts, mais qui n'aura aucune raison de se transformer | |||
en guerre de classes; les vendeurs de travail, n'ayant pas à | |||
subir la domination des acheteurs, n'auront pas plus de motifs que | |||
les vendeurs de marchandises pour haïr les chefs d'entreprise avec | |||
lesquels ils se trouveront en relations d'affaires, surtout si les entrepreneurs, | |||
contractant avec des groupes coopératifs, se trouvent dispensés | |||
de toute surveillance; et les employeurs, de leur côté, sauront | |||
accepter les exigences des ouvriers et les hausses de salaires avec | |||
autant de sang-froid et de résignation qu'ils subissent aujourd'hui | |||
les hausses du prix de la houille ou du coton. | |||
===§ 4. L'individu dans la société.=== | |||
Le régime vers lequel nous porte l'évolution historique est un | |||
régime plus organisé que celui des débuts du capitalisme. Dans cette | |||
organisation, qui est un peu celle du présent, et qui sera vraisemblablement, | |||
dans une mesure bien plus large encore, celle de l'avenir, | |||
l'individu ne perd-il pas quelque chose de son autonomie? | |||
Question troublante, à coup sûr, dans un temps comme le nôtre, | |||
où l'individu est plus attaché que jamais à son indépendance et | |||
semble peu disposé à abdiquer ses droits. Le régime moderne se | |||
distingue justement de l'ancien par ce trait essentiel que l'individu, | |||
affranchi des liens qui l'attachaient à la terre, à la famille, à la corporation, | |||
à la caste ou à la cité, est devenu libre, mobile, capable de | |||
se déclasser, de s'élever ou de s'abaisser, dans la mêlée universelle | |||
où s'agitent confusément les éléments sociaux depuis la suppression | |||
des cadres fixes qui formaient la structure de l'ancienne société. | |||
L'individu va-t-il donc, par une nouvelle évolution, retomber sous | |||
le joug de l'État ou de la corporation? Assistons-nous à une reconstitution | |||
des corps, qui menacerait encore une fois l'indépendance | |||
individuelle conquise au prix de tant de luttes? N'y a-t-il pas, dans | |||
cette double tendance des sociétés modernes, une contradiction interne | |||
redoutable qui ne pourra se dénouer que par la ruine de l'un des | |||
deux termes, individualisme ou organisation collective? | |||
Assurément, l'ordre social qui se dessine dans le présent est bien | |||
éloigné de l'individualisme atomique qui domina longtemps en | |||
Europe, à la suite de la Révolution française et sous l'influence des | |||
philosophes de la liberté naturelle. Des associations de capitalistes, | |||
de producteurs, de consommateurs, de patrons, de salariés, assez | |||
puissantes pour limiter ou abolir la concurrence, pour imposer leurs | |||
règles à toute une profession, pour obliger les dissidents à se soumettre | |||
ou à disparaître, un tel régime est en contradiction avec la | |||
liberté du travail, des échanges et des contrats, avec la conception | |||
parcellaire et inorganique de la liberté. A plus forte raison la contrainte | |||
légale et fiscale, qui prend de nos jours une si grande extension | |||
au profit de certaines classes, est-elle en opposition avec ces | |||
principes. | |||
Mais les transformations sociales qui se sont opérées depuis le | |||
début du XIXème siècle ne permettent plus de revenir à l'individualisme | |||
de la législation révolutionnaire. Les liens d'interdépendance et de | |||
coopération sont devenus trop nombreux et trop forts, par l'effet de | |||
la civilisation moderne, pour que l'individu puisse encore aspirer à | |||
la liberté hypothétique de l'homme de la nature, ou à l'indépendance | |||
de l'homme primitif qui se suffit à lui-même. L'individualisme a | |||
changé de nature, et ne se conçoit plus autrement que fortifié par | |||
l'association. | |||
Or, il est inévitable qu'une association, quelle qu'elle soit, cherche | |||
à atteindre son plus haut degré de puissance et exerce effectivement | |||
son pouvoir pour remplir sa destination, même aux dépens de l'autonomie | |||
individuelle. L'État devra-t-il donc entreprendre la lutte | |||
contre les associations, et s'efforcer de détruire lui-même les germes | |||
