Différences entre les versions de « Les systèmes socialistes et l'évolution économique - Deuxième partie : Les faits. L’évolution économique - Livre IV : Les inductions tirées des faits »

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autant de sang-froid et de résignation qu'ils subissent aujourd'hui
autant de sang-froid et de résignation qu'ils subissent aujourd'hui
les hausses du prix de la houille ou du coton.
les hausses du prix de la houille ou du coton.
===§ 4. L'individu dans la société.===
Le régime vers lequel nous porte l'évolution historique est un
régime plus organisé que celui des débuts du capitalisme. Dans cette
organisation, qui est un peu celle du présent, et qui sera vraisemblablement,
dans une mesure bien plus large encore, celle de l'avenir,
l'individu ne perd-il pas quelque chose de son autonomie?
Question troublante, à coup sûr, dans un temps comme le nôtre,
où l'individu est plus attaché que jamais à son indépendance et
semble peu disposé à abdiquer ses droits. Le régime moderne se
distingue justement de l'ancien par ce trait essentiel que l'individu,
affranchi des liens qui l'attachaient à la terre, à la famille, à la corporation,
à la caste ou à la cité, est devenu libre, mobile, capable de
se déclasser, de s'élever ou de s'abaisser, dans la mêlée universelle
où s'agitent confusément les éléments sociaux depuis la suppression
des cadres fixes qui formaient la structure de l'ancienne société.
L'individu va-t-il donc, par une nouvelle évolution, retomber sous
le joug de l'État ou de la corporation? Assistons-nous à une reconstitution
des corps, qui menacerait encore une fois l'indépendance
individuelle conquise au prix de tant de luttes? N'y a-t-il pas, dans
cette double tendance des sociétés modernes, une contradiction interne
redoutable qui ne pourra se dénouer que par la ruine de l'un des
deux termes, individualisme ou organisation collective?
Assurément, l'ordre social qui se dessine dans le présent est bien
éloigné de l'individualisme atomique qui domina longtemps en
Europe, à la suite de la Révolution française et sous l'influence des
philosophes de la liberté naturelle. Des associations de capitalistes,
de producteurs, de consommateurs, de patrons, de salariés, assez
puissantes pour limiter ou abolir la concurrence, pour imposer leurs
règles à toute une profession, pour obliger les dissidents à se soumettre
ou à disparaître, un tel régime est en contradiction avec la
liberté du travail, des échanges et des contrats, avec la conception
parcellaire et inorganique de la liberté. A plus forte raison la contrainte
légale et fiscale, qui prend de nos jours une si grande extension
au profit de certaines classes, est-elle en opposition avec ces
principes.
Mais les transformations sociales qui se sont opérées depuis le
début du XIXème siècle ne permettent plus de revenir à l'individualisme
de la législation révolutionnaire. Les liens d'interdépendance et de
coopération sont devenus trop nombreux et trop forts, par l'effet de
la civilisation moderne, pour que l'individu puisse encore aspirer à
la liberté hypothétique de l'homme de la nature, ou à l'indépendance
de l'homme primitif qui se suffit à lui-même. L'individualisme a
changé de nature, et ne se conçoit plus autrement que fortifié par
l'association.
Or, il est inévitable qu'une association, quelle qu'elle soit, cherche
à atteindre son plus haut degré de puissance et exerce effectivement
son pouvoir pour remplir sa destination, même aux dépens de l'autonomie
individuelle. L'État devra-t-il donc entreprendre la lutte
contre les associations, et s'efforcer de détruire lui-même les germes
les plus féconds d'une organisation des forces collectives, au nom
d'un idéal suranné de dispersion et de concurrence anarchique?
Faudra-t-il qu'il établisse ou qu'il conserve un appareil archaïque de
répression contre les syndicats de producteurs, lors même que ces
nouvelles combinaisons se présenteraient comme des formes perfectionnées
de l'organisation économique, donnant aux producteurs le
moyen de réduire les frais, de régler la production d'après les besoins,
et d'assurer la prééminence aux industries nationales? Combattra-t-il
les coopératives, alors que les consommateurs réalisent une économie
et un progrès en supprimant par leurs associations des intermédiaires
devenus inutiles? S'opposera-t-il aux entreprises des communes,
lorsqu'elles tendent à ériger en services publics des monopoles
qui intéressent la généralité de leurs habitants? Devra-t-il se mutiler
lui-même, et renoncer à toute action sociale par respect pour le principe
individualiste? Ce serait une politique singulièrement rétrograde
que celle qui se proposerait d'étouffer toutes les manifestations
de la vie collective et tous les efforts d'organisation, prémices d'un
avenir meilleur; elle ne réussirait qu'à retarder un mouvement
nécessaire, au grand dommage des intérêts généraux.
