Différences entre les versions de « Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Deuxième partie : Les faits. L’évolution économique - Livre IV : Les inductions tirées des faits »

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des faibles par les forts qui laisse un si grand nombre dans les basfonds
des faibles par les forts qui laisse un si grand nombre dans les basfonds
et la misère, sont les décrets d'une bienfaisance immense et
et la misère, sont les décrets d'une bienfaisance immense et
prévoyante.
prévoyante".


Les questions sociales ne s'imposent pas seulement à l'attention
Les questions sociales ne s'imposent pas seulement à l'attention
de tous par leur caractère moral; ceux-là même qui se tiennent
de tous par leur caractère moral; ceux-là même qui se tiennent
volontiers au-dessus des considérations de sentiment ne peuvent
volontiers au-dessus des considérations de sentiment ne peuvent
rester indiSérents à ce fait, que le vice et la misère entretiennent
rester indifférents à ce fait, que le vice et la misère entretiennent
dans les centres de civilisation un foyer de contagion physique et
dans les centres de civilisation un foyer de contagion physique et
morale et un danger permanent pour la paix publique. Adéfaut de
morale et un danger permanent pour la paix publique. A défaut de
fraternité, !a crainte des incidences serait sufusante pour secouer
fraternité, !a crainte des incidences serait suffisante pour secouer
les natures les plus inertes, et leur inspirer quelque doute sur la
les natures les plus inertes, et leur inspirer quelque doute sur la
philosophie optimiste de la misère.
philosophie optimiste de la misère.
Une connaissance plus exacte des lois de relation concourt donc
Une connaissance plus exacte des lois de relation concourt donc
avec les plus purs sentiments de pitié et d'amour pour déterminer
avec les plus purs sentiments de pitié et d'amour pour déterminer
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que par des réformes d'une portée générale tendant à combattre le
que par des réformes d'une portée générale tendant à combattre le
mal dans ses causes.
mal dans ses causes.
C'est l'indice d'un progrès moral certain que cet affinement de la
C'est l'indice d'un progrès moral certain que cet affinement de la
conscience publique et ce souci croissant des questions sociales. Le
conscience publique et ce souci croissant des questions sociales. Le
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même de sa pensée, il les doit à la civilisation qui l'entoure, à la
même de sa pensée, il les doit à la civilisation qui l'entoure, à la
longue série des générations qui l'ont précédé, aux institutions
longue série des générations qui l'ont précédé, aux institutions
t. H. Spencer, L'individu contre trad. Gerschell, S" éd., p. 100, Atean,
sociales qui lui assurent ses possessions, au travail de ses prédécesseurs
i90i, in-12.
LE SENS DE L'ÉVOLUTION ET LA POLITIQUE SOCIALE 3SS
s_o· ciales qui lui assuren1t ses possessions, au travail de ses prédécesseurs
et de ses contemporains. Quant à lui, il n'a concouru que pour
et de ses contemporains. Quant à lui, il n'a concouru que pour
une part infinitésimale à l'oeuvre de civilisation dont il jouit; qu'il
une part infinitésimale à l'oeuvre de civilisation dont il jouit; qu'il
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exécuter ses contrats en payant strictement les services qui lui sont
exécuter ses contrats en payant strictement les services qui lui sont
rendus.
rendus.
Il faut se pénétrer de ces sentiments, pour supporter sans peine
Il faut se pénétrer de ces sentiments, pour supporter sans peine
les inévitables sacrifices qu'entraîne toute politique de réforme sociale.
les inévitables sacrifices qu'entraîne toute politique de réforme sociale.
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injuste déchéance qui brise les énergies et corrompt une partie de
injuste déchéance qui brise les énergies et corrompt une partie de
l'organisme social.
l'organisme social.
Il y a donc un idéal, celui du développement de la personnalité
Il y a donc un idéal, celui du développement de la personnalité
pour tous, qui a grandi dans la conscience populaire en même temps
pour tous, qui a grandi dans la conscience populaire en même temps
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procès social, et par conséquent conforme aux lois du développement
procès social, et par conséquent conforme aux lois du développement
historique.
historique.
Mais il ne suffit pas de soumettre à l'épreuve de la méthode historique
Mais il ne suffit pas de soumettre à l'épreuve de la méthode historique
cette conception générale d'un idéal démocratique. La vision
cette conception générale d'un idéal démocratique. La vision
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aux réformes possibles, et écarte de sa politique tout objectif
aux réformes possibles, et écarte de sa politique tout objectif
purement idéaliste qui serait dépourvu de portée pratique.
purement idéaliste qui serait dépourvu de portée pratique.
C'est sur ce point essentiel que se marque la différence des méthodes.
C'est sur ce point essentiel que se marque la différence des méthodes.
Le réaliste ne dira pas, comme le philosophe enfermé dans son rêve
Le réaliste ne dira pas, comme le philosophe enfermé dans son rêve
intérieur L'inégalité étant un mal, il faut supprimer les titres de
intérieur : l'inégalité étant un mal, il faut supprimer les titres de
propriété qui la consacrent. Ces applications ingénues de la méthode
propriété qui la consacrent. Ces applications ingénues de la méthode
déductive opérant sur des postulats d'ordre moral lui apparaissent
déductive opérant sur des postulats d'ordre moral lui apparaissent
3S6 LES SYSTEMES SOCIALISTES ET L'ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE
comme des anachronismes, dans le siècle des connaissances positives
comme des anachronismes, dans le siècle des connaissances positives
et de l'esprit critique. Il n'attaquera pas une institution, s'il.
et de l'esprit critique. Il n'attaquera pas une institution, s'il
n'aperçoit pas autre part que dans ses désirs les indices des formes
n'aperçoit pas autre part que dans ses désirs les indices des formes
nouvelles qui doivent remplacer les anciennes. Au lieu d'exposer
nouvelles qui doivent remplacer les anciennes. Au lieu d'exposer
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réforme, même partielle et de modeste apparence comme la limitation
réforme, même partielle et de modeste apparence comme la limitation
légale de la journée de travail, ne peut s'introduire sans une longue
légale de la journée de travail, ne peut s'introduire sans une longue
préparation et d'infinis ménagements; il jugera ainsi par expériencede
préparation et d'infinis ménagements; il jugera ainsi par expérience de
la valeur des grands projets qui tendent à transformer la société
la valeur des grands projets qui tendent à transformer la société
de fond en comble.
de fond en comble.
Nul doute que le droit à l'existence ne soit un des postulats les plus
Nul doute que le droit à l'existence ne soit un des postulats les plus
impérieux de la justice sociale. Aussi les écrits socialistes les plus
impérieux de la justice sociale. Aussi les écrits socialistes les plus
récents proclament-ils le droit à l'existence comme le principe essentiel
récents proclament-ils le droit à l'existence comme le principe essentiel
du socialisme « à base juridique »; encore enveloppée sous cette ·
du socialisme « à base juridique »; encore enveloppée sous cette
forme doctorale, la grande et pure idée de justice rayonne de nouveau
forme doctorale, la grande et pure idée de justice rayonne de nouveau
dans la pensée socialiste, si longtemps opprimée par le matérialisme
dans la pensée socialiste, si longtemps opprimée par le matérialisme
marxiste. Mais à quel terme aboutissent, les constructions savantes
marxiste. Mais à quel terme aboutissent, les constructions savantes
et les développements logiques du nouvel idéalisme « juridique ))? A
et les développements logiques du nouvel idéalisme « juridique ? A
un système communiste dans lequel chaque commune se transforme
un système communiste dans lequel chaque commune se transforme
en maison de force; c'est là, paraît-il, l'idéal des temps nouveaux.
en maison de force; c'est là, paraît-il, l'idéal des temps nouveaux.
Le possibiliste, aussi pénétré que quiconque de la nécessité du droit
Le possibiliste, aussi pénétré que quiconque de la nécessité du droit
à l'existence, cherchera de son côté à le garantir; mais il restera dans
à l'existence, cherchera de son côté à le garantir; mais il restera dans
les cadres de la société présente; ses moyens pratiques seront, parexemple,
les cadres de la société présente; ses moyens pratiques seront, par exemple,
l'assurance obligatoire contre les risques de la vie ouvrière,
l'assurance obligatoire contre les risques de la vie ouvrière,
la protection légale des travailleurs contre les excès du régime
la protection légale des travailleurs contre les excès du régime
industriel, la généralisation de l'assistance pour les incapables.
industriel, la généralisation de l'assistance pour les incapables.
Telle est la différence des procédés. Le logicien construit pour 1ebonheur
 
Telle est la différence des procédés. Le logicien construit pour le bonheur
de l'humanité une cité lointaine. Le réformiste cherche à
de l'humanité une cité lointaine. Le réformiste cherche à
combattre immédiatement le mal social par les moyens les plus efficaces.
combattre immédiatement le mal social par les moyens les plus efficaces.
Au lieu de se cantonner dans un idéalisme stérile de couvent.
Au lieu de se cantonner dans un idéalisme stérile de couvent.
ou d'internat, il ouvre son esprit au monde extérieur et se mêle à la.
ou d'internat, il ouvre son esprit au monde extérieur et se mêle à la
vie, moins soucieux de faire grand que de faire vivant, exposant son
vie, moins soucieux de faire grand que de faire vivant, exposant son
rêve au contact de la réalité, sans cesser d'entretenir au fond de son
rêve au contact de la réalité, sans cesser d'entretenir au fond de son
âme le culte de l'idéal et la foi invincible dans le progrès.
âme le culte de l'idéal et la foi invincible dans le progrès.
Pourquoi, en effet, désespérerait-on de l'avenir, alors que le passé
Pourquoi, en effet, désespérerait-on de l'avenir, alors que le passé
nous offre déjà tant d'exemples de progrès accomplis dans la situaLE
nous offre déjà tant d'exemples de progrès accomplis dans la situation des classes laborieuses depuis l'introduction du machinisme et
SENS DE L'ÉVOLUTION ET LA POLITIQUE SOCIALE 357
tion des classes laborieuses depuis l'introduction du machinisme et
les premiers âges de la grande production? Que l'on se reporte à cette
les premiers âges de la grande production? Que l'on se reporte à cette
sombre époque de chômage et de misère, que l'on repasse les enquêtes
sombre époque de chômage et de misère, que l'on repasse les enquêtes
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il convient de les analyser, pour apprécier ce que l'on peut en
il convient de les analyser, pour apprécier ce que l'on peut en
attendre encore dans l'avenir.
attendre encore dans l'avenir.
===§ 2. Le progrès des classes ouvrières; institutions patronales,organisations ouvrières, action législative.===
Trois facteurs interviennent aujourd'hui pour améliorer les conditions
de la vie ouvrière : les patrons et autres personnes agissant
par esprit de bienfaisance ou de solidarité, les diverses organisations
ouvrières, et les pouvoirs publics. De ces trois forces, qui opèrent
par des voies différentes, considérons d'abord l'action patronale.