les plus féconds d'une organisation des forces collectives, au nom | |||
d'un idéal suranné de dispersion et de concurrence anarchique? | |||
Faudra-t-il qu'il établisse ou qu'il conserve un appareil archaïque de | |||
répression contre les syndicats de producteurs, lors même que ces | |||
nouvelles combinaisons se présenteraient comme des formes perfectionnées | |||
de l'organisation économique, donnant aux producteurs le | |||
moyen de réduire les frais, de régler la production d'après les besoins, | |||
et d'assurer la prééminence aux industries nationales? Combattra-t-il | |||
les coopératives, alors que les consommateurs réalisent une économie | |||
et un progrès en supprimant par leurs associations des intermédiaires | |||
devenus inutiles? S'opposera-t-il aux entreprises des communes, | |||
lorsqu'elles tendent à ériger en services publics des monopoles | |||
qui intéressent la généralité de leurs habitants? Devra-t-il se mutiler | |||
lui-même, et renoncer à toute action sociale par respect pour le principe | |||
individualiste? Ce serait une politique singulièrement rétrograde | |||
que celle qui se proposerait d'étouffer toutes les manifestations | |||
de la vie collective et tous les efforts d'organisation, prémices d'un | |||
avenir meilleur; elle ne réussirait qu'à retarder un mouvement | |||
nécessaire, au grand dommage des intérêts généraux. | |||
Si les associations exercent une action légitime lorsqu'elles usent | |||
de leur force pour remplir leur fonction, on accordera que les associations | |||
ouvrières sont aussi dans leur rôle naturel, lorsqu'elles | |||
exercent leur pouvoir de fait pour réaliser leurs fins. Non sans doute | |||
qu'il puisse jamais être permis à un syndicat ouvrier de commettre | |||
des attentats et de troubler l'ordre public; aucune société régulière | |||
ne saurait tolérer le désordre et la violence, d'où qu'ils viennent. | |||
Mais on conçoit qu'une association ouvrière recoure aux moyens | |||
pacifiques qui sont à sa portée pour atteindre son but. Il est naturel | |||
qu'elle interdise de travailler pour un salaire inférieur à un taux | |||
déterminé, qu'elle cherche à imposer les conditions syndicales à | |||
tous les ouvriers de la profession, et qu'elle mette en interdit les | |||
récalcitrants, généralement inférieurs en moralité ou en capacité, | |||
qui lèsent les intérêts de leur classe en acceptant des conditions plus | |||
basses. L'individu, suivant la conception unioniste anglaise, conserve | |||
la faculté de débattre ses intérêts particuliers pour obtenir la | |||
prime due à sa supériorité; mais il n'a pas, sauf les cas de faiblesse | |||
appréciés individuellement, la faculté de compromettre le succès des | |||
efforts collectifs en allongeant la durée de son travail ou en travaillant | |||
au rabais. Si l'association est assez nombreuse et assez puissante, | |||
elle saura même contraindre les isolés à s'affilier, et ne permettra | |||
l'accès du métier qu'à cette condition; elle n'admettra pas | |||
qu'un homme se dérobe aux obligations et aux charges communes, | |||
en se réservant de recueillir le bénéfice de l'action syndicale. Aucune | |||
législation, aucune jurisprudence ne pourra jamais protéger efficacement | |||
les réfractaires contre la pression d'un syndicat comprenant | |||
déjà la grande majorité des ouvriers d'une profession. Tyrannie | |||
syndicale! dira-t-on. Faut-il donc lui préférer l'omnipotence patronale | |||
? Et si la contrainte des coalitions ouvrières est nécessaire au | |||
succès de leurs efforts, préférerait-on le régime de l'indépendance | |||
individuelle et du contrat individuel, qui laisse le patron maître de | |||
fixer le salaire à son gré sous la pesée de la concurrence? | |||
Un régime de grandes associations organisées, si favorable soit-il | |||
aux intérêts de l'ensemble, ne va donc pas sans sacrifices pour | |||
l'individu. Mais en quoi l'individu, qui subit aujourd'hui la loi de | |||
la majorité dans l'ordre politique, trouverait-il plus pénible de se | |||
soumettre à la même loi dans l'ordre de ses intérêts professionnels? | |||
La règle commune établie dans une profession par la loi ou par les | |||