Si les associations exercent une action légitime lorsqu'elles usent
de leur force pour remplir leur fonction, on accordera que les associations
ouvrières sont aussi dans leur rôle naturel, lorsqu'elles
exercent leur pouvoir de fait pour réaliser leurs fins. Non sans doute
qu'il puisse jamais être permis à un syndicat ouvrier de commettre
des attentats et de troubler l'ordre public; aucune société régulière
ne saurait tolérer le désordre et la violence, d'où qu'ils viennent.
Mais on conçoit qu'une association ouvrière recoure aux moyens
pacifiques qui sont à sa portée pour atteindre son but. Il est naturel
qu'elle interdise de travailler pour un salaire inférieur à un taux
déterminé, qu'elle cherche à imposer les conditions syndicales à
tous les ouvriers de la profession, et qu'elle mette en interdit les
récalcitrants, généralement inférieurs en moralité ou en capacité,
qui lèsent les intérêts de leur classe en acceptant des conditions plus
basses. L'individu, suivant la conception unioniste anglaise, conserve
la faculté de débattre ses intérêts particuliers pour obtenir la
prime due à sa supériorité; mais il n'a pas, sauf les cas de faiblesse
appréciés individuellement, la faculté de compromettre le succès des
efforts collectifs en allongeant la durée de son travail ou en travaillant
au rabais. Si l'association est assez nombreuse et assez puissante,
elle saura même contraindre les isolés à s'affilier, et ne permettra
l'accès du métier qu'à cette condition; elle n'admettra pas
qu'un homme se dérobe aux obligations et aux charges communes,
en se réservant de recueillir le bénéfice de l'action syndicale. Aucune
législation, aucune jurisprudence ne pourra jamais protéger efficacement
les réfractaires contre la pression d'un syndicat comprenant
déjà la grande majorité des ouvriers d'une profession. Tyrannie
syndicale! dira-t-on. Faut-il donc lui préférer l'omnipotence patronale
? Et si la contrainte des coalitions ouvrières est nécessaire au
succès de leurs efforts, préférerait-on le régime de l'indépendance
individuelle et du contrat individuel, qui laisse le patron maître de
fixer le salaire à son gré sous la pesée de la concurrence?
Un régime de grandes associations organisées, si favorable soit-il
aux intérêts de l'ensemble, ne va donc pas sans sacrifices pour
l'individu. Mais en quoi l'individu, qui subit aujourd'hui la loi de
la majorité dans l'ordre politique, trouverait-il plus pénible de se
soumettre à la même loi dans l'ordre de ses intérêts professionnels?
La règle commune établie dans une profession par la loi ou par les
syndicats supprime, il est vrai, la faculté individuelle de travailler ou
de faire travailler à des conditions inférieures; mais c'est en vue de
sauver l'individu lui-même de la dépression qui résulterait d'un état
de concurrence anarchique; la réglementation a pour but de protéger
le développement individuel, elle constitue la véritable garantie de
l'individu. Enveloppé dans les grandes masses des unions permanentes,
l'individu se trouve sans doute moins indépendant dans son
activité économique, moins maître de ses destinées; mais il y gagne
aussi d'être mieux soutenu et plus sûr de l'avenir. S'il perd quelque
chose de son autonomie, c'est seulement dans le cercle de sa vie économique
quant à ses conquêtes essentielles, quant aux libertés qui
lui sont aussi précieuses aujourd'hui qu'au premier jour, liberté de
mouvement, de pensée, de parole, liberté de citoyen, elles lui restent
intactes, ou ne subissent d'atteintes que pour des causes absolument
étrangères au mouvement d'organisation économique.
Si toutefois l'individu se trouvait menacé dans ses intérêts légitimes
et dans ses libertés essentielles par la puissance tyrannique
des associations, il appartiendrait à l'État, organe du droit et gardien
de l'équilibre social, de le protéger contre ce nouveau danger.