Tandis que les démocrates chrétiens, partant du principe que tout
homme a droit à la vie, se montrent aussi audacieux dans leurs programmes
et dans leurs actes que les solidaristes et les réformistes
de la socialdémocratie, aussi favorables à la puissance des associations
ouvrières, à l'institution de conseils professionnels investis d'un
mandat public, à la protection légale des travailleurs et aux assurances
ouvrières obligatoires, d'autres catholiques, également préoccupés
des questions sociales, restent attachés à l'individualisme par
esprit de tradition. Dans les milieux conservateurs, on ne compte,
pour élever la situation des classes ouvrières, ni sur l'État, que l'on
considère comme un mécanisme brutal aux mains d'un parti, ni
même sur les syndicats ouvriers, que l'on accuse d'être actuellement
des instruments de guerre sociale et de tyrannie vis-à-vis des travailleurs
eux-mêmes; on ne compte que sur la libre initiative des
patrons et des hommes d'oeuvres agissant sous l'inspiration du sentiment
religieux ou par esprit de philanthropie. On estime donc que
ce sont les institutions sorties de cette initiative, caisses de secours
et de retraites, crèches, économats, logements à bon marché, oeuvres
d'épargne et d'assistance, qui peuvent le mieux, par leur inuuence
morale ou matérielle, faire régner la paix sociale ou au moins
atténuer les antagonismes de classes.
Effectivement, de grands efforts ont été faits dans ce sens ; la bienfaisance privée a multiplié ses établissements, et certaines entreprises
industrielles ont créé des oeuvres considérables en faveur de leurs
ouvriers. Toutefois, si l'on considère le véritable but à atteindre, le
relèvement des classes ouvrières au point de vue de leur bien-être, de
leur culture et de leur dignité, il est difficile de ne pas avoir le sentiment
que ces moyens sont insuffisants, et que parfois même les
efforts sont dirigés à faux.
Les oeuvres privées, en dehors des institutions patronales, sont
pour la plupart des oeuvres d'assistance, qui ont certes leur grand
mérite et leur utilité comme palliatifs de la misère, mais qui ne fournissent
pas une solution aux questions ouvrières proprement dites.
Quant à celles qui ont un caractère plus large, comme les sociétés
anonymes pour les habitations ouvrières, les sociétés antialcooliques
et quelques autres, elles ont un champ d'action généralement
restreint.
De leur côté, les institutions patronales ne sont et ne peuvent être
qu'une exception. L'attention publique se fixe sur celles qui sont
fondées par les grandes compagnies de chemins de fer et de mines,
par quelques autres établissements importants et quelques patrons
généreux; mais, dans la masse des entreprises industrielles, agricoles
et commerciales, ces oeuvres disséminées restent une quantité relativement
insignifiante. Les lois impitoyables de la concurrence ne permettent
pas à la plupart des patrons, même aux meilleurs et aux
plus humains, d'entretenir des oeuvres coûteuses au profit de leur
personnel.
Cette insuffisance n'est pas la seule. Tout en rendant hommage
aux intentions de ceux qui pratiquent le patronage par esprit de
de devoir, on peut reconnaître que jamais un secours tombé d'en
haut, à titre de charité ou de patronage, n'aura une véritable vertu
éducatrice; jamais les ouvriers ne s'attacheront à d'autres oeuvres
qu'à celles qu'ils auront créées eux-mêmes; celles-là seules feront leur
orgueil, inspireront les dévouements, éveilleront en eux les plus
hauts sentiments de la nature humaine.
En maintes circonstances où les industriels se sont imposé de
lourds sacrifices, les résultats, il faut bien le dire, n'ont pas été
encourageants. Sans nier que les institutions patronales aient contribué,
dans certaines régions où les populations ouvrières ont gardé
d'anciennes moeurs, à maintenir des relations pacifiques et de nature
patriarcale entre employeurs et employés, il semble au contraire que
chez des populations plus avancées, plus émancipées, le patronat,
malgré ses sacrifices pécuniaires, n'a su récolter que la défiance ou
la haine.
C'est que l'oeuvre patronale implique toujours plus ou moins une
idée de protection et de tutelle; tutelle insupportable, lors même
qu'elle est discrète, pour des ouvriers jaloux de leur indépendance et
naturellement ombrageux. Qu'est-ce donc, lorsque la tutelle s'exerce
pesamment, sous forme de pression politique ou religieuse, avec des
procédés intolérables d'inquisition et de domination?  C'est alors la
soumission hypocrite chez les uns, la colère et l'hostilité sourde chez
les autres, jusqu'à ce qu'un jour la révolte éclate, furieuse, imprévue,
inexplicable pour tous ceux qui, les yeux fixés sur la façade, ne
savent attribuer l'effondrement de tant d'efforts qu'à la prédication
des meneurs contre le bon patron, sans remonter aux causes réelles
qui ont lentement préparé les esprits à se soulever au premier souffle
d'une parole ardente.
On peut s'affliger de la ruine des anciennes moeurs; mais c'est un
fait sur lequel il faut désormais régler sa conduite, un fait de même
nature que la disparition de la famille patriarcale, la chute de l'influence
politique de l'aristocratie et de ses pouvoirs d'administration
locale, et, d'une manière générale, la décadence du principe d'autorité
dans la famille et la société. Au même titre, la conception patriarcale
du patronat bienveillant et protecteur tend de plus en plus à
s'enfoncer dans le passé; le mouvement du monde moderne, avec les
sentiments nouveaux qu'il engendre dans la classe ouvrière, nous en
éloigne tous les jours davantage.
Aussi voit-on les oeuvres patronales reculer progressivement
devant les institutions créées par les associations ouvrières et devant
l'action législative; les économats font place aux coopératives, les
habitations ouvrières sont édifiées par des sociétés coopératives de
construction, le service des secours et des retraites passe aux
mains des mutualités et de l'État, la réglementation du travail est
l'oeuvre de la loi, les règlements d'ateliers sont contrôlés par l'État,
le placement est entrepris par les syndicats, les Bourses du travail et
les offices municipaux, etc.
Devant ce phénomène prolongé, universel, inéluctable, convient-il
de se consumer en regrets et de répéter constamment les mêmes formules,
en se lamentant sur la décadence, l'esprit du mal et le
malheur des temps? Ce découragement sied-il à des hommes d'action, qui veulent remplir leur devoir social et n'hésitent que sur la
voie à suivre? Non, il faut en prendre son parti, et agir différemment
suivant les circonstances. Vis-a-vis d'une population ouvrière
dont les idées et les sentiments ont conservé leur nature primitive,
des oeuvres inspirées par le « paternalisme » peuvent être bienfaisantes;
encore la politique la plus sage et la plus prévoyante est-elle
de former des hommes, et d'encourager la pratique des institutions
libres, coopératives et mutualités. Mais dans des milieux moralement
transformés, il faut renouveler soi-même une conception vieillie
du rôle patronal.
Ce n'est pas que le patron, comprenant les nécessités de son
temps, doive se borner, dans ses rapports avec ses ouvriers, au rôle
purement commercial d'acheteur de la main-d'oeuvre. Bien loin de
là, le patron moderne peut parfaitement se concilier l'estime de ses
ouvriers, et même davantage, si, tout en maintenant la discipline à
l'atelier discipline qui s'imposerait aussi bien dans l'atelier coopératif
ou collectiviste que dans l'atelier capitaliste, si donc il traite
ses ouvriers non pas en inférieurs et en protégés, mais en hommes
ayant des droits égaux aux siens. Il s'agit de reconnaître aux
ouvriers leurs droits d'hommes libres, non seulement dans la pratique
de leur vie privée, dans le domaine de leur conscience et dans
l'exercice de leurs droits politiques, mais même à l'atelier, en tant
qu'ils se présentent pour conclure le contrat de travail et pour en
faire observer les clauses.
Quelle sera donc, pour préciser, la conduite que tiendra le patron
moderne, s'il veut sincèrement remplir son devoir social vis-à-vis de
ses ouvriers? Avant toute chose, il leur donnera un juste salaire,
au moins conforme au taux courant du métier dans la région, et
suffisant à l'entretien de la vie d'après les habitudes du milieu; de
même, il leur garantira des conditions de travail normales, une
durée de travail ne dépassant pas la durée en usage, et contrôlera
soigneusement l'hygiène et la sécurité dans son établissement. Il
reconnaîtra franchement, sincèrement et sans arrière-pensée le syndicat
ouvrier, n'exclura personne de ses ateliers pour affiliation au
syndicat ou participation active à la gestion syndicale, et n'encouragera
jamais la délation ou la félonie. S'il a devant lui une association
ouvrière sérieuse, il négociera les clauses du contrat de travail
avec ses représentants, dans un esprit de large conciliation et de
loyauté. Il respectera chez ses ouvriers le sentiment très intense de
leur indépendance, et saura les traiter avec ces égards auxquels l'ouvrier,
l'ouvrier français surtout, est si particulièrement sensible.
Tout cela n'est en somme que l'observation de la légalité et de la
simple équité.
Veut-il faire plus, a-t-il le désir et les moyens d'être un patron
modèle? Il perfectionnera l'hygiène des ateliers suivant les derniers
progrès de la science et de la technique industrielle; il se préoccupera
du bien-être des travailleurs en atténuant le bruit, la trépidation,
la poussière, la chaleur ou rhumidité, en répandant la lumière,
en installant des vestiaires, fourneaux et salles de bains. Il aura
même quelque souci de l'esthétique, et ne se croira pas ridicule s'il
bannit tout ce qui fait la laideur, la tristesse et la vulgarité des
choses, s'il recherche tout ce qui peut réconforter l'esprit et bannir
l'impression d'une corvée rebutante.
Croit-il enfin que des institutions en faveur des ouvriers peuvent
rendre de réels services ? Il consacrera sans réserve son activité aux
oeuvres destinées à l'enfance. Quant aux institutions qui concernent
les adultes, il en laissera l'initiative et la direction aux ouvriers
eux-mêmes, sachant par expérience que ceux-ci n'y prendront intérêt
qu'à la condition d'en faire leur chose. Il se bornera donc à favoriser
de la façon la plus discrète celles qui peuvent développer chez les
ouvriers l'habitude des gestions économiques, et fortifier en eux le
sentiment de la dignité personnelle. Rôle délicat, qui exige non seulement
beaucoup de tact, mais surtout un grand désintéressement,
l'absence de toute pensée d'orgueil et de domination, de toute idée
d'un droit acquis à la reconnaissance des hommes. « Prêtez sans
rien espérer »; c'est encore la voie la plus sûre pour gagner les
coeurs.
L'action ouvrière est un facteur de progrès autrement énergique
que l'assistance patronale. Le mouvement d'organisation ouvrière,
qui est d'origine toute récente, nous frappe moins encore par ses
résultats actuels que par sa rapidité dans les dernières années. A ce
signe, il parait susceptible de se propager en tout sens, et de modifier
profondément l'état des relations sociales.