syndicats supprime, il est vrai, la faculté individuelle de travailler ou | |||
de faire travailler à des conditions inférieures; mais c'est en vue de | |||
sauver l'individu lui-même de la dépression qui résulterait d'un état | |||
de concurrence anarchique; la réglementation a pour but de protéger | |||
le développement individuel, elle constitue la véritable garantie de | |||
l'individu. Enveloppé dans les grandes masses des unions permanentes, | |||
l'individu se trouve sans doute moins indépendant dans son | |||
activité économique, moins maître de ses destinées; mais il y gagne | |||
aussi d'être mieux soutenu et plus sûr de l'avenir. S'il perd quelque | |||
chose de son autonomie, c'est seulement dans le cercle de sa vie économique | |||
quant à ses conquêtes essentielles, quant aux libertés qui | |||
lui sont aussi précieuses aujourd'hui qu'au premier jour, liberté de | |||
mouvement, de pensée, de parole, liberté de citoyen, elles lui restent | |||
intactes, ou ne subissent d'atteintes que pour des causes absolument | |||
étrangères au mouvement d'organisation économique. | |||
Si toutefois l'individu se trouvait menacé dans ses intérêts légitimes | |||
et dans ses libertés essentielles par la puissance tyrannique | |||
des associations, il appartiendrait à l'État, organe du droit et gardien | |||
de l'équilibre social, de le protéger contre ce nouveau danger. | |||
Si le monopole des trusts et des cartels devenait vexatoire pour le | |||
public, l'État serait fatalement amené à intervenir comme il est déjà | |||
intervenu dans l'industrie des chemins de fer, soit pour imposer a ces | |||
dangereuses combinaisons une certaine publicité de leurs opérations | |||
et un contrôle administratif, soit pour limiter leurs prix par des tarifs, | |||
soit même pour les absorber. Le jour où il deviendrait nécessaire de | |||
combattre la puissance de l'aristocratie industrielle et financière, la | |||
démocratie, quelles que soient les immenses ressources de ses adversaires, | |||
ne saurait être longtemps trompée ni finalement vaincue. | |||
Si les associations professionnelles, devenues prépondérantes, | |||
usaient de leur pouvoir pour persécuter des individus ou les exclure | |||
du métier à raison de leurs opinions ou de leurs croyances, en | |||
dehors de tout motif d'intérêt professionnel et par simple malveillance | |||
à l'égard des personnes, il deviendrait nécessaire d'instituer | |||
des garanties contre ces abus. Des associations assez fortes pour | |||
imposer une réglementation générale ou une suspension de travail | |||
dans toute une profession prennent en quelque sorte le caractère | |||
d'institutions publiques, surtout si elles sont investies de certains | |||
pouvoirs par des lois d'organisation professionnelle; elles ne sauraient | |||
être affranchies de tout contrôle. | |||
Dans les pays où les communes s'emparent de multiples entreprises | |||
industrielles, il parait également nécessaire d'établir des règles générales d'exploitation qui protègent le public contre les malversations | |||
et les tyrannies locales. Une législation prévoyante peut ainsi obliger | |||
les villes à instituer pour leurs entreprises une administration indépendante | |||
et un budget distinct sur le modèle des exploitations privées il est possible de réserver aux municipalités une part légitime | |||
d'influence dans la gestion des entreprises municipales (comme dans | |||
celle des établissements hospitaliers), sans laisser ces services à leur | |||
entière discrétion, exposés à tous les contre-coups des vicissitudes | |||
électorales. | |||
Enfin l'État, dans ses propres exploitations industrielles, doit | |||
donner des garanties contre lui-même. II faut savoir écouter sans | |||
parti-pris les individualistes, dont les répugnances à l'égard des | |||
entreprises publiques ne sont que trop souvent justifiées par les faits; | |||
leur position n'est jamais si forte que lorsqu'ils dénoncent les périls | |||
du socialisme d'État. On peut le reconnaître en toute sincérité, | |||
bien que les adversaires du socialisme abusent souvent des comparaisons | |||