Si le monopole des trusts et des cartels devenait vexatoire pour le
public, l'État serait fatalement amené à intervenir comme il est déjà
intervenu dans l'industrie des chemins de fer, soit pour imposer a ces
dangereuses combinaisons une certaine publicité de leurs opérations
et un contrôle administratif, soit pour limiter leurs prix par des tarifs,
soit même pour les absorber. Le jour où il deviendrait nécessaire de
combattre la puissance de l'aristocratie industrielle et financière, la
démocratie, quelles que soient les immenses ressources de ses adversaires,
ne saurait être longtemps trompée ni finalement vaincue.
Si les associations professionnelles, devenues prépondérantes,
usaient de leur pouvoir pour persécuter des individus ou les exclure
du métier à raison de leurs opinions ou de leurs croyances, en
dehors de tout motif d'intérêt professionnel et par simple malveillance
à l'égard des personnes, il deviendrait nécessaire d'instituer
des garanties contre ces abus. Des associations assez fortes pour
imposer une réglementation générale ou une suspension de travail
dans toute une profession prennent en quelque sorte le caractère
d'institutions publiques, surtout si elles sont investies de certains
pouvoirs par des lois d'organisation professionnelle; elles ne sauraient
être affranchies de tout contrôle.
Dans les pays où les communes s'emparent de multiples entreprises
industrielles, il parait également nécessaire d'établir des règles générales d'exploitation qui protègent le public contre les malversations
et les tyrannies locales. Une législation prévoyante peut ainsi obliger
les villes à instituer pour leurs entreprises une administration indépendante
et un budget distinct sur le modèle des exploitations privées il est possible de réserver aux municipalités une part légitime
d'influence dans la gestion des entreprises municipales (comme dans
celle des établissements hospitaliers), sans laisser ces services à leur
entière discrétion, exposés à tous les contre-coups des vicissitudes
électorales.
Enfin l'État, dans ses propres exploitations industrielles, doit
donner des garanties contre lui-même. II faut savoir écouter sans
parti-pris les individualistes, dont les répugnances à l'égard des
entreprises publiques ne sont que trop souvent justifiées par les faits;
leur position n'est jamais si forte que lorsqu'ils dénoncent les périls
du socialisme d'État. On peut le reconnaître en toute sincérité,
bien que les adversaires du socialisme abusent souvent des comparaisons
avec l'industrie privée pour accabler les exploitations publiques.
Si l'État se substituait aux particuliers dans la direction des
petites et des moyennes entreprises, il en résulterait évidemment
une énorme déperdition d'énergie; mais, en dehors peut-être de
quelques esprits rectilignes, dépourvus d'influence sur la marche
des événements et des idées, qui donc aujourd'hui songe à cette
socialisation intégrale manifestement impossible? L'exploitation par
l'État ne peut s'appliquer qu'à de très grandes industries, qui sont
entre les mains de sociétés anonymes quand elles ne sont pas dans
les siennes; c'est donc à la gestion administrative des grandes compagnies
qu'il faut comparer celle de l'État.
Or on doit reconnaître, en dehors de tout esprit de système, que
la gestion des entreprises publiques comporte trop aisément un
fâcheux parasitisme fonctionnaires et ouvriers conservés inutilement
après que leur emploi a perdu sa raison d'être, travail relâché
et peu productif, commandes faites sans besoin réel dans le but de
favoriser certaines branches de la production nationale, etc. Elle
offre aussi des inconvénients particuliers au point de vue financier;
les recettes, versées dans le budget de l'État, ne sont pas suffisamment
appliquées aux besoins propres de l'exploitation qui les a fournies,
de sorte que l'amortissement du capital est presque toujours
complètement négligé, et les dépenses industrielles les plus essentielles,
celles mêmes qui sont nécessaires à l'extension du service et
à l'accroissement des produits, restent parfois en souffrance.
L'administration des grandes compagnies est-elle supérieure?
Celle d'une compagnie prospère ne connaît pas, il est vrai, ces faiblesses
financières. Mais toute société anonyme souffre aussi du
parasitisme, du népotisme des administrateurs, du gaspillage et de la
lourdeur bureaucratique, d'autant plus sensiblement qu'elle est plus
vaste. Et si les économistes voulaient bien faire le procès des
grandes compagnies de transport et d'industrie, et constituer un
dossier des abus qu'elles commettent vis-à-vis du public en y apportant
la même perspicacité, la même rigueur et le même entrain qu'à
leur critique des exploitations d'État, il est probable que l'administration des compagnies n'y résisterait pas mieux que celle de l'État.