Nous nous sommes expliqués déjà sur l'avenir de la coopération;
selon toute vraisemblance, la coopération de production restera toujours
cantonnée dans un domaine assez restreint, sans sortir jamais
franchement du type capitaliste, tandis que la coopération de consommation
est appelée à des destinées plus vastes, dans le domaine
de la production comme dans celui de la circulation. Il est permis,
sans être utopiste, d'entrevoir une société dans laquelle de vastes
groupements coopératifs se procureront dans leurs propres fabriques
les produits industriels nécessaires à la consommation de leurs
membres, et passeront des marchés pour la fourniture des produits
agricoles avec de grandes fédérations coopératives de vente réunissant
la masse des agriculteurs.
Les syndicats ouvriers ont aussi l'avenir devant eux. Si le mouvement
syndical en France paraît aujourd'hui stérilisé par l'esprit
révolutionnaire, on voit ailleurs les syndicats s'inspirer de
l'exemple des unions anglaises. Aucun indice n'est plus fécond, à
cet égard, que leur tendance à élever le taux des cotisations dans
le but de distribuer régulièrement des secours de chômage, et de
maladie. Par cette pratique, ils sauront attirer et retenir une masse
toujours plus considérable de la population ouvrière. Puissants par
le nombre de leurs adhérents et l'étendue de leurs ressources financières,
ils pourront établir d'une façon générale le régime du contrat
collectif, et faire respecter de tous les membres de la profession les
tarifs et conditions librement débattus avec les syndicats patronaux.
Ils seront, avec les bureaux municipaux, les seuls offices de placement,
et veilleront dans ce service à l'observation des conditions
syndicales. Ils pourront faire des marchés à forfait avec les entrepreneurs
pour l'exécution de certains travaux et la fourniture de la
main-d'oeuvre. Ils contrôleront d'une façon efficace l'application des
lois sur la réglementation du travail, figureront dans les conseils
professionnels et participeront à la gestion des caisses publiques
d'assurances. Lorsque les associations ouvrières seront parvenues à
cet état de force et de maturité, et qu'elles trouveront en face d'elles
des organisations patronales également fortes, il est à penser qu'un
état de paix relative s'établira, dans le monde de l'industrie, par
l'équilibre des forces collectives organisées.
Mais le Self-Help a des effets limités, et l'action de la loi est indispensable
dans bien des cas où celle de l'association libre est insuffisante.
La contrainte légale, bien qu'elle n'ait certainement pas la
vertu efficace du bien réalisé volontairement, a paru nécessaire dans
tous les pays industriels pour protéger les salariés contre certains
abus. Malgré la croissance des associations ouvrières, on peut prévoir
que la législation protectrice des travailleurs progressera
encore, qu'elle multipliera ses exigences et les étendra à de nouvelles
catégories d'intéressés. Au reste, ces lois de protection ne sont peutêtre
que des béquilles provisoires, dont on saura se passer le jour où
les réformes bienfaisantes qu'elles auront introduites seront entrées
définitivement dans les moeurs. Quant aux assurances ouvrières,
elles se généraliseront infailliblement; leur extension ne trouve
aujourd'hui de sérieux obstacle que dans le défaut d'élasticité des
budgets publics; mais le mouvement d'opinion qui se produit en
faveur des retraites ouvrières prendra un jour assez de force pour
faire accepter les charges de la réforme, peut-être même pour contraindre
les gouvernements à réduire leurs énormes dépenses militaires.
La protection légale est surtout nécessaire à l'égard de ceux que leur
faiblesse naturelle, leur ignorance, leur dispersion, leur état de misère
rendent incapables de se défendre eux-mêmes enfants, femmes,
travailleurs à domicile. Les Parlements ont le devoir de songer a
ceux-là mêmes qui ne disposent pas de la puissance électorale. Le
problème est particulièrement délicat pour les ouvriers à domicile, à
cause des difficultés de l'inspection dans les très petits ateliers et du
respect dû au domicile familial. Toutefois, il est difficile de penser
que l'opinion publique, mieux éclairée sur les conditions du travail
en chambre, supportera indéfiniment les abus désignés sous le nom
de ''Sweating system'', et les dangers qui en résultent pour la santé
publique. Soit que l'on prescrive des mesures destinées à faciliter le
contrôle, soit que l'on impose aux employeurs et aux propriétaires
des locaux de travail la responsabilité des prescriptions sur l'hygiène,
l'âge d'admission et la durée du travail, soit que l'on encourage la
coopération parmi les ouvriers à domicile, soit que l'on recoure à
d'autres mesures plus radicales telles que le minimum de salaire,
sur lesquelles l'expérience n'a pas encore permis de se prononcer
définitivement, il paraît probable que l'autorité publique jugera à
propos d'intervenir un jour pour protéger les ouvriers à domicile
contre l'exploitation dont ils sont victimes, en confiant à des organes
professionnels le soin d'adapter les réglementations à la variété des,
situations particulières.
A l'égard des ouvriers capables d'organisation, l'intervention
législative devient moins nécessaire à mesure que les associations
prennent plus de force. Néanmoins, en Angleterre même, la méthode
législative est encore préférée et pratiquée, toutes les fois qu'il paraît
utile d'établir une règle uniforme qui ne soit pas à la merci des fluctuations
de l'offre et de la demande.
Indépendamment de la réglementation du travail et des assurances
sociales, le législateur peut encore contribuer à l'élévation de
la classe ouvrière en favorisant le développement syndical.
Le syndicat obligatoire, il est vrai, rencontre beaucoup d'adversaires,
qui lui reprochent avec raison de rassembler par contrainte
les éléments les plus disparates ou les plus hostiles, et de noyer les
individualités énergiques dans la masse des faibles et des indifférents.
Mais la critique ne porte pas contre une organisation légale
des professions qui laisserait intact le droit de former des groupements
libres au sein de chaque profession.
Certaines réserves s'imposent aussi en matière d'arbitrage obligatoire.
Bien que l'institution paraisse fonctionner d'une façon
satisfaisante en Nouvelle-Zélande et en Australie, l'expérience n'a
encore qu'une valeur toute relative. Non qu'il faille rejeter a priori
tout enseignement qui nous vient des antipodes; quoique la grande
industrie ne soit pas développée en Australie, les rapports du capital
et du travail y présentent à peu près les mêmes caractères que dans
les autres pays de race blanche. Mais les décisions des cours arbitrales
ont été jusqu'ici favorables aux ouvriers; elles ont établi dans
diverses professions, notamment dans celles où s'exerce le sweating
system, un minimum de salaires que les travailleurs auraient été
incapables d'obtenir par eux-mêmes; il n'était pas très difficile d'en
assurer l'observation de la part des employeurs. Si des circonstances
criti obligeaient un jour les tribunaux d'arbitrage a réduire les
salaires sur la demande des patrons, il est douteux que leurs sentences
pussent être exécutées aussi facilement.
C'est là l'écueil de tout système d'arbitrage obligatoire. La classe
ouvrière est-elle dépourvue d'organisation sérieuse? Les décisions
arbitrales défavorables aux prétentions des travailleurs sont privées
de toute sanction efficace. Les associations ouvrières sont-elles au
contraire fortement organisées, remplissent-elles les conditions d'une
responsabilité effective? L'arbitrage obligatoire devient pour ainsi
dire inutile, parce que des associations patronales et ouvrières solidement
constituées savent pratiquer le régime du contrat collectif;
elles respectent d'elles-mêmes les conventions arrêtées, ou les décisions
d'arbitres volontairement désignés.
Au reste, on observe partout une vive répugnance des ouvriers et
des patrons à se lier les mains vis-à-vis d'un arbitre, même librement
choisi; aucune des deux parties n'est disposée à se déssaisir, au
profit d'un tiers, du droit d'arrêter les termes du contrat qui doit
l'obliger pour l'avenir. L'arbitrage obligatoire paraîtrait donc aussi
tyrannique aux uns qu'aux autres. De toute manière, il serait sans
force éducative, et ne pourrait convenir, comme le libre contrat
collectif, à une classe ouvrière pleinement émancipée.
Ce n'est donc pas, en général, par l'arbitrage obligatoire que
l'État peut fournir un appui efficace aux salariés. Mais une législation
qui permet aux unions patronales et ouvrières de se constituer
librement, d'acquérir un patrimoine, d'organiser des oeuvres et services
multiples, de conclure entre elles des contrats collectifs susceptiples
d'une exécution judiciaire ; une législation qui trace équitablement
aux unions ouvrières la limite de leurs droits et de leurs
responsabilités, qui met leur patrimoine à l'abri de l'arbitraire malveillant
des tribunaux, et qui les autorise à user des moyens sans
lesquels elles ne peuvent faire observer les règles communes du
métier, tout en les rendant responsables des dommages qu'elles
causent par des actes illégaux; une législation qui organise les
diverses professions en les dotant de conseils élus par les syndicats
patronaux et ouvriers, et qui investit ces conseils de certains pouvoirs
concernant les assurances ouvrières, la réglementation du
travail, la conciliation et l'arbitrage, etc.; une pareille législation
est en harmonie avec l'évolution naturelle; c'est un instrument
souple qui favorise le mouvement de concentration et d'organisation
collective sans le violenter.
===§ 3. L'avenir du salariat.===
Telles sont les voies par lesquelles le prolétariat peut s'élever progressivement.
Il faut qu'il réalise ses conquêtes successives par
l'effort de sa volonté réfléchie, avec l'appui des pouvoirs publics, et
qu'il poursuive sans cesse son éducation économique et intellectuelle
pour avoir le moyen et le droit d'atteindre des destinées plus
hautes.
Dans ces destinées du prolétariat, les révolutionnaires n'aperçoivent
qu'un but suprême à atteindre, l'abolition du salariat. Mais
quelle distance entre leur rêve et la réalité! Le régime vers lequel
nous porte le mouvement historique, loin d'exclure le salariat,
suppose au contraire son extension. Ce n'est pas seulement le capitalisme
qui, par la concentration des entreprises, accroît le nombre
des salariés; le développement de la coopération, du socialisme
d'État et du socialisme municipal produit exactement le même effet,
puisque les personnes au service des sociétés de consommation et
des exploitations publiques n'ont d'autre qualité que celle de salariés.
En réalité, le socialisme d'État, s'il devenait intégral, généraliserait
le salariat au point d'en faire le régime universel.