avec l'industrie privée pour accabler les exploitations publiques. | |||
Si l'État se substituait aux particuliers dans la direction des | |||
petites et des moyennes entreprises, il en résulterait évidemment | |||
une énorme déperdition d'énergie; mais, en dehors peut-être de | |||
quelques esprits rectilignes, dépourvus d'influence sur la marche | |||
des événements et des idées, qui donc aujourd'hui songe à cette | |||
socialisation intégrale manifestement impossible? L'exploitation par | |||
l'État ne peut s'appliquer qu'à de très grandes industries, qui sont | |||
entre les mains de sociétés anonymes quand elles ne sont pas dans | |||
les siennes; c'est donc à la gestion administrative des grandes compagnies | |||
qu'il faut comparer celle de l'État. | |||
Or on doit reconnaître, en dehors de tout esprit de système, que | |||
la gestion des entreprises publiques comporte trop aisément un | |||
fâcheux parasitisme fonctionnaires et ouvriers conservés inutilement | |||
après que leur emploi a perdu sa raison d'être, travail relâché | |||
et peu productif, commandes faites sans besoin réel dans le but de | |||
favoriser certaines branches de la production nationale, etc. Elle | |||
offre aussi des inconvénients particuliers au point de vue financier; | |||
les recettes, versées dans le budget de l'État, ne sont pas suffisamment | |||
appliquées aux besoins propres de l'exploitation qui les a fournies, | |||
de sorte que l'amortissement du capital est presque toujours | |||
complètement négligé, et les dépenses industrielles les plus essentielles, | |||
celles mêmes qui sont nécessaires à l'extension du service et | |||
à l'accroissement des produits, restent parfois en souffrance. | |||
L'administration des grandes compagnies est-elle supérieure? | |||
Celle d'une compagnie prospère ne connaît pas, il est vrai, ces faiblesses | |||
financières. Mais toute société anonyme souffre aussi du | |||
parasitisme, du népotisme des administrateurs, du gaspillage et de la | |||
lourdeur bureaucratique, d'autant plus sensiblement qu'elle est plus | |||
vaste. Et si les économistes voulaient bien faire le procès des | |||
grandes compagnies de transport et d'industrie, et constituer un | |||
dossier des abus qu'elles commettent vis-à-vis du public en y apportant | |||
la même perspicacité, la même rigueur et le même entrain qu'à | |||
leur critique des exploitations d'État, il est probable que l'administration des compagnies n'y résisterait pas mieux que celle de l'État. | |||
Les défauts se révéleraient à peu près les mêmes, parce qu'ils tiennent | |||
aux imperfections et aux erreurs des hommes appelés à diriger ces | |||
grands mécanismes impersonnels; et si, par certains côtés, la gestion | |||
de l'État se montre inférieure en vertu de sa constitution | |||
propre, du moins reste-t-elle plus préoccupée de servir l'intérêt public. | |||
Ce n'est donc pas dans ces faiblesses, inhérentes à toute grande | |||
entreprise, que se trouve le véritable vice du socialisme d'État il est | |||
plutôt dans le danger couru par la liberté. Plus les exploitations | |||
publiques deviennent nombreuses et importantes, plus s'accroît le | |||
nombre des fonctionnaires, des salariés, des fournisseurs, des | |||
clients de tout ordre qui tombent sous la dépendance immédiate ou | |||
indirecte des autorités publiques. Quel que soit le système politique, | |||
un tel régime de centralisation économique menace la liberté individuelle | |||
autant que les libertés publiques. Si le pouvoir tombe entre | |||
les mains d'un parti intolérant qui dispose des emplois, des tarifs et | |||
des contraintes pour favoriser sa clientèle politique et pour satisfaire | |||
ses rancunes, il ne reste aucun refuge l'individu contre l'arbitraire. | |||
Le mal est d'autant plus redoutable, que les masses populaires ont | |||
rarement le respect de la pensée individuelle et la notion des droits | |||
de la minorité; ces sentiments supposent un certain affinement moral | |||
et intellectuel, qui manque peut-être encore à nos démocraties. Le | |||
socialisme d'État, s'il n'accepte pas des freins nécessaires, peut | |||
rendre inhabitable aux dissidents le pays le plus intelligent et le plus policé. | |||