Les défauts se révéleraient à peu près les mêmes, parce qu'ils tiennent
aux imperfections et aux erreurs des hommes appelés à diriger ces
grands mécanismes impersonnels; et si, par certains côtés, la gestion
de l'État se montre inférieure en vertu de sa constitution
propre, du moins reste-t-elle plus préoccupée de servir l'intérêt public.
Ce n'est donc pas dans ces faiblesses, inhérentes à toute grande
entreprise, que se trouve le véritable vice du socialisme d'État il est
plutôt dans le danger couru par la liberté. Plus les exploitations
publiques deviennent nombreuses et importantes, plus s'accroît le
nombre des fonctionnaires, des salariés, des fournisseurs, des
clients de tout ordre qui tombent sous la dépendance immédiate ou
indirecte des autorités publiques. Quel que soit le système politique,
un tel régime de centralisation économique menace la liberté individuelle
autant que les libertés publiques. Si le pouvoir tombe entre
les mains d'un parti intolérant qui dispose des emplois, des tarifs et
des contraintes pour favoriser sa clientèle politique et pour satisfaire
ses rancunes, il ne reste aucun refuge l'individu contre l'arbitraire.
Le mal est d'autant plus redoutable, que les masses populaires ont
rarement le respect de la pensée individuelle et la notion des droits
de la minorité; ces sentiments supposent un certain affinement moral
et intellectuel, qui manque peut-être encore à nos démocraties. Le
socialisme d'État, s'il n'accepte pas des freins nécessaires, peut
rendre inhabitable aux dissidents le pays le plus intelligent et le plus policé.
Aussi n'est-il pas de garanties plus nécessaires pour l'individu
que celles qui doivent entourer la gestion par l'État des exploitations
industrielles. C'est ici qu'il convient d'appliquer la distinction, chere aux
collectivistes, entre le gouvernement des hommes et l'administration
des choses, en séparant nettement du gouvernement politique
l'administration des entreprises publiques. L'essentiel est que
ces services soient exploités dans l'intérêt du public, et que les
recettes nettes, après un prélèvement régulier pour l'amortissement
du capital et l'extension de l'entreprise, profitent à la collectivité.
Quant à la gestion, il est de l'intérêt général qu'elle appartienne à
des autorités indépendantes, soustraites aux influences politiques,
disposant d'un budget autonome comme celui des exploitations
privées; il peut même paraître avantageux qu'elle soit déléguée à
une société fermière, administrant le service pour le compte de l'État
sous son contrôle, et recevant à titre de rétribution une part déterminée
des bénéfices.
On ne peut se dissimuler les difficultés du problème de la liberté
dans une société qui tend à s'organiser; la liberté ne peut être sauvegardée
que par un système compliqué de contrepoids, qui ménage
les droits de l'individu sans entraver le développement légitime et
bienfaisant des collectivités. Les esprits simplistes proclameront
immédiatement la conciliation impossible; ils perdent de vue que la
constitution sociale se complique nécessairement avec la marche de
la civilisation. Les pouvoirs politiques sont devenus plus complexes
depuis la chute des monarchies absolues; nos systèmes de gouvernement,
fondés sur la séparation des pouvoirs et sur la conciliation
de principes opposés, fonctionnent cependant depuis un siècle et
plus, malgré leur complication et parfois leur incohérence. De
même, l'équilibre économique résulte, dans les sociétés progressives,
d'une série de compromis renouvelés à mesure que les situations se
modifient. L'équilibre n'est pas impossible à maintenir entre l'individu
et la collectivité. Aujourd'hui, demain surtout, c'est l'individu
qui risque d'être sacrifié. Il n'est pas inutile d'insister sur la nécessité
de lui ménager sa part.
===§ 5. La démocratie dans l'ordre économique.===
On ne saurait faire trop de réserves lorsqu'on s'efforce de déchiffrer
l'avenir à travers les données du présent; même à la suite d'une
longue investigation, l'induction qui semblait la plus prudente peut
n'être qu'une vaine aventure et se trouver démentie par les faits
ultérieurs.