Les institutions mêmes qui semblaient devoir limiter ou tempérer
le salariat n'ont pas justifié les espérances qu'elles avaient fait naître
à leurs débuts; la coopération de production est restée stationnaire,
et la participation aux bénéfices a fait moins de progrès encore. La
participation contractuelle, la seule qui n'ait pas le caractère d'une
gratification à titre de bienfaisance, rencontre des obstacles aussi
bien du côté des ouvriers que des patrons. Sans influence sérieuse
sur la production dans les établissements à personnel nombreux, elle
met le chef d'entreprise dans l'obligation de livrer le secret de ses
affaires; et si, d'autre part, elle entraîne une réduction du salaire
forfaitaire au-dessous du taux courant, elle soumet le salarié à des,
risques qu'il n'est généralement pas disposé à subir. Aussi la participation
aux bénéfices est-elle restée une très rare exception; le
nombre des maisons qui l'ont introduite, évalué à 230 ou 300 pour
le monde entier en 1889, semble avoir diminué depuis cette époque.
Le salariat pur et simple ne recule donc ni devant la coopération de
production, ni devant la participation aux bénéfices. Il s'étend à des
couches plus nombreuses, à mesure que les exploitations s'agrandissent
et que les populations agricoles se détachent de la terre.
Mais le salariat n'implique par lui-même ni subordination personnelle,
ni infériorité sociale. Encore une fois, la qualité de prolétaire
n'est pas attachée au fait de louer ses services à temps pour une
rétribution en argent; elle résulte de l'insuffisance du salaire, de
l'instabilité de la position, et de la dépendance dans laquelle le
salarié se trouve placé, par le fait de ces circonstances, vis-à-vis de
ceux qui disposent des emplois. La condition d'un comptable, d'un
ouvrier spécialiste, d'un ingénieur, d'un fonctionnaire, d'un salarié
quelconque stable et bien payé, n'est pas moins avantageuse ni
moins réellement indépendante que celle d'un entrepreneur de la
même catégorie sociale. Or le salariat peut devenir, pour la plupart
des travailleurs manuels, un état aussi satisfaisant; il n'existe
aucune raison a priori de penser le contraire, et les progrès déjà
accomplis sous nos yeux autorisent toutes les espérances. Pour que
le salariat cesse d'engendrer le prolétariat, il faut et il suffit qu'il
subisse certaines modifications, profondes il est vrai, et difficiles à
réaliser, mais dont aucune ne parait au-dessus des forces humaines,
ni en dehors des conditions normales de l'évolution économique.
Avant tout, le salaire doit être plus élevé. Sur le continent européen,
le salaire de la plupart des travailleurs manuels est insuffisant;
lors même qu'il est affecté tout entier aux besoins essentiels de
la vie, il est trop faible encore pour procurer le bien-être, pour couvrir
les charges de famille et les risques d'incapacité de travail. Le
salaire des ouvriers agricoles est resté particulièrement bas, et celui
des travailleurs à domicile est misérable.
Néanmoins, des progrès appréciables ont été déjà réalisés. Dans
tous les pays civilisés, le taux général des salaires a haussé pendant
la seconde moitié du XIXème siècle, tandis que le prix des choses nécessaires
à l'existence s'est élevé moins vite, ou même a diminué à partir
de 1880. D'après les études statistiques de M. Bowley, la hausse des
salaires en argent, depuis 1850, a été plus forte en France et aux
États-Unis qu'en Angleterre. Mais, depuis cette époque, le coût de la
vie a augmenté d'environ 20 p. 100 en France; il est resté à peu près
stationnaire aux États-Unis; il a beaucoup diminué en Angleterre.
Aussi M. Bowley, tenant compte des variations du pouvoir de l'argent,
estime-t-il que le salaire réel, dans ces trois pays, a haussé, pendant
cette période, dans une même proportion de 80 à 90 p. 100. Si le taux
des salaires reste assez inégal chez les différents peuples, le mouvement de hausse proportionnelle n'est cependant pas sensiblement
différent; il se constate aussi en Belgique, en Allemagne, en Italie,
dans tous les pays prospères, et particulièrement chez les peuples
qui accomplissent leur transformation économique.
La cause générale de ce phénomène est évidemment l'accroissement
de la productivité du travail par le fait des progrès techniques.
S'il était nécessaire de confirmer ce point de vue, on montrerait facilement
que le taux des salaires est d'autant plus élevé dans un pays
que les instruments de la production y sont plus perfectionnés; on
pourrait d'ailleurs aussi bien démontrer que l'élévation des salaires
provoque à son tour les perfectionnements du machinisme. De l'accroissement
de la production, les classes ouvrières tirent un double
avantage une hausse de leur salaire en argent, et une diminution
du coût de l'existence. Ces deux tendances ne sont nullement contradictoires
si les entrepreneurs parviennent, par des améliorations
techniques, à multiplier les produits en réduisant le coût de l'unité,
il leur est possible d'accorder des augmentations de salaires tout en
diminuant le prix de la marchandise. C'est donc à la fois par la
hausse du salaire et par l'abaissement du prix de la vie que les travailleurs
peuvent avoir leur part du progrès matériel. Et, en fait,
c'est bien ainsi que les choses se sont passées; grâce à une augmentation
régulière du salaire depuis 50 ans, grâce à une diminution
générale des prix depuis 30 ans, le bien-être s'est accru dans les
classes ouvrières, sans d'ailleurs que cet accroissement ait été proportionnel
à celui de la production.
L'accroissement de la production par le progrès scientifique, qui a
rendu possible la hausse générale des salaires au XIXème siècle, ne
suffit cependant pas à l'expliquer. S'il existait, en effet, une loi
naturelle limitant le salaire au minimum strictement indispensable
à l'entretien de la vie physiologique, si le salaire, en d'autres termes,
n'offrait quelque résistance que par la mortalité de la population
ouvrière, l'accroissement de la production, en réduisant le prix des
choses nécessaires à la vie, n'aurait eu d'autre effet pour les travailleurs
que d'abaisser leur salaire en argent. Il est vrai que les théoriciens
de la loi d'airain ne lui ont jamais donné cette rigueur, et
qu'ils ont toujours admis l'influence des habitudes du milieu sur la
détermination du salaire minimum; mais leur formule est alors si
contingente, elle fait une place si importante à l'action effective des
exigences de la classe ouvrière, qu'elle perd toute signification rigoureuse et tout caractère de contrainte; le cercle d'airain se desserre -comme un ruban élastique.
Là se trouve, en effet, la vérité. Si le salaire s'est élevé en même
temps que la productivité du travail, c'est qu'il possède une force de
résistance et d'expansion qui ne dépend pas seulement de la diminution
de la population ouvrière; c'est qu'il puise cette force dans la
volonté des travailleurs coalisés. En l'absence d'une solide organisation
ouvrière, le salaire est bien la partie la plus compressible des
frais de production, celle que la concurrence peut abaisser jusqu'au
point où la misère réduit effectivement l'offre de la main-d'oeuvre;
mais, par l'effort combiné des travailleurs, le salaire peut devenir au
contraire un élément extensible des frais, et même un élément irréductible
résistant à une baisse du prix du produit.
Beaucoup d'économistes traitent d'hérésie la prétention émise par les unions ouvrières anglaises, de maintenir en tout état de cause un certain minimum de salaire correspondant à l'étalon de vie habituel; cette théorie du ''living wage'', d'après laquelle l'industrie doit en toute circonstance, nourrir ses hommes et assurer à ceux qu'elle emploie un minimum d'existence, leur parait se heurter à des lois
naturelles inéluctables. Pour eux, les volontés humaines les mieux
trempées, les plus unies, les plus tendues par l'excès du désespoir,
doivent se briser devant la loi implacable qui soumet les salaires aux
variations des prix du produit.
Mais cette vue théorique, inspirée, il est vrai, par l'observation de
certains faits concluants en apparence, ne représente cependant
qu'un côté du problème complexe de la valeur. En formulant avec
cette précision la subordination du salaire, on oublie que si le prix de vente exerce une influence incontestable sur le prix de revient,
celui-ci, à son tour, agit par ses variations sur le prix du produit;
dans le conflit perpétuel des éléments en concurrence, la force décide
de la victoire.
Parmi les frais de production, il en est qui, à raison des circonstances,
n'ont aucune force interne de résistance, et qui suivent docilement
les mouvements des prix du produit; c'est le cas, généralement,
pour le fermage aux époques de renouvellement du bail, pour
l'intérêt du capital immobilisé, et même, dans une certaine mesure,
pour le prix de la matière première quand elle n'a qu'un seul débouché.
D'autres, au contraire, sont irréductibles soit qu'ils puisent leur
force dans la loi, comme les impôts; soit qu'ils trouvent des points
d'appui extérieurs et des débouchés en dehors de l'industrie en souffrance,
comme les frais d'assurances, les taxes de transport, les loyers des magasins de vente au détail et l'intérêt des capitaux circulants.
Ces frais sont intangibles, et l'industrie qui ne peut les payer est
impuissante à les réduire; elle doit restreindre elle-même sa production,
jusqu'à ce que les prix soient remontés au niveau nécessaire
pour les couvrir; ces sortes de frais, au lieu d'être déterminés par le
prix de vente, contribuent au contraire à le déterminer.
Or, les éléments du coût de production qui possèdent ce privilège
ne forment pas une catégorie invariable et fermée; tel élément, qui
s'impose à un taux irréductible dans certains cas, cesse sa résistance
dans d'autres, et inversement; c'est une question de force subordonnée
aux circonstances. Les salaires peuvent eux-mêmes, par la
puissance de la loi ou des organisations ouvrières, avoir une force
suffisante pour s'imposer à un taux minimum comme le loyer de
l'argent ou les impôts, et pour forcer la production à se restreindre
lorsque les prix sont trop bas. Si les unions ouvrières sont capables
de soutenir leurs chômeurs et d'exercer leur influence sur l'ensemble
des ouvriers de la profession, elles préféreront cette politique de
résistance à celle des concessions illimitées; elles aimeront mieux
aggraver le chômage par leur fermeté, et appauvrir en conséquence
leurs caisses de secours, que de consentir à des abaissements qui pourraient
se consolider comme dans les industries à domicile. En Angleterre,
depuis la constitution de trade-unions puissantes, les salaires,
au lieu de tomber comme jadis, se maintiennent relativement
stables dans les périodes de dépression industrielle, sans que le
chômage soit devenu plus intense dans les mêmes périodes
Il n'y a donc aucune raison théorique pour considérer les salaires
comme destinés fatalement à subir le contre-coup des plus extrêmes
fluctuations des prix. Et de fait, dans le dernier demi-siècle qui
s'est écoulé, si les salaires ont été réduits pendant les périodes de
crise, la baisse ne leur a pas fait perdre tout le terrain gagné; les
reculs momentanés n'ont été que des oscillations dans un mouvement
général de hausse.
Ce mouvement est destiné à se prolonger et à grandir encore,
parce que ses causes agiront dans l'avenir avec une force grandissante.
Les découvertes de la science et la diffusion des connaissances
techniques ne cesseront d'accroître la productivité du travail dans
l'agriculture et dans l'industrie; les conditions resteront donc favorables
à la hausse générale des salaires, sauf dans quelques industries
où la main-d'oeuvre pourra se trouver momentanément atteinte
par de brusques transformations du machinisme. En outre, les
associations ouvrières, selon toute vraisemblance, se fortifieront par
l'accroissement de leurs membres et de leurs ressources, par le perfectionnement
de leurs méthodes et la centralisation de leur direction.