Aussi n'est-il pas de garanties plus nécessaires pour l'individu | |||
que celles qui doivent entourer la gestion par l'État des exploitations | |||
industrielles. C'est ici qu'il convient d'appliquer la distinction, chere aux | |||
collectivistes, entre le gouvernement des hommes et l'administration | |||
des choses, en séparant nettement du gouvernement politique | |||
l'administration des entreprises publiques. L'essentiel est que | |||
ces services soient exploités dans l'intérêt du public, et que les | |||
recettes nettes, après un prélèvement régulier pour l'amortissement | |||
du capital et l'extension de l'entreprise, profitent à la collectivité. | |||
Quant à la gestion, il est de l'intérêt général qu'elle appartienne à | |||
des autorités indépendantes, soustraites aux influences politiques, | |||
disposant d'un budget autonome comme celui des exploitations | |||
privées; il peut même paraître avantageux qu'elle soit déléguée à | |||
une société fermière, administrant le service pour le compte de l'État | |||
sous son contrôle, et recevant à titre de rétribution une part déterminée | |||
des bénéfices. | |||
On ne peut se dissimuler les difficultés du problème de la liberté | |||
dans une société qui tend à s'organiser; la liberté ne peut être sauvegardée | |||
que par un système compliqué de contrepoids, qui ménage | |||
les droits de l'individu sans entraver le développement légitime et | |||
bienfaisant des collectivités. Les esprits simplistes proclameront | |||
immédiatement la conciliation impossible; ils perdent de vue que la | |||
constitution sociale se complique nécessairement avec la marche de | |||
la civilisation. Les pouvoirs politiques sont devenus plus complexes | |||
depuis la chute des monarchies absolues; nos systèmes de gouvernement, | |||
fondés sur la séparation des pouvoirs et sur la conciliation | |||
de principes opposés, fonctionnent cependant depuis un siècle et | |||
plus, malgré leur complication et parfois leur incohérence. De | |||
même, l'équilibre économique résulte, dans les sociétés progressives, | |||
d'une série de compromis renouvelés à mesure que les situations se | |||
modifient. L'équilibre n'est pas impossible à maintenir entre l'individu | |||
et la collectivité. Aujourd'hui, demain surtout, c'est l'individu | |||
qui risque d'être sacrifié. Il n'est pas inutile d'insister sur la nécessité | |||
de lui ménager sa part. | |||
===§ 5. La démocratie dans l'ordre économique.=== | |||
On ne saurait faire trop de réserves lorsqu'on s'efforce de déchiffrer | |||
l'avenir à travers les données du présent; même à la suite d'une | |||
longue investigation, l'induction qui semblait la plus prudente peut | |||
n'être qu'une vaine aventure et se trouver démentie par les faits | |||
ultérieurs. | |||
C'est ainsi que les prévisions hasardées dans cette étude ont été | |||
établies par généralisation et prolongement de certains phénomènes | |||
observés dans les pays les plus progressifs. Mais toutes les nations ne | |||
sont pas appelées, sans doute, à suivre la même voie; les conditions | |||
de climat, de territoire, de race, de formation historique sont trop | |||
différentes, même dans les pays de civilisation occidentale, pour que | |||
la marche de leur évolution soit exactement semblable. Aujourd'hui | |||
même, les États-Unis, qui sont le pays d'élection des trusts, ne | |||
paraissent pas un terrain favorable à la coopération; l'association | |||
agricole, si prospère en Allemagne, ne s'implante pas en Angleterre; | |||
le socialisme municipal, si avancé dans ce dernier pays, existe à | |||
peine en France et en Belgique. Ces exemples pourraient être multipliés; | |||
ils nous prouvent que la constitution économique de la société | |||
future, ne s'élaborant pas partout de la même manière, peut se trouver, dans certaines régions, privées de certains organes dont l'évolution est plus lente ou même ne s’accomplira pas. | |||