C'est ainsi que les prévisions hasardées dans cette étude ont été
établies par généralisation et prolongement de certains phénomènes
observés dans les pays les plus progressifs. Mais toutes les nations ne
sont pas appelées, sans doute, à suivre la même voie; les conditions
de climat, de territoire, de race, de formation historique sont trop
différentes, même dans les pays de civilisation occidentale, pour que
la marche de leur évolution soit exactement semblable. Aujourd'hui
même, les États-Unis, qui sont le pays d'élection des trusts, ne
paraissent pas un terrain favorable à la coopération; l'association
agricole, si prospère en Allemagne, ne s'implante pas en Angleterre;
le socialisme municipal, si avancé dans ce dernier pays, existe à
peine en France et en Belgique. Ces exemples pourraient être multipliés;
ils nous prouvent que la constitution économique de la société
future, ne s'élaborant pas partout de la même manière, peut se trouver, dans certaines régions, privées de certains organes dont l'évolution est plus lente ou même ne s’accomplira pas.
 
Il faut aussi compter, en tout pays, avec les causes possibles d'arrêt ou de régression : recrudescence de l’esprit d’agression et de conquête, prédominance de l’esprit révolutionnaire sur l’esprit d’organisation, haines de races et haines de classes, conflits en matière religieuses détournant l’attention des problèmes économiques et absorbant les activités, réformes maladroites et précipitées atteignant la production dans ses sources, ruinant les finances publiques, provoquant une réaction dans les milieux de petite bourgeoisie jusque dans la classe populaire, etc.
 
Enfin la marche du développement historique, telle que nous pouvons l’apercevoir, peut être profondément troublée par l’intervention de facteurs imprévus ou a peine entrevus. La science transformera encore les manières d’utiliser l'énergie naturelle dans l'industrie ; elle bouleversera peut-être les modes de transports et les moyens de communiquer la pensée ; elle est capable de révolutionner l’agriculture et de multiplier les moyens d’alimentation dans une proportion inespérée. Dès aujourd’hui, nous soupçonnons l’importance de la transmission de la force à grande distance ; nous devançons par la pensée l’époque où toutes les contrées habitables du globe seront soumises à une exploitation agricole et industrielle intensive ; mais nous nous représentons difficilement le mouvement de la production et de la circulation dans ce monde agrandi, et les répercussions de tout genre que ces progrès de la science et de la richesse pourront avoir sur l'état de l’homme en société. Par le fait de ces transformations, les problèmes qui absorbent aujourd’hui notre attention peuvent se trouver déplacés , altérés, transportés en dehors du domaine de nos provisions actuelles.
 
Toutefois, il ne parait pas vraisemblable que des éléments nouveaux puissent intervertir, ni même retarder longtemps l'évolution parallèle ou successive des peuples civilisés vers un état de capitalisme, d'organisation collective et de démocratie, dans lequel les classes ouvrières grandiront en puissance, en richesse et en culture.
 
Propriété individuelle et salariat y subsisteront encore. Nul ne peut prétendre que ce sont là des institutions éternelles et, à vrai dire, une telle affirmation serait démentie par l’histoire de toutes les institutions humaines. Déjà nous pouvons prévoir que le domaine de la propriété collective s'étendra, et que la propriété individuelle, sous la pression de certaines forces telles que les lois d'impôts et les lois de protection ouvrière, perdra elle-même sa qualité de droit
absolu en subissant l'alliage du droit collectif; nous pouvons prévoir
aussi que le salariat se modifiera par l'émancipation progressive des
classes ouvrières. Mais l'observation la plus attentive des faits contemporains
ne nous permet pas actuellement de présager une transformation
générale de la propriété individuelle en propriété collective,
ni une métamorphose du mode de la production et des échanges.
Ouvriers inconscients des destinées de notre race, nous n'avons
pas le droit de soulever plus avant le voile qui recouvre l'avenir
sans être infidèles à la méthode de l'induction historique; tout le
reste n'est qu'hypothèse dénuée de preuve expérimentale, et par
conséquent de valeur scientifique.
L'objectif présenté ici paraîtra sans doute trop médiocre aux uns,
et trop avancé aux autres. Mais les événements ne se dirigent pas au
gré d'un parti; ils sont la résultante de forces multiples agissant en
sens contraire, et le cours de l'histoire, dans les pays de civilisation
progressive, est un perpétuel compromis entre la force de la tradition
conservatrice et celle de l'innovation rationaliste.