Les salariés seront donc mieux armés dans l'avenir que par le
passé; ils sauront mieux profiter de l'essor de la production pour
élargir leur part dans la richesse sociale.
Mais, ici encore, le théoricien pessimiste intervient pour jeter sa
note découragée. Qu'importe la hausse générale des salaires? Quelle
amélioration peut-elle procurer aux classes ouvrières, si elle doit
entraîner, par l'augmentation des prix de revient, une hausse générale
des prix et un accroissement équivalent des charges de la vie
pour les travailleurs?
Rien de tel cependant, ni en théorie ni en fait. En admettant
même que la hausse des salaires se répercute exactement sur les prix
des marchandises, il ne peut pas arriver que les prix haussent dans
la même proportion que les salaires; car les prix ne se composent
pas seulement des salaires; ils renferment d'autres éléments constitutifs,
l'intérêt, le revenu foncier, le profit, qui ont plutôt une tendance
à baisser. Si, par exemple, le prix d'une marchandise contient
3 francs de salaires et 3 francs de revenus capitalistes, et si le salaire
vient à doubler, le prix ne doublera pas, mais passera de 6 à 9 francs.
Or, il n'est pas indifférent à l'ouvrier de recevoir 6 francs au lieu
de 3, alors même que le produit devrait coûter désormais 9 francs
au lieu de 6; sa part proportionnelle dans le produit s'élève de la
moitié aux deux tiers. Tandis que la hausse générale des salaires profite exclusivement à la classe ouvrière, la hausse des prix qui peut
en résulter ne pèse pas sur elle seule, et ne l'atteint en aucune façon
quand il s'agit d'objets qui n'entrent pas dans sa consommation
ordinaire.
Cette dissertation, théorique est d'ailleurs dénuée d'intérêt, parce
qu'elle suppose, à côté du salaire croissant, des frais qui restent
invariables. Or, en fait, les progrès de la production et des transports
ont tellement réduit les frais, même pour les produits agricoles, que
dans tous les États qui n'ont pas à supporter des charges exceptionnelles,
le coût de l'existence a plutôt diminué depuis trente ans,
malgré la hausse générale des salaires. A part le logement dans les grandes villes, la viande, le lait et quelques produits moins importants,
tous les objets de consommation populaire, tous les articles
fabriqués de qualité commune sont aujourd'hui moins chers qu'en
1870, et le seront moins encore dans l'avenir.
Pour que le salariat perde son caractère oppressif, il ne suffit pas
que le travail soit mieux rétribué; il faut aussi qu'il soit moins
pénible, moins absorbant et moins dangereux. A cet égard encore,
les améliorations réalisées depuis une cinquantaine d'années nous
font présager celles qui seront obtenues à l'avenir.
Dans la grande industrie, les journées de 13 à 15 heures ont fait
place aux journées de 10 heures, et même à des durées plus courtes
en Angleterre et en Australie, grâce aux exigences des lois de fabrique
et des unions ouvrières. L'hygiène industrielle a été notablement
améliorée, sur l'initiative des chefs d'industrie ou par l'effet des
prescriptions légales. Or la loi, les associations ouvrières, l'action
patronale elle-même, sont des forces qui continueront à agir dans le
même sens avec une énergie croissante.
Il faut encore, pour que le contrat de travail ne conserve aucune
trace des anciens rapports de sujétion, que les termes en soient parfaitement
définis, et que le mode, la qualité et la durée des prestations
à fournir par lé travailleur soient nettement déterminés. A
cette condition, le salarié n'est plus un serviteur à la discrétion de
celui qui loue ses services; c'est un homme libre, qui a vendu une
quantité de travail bien délimitée. Le contrat de travail tend certainement
à prendre ce caractère de précision dans les pays où il est
conclu par les associations ouvrières le contrat collectif fait perdre
au louage de services son caractère irritant, surtout lorsqu'il est
conclu par des groupes de travailleurs qui s'engagent à exécuter certains
ouvrages pour un prix déterminé.
Reste enfin, pour les salariés, à conquérir le bien le plus précieux
et le plus essentiel, la sécurité de l'avenir. A cet égard, la loi leur
est déjà venue en aide, en posant de nouveaux principes sur la
responsabilité des accidents de travail et, dans certains pays, en
instituant l'assurance obligatoire pour la maladie, l'invalidité et la
vieillesse; en matière d'assurances ouvrières, la législation a été particulièrement
féconde dans ces dernières années; elle le sera plus
encore à l'avenir. Il faut observer aussi que le salaire, s'il devient
plus élevé, permettra mieux l'épargne au travailleur, et le garantira
davantage contre les risques auxquels il reste exposé.
Mais il n'y a de véritable sécurité pour l'ouvrier que s'il peut
compter sur la stabilité de son emploi. Nous rencontrons ici l'obstacle
qui s'oppose incessamment aux efforts de la classe ouvrière, le mal
dont elle souffre le plus dans notre organisation économique: le
chômage. Nul problème plus douloureux et plus pressant, nul non
plus qui échappe davantage à la volonté humaine; devant ce
vice inhérent au régime de la concurrence, il semble jusqu'ici que
la civilisation moderne reste impuissante. Et pourtant, sur ce
point même, divers symptômes permettent d'espérer un état
meilleur.
Les crises générales, qui provoquent les chômages en masse les
plus difficiles à secourir, semblent devoir s'atténuer. Quant aux chômages
partiels, qui paraissent inévitables, ils peuvent cependant
devenir moins intenses et moins fréquents. Le service du placement
se perfectionne dans les offices municipaux et les Bourses du travail,
qui se fédèrent pour organiser un service de renseignements centralisé,
tandis que les syndicats facilitent les déplacements par des
secours de route. D'autre part, les coalitions de producteurs, les associations
ouvrières et les lois limitant la durée du travail agissent
simultanément pour régulariser l'allure de la production, même dans
les industries soumises aux variations de la mode. En temps normal
et vis-à-vis d'un nombre restreint de chômeurs, des unions ouvrières
fortement constituées comme en Angleterre sont capables de fournir
des secours importants. Nous pouvons espérer que le remède se trouvera
un jour dans une organisation généralisée de l'assurance ou de
l'assistance contre le chômage, entreprise par les syndicats ouvriers
avec l'aide des pouvoirs publics, ou par des corporations professionnelles
de patrons et d'ouvriers, légalement organisées et rendues responsables
des irrégularités de l'industrie vis-à-vis du personnel
salarié de la profession. Quant à la masse flottante des incapables,
des faibles et des infirmes qui sont en chômage chronique, elle reste
nécessairement en dehors des organisations professionnelles et ne
relève que de l'assistance mais ce n'est pas elle qui pèse sur le salaire
des ouvriers valides et laborieux.
Le chômage et le ''sweaty system'' dans les industries à domicile,
voilà les deux grandes plaies des sociétés modernes. Sont-ce les
seules? La situation des travailleurs, loin de s'améliorer, ne tend-elle
pas encore à empirer par l'émigration des ouvriers agricoles et
des très petits propriétaires ruraux vers les villes et les centres
industriels? On ne peut nier que ce soit là un symptôme de malaise
pour le prolétariat agricole. Toutefois, il ne faudrait pas l'interpréter
sous des couleurs trop sombres. Si les travailleurs agricoles émigrent
vers les villes, c'est sans doute qu'ils y trouvent des salaires plus
élevés, et, à tout prendre, des conditions meilleures, non seulement
dans l'industrie, mais aussi dans les petits emplois des chemins de
fer, des administrations et du commerce. Par le fait de cette émigration,
les ouvriers qui restent attachés à l'agriculture se trouvent
eux-mêmes dans une situation plus favorable. Le mouvement peut
se prolonger, mais non pas indéfiniment; il correspond à un état
transitoire de la transformation économique d'un pays; il marque
l'étape douloureuse par laquelle doit passer le prolétariat pour s'agglomérer
en masses puissantes et s'affranchir des servitudes économiques
qui pèsent encore sur lui.
Le salariat peut donc devenir un état dans lequel le travailleur et
l'employé trouveront plus de bien-être, d'indépendance et de sécurité.
Bien que ces vues d'avenir se basent sur l'expérience de certains
résultats déjà obtenus dans les pays les plus avancés, peut-être
paraîtront-elles empreintes d'un optimisme excessif. Mais il ne faut
pas oublier qu'une certaine dose d'optimisme est nécessaire dans les
choses humaines, parce que l'optimisme est par lui-même une force
qui tend à réaliser ses fins. On ne veut pas dire que l'élévation des
classes ouvrières s'accomplira mécaniquement; elle ne se fera pas
sans efforts et sans luttes; il y faut l'action persévérante des salariés
étroitement unis dans leur volonté de s'émanciper eux-mêmes; il y
faut aussi le concours de la puissance publique et de tous les hommes
de bonne volonté. Mais cette tâche n'est pas impossible; l'oeuvre du
relèvement des travailleurs ne rencontre pas d'obstacle infranchissable
dans les lois naturelles du monde économique, et se trouve au
contraire en harmonie avec l'ensemble du procès historique des
sociétés modernes.
Ce but, on l'atteindra d'autant mieux que les hommes sauront
renoncer à leurs préjugés de classe, et cesseront de se représenter
les hommes d'une autre classe sous les traits les plus corrompus. La
classe ouvrière n'est pas la seule portion saine de là société; mais
elle renferme les plus précieuses qualités de dévouement, de générosité
et de solidarité; elle possède une abondante réserve de forces
neuves, une élite d'hommes remarquables par leur caractère et leurs
aptitudes administratives, qui se révèlent plus nombreux à mesure
que les fonctions électives leur donnent l'occasion de mettre ces
qualités en valeur dans les associations ouvrières et les administrations
publiques. Ces hommes sont les organisateurs et les éducateurs
naturels de leur classe; c'est à eux qu'il appartient, par un usage
viril de leur autorité morale, d'enseigner à la classe ouvrière la pratique
de ses devoirs sociaux, la contrainte sur soi-même, la persévérance
dans l'accomplissement des obligations syndicales, la loyauté
dans les rapports avec les employeurs, le respect des engagements
librement contractés.
De même encore, on peut dire que les travailleurs manuels ne constituent
pas la nation tout entière, et que les problèmes qui les concernent
ne sont pas les seuls intéressants pour la communauté nationale
fussent-ils la masse, les salariés ne sauraient s'isoler des autres
classes ni dédaigner l'opinion publique, dont la faveur n'est pas
indifférente au succès de leurs revendications. Mais les questions
ouvrières sont aussi les plus urgentes de l'heure présente, et nul
homme de coeur, nul homme doué de quelque sens politique ne peut
s'en désintéresser. S'il est vrai que l'état d'abaissement des prolétaires
est pour une nation un état de barbarie, s'il est vrai que l'esprit révolutionnaire
est une menace constante pour la civilisation, il n'est
rien de plus essentiel pour la société moderne que le progrès des
classes ouvrières; au point de vue même des intérêts matériels, il
n'est rien de plus nécessaire, puisque toutes les conditions de l'accroissement
des richesses, perfectionnement du machinisme, intensité
et habileté du travail humain, sont étroitement liées à l'élévation
des salaires et au bien-être des travailleurs.