Il faut aussi compter, en tout pays, avec les causes possibles d'arrêt ou de régression : recrudescence de l’esprit d’agression et de conquête, prédominance de l’esprit révolutionnaire sur l’esprit d’organisation, haines de races et haines de classes, conflits en matière religieuses détournant l’attention des problèmes économiques et absorbant les activités, réformes maladroites et précipitées atteignant la production dans ses sources, ruinant les finances publiques, provoquant une réaction dans les milieux de petite bourgeoisie jusque dans la classe populaire, etc. | |||
Enfin la marche du développement historique, telle que nous pouvons l’apercevoir, peut être profondément troublée par l’intervention de facteurs imprévus ou a peine entrevus. La science transformera encore les manières d’utiliser l'énergie naturelle dans l'industrie ; elle bouleversera peut-être les modes de transports et les moyens de communiquer la pensée ; elle est capable de révolutionner l’agriculture et de multiplier les moyens d’alimentation dans une proportion inespérée. Dès aujourd’hui, nous soupçonnons l’importance de la transmission de la force à grande distance ; nous devançons par la pensée l’époque où toutes les contrées habitables du globe seront soumises à une exploitation agricole et industrielle intensive ; mais nous nous représentons difficilement le mouvement de la production et de la circulation dans ce monde agrandi, et les répercussions de tout genre que ces progrès de la science et de la richesse pourront avoir sur l'état de l’homme en société. Par le fait de ces transformations, les problèmes qui absorbent aujourd’hui notre attention peuvent se trouver déplacés , altérés, transportés en dehors du domaine de nos provisions actuelles. | |||
Toutefois, il ne parait pas vraisemblable que des éléments nouveaux puissent intervertir, ni même retarder longtemps l'évolution parallèle ou successive des peuples civilisés vers un état de capitalisme, d'organisation collective et de démocratie, dans lequel les classes ouvrières grandiront en puissance, en richesse et en culture. | |||
Propriété individuelle et salariat y subsisteront encore. Nul ne peut prétendre que ce sont là des institutions éternelles et, à vrai dire, une telle affirmation serait démentie par l’histoire de toutes les institutions humaines. Déjà nous pouvons prévoir que le domaine de la propriété collective s'étendra, et que la propriété individuelle, sous la pression de certaines forces telles que les lois d'impôts et les lois de protection ouvrière, perdra elle-même sa qualité de droit | |||
absolu en subissant l'alliage du droit collectif; nous pouvons prévoir | |||
aussi que le salariat se modifiera par l'émancipation progressive des | |||
classes ouvrières. Mais l'observation la plus attentive des faits contemporains | |||
ne nous permet pas actuellement de présager une transformation | |||
générale de la propriété individuelle en propriété collective, | |||
ni une métamorphose du mode de la production et des échanges. | |||
Ouvriers inconscients des destinées de notre race, nous n'avons | |||
pas le droit de soulever plus avant le voile qui recouvre l'avenir | |||
sans être infidèles à la méthode de l'induction historique; tout le | |||
reste n'est qu'hypothèse dénuée de preuve expérimentale, et par | |||
conséquent de valeur scientifique. | |||
L'objectif présenté ici paraîtra sans doute trop médiocre aux uns, | |||
et trop avancé aux autres. Mais les événements ne se dirigent pas au | |||
gré d'un parti; ils sont la résultante de forces multiples agissant en | |||
sens contraire, et le cours de l'histoire, dans les pays de civilisation | |||
progressive, est un perpétuel compromis entre la force de la tradition | |||
conservatrice et celle de l'innovation rationaliste. | |||
L'état social que nous essayons d'apercevoir ne sera certes pas | |||
une apothéose après laquelle il ne resterait qu'à tirer le rideau; | |||
l'humanité ne connaîtra sans doute jamais cette étape définitive, | |||
l'état stationnaire dans le bonheur universel. Est-ce une raison pour | |||
renoncer au culte de l'idéal? La perte serait incalculable. C'est la | |||
vision d'une cité idéale de justice qui entretient chez les militants | |||
du parti révolutionnaire l'ardeur et la passion de la lutte; c'est elle | |||