L'état social que nous essayons d'apercevoir ne sera certes pas
une apothéose après laquelle il ne resterait qu'à tirer le rideau;
l'humanité ne connaîtra sans doute jamais cette étape définitive,
l'état stationnaire dans le bonheur universel. Est-ce une raison pour
renoncer au culte de l'idéal? La perte serait incalculable. C'est la
vision d'une cité idéale de justice qui entretient chez les militants
du parti révolutionnaire l'ardeur et la passion de la lutte; c'est elle
qui soutient les plus humbles pendant les misères de la grève, et qui
inspire les plus grands dévouements. Là se trouve la source la plus
féconde des énergies; si elle venait à tarir, c'en serait fait du développement
de la classe ouvrière, qui dépend avant tout de ses propres
efforts. Mais pourquoi cette ardeur s'éteindrait-elle chez les travailleurs,
le jour où leur esprit formé par l'expérience apercevrait l'idéal
collectiviste comme une chimère, et apprendrait à mesurer ses espérances
sur les réalités? N'est-ce pas déjà l'état d'esprit d'un grand
nombre de travailleurs, de membres dirigeants des syndicats, des
coopératives et des mutualités, et cette pleine connaissance des conditions
positives de l'évolution exclut-elle chez eux l'activité et le
dévouement aux intérêts de leur classe? Non, la conscience des réalités
ne ralentit pas leur élan, parce qu'ils savent que le but réel du
mouvement, l'amélioration progressive du salariat par la force des
organisations ouvrières, est en lui-même un idéal digne d'être
atteint, qui vaut l'effort et le sacrifice.
A l'inverse, on peut comprendre l'inquiétude des esprits modérés et conservateurs devant les transformations si rapide de la constitution sociale, devant les agitations du monde moderne, les déplacements d'influence, les sentiments nouveaux des classes populaires.
Le contraste est immense, en effet, entre le tourbillon confus des sociétés modernes et la stabilité hiérarchique de l'ancienne société.
Il y a là un passage dangereux, où l'homme risque de perdre ses qualités d'autrefois sans acquérir celles que réclame son adaptation au nouvel état social. Mais « toute société recèle des forces latentes dont l'observateur n'a pas la mesure, des puissances de réaction contre le mal qui s'amassent sous des apparences de langueur, des germes nouveaux où dorment des forces inconnues ». Des vertus nouvelles naissent spontanément, en réaction contre les dangers qui menacent la nouvelle organisation sociale; la société possède ses moyens de défense comme un organisme.
La société de l'avenir sera plus largement démocratique que la notre, parce qu'il est inévitable que la démocratie dans l'ordre politique engendre la démocratie dans l'ordre économique. Sachons donc accepter cette évolution nécessaire. C'est avoir l'inintelligence de son temps, c'est faire de la méthode historique un usage incomplet et par conséquent abusif, que de s'isoler dans un culte chagrin de la tradition et de la coutume des ancêtres; c'est manquer de sens historique que de renier tout le mouvement de son siècle en maudissant la souveraineté du nombre, les tendances à l'égalité et les « faux dogmes de 89 », malgré qu'ils aient acquis droit de cité dans l'histoire; c'est aussi faillir à la loi d'amour de l'Evangile que de fermer son coeur aux aspirations de la multitude vers une vie plus haute et un développement plus large de la personne humaine.
Le passé a eu ses vertus et ses vices, comme le présent a les siens. L'orgueil de race, l'esprit de caste, la violence des passions égoïstes chez ceux qui détenaient la toute-puissance , la barbarie des peines, l'esprit d'intrigue, les faveurs iniques et la corruption des cours, n'avaient rien de plus nobles que l'envie populaire, l'esprit de secte, l'ambition intrigante et la corruption dans la démocratie; le sentiment de l'honneur féodal, les vertus patriarcales chez les maîtres et les serviteurs, n'avaient pas une valeur plus grande que le sentiment de l'indépendance et de la dignité personnelle, la pitié fraternelle, le dévouement à la science, l'activité généreuse dépensée au service de la cause populaire. La démocratie a ses faiblesses, parce
qu'elle est humaine, mais elle a aussi sa grandeur. Il faut l'accueillir
sans arrière-pensée et sans crainte; il faut l'aimer et la saluer avec
joie, parce que c'est elle qui, dans un état de haute civilisation,
multiplie le mieux les valeurs individuelles et réalise la plus grande
somme de bonheur pour le plus grand nombre.
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