C'est dire que les entrepreneurs eux-mêmes, considérés en général,
sont intéressés à ce progrès. Dans une population ouvrière préservée
du surmenage, de la misère et de l'alcoolisme, les chefs d'établissement
trouvent des travailleurs plus habiles et plus vigoureux, capables
de conduire des machines délicates et d'atteindre le maximum
de production. S'ils peuvent traiter avec des associations assez fortes
pour assurer l'observation des contrats, ils entretiennent avec leurs
ouvriers des rapports plus réguliers et plus sûrs; ils obtiennent la
fixité des salaires, et se mettent à l'abri des grèves pendant la durée
prévue par le contrat collectif. Si des dispositions légales et contractuelles,
rigoureusement appliquées dans l'ensemble de l'industrie,
limitent la journée de travail, interdisent le travail de nuit et prescrivent
des jours de repos, ils y trouvent une protection contre
l'expansion soudaine et momentanée de la production, et sont moins
exposés aux crises de surproduction. Pourquoi donc redouteraientils
l'accroissement de la puissance des travailleurs, s'il doit en résulter
un état d'équilibre organisé où il y aura, pour eux comme pour les
salariés, plus d'ordre et de sécurité?
Il est vrai que le coût de production s'élève, toutes les fois que
la loi ou les associations ouvrières introduisent une amélioration
en faveur des salariés. Mais de même qu'en définitive un entrepreneur
ne profite pas d'une baisse des salaires, parce que ses concurrents bénéficient de réductions semblables, de même il ne souffre pas d'un relèvement des salaires ou d'une diminution de la journée de
travail, quand la règle est établie par la loi ou par de puissantes
organisations syndicales qui peuvent l'imposer à tous; les conditions
de la concurrence se trouvent alors égalisées, et les prix doivent se
conformer au mouvement des frais. Si l'observation de la règle commune
est rigoureusement contrôlée, soit par des inspecteurs du
travail, soit par des syndicats patronaux et ouvriers suivant les
cas, la concurrence déloyale des côtoyeurs qui font travailler ou
acceptent de travailler à des conditions inférieures se trouve écartée.
Il n'y a, pour souffrir de la situation, que les entreprises parasites,
celles qui ne parviennent à subsister que par l'exploitation abusive
des forces de travail; celles-là sont condamnées à succomber; c'est
un mal social qui disparaît.
Mais que deviennent les industries nationales, si elles ont il supporter
des frais qui leur rendent la lutte impossible vis-à-vis de la
concurrence étrangère? L'objection se retrouve à toute époque et
en tout pays, contre toute réforme proposée en faveur de la classe
ouvrière; elle est certainement grave, si l'on considère les intérêts
immédiats des industries exposées à la concurrence étrangère. Mais
toutes les industries d'un pays ne sont pas dans ce cas; l'industrie
du bâtiment, les petites industries de l'alimentation et le commerce
de détail, par exemple, n'ont rien à redouter de ce côté. D'autres
branches de la production n'ont à subir la concurrence des produits
étrangers que sur le marché intérieur; à celles-là, il est possible
d'accorder une protection contre les pays retardataires qui menaceraient
par leur concurrence les conquêtes de la classe ouvrière.
L'objection ne prend toute sa force qu'à l'égard des industries d'exportation.
Toutefois, l'expérience nous montre que les pays où la
situation des travailleurs est la plus haute sont aussi les premiers
dans la lutte industrielle; le travail y est plus productif, à cause de la
vigueur des ouvriers et du développement du machinisme, de sorte
que, malgré des salaires plus forts et des journées plus courtes, le
coût de la main-d'oeuvre y est moins élevé qu'ailleurs.
Cette observation n'a d'ailleurs qu'une valeur relative. Les hauts
salaires et les courtes journées n'exercent leur effet sur la productivité
du travail qu'à longue échéance, par la formation de nouvelles
couches de travailleurs soumis à une meilleure hygiène et à une
meilleure éducation professionnelle; il peut donc arriver qu'une
hausse des salaires ou une réduction du temps de travail s'opérant
d'une façon trop brusque dans un pays rompe momentanément l'équilibre au détriment de certaines industries nationales. D'un
autre côté, l'avantage attaché à l'emploi d'ouvriers bien payés,
incontestable dans les industries mécaniques où la perfection du
machinisme assure la prééminence, cesse d'exister dans les industries a,
domicile; là, les prix les plus bas, qui permettent de triompher sur les
marchés extérieurs, ne peuvent être obtenus que par les pires excès
d'exploitation à l'égard des travailleurs. Reste à savoir si une nation
est réellement intéressée, même au point de vue purement utilitaire,
à conserver des industries qui exportent le sang et la vie des hommes.
Un jour viendra sans doute où les États se lasseront de cette lutte homicide,
comme ils se lassent déjà des primes à l'exportation.
Soit par la force de l'exemple, soit par des conventions diplomatiques,
soit même par des accords entre syndicats de producteurs
ou entre associations ouvrières, les limitations du travail se généraliseront,
en même temps que les salaires poursuivront leur mouvement
de hausse parallèle dans les différents pays industriels. La concurrence
étrangère n'est pas, en définitive, un obstacle a l'ascension
des classes ouvrières, parce que les mêmes causes agissent dans les
pays en concurrence pour déterminer une progression simultanée.
Lorsque le salariat aura subi ces transformations, l'opposition
d'intérêts entre employeurs et salariés subsistera encore, comme elle
existe entre producteurs et négociants, entre commerçants et consommateurs,
entre tous ceux qui ont à débattre les clauses d'un
marché; mais la lutte de classes, l'antagonisme haineux et violent,
perdra sa raison d'être et cessera naturellement. La lutte de classes,
est une révolte de la classe ouvrière contre un certain état de dépendance
économique. Mais si l'on admet par présomption qu'un salaire
plus élevé donnera un jour l'aisance aux travailleurs, qu'une journée
de travail plus courte leur permettra d'atteindre un plus haut degré
de culture, que des contrats soigneusement faits limiteront exactement
la somme d'efforts à fournir pour un prix déterminé, les travailleurs
se trouveront alors, comme vendeurs de travail, dans les mêmes conditions
d'indépendance et d'égalité que des vendeurs de matières ou
de machines. Il existera naturellement entre eux et les acheteurs une
opposition d'intérêts, mais qui n'aura aucune raison de se transformer
en guerre de classes; les vendeurs de travail, n'ayant pas à
subir la domination des acheteurs, n'auront pas plus de motifs que
les vendeurs de marchandises pour haïr les chefs d'entreprise avec
lesquels ils se trouveront en relations d'affaires, surtout si les entrepreneurs,
contractant avec des groupes coopératifs, se trouvent dispensés
de toute surveillance; et les employeurs, de leur côté, sauront
accepter les exigences des ouvriers et les hausses de salaires avec
autant de sang-froid et de résignation qu'ils subissent aujourd'hui
les hausses du prix de la houille ou du coton.
===§ 4. L'individu dans la société.===
Le régime vers lequel nous porte l'évolution historique est un
régime plus organisé que celui des débuts du capitalisme. Dans cette
organisation, qui est un peu celle du présent, et qui sera vraisemblablement,
dans une mesure bien plus large encore, celle de l'avenir,
l'individu ne perd-il pas quelque chose de son autonomie?
Question troublante, à coup sûr, dans un temps comme le nôtre,
où l'individu est plus attaché que jamais à son indépendance et
semble peu disposé à abdiquer ses droits. Le régime moderne se
distingue justement de l'ancien par ce trait essentiel que l'individu,
affranchi des liens qui l'attachaient à la terre, à la famille, à la corporation,
à la caste ou à la cité, est devenu libre, mobile, capable de
se déclasser, de s'élever ou de s'abaisser, dans la mêlée universelle
où s'agitent confusément les éléments sociaux depuis la suppression
des cadres fixes qui formaient la structure de l'ancienne société.
L'individu va-t-il donc, par une nouvelle évolution, retomber sous
le joug de l'État ou de la corporation? Assistons-nous à une reconstitution
des corps, qui menacerait encore une fois l'indépendance
individuelle conquise au prix de tant de luttes? N'y a-t-il pas, dans
cette double tendance des sociétés modernes, une contradiction interne
redoutable qui ne pourra se dénouer que par la ruine de l'un des
deux termes, individualisme ou organisation collective?
Assurément, l'ordre social qui se dessine dans le présent est bien
éloigné de l'individualisme atomique qui domina longtemps en
Europe, à la suite de la Révolution française et sous l'influence des
philosophes de la liberté naturelle. Des associations de capitalistes,
de producteurs, de consommateurs, de patrons, de salariés, assez
puissantes pour limiter ou abolir la concurrence, pour imposer leurs
règles à toute une profession, pour obliger les dissidents à se soumettre
ou à disparaître, un tel régime est en contradiction avec la
liberté du travail, des échanges et des contrats, avec la conception
parcellaire et inorganique de la liberté. A plus forte raison la contrainte
légale et fiscale, qui prend de nos jours une si grande extension
au profit de certaines classes, est-elle en opposition avec ces
principes.
Mais les transformations sociales qui se sont opérées depuis le
début du XIXème siècle ne permettent plus de revenir à l'individualisme
de la législation révolutionnaire. Les liens d'interdépendance et de
coopération sont devenus trop nombreux et trop forts, par l'effet de
la civilisation moderne, pour que l'individu puisse encore aspirer à
la liberté hypothétique de l'homme de la nature, ou à l'indépendance
de l'homme primitif qui se suffit à lui-même. L'individualisme a
changé de nature, et ne se conçoit plus autrement que fortifié par
l'association.
Or, il est inévitable qu'une association, quelle qu'elle soit, cherche
à atteindre son plus haut degré de puissance et exerce effectivement
son pouvoir pour remplir sa destination, même aux dépens de l'autonomie
individuelle. L'État devra-t-il donc entreprendre la lutte
contre les associations, et s'efforcer de détruire lui-même les germes
les plus féconds d'une organisation des forces collectives, au nom
d'un idéal suranné de dispersion et de concurrence anarchique?