qui soutient les plus humbles pendant les misères de la grève, et qui | |||
inspire les plus grands dévouements. Là se trouve la source la plus | |||
féconde des énergies; si elle venait à tarir, c'en serait fait du développement | |||
de la classe ouvrière, qui dépend avant tout de ses propres | |||
efforts. Mais pourquoi cette ardeur s'éteindrait-elle chez les travailleurs, | |||
le jour où leur esprit formé par l'expérience apercevrait l'idéal | |||
collectiviste comme une chimère, et apprendrait à mesurer ses espérances | |||
sur les réalités? N'est-ce pas déjà l'état d'esprit d'un grand | |||
nombre de travailleurs, de membres dirigeants des syndicats, des | |||
coopératives et des mutualités, et cette pleine connaissance des conditions | |||
positives de l'évolution exclut-elle chez eux l'activité et le | |||
dévouement aux intérêts de leur classe? Non, la conscience des réalités | |||
ne ralentit pas leur élan, parce qu'ils savent que le but réel du | |||
mouvement, l'amélioration progressive du salariat par la force des | |||
organisations ouvrières, est en lui-même un idéal digne d'être | |||
atteint, qui vaut l'effort et le sacrifice. | |||
A l'inverse, on peut comprendre l'inquiétude des esprits modérés et conservateurs devant les transformations si rapide de la constitution sociale, devant les agitations du monde moderne, les déplacements d'influence, les sentiments nouveaux des classes populaires. | |||
Le contraste est immense, en effet, entre le tourbillon confus des sociétés modernes et la stabilité hiérarchique de l'ancienne société. | |||
Il y a là un passage dangereux, où l'homme risque de perdre ses qualités d'autrefois sans acquérir celles que réclame son adaptation au nouvel état social. Mais « toute société recèle des forces latentes dont l'observateur n'a pas la mesure, des puissances de réaction contre le mal qui s'amassent sous des apparences de langueur, des germes nouveaux où dorment des forces inconnues ». Des vertus nouvelles naissent spontanément, en réaction contre les dangers qui menacent la nouvelle organisation sociale; la société possède ses moyens de défense comme un organisme. | |||
La société de l'avenir sera plus largement démocratique que la notre, parce qu'il est inévitable que la démocratie dans l'ordre politique engendre la démocratie dans l'ordre économique. Sachons donc accepter cette évolution nécessaire. C'est avoir l'inintelligence de son temps, c'est faire de la méthode historique un usage incomplet et par conséquent abusif, que de s'isoler dans un culte chagrin de la tradition et de la coutume des ancêtres; c'est manquer de sens historique que de renier tout le mouvement de son siècle en maudissant la souveraineté du nombre, les tendances à l'égalité et les « faux dogmes de 89 », malgré qu'ils aient acquis droit de cité dans l'histoire; c'est aussi faillir à la loi d'amour de l'Evangile que de fermer son coeur aux aspirations de la multitude vers une vie plus haute et un développement plus large de la personne humaine. | |||
Le passé a eu ses vertus et ses vices, comme le présent a les siens. L'orgueil de race, l'esprit de caste, la violence des passions égoïstes chez ceux qui détenaient la toute-puissance , la barbarie des peines, l'esprit d'intrigue, les faveurs iniques et la corruption des cours, n'avaient rien de plus nobles que l'envie populaire, l'esprit de secte, l'ambition intrigante et la corruption dans la démocratie; le sentiment de l'honneur féodal, les vertus patriarcales chez les maîtres et les serviteurs, n'avaient pas une valeur plus grande que le sentiment de l'indépendance et de la dignité personnelle, la pitié fraternelle, le dévouement à la science, l'activité généreuse dépensée au service de la cause populaire. La démocratie a ses faiblesses, parce | |||
qu'elle est humaine, mais elle a aussi sa grandeur. Il faut l'accueillir | |||
sans arrière-pensée et sans crainte; il faut l'aimer et la saluer avec | |||
joie, parce que c'est elle qui, dans un état de haute civilisation, | |||
multiplie le mieux les valeurs individuelles et réalise la plus grande | |||
somme de bonheur pour le plus grand nombre. |
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