Faudra-t-il qu'il établisse ou qu'il conserve un appareil archaïque de
répression contre les syndicats de producteurs, lors même que ces
nouvelles combinaisons se présenteraient comme des formes perfectionnées
de l'organisation économique, donnant aux producteurs le
moyen de réduire les frais, de régler la production d'après les besoins,
et d'assurer la prééminence aux industries nationales? Combattra-t-il
les coopératives, alors que les consommateurs réalisent une économie
et un progrès en supprimant par leurs associations des intermédiaires
devenus inutiles? S'opposera-t-il aux entreprises des communes,
lorsqu'elles tendent à ériger en services publics des monopoles
qui intéressent la généralité de leurs habitants? Devra-t-il se mutiler
lui-même, et renoncer à toute action sociale par respect pour le principe
individualiste? Ce serait une politique singulièrement rétrograde
que celle qui se proposerait d'étouffer toutes les manifestations
de la vie collective et tous les efforts d'organisation, prémices d'un
avenir meilleur; elle ne réussirait qu'à retarder un mouvement
nécessaire, au grand dommage des intérêts généraux.
Si les associations exercent une action légitime lorsqu'elles usent
de leur force pour remplir leur fonction, on accordera que les associations
ouvrières sont aussi dans leur rôle naturel, lorsqu'elles
exercent leur pouvoir de fait pour réaliser leurs fins. Non sans doute
qu'il puisse jamais être permis à un syndicat ouvrier de commettre
des attentats et de troubler l'ordre public; aucune société régulière
ne saurait tolérer le désordre et la violence, d'où qu'ils viennent.
Mais on conçoit qu'une association ouvrière recoure aux moyens
pacifiques qui sont à sa portée pour atteindre son but. Il est naturel
qu'elle interdise de travailler pour un salaire inférieur à un taux
déterminé, qu'elle cherche à imposer les conditions syndicales à
tous les ouvriers de la profession, et qu'elle mette en interdit les
récalcitrants, généralement inférieurs en moralité ou en capacité,
qui lèsent les intérêts de leur classe en acceptant des conditions plus
basses. L'individu, suivant la conception unioniste anglaise, conserve
la faculté de débattre ses intérêts particuliers pour obtenir la
prime due à sa supériorité; mais il n'a pas, sauf les cas de faiblesse
appréciés individuellement, la faculté de compromettre le succès des
efforts collectifs en allongeant la durée de son travail ou en travaillant
au rabais. Si l'association est assez nombreuse et assez puissante,
elle saura même contraindre les isolés à s'affilier, et ne permettra
l'accès du métier qu'à cette condition; elle n'admettra pas
qu'un homme se dérobe aux obligations et aux charges communes,
en se réservant de recueillir le bénéfice de l'action syndicale. Aucune
législation, aucune jurisprudence ne pourra jamais protéger efficacement
les réfractaires contre la pression d'un syndicat comprenant
déjà la grande majorité des ouvriers d'une profession. Tyrannie
syndicale! dira-t-on. Faut-il donc lui préférer l'omnipotence patronale
? Et si la contrainte des coalitions ouvrières est nécessaire au
succès de leurs efforts, préférerait-on le régime de l'indépendance
individuelle et du contrat individuel, qui laisse le patron maître de
fixer le salaire à son gré sous la pesée de la concurrence?
Un régime de grandes associations organisées, si favorable soit-il
aux intérêts de l'ensemble, ne va donc pas sans sacrifices pour
l'individu. Mais en quoi l'individu, qui subit aujourd'hui la loi de
la majorité dans l'ordre politique, trouverait-il plus pénible de se
soumettre à la même loi dans l'ordre de ses intérêts professionnels?
La règle commune établie dans une profession par la loi ou par les
syndicats supprime, il est vrai, la faculté individuelle de travailler ou
de faire travailler à des conditions inférieures; mais c'est en vue de
sauver l'individu lui-même de la dépression qui résulterait d'un état
de concurrence anarchique; la réglementation a pour but de protéger
le développement individuel, elle constitue la véritable garantie de
l'individu. Enveloppé dans les grandes masses des unions permanentes,
l'individu se trouve sans doute moins indépendant dans son
activité économique, moins maître de ses destinées; mais il y gagne
aussi d'être mieux soutenu et plus sûr de l'avenir. S'il perd quelque
chose de son autonomie, c'est seulement dans le cercle de sa vie économique
quant à ses conquêtes essentielles, quant aux libertés qui
lui sont aussi précieuses aujourd'hui qu'au premier jour, liberté de
mouvement, de pensée, de parole, liberté de citoyen, elles lui restent
intactes, ou ne subissent d'atteintes que pour des causes absolument
étrangères au mouvement d'organisation économique.
Si toutefois l'individu se trouvait menacé dans ses intérêts légitimes
et dans ses libertés essentielles par la puissance tyrannique
des associations, il appartiendrait à l'État, organe du droit et gardien
de l'équilibre social, de le protéger contre ce nouveau danger.
Si le monopole des trusts et des cartels devenait vexatoire pour le
public, l'État serait fatalement amené à intervenir comme il est déjà
intervenu dans l'industrie des chemins de fer, soit pour imposer a ces
dangereuses combinaisons une certaine publicité de leurs opérations
et un contrôle administratif, soit pour limiter leurs prix par des tarifs,
soit même pour les absorber. Le jour où il deviendrait nécessaire de
combattre la puissance de l'aristocratie industrielle et financière, la
démocratie, quelles que soient les immenses ressources de ses adversaires,
ne saurait être longtemps trompée ni finalement vaincue.
Si les associations professionnelles, devenues prépondérantes,
usaient de leur pouvoir pour persécuter des individus ou les exclure
du métier à raison de leurs opinions ou de leurs croyances, en
dehors de tout motif d'intérêt professionnel et par simple malveillance
à l'égard des personnes, il deviendrait nécessaire d'instituer
des garanties contre ces abus. Des associations assez fortes pour
imposer une réglementation générale ou une suspension de travail
dans toute une profession prennent en quelque sorte le caractère
d'institutions publiques, surtout si elles sont investies de certains
pouvoirs par des lois d'organisation professionnelle; elles ne sauraient
être affranchies de tout contrôle.
Dans les pays où les communes s'emparent de multiples entreprises
industrielles, il parait également nécessaire d'établir des règles générales d'exploitation qui protègent le public contre les malversations
et les tyrannies locales. Une législation prévoyante peut ainsi obliger
les villes à instituer pour leurs entreprises une administration indépendante
et un budget distinct sur le modèle des exploitations privées il est possible de réserver aux municipalités une part légitime
d'influence dans la gestion des entreprises municipales (comme dans
celle des établissements hospitaliers), sans laisser ces services à leur
entière discrétion, exposés à tous les contre-coups des vicissitudes
électorales.
Enfin l'État, dans ses propres exploitations industrielles, doit
donner des garanties contre lui-même. II faut savoir écouter sans
parti-pris les individualistes, dont les répugnances à l'égard des
entreprises publiques ne sont que trop souvent justifiées par les faits;
leur position n'est jamais si forte que lorsqu'ils dénoncent les périls
du socialisme d'État. On peut le reconnaître en toute sincérité,
bien que les adversaires du socialisme abusent souvent des comparaisons
avec l'industrie privée pour accabler les exploitations publiques.
Si l'État se substituait aux particuliers dans la direction des
petites et des moyennes entreprises, il en résulterait évidemment
une énorme déperdition d'énergie; mais, en dehors peut-être de
quelques esprits rectilignes, dépourvus d'influence sur la marche
des événements et des idées, qui donc aujourd'hui songe à cette
socialisation intégrale manifestement impossible? L'exploitation par
l'État ne peut s'appliquer qu'à de très grandes industries, qui sont
entre les mains de sociétés anonymes quand elles ne sont pas dans
les siennes; c'est donc à la gestion administrative des grandes compagnies
qu'il faut comparer celle de l'État.
Or on doit reconnaître, en dehors de tout esprit de système, que
la gestion des entreprises publiques comporte trop aisément un
fâcheux parasitisme fonctionnaires et ouvriers conservés inutilement
après que leur emploi a perdu sa raison d'être, travail relâché
et peu productif, commandes faites sans besoin réel dans le but de
favoriser certaines branches de la production nationale, etc. Elle
offre aussi des inconvénients particuliers au point de vue financier;
les recettes, versées dans le budget de l'État, ne sont pas suffisamment
appliquées aux besoins propres de l'exploitation qui les a fournies,
de sorte que l'amortissement du capital est presque toujours
complètement négligé, et les dépenses industrielles les plus essentielles,
celles mêmes qui sont nécessaires à l'extension du service et
à l'accroissement des produits, restent parfois en souffrance.
L'administration des grandes compagnies est-elle supérieure?
Celle d'une compagnie prospère ne connaît pas, il est vrai, ces faiblesses
financières. Mais toute société anonyme souffre aussi du
parasitisme, du népotisme des administrateurs, du gaspillage et de la
lourdeur bureaucratique, d'autant plus sensiblement qu'elle est plus
vaste. Et si les économistes voulaient bien faire le procès des
grandes compagnies de transport et d'industrie, et constituer un
dossier des abus qu'elles commettent vis-à-vis du public en y apportant
la même perspicacité, la même rigueur et le même entrain qu'à
leur critique des exploitations d'État, il est probable que l'administration des compagnies n'y résisterait pas mieux que celle de l'État.
Les défauts se révéleraient à peu près les mêmes, parce qu'ils tiennent
aux imperfections et aux erreurs des hommes appelés à diriger ces
grands mécanismes impersonnels; et si, par certains côtés, la gestion
de l'État se montre inférieure en vertu de sa constitution
propre, du moins reste-t-elle plus préoccupée de servir l'intérêt public.
Ce n'est donc pas dans ces faiblesses, inhérentes à toute grande
entreprise, que se trouve le véritable vice du socialisme d'État il est
plutôt dans le danger couru par la liberté. Plus les exploitations
publiques deviennent nombreuses et importantes, plus s'accroît le
nombre des fonctionnaires, des salariés, des fournisseurs, des
clients de tout ordre qui tombent sous la dépendance immédiate ou
indirecte des autorités publiques. Quel que soit le système politique,
un tel régime de centralisation économique menace la liberté individuelle
autant que les libertés publiques. Si le pouvoir tombe entre
les mains d'un parti intolérant qui dispose des emplois, des tarifs et
des contraintes pour favoriser sa clientèle politique et pour satisfaire
ses rancunes, il ne reste aucun refuge l'individu contre l'arbitraire.
Le mal est d'autant plus redoutable, que les masses populaires ont
rarement le respect de la pensée individuelle et la notion des droits
de la minorité; ces sentiments supposent un certain affinement moral
et intellectuel, qui manque peut-être encore à nos démocraties. Le
socialisme d'État, s'il n'accepte pas des freins nécessaires, peut
rendre inhabitable aux dissidents le pays le plus intelligent et le plus policé.
Aussi n'est-il pas de garanties plus nécessaires pour l'individu
que celles qui doivent entourer la gestion par l'État des exploitations
industrielles. C'est ici qu'il convient d'appliquer la distinction, chere aux
collectivistes, entre le gouvernement des hommes et l'administration
des choses, en séparant nettement du gouvernement politique
l'administration des entreprises publiques. L'essentiel est que
ces services soient exploités dans l'intérêt du public, et que les
recettes nettes, après un prélèvement régulier pour l'amortissement
du capital et l'extension de l'entreprise, profitent à la collectivité.
Quant à la gestion, il est de l'intérêt général qu'elle appartienne à
des autorités indépendantes, soustraites aux influences politiques,
disposant d'un budget autonome comme celui des exploitations
privées; il peut même paraître avantageux qu'elle soit déléguée à
une société fermière, administrant le service pour le compte de l'État
sous son contrôle, et recevant à titre de rétribution une part déterminée
des bénéfices.
On ne peut se dissimuler les difficultés du problème de la liberté
dans une société qui tend à s'organiser; la liberté ne peut être sauvegardée
que par un système compliqué de contrepoids, qui ménage
les droits de l'individu sans entraver le développement légitime et
bienfaisant des collectivités. Les esprits simplistes proclameront
immédiatement la conciliation impossible; ils perdent de vue que la
constitution sociale se complique nécessairement avec la marche de
la civilisation. Les pouvoirs politiques sont devenus plus complexes
depuis la chute des monarchies absolues; nos systèmes de gouvernement,
fondés sur la séparation des pouvoirs et sur la conciliation
de principes opposés, fonctionnent cependant depuis un siècle et
plus, malgré leur complication et parfois leur incohérence. De
même, l'équilibre économique résulte, dans les sociétés progressives,
d'une série de compromis renouvelés à mesure que les situations se
modifient. L'équilibre n'est pas impossible à maintenir entre l'individu
et la collectivité. Aujourd'hui, demain surtout, c'est l'individu
qui risque d'être sacrifié. Il n'est pas inutile d'insister sur la nécessité
de lui ménager sa part.
===§ 5. La démocratie dans l'ordre économique.===
On ne saurait faire trop de réserves lorsqu'on s'efforce de déchiffrer
l'avenir à travers les données du présent; même à la suite d'une
longue investigation, l'induction qui semblait la plus prudente peut
n'être qu'une vaine aventure et se trouver démentie par les faits
ultérieurs.
C'est ainsi que les prévisions hasardées dans cette étude ont été
établies par généralisation et prolongement de certains phénomènes
observés dans les pays les plus progressifs. Mais toutes les nations ne
sont pas appelées, sans doute, à suivre la même voie; les conditions
de climat, de territoire, de race, de formation historique sont trop
différentes, même dans les pays de civilisation occidentale, pour que
la marche de leur évolution soit exactement semblable. Aujourd'hui
même, les États-Unis, qui sont le pays d'élection des trusts, ne
paraissent pas un terrain favorable à la coopération; l'association
agricole, si prospère en Allemagne, ne s'implante pas en Angleterre;
le socialisme municipal, si avancé dans ce dernier pays, existe à
peine en France et en Belgique. Ces exemples pourraient être multipliés;
ils nous prouvent que la constitution économique de la société
future, ne s'élaborant pas partout de la même manière, peut se trouver, dans certaines régions, privées de certains organes dont l'évolution est plus lente ou même ne s’accomplira pas.
 
Il faut aussi compter, en tout pays, avec les causes possibles d'arrêt ou de régression : recrudescence de l’esprit d’agression et de conquête, prédominance de l’esprit révolutionnaire sur l’esprit d’organisation, haines de races et haines de classes, conflits en matière religieuses détournant l’attention des problèmes économiques et absorbant les activités, réformes maladroites et précipitées atteignant la production dans ses sources, ruinant les finances publiques, provoquant une réaction dans les milieux de petite bourgeoisie jusque dans la classe populaire, etc.
 
Enfin la marche du développement historique, telle que nous pouvons l’apercevoir, peut être profondément troublée par l’intervention de facteurs imprévus ou a peine entrevus. La science transformera encore les manières d’utiliser l'énergie naturelle dans l'industrie ; elle bouleversera peut-être les modes de transports et les moyens de communiquer la pensée ; elle est capable de révolutionner l’agriculture et de multiplier les moyens d’alimentation dans une proportion inespérée. Dès aujourd’hui, nous soupçonnons l’importance de la transmission de la force à grande distance ; nous devançons par la pensée l’époque où toutes les contrées habitables du globe seront soumises à une exploitation agricole et industrielle intensive ; mais nous nous représentons difficilement le mouvement de la production et de la circulation dans ce monde agrandi, et les répercussions de tout genre que ces progrès de la science et de la richesse pourront avoir sur l'état de l’homme en société. Par le fait de ces transformations, les problèmes qui absorbent aujourd’hui notre attention peuvent se trouver déplacés , altérés, transportés en dehors du domaine de nos provisions actuelles.
 
Toutefois, il ne parait pas vraisemblable que des éléments nouveaux puissent intervertir, ni même retarder longtemps l'évolution parallèle ou successive des peuples civilisés vers un état de capitalisme, d'organisation collective et de démocratie, dans lequel les classes ouvrières grandiront en puissance, en richesse et en culture.
 
Propriété individuelle et salariat y subsisteront encore. Nul ne peut prétendre que ce sont là des institutions éternelles et, à vrai dire, une telle affirmation serait démentie par l’histoire de toutes les institutions humaines. Déjà nous pouvons prévoir que le domaine de la propriété collective s'étendra, et que la propriété individuelle, sous la pression de certaines forces telles que les lois d'impôts et les lois de protection ouvrière, perdra elle-même sa qualité de droit
absolu en subissant l'alliage du droit collectif; nous pouvons prévoir
aussi que le salariat se modifiera par l'émancipation progressive des
classes ouvrières. Mais l'observation la plus attentive des faits contemporains
ne nous permet pas actuellement de présager une transformation
générale de la propriété individuelle en propriété collective,
ni une métamorphose du mode de la production et des échanges.
Ouvriers inconscients des destinées de notre race, nous n'avons
pas le droit de soulever plus avant le voile qui recouvre l'avenir
sans être infidèles à la méthode de l'induction historique; tout le
reste n'est qu'hypothèse dénuée de preuve expérimentale, et par
conséquent de valeur scientifique.
L'objectif présenté ici paraîtra sans doute trop médiocre aux uns,
et trop avancé aux autres. Mais les événements ne se dirigent pas au
gré d'un parti; ils sont la résultante de forces multiples agissant en
sens contraire, et le cours de l'histoire, dans les pays de civilisation
progressive, est un perpétuel compromis entre la force de la tradition
conservatrice et celle de l'innovation rationaliste.
L'état social que nous essayons d'apercevoir ne sera certes pas
une apothéose après laquelle il ne resterait qu'à tirer le rideau;
l'humanité ne connaîtra sans doute jamais cette étape définitive,
l'état stationnaire dans le bonheur universel. Est-ce une raison pour
renoncer au culte de l'idéal? La perte serait incalculable. C'est la
vision d'une cité idéale de justice qui entretient chez les militants
du parti révolutionnaire l'ardeur et la passion de la lutte; c'est elle
qui soutient les plus humbles pendant les misères de la grève, et qui
inspire les plus grands dévouements. Là se trouve la source la plus
féconde des énergies; si elle venait à tarir, c'en serait fait du développement
de la classe ouvrière, qui dépend avant tout de ses propres
efforts. Mais pourquoi cette ardeur s'éteindrait-elle chez les travailleurs,
le jour où leur esprit formé par l'expérience apercevrait l'idéal
collectiviste comme une chimère, et apprendrait à mesurer ses espérances
sur les réalités? N'est-ce pas déjà l'état d'esprit d'un grand
nombre de travailleurs, de membres dirigeants des syndicats, des
coopératives et des mutualités, et cette pleine connaissance des conditions
positives de l'évolution exclut-elle chez eux l'activité et le
dévouement aux intérêts de leur classe? Non, la conscience des réalités
ne ralentit pas leur élan, parce qu'ils savent que le but réel du
mouvement, l'amélioration progressive du salariat par la force des
organisations ouvrières, est en lui-même un idéal digne d'être
atteint, qui vaut l'effort et le sacrifice.
A l'inverse, on peut comprendre l'inquiétude des esprits modérés et conservateurs devant les transformations si rapide de la constitution sociale, devant les agitations du monde moderne, les déplacements d'influence, les sentiments nouveaux des classes populaires.
Le contraste est immense, en effet, entre le tourbillon confus des sociétés modernes et la stabilité hiérarchique de l'ancienne société.
Il y a là un passage dangereux, où l'homme risque de perdre ses qualités d'autrefois sans acquérir celles que réclame son adaptation au nouvel état social. Mais « toute société recèle des forces latentes dont l'observateur n'a pas la mesure, des puissances de réaction contre le mal qui s'amassent sous des apparences de langueur, des germes nouveaux où dorment des forces inconnues ». Des vertus nouvelles naissent spontanément, en réaction contre les dangers qui menacent la nouvelle organisation sociale; la société possède ses moyens de défense comme un organisme.
La société de l'avenir sera plus largement démocratique que la notre, parce qu'il est inévitable que la démocratie dans l'ordre politique engendre la démocratie dans l'ordre économique. Sachons donc accepter cette évolution nécessaire. C'est avoir l'inintelligence de son temps, c'est faire de la méthode historique un usage incomplet et par conséquent abusif, que de s'isoler dans un culte chagrin de la tradition et de la coutume des ancêtres; c'est manquer de sens historique que de renier tout le mouvement de son siècle en maudissant la souveraineté du nombre, les tendances à l'égalité et les « faux dogmes de 89 », malgré qu'ils aient acquis droit de cité dans l'histoire; c'est aussi faillir à la loi d'amour de l'Evangile que de fermer son coeur aux aspirations de la multitude vers une vie plus haute et un développement plus large de la personne humaine.
Le passé a eu ses vertus et ses vices, comme le présent a les siens. L'orgueil de race, l'esprit de caste, la violence des passions égoïstes chez ceux qui détenaient la toute-puissance , la barbarie des peines, l'esprit d'intrigue, les faveurs iniques et la corruption des cours, n'avaient rien de plus nobles que l'envie populaire, l'esprit de secte, l'ambition intrigante et la corruption dans la démocratie; le sentiment de l'honneur féodal, les vertus patriarcales chez les maîtres et les serviteurs, n'avaient pas une valeur plus grande que le sentiment de l'indépendance et de la dignité personnelle, la pitié fraternelle, le dévouement à la science, l'activité généreuse dépensée au service de la cause populaire. La démocratie a ses faiblesses, parce
qu'elle est humaine, mais elle a aussi sa grandeur. Il faut l'accueillir
sans arrière-pensée et sans crainte; il faut l'aimer et la saluer avec
joie, parce que c'est elle qui, dans un état de haute civilisation,
multiplie le mieux les valeurs individuelles et réalise la plus grande
somme de bonheur pour le plus grand nombre.
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